vendredi 28 mai 2010

Chant : Le testament de Milarepa



Le chant "A quoi bon ?
Marpa le traducteur, je vous rends hommage
Fils disciples fervents, réunis ici
Moi, votre vieux père, Milarepa
Écoutez mon chant testament
Moi, le yogi Milarepa,
Grâce à la bonté de Marpa de Lho brag
J'ai accompli ce qu'il fallait accomplir
Vous, mes fils disciples qui me suivez
Si vous m'écoutiez, vous feriez de même
Pour accomplir mes intentions et celles des bouddhas antérieurs
Il faut prendre à coeur son propre intérêt et celui des autres
Et les réaliser dans cette vie même
Sinon, quoi que l'on fasse
Ne sera pas imprégné[1] de ce double intérêt/souci
Et mon intention ne sera pas accomplie

Si l'on ne suit pas le guide que l'on en a [en soi][2]
A quoi bon recevoir des consécrations (S. abhiṣeka) ?

Si le Dharma n'est pas intégré à notre être (S. svatantra)
A quoi bon posséder les tantras ?

Si on ne renonce pas aux préoccupations mondaines
A quoi bon cultiver des instructions ?

Si nos actes physiques, verbaux et mentaux ne s'accordent pas avec le Dharma
A quoi bon les rituels ?

Si on n'applique pas les remèdes au moment même où on nous fait injure
A quoi bon cultiver la patience ?

Si on ne renonce pas aux sympathies et antipathies partiales[3]
A quoi bon faire des offrandes ?

Si on ne renonce pas à la racine des désirs égoïstes
A quoi bon pratiquer la générosité ?

Si l'on ne reconnaît pas tous les êtres comme ses parents
A quoi bon tenir un siège/centre bouddhiste ?

Sans la vision de la perfection naturelle (T. dag snang)
A quoi bon construire des édifices religieux (S. caitya) ?

Si l'on est incapable de la réintégration du Réel (S. yoga) en les quatre parties de la journée[4]
A quoi bon fabriquer des tsatsa [5] ?

Si la requête (T. gsol ba) n'est pas faite du fond du coeur
A quoi bon les cérémonies d'offrandes aux jours fastes ?

Si les instructions ne pénètrent pas les oreilles
A quoi bon se donner du mal ?

Si on ne me respecte pas de mon vivant
A quoi bon venir regarder mes reliques ?

Sans avoir développé le dégoût (S. saṃvega ) et le renoncement (S. niryāna)
A quoi bon les abstinences[6] ?

Sans apprendre à placer les intérêts d'autrui au-dessus des siens propres
A quoi bon les belles paroles de compassion ?

Si l'on ne s'abstient pas des affections (S. kleśa) et de la concupiscence (S. rāga)
A quoi bon faire le service d'un maître ?

Si rien de ce que l'on dit n'est retenu
A quoi bon avoir de nombreux disciples ?

Comme toutes ces préoccupations futiles
Ne feront que du mal, puissent-elles être suspendues (T. chog ge)
Un yogi qui a fait ce qu'il fallait faire
Ne s'embarrasse pas de nombreuses préoccupations (T. brel ba)

Ayant dit cela, le coeur des disciples était très réjoui[7].

***
Photo : Kalu Rinpoche posant en Milarepa

[1] Litt. teint 'go ba = peindre
[2] rgyud ldan ; rgyud continuum, être. Plus loin on trouve aussi rgyud/tantra, rang rgyud/svatantra. On trouve ainsi le mot rgyud trois fois de suite. On peut penser que Milarepa joue avec ce mot. Plusieurs versions ont rgyud ldan. S'il s'agissait d'une erreur d'orthographe brgyud ldan = doté de la transmission.
[3] phyog ris : sectaires, claniques
[4] aube, matin, après-midi et soir
[5] amulettes ou cônes votifs (S. sacchaka T. sAts+tsha)
[6] Les vœux (S. śīla)
[7] T. gtsigs pa = rire, sourire


Source : Mgur 'bum p. 830-832 The Life of Milarepa, p.165-166.
Version en Wylie. La version bilingue peut être téléchargé ici.

ci la phan gyi mgur/

sgra sgyur ma pa'i zhabs la 'dud/

'dir tshogs dad 'dus bu slob rnams/
pha rgan mi la ras pa nga'i/
tha tshig kha chems glu la nyon/
rnal 'byor mi la ras pa ngas/
lho brag mar pa'i bka' drin gyis/
bya ba thams cad tshar nas yod/
khyed rjes 'jug grwa pa bu slob rnams/
kha la nyan na gong bzhin mdzod/
nga dang rgyal ba gong ma yi/
thugs dgongs rdzogs phyir rang gzhan gyi/
don chen tshe 'dir 'grub pa yin/
de min bya ba thams cad ni/
rang gzhan don du mi 'go bas/
kho bo'i bsam pa mi rdzogs te/

rgyud ldan gyi bla ma ma bsten pa'i/
dbang bskur zhus pas ci la phan/

rang rgyud chos dang mi bsre ba'i/
rgyud sde bzung bas ci la phan/

'rjig rten bya ba ma btang ba'i/
gdams ngag bsgoms pas ci la phan/

sgo gsum chos dang mi bstun pa'i/
cho ga byas pas ci la phan/

tshig ngan gnyen pos mi zin pa'i/
bzod pa bsgoms pas ci la phan/

phyogs ris chags sdang ma spangs pa'i/
mchod pa phul bas ci la phan/

rang 'dod rtsa ba ma spangs pa'i/
sbyin pa btang bas ci la phan/

'gro drug pha mar ma shes pa'i/
gdan sa bzung bas ci la phan/

sems la dag snang ma skyes pa'i/
chos rten bzhengs pas ci la phan/

thun bzhi'i rnal 'byor mi nus pa'i/
tsha tsha btab pas ci la phan/

gsol ba snying nas mi 'debs pa'i/
dus mchod phul bas ci la phan/

gdams ngag rna bar mi 'jog pa'i/
sdug bsngal byed pas ci la phan/

gson tshe dad gus ma skyes pa'i/
gdung zhal bltas pas ci la phan/

skyo shas nges 'byung ma skyes pa'i/
spong dag byas pas ci la phan/

bdag pas gzhan gces mi bsgom pa'i/
kha bzang snying rjes ci la phan/

nyon mongs 'dod pa ma spangs pa'i/
zhabs tog byed los ci la phan/

ci gsung tshad mar mi 'dzin pa'i/
bu slob mang pos ci la phan/
phan pa med pa'i bya byed de/
gnod par 'gyur bas chog ge shog/
bya ba byes pa'i rnal 'byor la/
brel ba mang pos dgos pa med/

ces gsungs pa de bu slob rnams kyi thugs la shin du gtsigs par gyur to/

jeudi 27 mai 2010

Vers la Mahamudra de Gampopa


Gö lotsawa, l'auteur des Annales bleus, écrit au sujet des Dix versets sur le Réel :
"Dans le commentaire du Tattvadaśaka de Maitrīpāda composé par Sahajavajra (un disciple de Maitrīpāda) ce système est expliqué comme une doctrine du Prajñāpāramitā dont la pratique comporte de nombreux éléments tantriques compatibles avec le Hevajra tantra. Maitripada disait de ces instructions qu'elles n'étaient pas basées sur la culture des divinités, qu'elles ne suivaient pas le système des quatre mudrâ et que pour cette raison elles n'étaient pas classées parmi les tantra.[1] "


Gampopa appuyait ses instructions de la Mahāmudrā canoniquement sur le Ratnagotravibhāga (T. rgyud bla ma)[2]), un traité sur le potentiel de l'éveil présent en tous les êtres. Lui-même et ses disciples proches enseignaient leur système de Mahāmudrā en dehors du cadre des tantras, tout en utilisant le nom "Mahāmudrā", originaire des yogatantra supérieurs.

Cela avait donné lieu à de nombreux polémiques. On reprocha à Gampopa, Lama Zhang tshal pa brtson 'grus grags (1123-1193)[3] et d'autres d'avoir nommé "Mahāmudrā" des instructions qui n'étaient pas du domaine des tantras ultimes et qui ne pouvaient, selon eux, donc pas conduire à la réalisation ultime. Ces polémiques n'existaient cependant pas encore du vivant de Gampopa et étaient en partie alimentées par la situation politique au Tibet.[4] Sakya Pandita (1182–1251) avait écrit que le terme Mahāmudrā ne figure pas dans les textes du Prajnāpāramitā et que la gnose (S. jñāna) de la Mahāmudrā ne peut naître que dans le contexte d’une consécration tantrique supérieure.

On trouve cependant l'utilisation du terme "Mahāmudrā" dans le sens de Gampopa dans les œuvres cités d'Advayavajra et son disciple Sahajavajra (Lhan cig skyes pa'i rdo rje). Dans le Commentaire sur les dix versets sur le Réel composé par ce dernier, il est dit clairement :
"Ce qu’on appelle la Mahāmudrā est en essence du domaine des pāramitā, mais elle est associée aux tantras. C’est la connaissance principielle du Réel (T. de bzhin nyid rtogs pa’i ye shes) qui est pourvu de ces trois caractéristiques"[10].
Sahajavajra y cite encore Advayavajra qui avait écrit dans ses "Instructions sur les consécrations" (S. sekanirdeśa T. dbang nges par stan pa) :
"Ceux qui ne suivent pas de méthodes correctives, qui ne réifient pas le Réel et qui ne désirent pas de résultat, ceux-là connaissent la Mahāmudrā[5]."
Sahajavajra ajoute que ceux qui sont libre de ces trois raisonnements (T. dpyad pa gsum) ont accès à la Mahāmudrā. L’ācārya Jñānakirti (T. Ye shes Brags-pa) précise dans "L'Entrée dans le Réel" (S. Tattva-avatāra (T. de kho na nyid la 'jug-pa Tg. rGyud, No. 3709)[6]:
"Les sages pratiquant la Prajnāpāramitā peuvent obtenir la gnose de la Mahāmudrā, même au stade d’un individu ordinaire (S. so so skye bo’i gnas kabs S. pṛthag-jana P. puthujjana), après avoir pratiqué śamatha et vipaśyanā. C’est le signe de l’état irreversible (T. phyir mi ldog pa’i rtags S. avaivartika-liṅgāni)."
En effet, Gampopa avait pour habitude de donner les instructions de la Mahāmudrā en dehors du cadre des yogatantras supérieurs comme en témoigne l'anecdote suivante.
"Vers la fin de sa vie (1153), deux moines venaient le voir en le suppléant une offrande de gtor-ma à la main de leur enseigner le chemin des Techniques (upāya-mārga). « Ayez de la compassion pour nous » ajoutèrent-ils. Gampopa disait à sont intendant qu’il ne voulait pas être dérangé. L’intendant dit alors aux deux moines de demander la Mahāmudrā. Ils s’exécutèrent aussitôt et Gampopa les fit entrer immédiatement et leur donna les instructions sur la Mahāmudrā".[7]
Il avait dit à Dus gsum mkhyen pa (1110-1193), le premier Karmapa :
"J’ai violé l’ordre de mon maître Mila.-Comment cela seigneur ? En donnant les instructions à tous. Et à une autre occasion : -J’ai suivi l’ordre de mon maître. – Comment cela seigneur ? En dédiant toute ma vie à la pratique. "[8]
C’est pourquoi rgod tshang pa (1189-1258) de la lignée Drukpa expliquait que la Mahāmudrā de la Prajnāpāramitā enseignée par Seigneur Gampopa était une doctrine de Maitrīpa.[9]

Suite aux polémiques autour de la Mahāmudrā de Gampopa, aussi bien avec les autres écoles qu'au sein de la lignée Kagyupa, les maîtres des lignées Kagyupa décidèrent qu'il y avait trois types de Mahāmudrā. La première était celle de Gampopa (Maitrīpa), qui était désormais appelé "Mahāmudrā s'appuyant sur les sūtra" (T. mdo lugs). La deuxième était la réalisation de la Mahāmudrā dans le sens tantrique du terme. Il s'agissait de la réalisation véhiculée à travers entre autres les six yogas de la lignée de Tilopa, Nāropa, Marpa. Elle était appelé la "Mahāmudrā qui s'appuie sur les tantra" (T. sngags lugs). Une troisième cas de transmission directe entre maître et disciple était appelé la "Mahāmudrā du Cœur" (T. snying po'i lugs)

Jamgon Kontrul (1813-1900) écrit dans le Trésor de la Connaissance :
" Le premier des trois systèmes est celui de la Mahāmudrā, où ultimement les concepts du Sūtrayāna et Mantrayāna se mèlent et qui est expliquée dans le Commentaire du tattvadaśaka écrit par Ācārya Sahajavajra. Celui-ci explique clairement que la Prajñāpāramitā essentielle, qui est conforme au Mantrayāna, a pour nom la Mahāmudrā et qu'elle est la connaissance principielle (S. jñāna) du Réel (S. tattva) aux trois qualités (S. viṣeśa) spéciales (T. khyad par gsum dang ldan pa)[10].[11]"
Cependant, Gampopa avait bien indiqué lui-même que son système de Mahāmudrā se situait en dehors du cadre de la voie des pāramitā et des tantras et qu'elle constituait une troisième voie, celle de la connaissance ou de la perception directe. Ce n'était pas une invention de sa part, car le commentaire de Sahajavajra suggère déjà la même chose. Ce sera pour une autre fois.

[1] Roerich, Blue Annals p. 977
[2] Mahāyānottaratantra. C'est ce que Gampopa aurait lui-même expliqué à Phag mo gru pa (Blue Annals 632-633)
[3] Disciple du neveu de Gampopa, sgom pa tshul khrims snying po (1116 -1169). Il était le fondateur du monastère et de la lignée Tshal pa, qui s'est éteinte.
[4] 13ème – 15ème siècle. 1232 est l'année dans laquelle Sa skya Paṇḍita publia sa "Classification des trois types d'engagements" (sdom gsum rab dbye) contenant les critiques en question. Plusieurs disciples de Gampopa avaient fondé des monastères et étaient en concurrence avec des monastères Sakyapa pour obtenir les faveurs de la cour chinoise (Mongole Yüan et chinois Ming). Geoffrey Samuel, Civilized Shamans 1993, p. 479 Sur les polémiques voir Enlightenment by a Single Means de David Jackson et dans l'article de Klaus-Dieter Mathes "Can Sutra-Mahamudra be justified?"
[5] Wylie : gnyen po'i phyogs la mi gnas zhing*/ /de nyid la yang mi chags pas/ /gang gis 'bras bu mi 'dod pas/ /de yis phyag rgya chen po shes/
[6] N° 4532 de kho na nyid la 'jugs pa zhes bya ba bde bar gshegs pa'i bka' ma lus pa mdor bsdus te bshad pa'i rab tu byed pa / tattvavatarakhyasakalasugatavacastatparyavyakhyaprakarana.
[7] Blue Annals, p. 461-462
[8] “Les questions de Dus gsum mkhyen pa » dans l’œuvre complet de Gampopa
[9] C’est apparemment rGod tshang pa qui est à l’origine de cette affirmation.
[10] Candrakīrti définit dans le Prasannapadā (dbu ma rtsa ba 'grel ba tshig gsal) que l'être propre (S. svabhāva) de la substance (S. dravya T. rdzas) et l'être propre absolu, la vacuité, ont trois attributs : 1. l'absence de changement (S. avakaritva) 2. l'absence de toute production (S. sarvadānutpada) et 3. l'indépendence d'autre chose (S. paranirapekṣa). A partir de ces trois attributs définis par Candrakīrti la tradition scolastique tibétaine attribue trois qualités particulières (T. khyad par gsum ldan) à l'être propre. Chez Jamgön Kongtrül c'est donc le Réel (S. tattva) qui est 1. non produit par des causes et des conditions 2. inchangeable et 3. indépendant d'autre chose.
[11] SKK [381] Extrait du chapitre de la Mahāmudrā dans la section sur les différentes instructions de Vajrayāna dans le Trésor de la connaissance (shes bya kun khyab). Le texte qui a servi de base à la traduction a été publié par la Maison d'édition du peuple (mi rigs dpe skrun khang) en trois volumes, 1982 (ISDN M17049(3)28). La partie traduite se trouve dans le volume III (smad cha), pages 375 à 390.

lundi 24 mai 2010

Le mouvement non-sectaire


Le mouvement non-sectaire au Tibet (XIXème)
« On ne devrait pas honorer seulement sa propre religion et condamner les religions des autres, mais on devrait honorer les religions des autres pour cette raison-ci ou pour cette raison-là. En agissant ainsi on aide à grandir sa propre religion et on rend aussi service à celles des autres. En agissant autrement, on creuse la tombe de sa propre religion et on fait aussi du mal aux religions des autres. Quiconque honore sa propre religion et condamne les religions des autres, le fait bien entendu par dévotion a sa propre religion, en pensant « je glorifierai ma propre religion ». Mais, au contraire, en agissant ainsi, il nuit gravement à sa propre religion. Ainsi la concorde est bonne : que tous écoutent et veuillent bien écouter les doctrines des autres religions". » Rock Edict XII Asoka[1]
« Ris » ou « phyog ris » en tibétain signifie unilatérale, partisan, sectaire et « med » non ou sans. "Rimé" signifie donc mouvement « non partisan » ou « non-sectaire ». Ce mouvement est apparu au 19ème siècle au Tibet à l’initiative de Jamgön Kongtrül Lodreu Thayé (‘jam mgon kong sprul blo gros mtha' yas) (1813-1899), le sakyapa Khyentsé Wangpo (mkyen brtse’i dbang po) (1820-1892), l’inventeur d’enseignements cachés (T. gter ma) Chokgyur Lingpa (mchog gyur gling pa) (1829-1870), le kagyupa Situ Nyingjé Wang po (snying rje dbang po) (1774-1853), qui faisait converger la vue Shentong (T. gzhan stong) avec la Mahāmudrā[2], les nyingmapas Mipam Gyatso (mi pham rgya mtsho) (1846-1912) et Dza peltrül (rdza dpal sprul) (1808-1887) etc.

Kongtrül était né dans une famille Bön et avait reçu une éducation Bön avant de s’engager dans des études auprès de divers maîtres bouddhistes de différentes lignées. Pendant sa jeunesse il était sans cesse confronté à des troubles d'ordre religieux et politique et à des attitudes sectaires.

La production littéraire de Kongtrül reflète ses aspirations éclectiques non sectaires. Il est l’auteur des Cinq trésors (T. mdzod lnga) qui témoignent de la volonté de faire l’inventaire de tout ce existe en matière d’enseignements bouddhistes disponibles au Tibet :
1. shes bya kun khyab ou shes bya mdzod, l’exposé des chemins complets des sūtra et des mantras
2. bka’ brgyud sngag mdzod, une collection des doctrines ésotériques de l’école kagyupa.
3. rin chen gter mdzod, une collection d’enseignements redécouverts (T. gter ma)
4. gdams ngag mdzod, une collection contenant les instructions principales des huit écoles bouddhistes principales du Tibet (T. shing rta brgyad)
5. thun mong ma yin pa’i mdzod, une collection des écrits de ‘jam mgon ne rentrant pas dans les autres catégories, y compris les enseignements redécouverts de Kongtrul lui-même. Le cinquième volume (CA) de cette collection contient un texte intitulé « ris med chos kyi ‘byung gnas mdo tsam smos pa blo gsal mgrin pa’i mdzes rgyan » et est un compte rendu des différentes traditions religieuses tout en soulignant leur unité essentielle. Dans cet œuvre, ‘jam mgon préconise la vue "gzhan stong" comme concept unificateur.
En écrivant son œuvre, Kongtrül a tenté de répertorier et de sauver tous les enseignements, instructions et rituels de toutes les lignées, y compris des plus petites. En acceptant que tous ces enseignements se rattachent ultimement au bouddha, il fallait les traiter tous avec la même attention et les sauvegarder pour les générations futures.

Les « partisans » du mouvement Rimé avaient chacun leur propre histoire et passé et étaient plus ou moins ancrés dans un lignée spécifique, dont ils suivaient scrupuleusement l’enseignement. Seulement, au lieu de polémiquer avec les autres transmissions, ils admettaient que ceux-ci aussi avaient accès à des enseignements authentiques. En effet, de la même façon qu’un médecin donne différents médicaments à ses patients en fonction de leurs maladies[3], le bouddha avait enseigné différentes méthodes pour différents types d’individus, pour atteindre le même ( ?) objectif, la cessation de la souffrance, ou dans le mahāyāna la cessation de la souffrance par l’accès à la nature ultime ou dharmatā.

Ringu Tulku (diplomé en tibétologie, NIT, Acharya, Ph.D) a écrit dans son article « The Rimé movement of Jamgon the Great », à l’occasion de la 7ème conférence de International Association for Tibetan Studies en juin 1995, que ce mouvement n’a pas pour but d’unifier les différentes écoles et lignées en se fixant sur leurs similitudes, mais de reconnaître et admettre leurs différences mutuelles. Quand Kongtrül fait la louange de son ami Kyentsé, c’est sa connaissance et son aptitude d’enseigner chaque point de vue dans les termes même d’un point de vue spécifique qu’il vise plus particulièrement. Il ne fait pas de prosélytisme, puisque de toute façon dans l’optique non-sectaire chaque lignée vise la nature ultime. Chaque tradition enseigne que celle-ci n’est pas un objet mental et ne peut être accédé à travers les concepts, qu’elle transcende le domaine du langage et de tout ce qui peut s’exprimer. La similitude réelle que puissent avoir les différentes lignées se situe au niveau de cet objectif commun et il convient selon Kongtrül de ne pas mélanger les termes et les systèmes pour y parvenir, de peur de se perdre et de se rendre ridicule aux yeux des érudits de ces autres systèmes à cause d’une connaissance incomplète et hybride.

Dans son article Ringu Tulku cite le maître Nyingma Rongzom Chökyi Zangpo (rong zom chos kyi bzang po) (1012-1088), qui écrivit longtemps avant la fondation du mouvement non-sectaire :
« Tous les enseignements (gzhung du grub pa) du bouddha ont une saveur identique et une méthode (tshul) unique et conduisent tous au Réel (S. tathatā T. de bzhin nyid). Bien qu’il y ait des différences de progression en les vues (T. lta ba), les vues les plus évoluées (gong ma) ne font que retrancher (T. gcod/bcad/chod) les méprises (T. spros pa S. prapañcā) des vues moins évoluées mais ne les rejettent pas (T. bog mi ‘don phyir mi ldog go). Elles retranchent les méprises qui n’ont pas encore été retranchées et qu’ils convient (T. rigs) de retrancher. Mais même en les retranchant, elles ne contredisent pas le fond (T. gzhi) [de ces vues]. Tous les dharmas enseignés par le bouddha ont donc une saveur identique et une seule méthode (t. tshul) : c’est uniquement (t. sha stag) de rechercher (t. rjes su bzhol ba) le Réel (S. tathatā T. de bzhin nyid) et de le rejoindre (T. thog tu ‘bab pa). »[4]
Le mouvement non-sectaire lancé au Tibet par un petit groupe de lamas au 19ème siècle ne peut cependant être qu'un début s’il s’agit de combattre le sectarisme. Ce qu’un membre de la société postmoderne peut rapprocher à la citation de Rongzom et à certains principes du mouvement non-sectaire, c’est qu’ils partent du point de vue d’une réalité ultime, qui peut être atteinte et qui aurait été atteinte par certains qui ont développé ensuite des vues et des méthodes susceptible d’y conduire infailliblement ceux qui les suivent.

Cela suggère l’image linéaire d’une ascension très concrète vers une réalité ultime bien définie et presque tangible ou « localisée ». Certaines vues et méthodes sont plus près du « sommet » que d’autres. Tout en cheminant, on retranche les erreurs progressivement. Le mouvement sectaire interdit de faire des jugements de valeur sur les différentes vues et méthodes, mais elle maintient l’idée de la progression et croit savoir lesquelles sont plus ou moins éloignées du sommet. Ainsi, il est généralement admis dans le bouddhisme tibétain, Rimé ou non, que le vajrayāna est supérieur par rapport au mahāyāna et au "hinayāna". Si le chemin est unique, il consiste cependant en plusieurs étapes. Et pour arriver au sommet ceux qui commencent tout en bas passeront un moment donné par les étapes du mahāyāna et de "l’hinayāna". Dans la vision de nombreux bouddhistes tibétains, la plupart des bodhisattvas entreront le mantrayāna en arrivant au premier niveau (S. bhūmi) des bodhisattvas. Et si ce n’était pas le cas, on entrera de fait dans le mantrayāna par le chemin de l’initiation (T. dbang gi lam) en arrivant au huitième niveau (S. bhūmi).[5]

Rappelons que Maitreya, connu comme le bouddha de l’avenir dans toutes les formes du bouddhisme, était dit être consacré (S. abhiṣikta) dans des sūtra tel le Karuṇāpuṇḍarīka (Lotus blanc de la compassion), l’Avataṃsaka, le Laṅkāvatara etc. Il y a clairement un parallèle entre le prince héritier lors de son investiture et le bodhisattva de la dixième bhūmi au moment où il devient «Roi du dharma».[6] Le tantrisme est centré sur les rites de consécration (T. dbang, S. abiṣeka) des bodhisattva en voie de devenir de véritables bouddhas. L’excellent livre de Ronald Davidson Indian Esoteric Buddhism explique comment les rites de consécration dans le bouddhisme indien sont calqués sur les rites de la consécration royale.

La vision des trois tours de la roue (dharmacakra) ou celle plus tardive des «trois yānas» progressifs où le dernier «véhicule» intègre, corrige et complète les deux précédents, rend impossible un traitement «non-sectaire» des écoles bouddhistes, où des véhicules considérés inférieurs sont classées parmi les véhicules «inférieurs» par les véhicules « supérieurs » et selon les critères de ces derniers. Cela change aussi la portée de l’idée que le Bouddha avait adapté ses instructions aux besoins des types d’individu qu’il trouvait en face de lui. En effet, selon le point de vue sectaire, les besoins différents ne résultent plus de particularités individuelles, mais de la mesure de progrès de cet individu suivant le modèle de progression de leur vision exclusive.

Au sein du Tibet, où toutes les lignées enseignent le vajrayāna et considèrent ces enseignements comme supérieurs et ultimes, le mouvement non-sectaire, tel qu’il est défini, peut avoir des effets bénéfiques et laisser toutes les parties dans leur valeur. Maintenant que le bouddhisme tibétain s’est exporté et se trouve en compagnie de formes de bouddhisme, où les enseignements tantriques font défaut, et qu’il classe par conséquent parmi les formes « inférieures » par rapport aux critères de progression qu’il pratique lui-même, le mouvement non-sectaire Rimé doit faire un effort supplémentaire en décrétant que les autres formes de bouddhisme sont des chemins complets à part entière et qu’ils n’ont pas besoin d’être ultimement complété par l’engagement dans des pratiques du vajrayāna.

Dans sa conférence adressée à l’Association internationale pour études tibétaines, Ringu Tulku raconte comment lors d’une rencontre avec les quatre chefs des écoles tibétaines, il leur demandait s’ils croyaient si les autres écoles enseignaient une voie qui menait à l’état de Bouddha. Les quatre chefs étaient tellement offusqués par la question qu’ils refusaient initialement d’y répondre.[7]

Si le mouvement non-sectaire veut avoir un sens, maintenant qu’il est « globalisé », il faudra qu’il se redéfinisse en acceptant que les autres formes du bouddhisme sont des chemins à part entière, qui amènent à une réalisation complète. Voire même les autres traditions, puisque Rongzom écrivait :
« Tous les dharmas enseignés par le bouddha ont donc une saveur identique et une seule méthode : c’est uniquement de rechercher le Réel et de le rejoindre. »
***

[1] Walpola Rahula p. 21
[2] Gene Smith
[3] Catuhśataka VIII.20
Āryadeva. yod dang med dang yod med dang*// gnyis ka min zhes kyang bstan te//
nad kyi dbang gis thams cad kyang*// sman zhes bya bar 'gyur min nam// "On a enseigné l'être, le non-être, l'être et le non-être, ni l'être ni le non-être. En fonction de la maladie [à guérir], ne peut-on pas dire qu'ils peuvent tous être des médicaments ?"

[4] Extrait du lta ba’i brjed byang, volume 10. Traduit d’après les notes en tibétain de l’article de Ringu Tulku. Petit à côté : Rong zom chos kyi bzang po (1012-1088) précède les temps de Gampopa (1079-1135), son choix du terme subitiste « thog ‘bab » (très contesté par la suite) est intéressant. On y reviendra.
[5] rGya nag hwa shang gi byung tshul grub mtha’i phyogs snga bcas sa bon tsam smos pa: Collected Works, vol.V pp419-450 de Katog Tsewang Norbu (1698-1755), maître nyingmapa, qui échangeait des enseignements avec le 12ème Karmapa Jangchub Dorjé (byang chub rdo rje) (1703-1732). Du “Rimé” avant la lettre. Il faut préciser qu'au XI-XIIème siècle, il n'y avait pas de différences tranchées entre les lignées, il y avait peut-être même pas de lignées...
[6] Mantras et mandarins, Michael Strickmann, p.85
[7] The Rimé movement of Jamgon Kongtrul the Great


La reproduction qui représente Jamgön Kongtrül vient du site www.dharmadownload.net

Oeuvre : Les dix versets sur le Réel (tattvadasaka)


Les dix versets sur le Réel (Tattvadaśaka)
[1]

1. Ce qui est à l'abri de l'être ou du non-être
Qui [reste] immaculé (S. nirmala) en toute circonstance
Qui a pour être propre (S. svabhāva) l'accès à l'éveil (S. saṃbodhi)
Devant le Réel (S. tattva) je m'incline.

2. Ceux qui souhaitent connaître le Réel
N'y arriveront ni avec ni sans les formes mentales/représentations (S. ākāra)
La voie du Milieu qui n'est pas ornée[2] des instructions du Guide
N'est que la voie du Milieu intermédiaire

3. Ce qui est présent (S. bhāva) est l'éveil (S. saṃbodhi)
Et a pour être propre l'absence d'attachement
C'est à partir de l'attachement qu'il y a méprise (S. bhrānti)
Cette méprise n'a donc pas de fondement.

4. Qu'est-ce le Réel ? L'être propre de ce qui est présent (S. bhāva)
Ce qui est présent est non-existent (S. abhāva)
Mais même sans exister il est présent (S. bhāva)
En tant que (S svabhāva) causalité.

5. Ainsi les faits (S. dharmā) ont une saveur/sève identique (S. eka-rasa)
Ils sont libres (S. asaṅga) et ne durent pas
Quoiqu'il arrive pendant la méditation (S. samādhi)
Tous [les faits] sont les reflets de la Luminosité (S. ābhās-vara).

6. Quoiqu'il arrive pendant la méditation (S. samādhi)
Celle-ci est soutenue par un fort engagement (S. prasthānacitta) [d'éveil]
En faisant l'expérience (T. rig pa) de cet état (T. gnas)
Le Réel se produira sans cesse.

7. En absence de toute connaissance et de connaissable
La destinée (S. durgati) est dite non-duelle (S. advaya)
Même l'identification (S. mananā) de l'absence de dualité
Est dite n'être autre que la Luminosité et son rayonnement (S. ābhās-vara)

8. Ayant définitivement accès au Réel de cette façon
Quoiqu'il en soit et quoi qu'il fasse
Le contemplatif (yogi) aux yeux grands ouverts
Se comportera en toutes circonstances comme un lion[3].

9. En se détournant des [huit] arguments mondains[4]
Et en suivant le style de vie (S. vrata) d'un insensé (S. unmattaka)
Tout est fait sans appui/de façon insaisissable (S. ālambana)
Les formes mentales étant ornées de leur propre grâce (S. adhiṣṭhāna)

10. Ce qui est enseigné comme le principe immaculé[5]
Et tout ce à quoi adhèrent les adeptes de la non-dualité[6]
Est libre de notions d'égalité ou d'inégalité
Et convient (T. rigs) comme un objet de connaissance pour les philosophes.

***

[1] Traduit à partir d'une version tibétaine que j'ai reconstituée à partir du commentaire de Sahajavajra, Tattvadaśakaṭīka - de kho na nyid bcu pa'i grel pa DGTG n° 2254 PKTG N° 3099

[2] Le mot ornement (S. alaṃkāra, qui peut aussi signifier "poésie") forme toujours une opposition avec la substance, la matière (S. vastu). Les ornements sont fabriqués avec de la matière, sans matière pas d'ornement. Quand il y ornement, il y a matière.

[3] Cette image se rattache aux quatre types d'activité (T. lus kyi spyod lam rnam bzhi : marcher, être assis, manger et dormir) et se trouve dans le dohākośagīti de Saraha (n° 56), dont deux commentaires ont été attribués à Advayavajra.

[4] L'équanimité (S. upekṣā T. tang snyoms) est définie comme l'indifférence à l'égard des profits et des pertes (lābha, alābha), des gloires et des déshonneurs (yasa, ayasa), des éloges et des blâmes (pasansā, nindā), des bonheurs et des malheurs (sukha, dukkha), bref des huit arguments mondains.

[5] nirmala-tathatā). Dans le Ratnagotravibhāga chapitre 6, premier verset le principe souillé (S. samala-tathatā) est un terme pour l'Elément (S. dhātu) non-libéré des voiles, le Tathāgatagarbha. Nirmala-tathatā est un terme pour le même Elément caractérisé par la parfaite manifestation à la base (āśraya-parāvṛt) dans le stade de Bouddhéité, le Dharmakāya du Tathāgatagarbha.


[6] advayavādin T. gnyis su med pa smra ba

Version translitérée (Wylie)
La version bilingue tibétain/français peut être téléchargée ici (PDF bilingue).

1. gang zhig yod med sbyor ba spangs//
gang la rnyog pa med pa nyid//
byang chub rtogs pa’i rang bzhin can//
de bzhin nyid la phyag ‘tshal btud//

2. de bzhin nyid ni shes ‘dod pas//
rnam bcas ma yin rnam med min//
bla ma’i man ngag gis ma brgyan pa’i//
dbu ma ‘bring po tsam nyid do//

3. dngos po ‘di ni byang chub ‘gyur//
chags pa spangs pa’i rang bzhin nyid//
chags pa las ni ‘khrul par ‘gyur//
‘khrul pa gnas ni med par ‘dod//

4. de nyid ci na dngos rang bzhin///
dngos po dngos med gang yin pa’i//
dngos po med par yang dngos por ‘gyur//
rgyu dan ‘bras bu’i rang bzhin gyis//

5. de ltar chos rnams ro gcig ste//
thogs pa med cing gnas med par//
ji ltar ‘byung ba’i ting ‘dzin gyis//
‘di dag thams cad ‘od gsal te//

6. ji ltar ‘byung ba’i ting ‘dzin yang*//
rab tu ‘jug pa’i sems kyis ‘gyur//
gang phyir de yi gnas rig pas//
de nyid rgyun mi ‘chad las skye//

7. shes dang shes bya rnam bral ba//
‘gro ba nyid ni gnyis med ‘dod//
gnyis dang bral bar rlom pa yang*//
gang phyir de ni ‘od gsal ‘dod//

8. de lta’i de nyid nges rtogs nas//
ji lta de ltar gang de na//
rnal ‘byor mig ni rgyas ‘gyur ba//
kun tu seng ge de bzhin rgyu//

9. ‘jig rten chos las rnam log ‘dis
smyon pa’i brtul zhugs la brten nas//
dmigs pa med pas thams cad byed//
rang byin brlabs pas rnam brgyan pa’o//

10. rnyog med de nyid gang bstan cing*//
gnyis su med pas gang smras pa//
mnyam dang mi mnyam spang pa’o//
blo gtan rnams kyis shes byar rigs//


20 | tattvadaśaka | sadasadyogahīnāyai tathatāyai namo namaḥ |anāvilā yataḥ saiva bodhato bodhirūpiṇī ||1||na sākāranirākāre tathatāṁ jñātumicchataḥ |madhyamā'madhyamā caiva guruvāganalaṅkṛtā ||2||bodhirasau bhaved bhāvaḥ saṅgaṁ tyaktā svabhāvataḥ |āsaṅgo bhrāntito yāto bhrāntirasthānikā matā ||3||kiṁ tattvaṁ vastuno rūpaṁ rūpaṁ cārūpakaṁ yataḥ |arūpaṁ ca bhaved rūpaṁ phalahetusvabhāvataḥ ||4||evameva rasā dharmmā nirāsaṁṅgā nirāspadāḥ |prabhāsvarā amī sarvve yathābhūtasamādhinā ||5||yathābhūtasamādhiśca bhavet prasthānacittataḥ |ajasraṁ jāyate tattvaṁ yasmāt tat padavedinām ||6||jñānajñeyavihīnaṁ [tu]jagadevādvayaṁ matam |dvayahīnābhiropaśca tathaiva hi prabhāsvaraḥ ||7||etat tattvāvarodhena yena tena yathā tathā |vivṛtākṣo bhramed yogī keśarīva samantataḥ ||8||lokadharmmavyatīto'sau unmattavratamāśritaḥ |sārdhaṁ karotyātālambaḥ svādhiṣṭānavibhūṣitaḥ ||9|| --------------------------------------------------------samāsamamatā hitvā jñātumahānāyādhanāḥ ||10||
||tattvadaśakaḥ samāptaḥ |kṛtiriyaṁ paṇḍitāvadhūtādvayavajrapādānāmiti ||

dimanche 23 mai 2010

Cours : Les vingt versets sur le Mahayana

Les vingt versets sur le grand véhicule (PDF bilingue) (Mahāyāna-vimśika) est un petit oeuvre attribué à Nāgārjuna. Il existe une version en sanscrite éditée par G. Tucci, une version chinoise et deux versions en tibétain. Christian Lindtner a cependant des doutes sur son authenticité[1]. Malgré le titre il y a des différences dans le nombre de versets de chaque version. La version tibétaine utilisée ici a 23 versets si on inclue les vers d'hommage, la version chinoise (toh : 3833 ; 4551) de Shih hu (Danapala, qui avait aussi traduit l'Hymne au Dharmadhātu en chinois) compte 24 versets et il existe une version en sanscrite qui compte même 28 versets[2]. L'ordre des versets aussi peut varier.

Il y a donc deux versions tibétaines. Une traduction (DGTG section mdo volume tsa, n° 3833, PKTG n° 5233) en 23 versets faite par par le pandit cachemirien Candrakumāra et le traducteur tibétain shākya 'od (S. Śākyaprabha) (version 1). Et une autre traduction (DGTG n° 4551 et PKTG n° 5465) en 20 versets traduits par le pandit cachemirien Ananda et le traducteur tibétain Grags 'byor shes rab, qui selon R.C. Jamieson (p. 71) est plus proche du sanscrite (version 2). Pendant le cours nous avons étudié la version 1, mais une traduction française de la version 2 est également disponible en ligne. Une traduction anglaise de la version 2 a été mise en ligne par Keith Dowman qui présente ce texte comme la "vision de la mahamudra de Nagarjuna". Il existe aussi une traduction anglaise publiée par R.C. Jamieson (version 2).

Certaines affirmations dans ces versets vont dans le sens d'une interprétation plus positive que celle du Nāgārjuna des Versets du Milieu. Par exemple : "18. [Les dharmā) ne sont que la conscience (S. cittamātra)" qui fait penser au dogme caractéristique des Cittamatrin. Les derniers versets (n° 22) rappellent le début de l'Hymne au Dharmadhātu. Ils semblent suggérer que l'ignorance métaphysique (S. avidyā) et le tout-connaissant (S. sarva-jñāta) partagent un fondement unique. Ces deux éléments manquent dans la version 2.

Advayavajra a composé un petit texte portant exactement le même titre que le notre (DGTG n° 2252, PKTG n° 3097). C'est la conception d'Advayavajra du chemin du Mahāyāna, réduite à l'essentiel. Il est clairement en dialogue avec celle de Nāgārjuna.

***
DGTG : Traduction des traités indiens (bstan 'gyur) de Dege (sde dge)
PKTG : Traduction des traités indiens (bstan 'gyur) de Pékin
toh : Catalogue des canons tibétains de l'université de Tohoku au Japon.

[1] The Encyclopedia of Indian Philosophies: Buddhist philosophy from 100 to 350 par Karl H. Potter p. 180. Ce texte est attribué à Nāgārjuna dans le Caryamelayana-pradipa, le Tattvasarasamgraha et le Bodhimargadipapanjika d'Atiśa.
[2] Nagarjuna's Verses on the Great Vehicle and the Heart of Dependent Origination IDE581 by R.C. Jamieson Hardcover (Edition: 2001)

mardi 18 mai 2010

La transmission chez Maitripa


La Mahāmudrā de Maitrīpa n'est pas transmise par les consécrations tantriques et les pratiques afférentes, ni même est-elle accessible par aucune méditation, qu'elle soit tantrique ou pas. La transmission, telle qu'elle transparait de son commentaire sur les distiques de Saraha, s'apparente en effet davantage à la pratique de l'introduction (T. ngo sprod), dont on trouve des exemples dans les Chants de Milarepa. Par exemple les rencontres de Milarepa avec un jeune berger ou un moine scolastique.
Chez Maitrīpa, l'introduction ou la révélation a simplement pour but de révéler au disciple la méditation "continue", "sans effort" et "naturellement présente" en lui. Le rôle du guide "indirecte" se limite à cette introduction et après celle-ci, c'est le guide "direct" qui prend la relève et qui continuera "l'enseignement" à travers des symboles mentaux[1]. Cette introduction à la nature de l'esprit est exposée dans le commentaire du Dohākośagīti de Saraha par Advaya Avadhūta[2], mais l'historien 'gos lotsāwa (1392-1481) le résume brièvement dans son commentaire sur le Ratnagotravibhāga, un traité attribué à Maitreya et retrouvé et diffusé par Maitrīpa. C'est par le biais d'Atiśa qu'il était introduit au Tibet, où il devint " le texte fondamental de notre doctrine de la Mahāmudrā"[3]. Le commentaire de 'Gos a été traduit en anglais et annoté par Dr. Klaus-Dieter Mathes.


Voici ce qu'écrit 'Gos lotsāwa au sujet de la méthode de Maitrīpa et de ses disciples :

Les synonymes [de la vacuité énumérée dans le Madhyāntavibhāga[4]] devraient aussi être appliqués aux deux types de vacuité, que sont la "négation n'impliquant aucune affirmation" et la "vacuité de la présence immédiate" (T. rig pa'i stong pa nyid). Les propriétaires de cette instruction[5] (dharma) sont Maitrīpa et ses disciples qui ont nommé "Voie du milieu intermédiaire" (S. madhyama-madhyama) " la vacuité enseignée dans le Madhyamakāvatāra. La "vacuité de la présence immédiate" était aussi appelée "Voie du Milieu suprême" (S. madhyama-uttama[6]).

Ceux qui suivent la Voie du milieu (S. madhyamika) déterminent d'abord la vacuité par inférence, puis se familiarisent avec elle. C'est comme lorsqu'on produit du feu par la friction de bouts de bois et que le feu consume ensuite ces mêmes bouts de bois. De la même façon, en se familiarisant avec ce qui a été établi par inférence on contrarie par là même les constructions mentales et l'on développe une perception directe[7] (S. pratyakṣa). Est-ce qu'il s'agit de la vacuité de la présence immédiate, enseignée pendant le dernier tour de la roue, qui surgit puisqu'elle n'en est plus empêchée [par les constructions mentales] ?

Cette connaissance valide[8] (S. prāmāna) qui recherchait [une perception directe] est-elle réelle ou non ? Et si elle est réelle, comment est-elle ?

Dans la tradition de ceux qui suivent les instructions [S. amanasikārāmnāyaṁ T. yid la mi byed pa'i man ngag], certains sont instruits ainsi : "Cherchez bien jour et nuit comment est votre conscience." Il y a donc en premier une recherche conceptuelle[9]. D'autres s'abstiennent (T. dor) des remémorations (S. smṛti) du passé, du présent et du futur et ainsi leur fixation (P. patti) est dotée des caractéristiques (S. lakṣana) de la perception directe. Cela produit ce qui est appelé " l'absorption en un point" (S. ekāgra) . Quand celle-ci est produite, [on leur] instruit ainsi : "Contemplez la conscience qui cultive en retournant la perception directe vers l'intérieur." Ils s'engagent ainsi uniquement (T. 'ba' zhig du) dans la pure (T. tsam) contemplation (T. lta ba).

C'est par exemple comme lorsqu'on examine (T. rtog pa) de l'eau pour voir si elle comporte des insectes[10] ; on force alors uniquement le regard. Il s'agit d'une façon de recherche par la perception directe, sans l'intervention de la conceptualisation (T. rtog pa). A travers [la perception directe] on verra toutes les qualités (S. dharmā) sans essence (S. ātman). Dans ce cas, l'organe visuel qui inspecte l'eau est l'inspiration (S. adhimukta T. mos pa) par et l'admiration pour le guide qui voit la vérité (T. bden pa). La perception visuelle est la perception directe qui est tournée vers l'intérieur. De cette façon, puisque l'être propre de la conscience est la Lumière et son reflet (T. 'od gsal ba), les affections (S. kleśa) sont perçues comme étant sans essence (T. ngo bo).

C'est en les termes suivants que [le RGV][11] expose "l'absorption en un point" (S. ekāgra).
"...devant ceux qui ont parfaitement pénétré la fine pointe du non-soi de tous les êtres [comme étant] pacification..."
Tandis que c'est en les termes suivants que "la pénétration directe du non-soi" est exposée,
["dont le regard perçoit la non-substantialité des souillures grâce au rayonnement naturel de la pensée de ces êtres ;"][12]
à laquelle on a donnée le nom "réintégration de l'absence de jugement" (S. aprapañca-yoga). L'absence de jugement (S. aprapañca) n'est pas seulement une négation n'impliquant aucune affirmation, elle n'est pas non plus avérée par aucune caractéristique comme une qualité de l'Intelligence (T. rig pa'i chos).Le doigt de la Mahāmudrā pointe vers l'instant d'Intelligence qui ne se perd ni du côté des apparences, ni de celui de la vacuité. Voilà ce qu'en disent ceux qui connaissent les instructions[13] (T. man ngag rig pa dag).

Bien que cette tradition appartienne au système des pāramitā, on lui a donnée le nom "Mahāmudrā ", comme il s'avère du commentaire sur les "Dix versets sur le Réel" (S. tattva-daśaka-ṭīkā) composé par Sahajavajra. Cela est exposé également dans le texte racine et le commentaire de "L'entrée dans le Réel" (S. tattvāvatāra), composé par Jñānakīrti.
"Le véritable chemin de la libération est la réintégration de la Mahāmudrā, l'Intelligence vide [d'essence]. Elle n'est pas atteinte par la culture de la vacuité, établie à travers une analyse rationnelle. Vous avez beau cultiver pendant des millénaires la vacuité établie rationnellement, vous n'arriverez pas à vous défaire de ces liens en or."
Voilà ce qu'en dit le glorieux Phag mo gru pa (1110-1170). Et ses meilleurs disciples précisent :
"La condition externe est le guide authentique Celui-ci nous fait mûrir, mais Tout comme le soleil et son rayonnement Et le fait qu'un fruit soit conforme à sa graine Cela se produit par une relation profonde [entre causes et effets] La relation entre les conditions et les effets de l'inspiration et de l'admiration est merveilleuse C'est proportionnellement à l'inspiration et à l'admiration investies Que sera la réalisation Si l'inspiration et l'admiration sont insuffisantes C'est la connaissance analytique développée par l'étude et la réflexion qui aboutira à la vacuité à travers un travail intellectuel Notre guide appelait cela "la vacuité par la raison" Les expériences et les qualités de l'expérience directe, Les propos profonds du Vainqueur, Les chants des siddha du passé, Ainsi que les écrits sur les quatre réintégrations (yoga) Peuvent être compris de façon intellectuelle Par des personnes où l'inspiration et l'admiration font défaut, Cela se produit facilement, mais Ceux qui ne s'abstiennent pas des affections et des constructions mentales Comment traverseront-ils l'océan de l'existence ? Ne connaissant pas l'absence de jugement (S. aprapañca) Comment s'abstenir des caractères des jugements ? Sans accéder à la Lumière et le rayonnement de la non-production, Comment interrompre le courant des productions ?"
Ils ont par ailleurs beaucoup écrit sur le même sujet.

***

Fin de la citation. Dans cette dernière citation, on remarquera par ailleurs l'importance croissante, au fil du temps, du rôle de l'inspiration et de l'admiration (T. mos gus) pour le guide indirecte, la condition externe. J'y reviendrai une autre fois. Les deux types de vacuité ainsi que l'absence de jugement (S. aprapañca) feront aussi l'objet de blogs futurs.

[1] "Après que le guide spirituel indirect l'ait révélé à l'aide de symboles , le guide direct le fera à l'aide de symboles mentaux (T. yid kyi brdas). N'ayez pas de doute à ce sujet." P. 255
[2] N° 3120 dohākoṣa hṛdayārtha gītā ṭīkā, composé par/attribué à Advaya Avadhūta
[3] Gampopa à Phag mo gru pa
[4] Autre traité attribué à Maitreya
[5] selon Mathes le Ratnagotravibhāga
[6] Il existe aussi trois types de siddha selon l'Essence des tantra (Tantrasāra) d'Abhinavagupta : uttama, madhyama et adhama
[7] L'immédiat, ce qui se présente tel quel. Un des 4 moyens de connaissance légitimes [pramāṇa].
[8] moyen de connaissance légitime. L'école de logique indienne Nyāya en reconnaît quatre, selon leur instrument (karaṇa) de connaissance: la constatation directe par perception (pratyakṣa) des matérialistes (cārvākās), l'inférence (anumāna) des logiciens, l'analogie (upamāna) et l'autorité de la parole (śabda) révélée (śruti) ou transmise par un locuteur digne de foi (āptopadeśa).
[9]Voir Milarepa et le berger
[10] Les moines bouddhistes ont huit possessions (Thaï : borikharn), parmi lesquelles un filtre à eau pour enlever les insectes de l'eau
[11] RGV I.13 Le message du futur Bouddha, François Chénique, Dervy, p. 72
[12] RGV I.13 Chénique p. 72
[13] S. amanasikārāmnāyaṁ T. yid la mi byed pa'i man ngag, principalement, les 25 textes de l'Advayavajrasaṃgraha TG n° 2229-2252


Le texte tibétain correspondant au passage ci-dessus peut être téléchargé ici.
L'image de 'Gos Lotsawa provient du site www.himalayanart.org

lundi 10 mai 2010

Une île, une lampe ou un sanctuaire pour refuge


Il existe un petit aphorisme bouddhique (sutta), appelé l'aphorisme "Soi-même comme une île" ou dans certaines traductions comme une lampe : Atta Dīpa. Le mot "dīpa" en Pāli a en effet ces deux sens et peut être traduit de deux manières en sanscrite. Par "dvīpa" qui signifie île et "dīpa" lampe. Le plus souvent, les traducteurs et commentateurs (Buddhaghoṣa) ont choisi le sens de "dvīpa", île ou îlot. Les traducteurs chinois ont souvent préféré la traduction de "lampe" (S. dīpa).

Atta dipa
Viharatha
Atta sarana
Ananna sarana

Dhamma dipa
Dhamma sarana
Ananna sarana
Soi-même est une île
Demeurez-y
A part le refuge en soi-même
Il n'y a pas d'autre refuge

Le Dhamma est une île
A part le refuge en le Dhamma
Il n'y a pas d'autre refuge
Un sous-commentaire du commentaire de Buddhaghoṣa explique que "soi" peut signifier sa propre continuité, mais qu'il n'a pas ce sens à cet endroit. Selon Buddhagoṣa, "soi-même" signifie dans cet aphorisme l'ensemble des dhamma ordinaires et des neuf dhamma transcendants (nava lokuttara dhamma [1], autrement dit les qualités du Bouddha. L'aphorisme enseignerait donc de prendre soi-même, sa propre expérience méditative, comme refuge. Ou mieux encore de prendre sa propre expérience de l'éveil (Dhamma) comme refuge [2]. Cette recommandation est aussitôt suivie par la façon de prendre refuge en soi, qui est la culture des quatre bases de l'attention (P. satipaṭṭhānā T. dran pa nyer bzhag).
Le mot île est pris comme une image pour le refuge, pour un endroit où l'on est en sécurité. La racine du mot dvīpa est dvi = 2 + ap/aapas, ce qui signifie eaux, littéralement l'espace entre deux eaux. Quel type "d'espace entre deux eaux" est capable d'évoquer l'image de refuge et de sécurité ? Si on prend le mot île ou îlot de préférence dans une rivière, car entre deux eaux, au premier degré, l'image de sécurité et de refuge ne s'impose pas. Tout au plus un refuge précaire et temporaire contre la montée des eaux.
Or, il se trouve qu'en Inde les sanctuaires sont souvent situés près des fleuves, plus précisément aux endroits peu profonds des rivières permettant la traversée de celles-ci. Ces gués, qui sont en effet des "espaces entre deux eaux" s'appellent des " tīrtha ". Le symbolisme des sanctuaires près des gués s'appuie sur l'image de la traversée du courant, comme la traversée du saṃsāra. Les saints jaïns étaient appelés des " tīrthaṅkara", littéralement «ceux qui ont trouvé le gué du renoncement au travers du flot du saṃsāra ».

Un arbre sacré près du temple à Hampi, Inde
Le Bouddha avait dit de tous ces sanctuaires :
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189
Dans les dictionnaires sanscrits contemporains, le mot "dvīpa" n'a pas d'association avec des sanctuaires ou avec des endroits sacrés. Vāman Shivarām Āpte [3] mentionne cependant comme deuxième sens "2. lieu de refuge, abri, protection". Le mot tibétain qui traduit "dvīpa" est "gling". C'est le mot que l'on retrouve dans pas mal de noms de temples, monastères et de centres du bouddhisme tibétain. D'ailleurs, le tout premier temple bouddhiste construit au Tibet au VIIIème siècle avec l'aide de Śāntarakṣita avait pour nom "Samyé Ling" (T. bsam yas gling). Ce temple n'est pas situé aux rives d'un lac, ni d'une rivière. Ce n'est visiblement pas une île au sens propre. Les différents sens du mot tibétain "gling" sont : "continent", "île", "division de terres" et "lieu isolé". Un espace sacré est un espace isolé du profane. Aussi, d'autres sens du mot tibétain gling sont : "terre ferme entouré d'eau", "grand monastère", "sanctuaire", "complexe de temples". Mon hypothèse est qu'à l'époque de Śāntarakṣita, le mot "dvīpa" avait aussi le sens de sanctuaire. C'est à cause de cela que le mot "île" (dvīpa) pouvait comporter des notions de sécurité, de protection et de refuge.
Je propose donc la traduction suivante de ces versets :
Soi-même est le sanctuaire
Demeurez-y
A part le refuge en soi-même
Il n'y a pas d'autre refuge

Le Dhamma est le sanctuaire
A part le refuge en le Dhamma
Il n'y a pas d'autre refuge
Il se trouve que les versets de ce petit sutta étaient également cités dans le testament du Bouddha. En effet, on les retrouve presque textuellement dans le Mahāparinibbāna Sutta (DN 16) qui est un compte-rendu des derniers jours du Bouddha. Il s'agit donc d'un message important et qui porte sur le véritable refuge. Ses disciples attristés se demandent en qui ils pourront bien prendre refuge après la mort du Bouddha et qui sera leur guide. Le Bouddha enseigne alors qu'ils devront prendre eux-mêmes et le Dhamma comme refuge. Hormis cela, rien ne peut vraiment les protéger.
Pour tester la traduction "sanctuaire", j'ai pris le verset 236 du Dhammapada.
"236. Faites une île de vous-même, efforcez-vous durement et devenez sage (paṇḍito) ; purgé des impuretés et sans passions, vous entrerez dans la terre sublime des Aryas."[4]
Ce qui me gêne dans cette traduction, d'ailleurs tout à fait correcte et classique, ce sont les symboles utilisant deux images géographiques : une île et la terre sublime. Faites de vous-même une île et cette île, que vous êtes, entrera dans la terre sublime des Aryas. Avec la traduction "sanctuaire" on obtiendra "Faites de vous-même un sanctuaire. Efforcez-vous durement et devenez sage (paṇḍito) ; purgé des impuretés et sans passions, vous entrerez dans la terre sublime des Aryas." Si on est soi-même un sanctuaire, un gué (tīrtha) entre deux eaux, la traversée du saṃsāra et l'entrée dans la terre sublime des Aryas est à notre portée.
On peut tout aussi bien laisser de côté l'image d'une île et traduire attadīpā (au pluriel) et attadīpo (au singulier) comme "autonomes" et dhammadīpo comme "s'appuyant sur le Dhamma".
Pour m'amuser, j'ai traduit ce petit sutta en tibétain.



[1] Les quatre stades de sōtāpatti (entrée dans le courant) avec leurs fruits (phala) respectifs et le nirvāṇa
[2] D'après un message de Lance Cousins sur Buddha-L (090510)
[3] The practical Sanskrit-English dictionary, Vāman Shivarām Āpte, p.519
[4] Les traductions du Dhammapada sont celles du centre d'études dharmiques de Gretz

mercredi 5 mai 2010

Classiques trilingues ou Bravo les norvégiens...


L'Université d'Oslo met à la disposition de tous le Thesaurus Literaturae Buddhicae, où l'on peut lire quelques textes Mahāyāna classiques avec un affichage simultané des versions sanscrite, chinoise, tibétaine ainsi qu'une traduction anglaise et cela phrase par phrase.

Les textes disponibles pour l'instant sont :
  1. Abhidharmakośa (T. mngon pa mdzod)
  2. Akṣayamatinirdeśa (T. blo gros mi zad pas bstan pa)
  3. Bodhicaryāvatāra (T. byang chub sems dpa'i spyod pa la jug pa)
  4. Kāśyapaparivarta (T. 'od srungs kyis zhus pa)
  5. Ratnāvali (T. rin chen 'phreng ba)
  6. Ratnagotravibhāga (T. rgyud bla ma)
  7. Vajracchedikā Prajñāpāramitā (T. shes rab kyi pha rol tu phyin pa rdo rje gcod pa)
  8. Vigrahavyāvartanī (T. rtsod pa bzlog pa'i 'grel pa)
  9. Vimalakīrtinirdeśa (T. dri ma med par grags pas bstan pa)
On peut sélectionner ou déselectionner les versions à afficher. Cela donne ceci pour les vers d'ouverture du Ratnagotravibhāga (T. rgyud bla ma), version chinoise déselectionnée :
oṃ namaḥ śrīvajrasattvāya | buddhaś ca dharmaś ca gaṇaś ca dhātur bodhir guṇāḥ karma ca bauddham antyam | kṛtsnasya śāstrasya śarīram etat samāsato vajrapadāni sapta ||

saṅs rgyas daṅ byaṅ chub sems dpa’ thams cad la phyag ’tshal lo || saṅs rgyas chos tshogs khams daṅ byaṅ chub daṅ || yon tan saṅs rgyas phrin las tha ma ste || bstan bcos kun gyi lus ni mdor bsdu na || rdo rje yi ni gnas bdun ’di dag go ||

I bow to the Saint Vajrasattva. The Buddha, the doctrine, and the community, The Essence [of the Buddha], the Supreme Enlightenment, The Virtuous Qualities [of the Buddha]; - These are the Admantine Subjects, [which show] Briefly, the body of the whole text.
Malheureusement, la transcription tibétaine n'est pas du Wylie parfait. Les exceptions sont : ṅ = ng ñ = ny ź = zh ś = sh et les apostrophes courbes doivent être remplacées par des apostrophes droites ’ = '.

Ceux qui ont du mal avec la transcription Wylie pour le tibétain et beaucoup de patience, peuvent ouvrir l'outil de traduction sur le site Tibetan & Himalayan Library (THL), le réduire en une petite fenêtre, sélectionner les vers tibétains (sans les signes "|| " !) , les coller dans un éditeur de texte quelconque, remplacer ṅ = ng, ñ = ny, ź = zh et ś = sh et les coller dans le cadre "Input text" de l'outil de traduction THL. Les vers apparaîtront alors en tibétain.

Exemple : sélectionnez la phrase "saṅs rgyas daṅ byaṅ chub sems dpa’ thams cad la phyag ’tshal lo". Remplacez ṅ = ng et ’ = ', donc "sangs rgyas dang byang chub sems dpa' thams cad la phyag 'tshal lo". Coller la phrase modifiée dans le cadre "Input text". Résultat :




Vous obtiendrez ainsi simultanément la phrase en caractères tibétains et une traduction mot-à-mot en anglais. Ceux qui connaissent bien les éditeurs de texte (MS Word, OpenOffice...) et savent créer des macros, pourront créer un macro capable de remplacer les 5 signes non-Wylie en Wylie en utilisant un raccourci.

Cours : La Grande complétude (Dzogchen)


Dans le système de la complétude ou perfection universelle (T. rdzogs chen), les cinq affections toxiques[1] ne sont autres que l'expression de la luminosité inhérente de l'Intelligence créatrice (T. rig pa). Elles sont représentées sous cinq lumières de couleur différente : blanche, jaune, rouge, verte et bleu foncé. Tout comme la lumière réfractée par un prisme est décomposée en plusieurs couleurs, la luminosité de l'Intelligence fondamentale se divise en cinq connaissances principielles (S. jñāna) qui partagent toujours une essence identique.


Quand les réactions instinctives que sont les affections (S. kleśa) ne sont pas reconnues comme des connaissances authentiques de l'Intelligence et qu'elles sont d'abord réifiées puis traitées conceptuellement, elles sont dénaturées et deviennent toxiques. Par le traitement conceptuel, elles sont mémorisées et deviennent des référents (S. vāsanā T. bag chags) dans le traitement des informations à venir. Ainsi, l'expérience des nouvelles données associées ou du même type sera teintée ou intoxiquée par ces réactions instinctives dénaturées (affections). Graduellement, ce processus devient tellement figé qu'il devient pratiquement impossible de reconnaître les expressions de l'Intelligence créatrice pour ce qu'elles sont. On s'est alors enfermé dans un fonctionnement rigide dont il est difficile d'échapper.

Si une des affections toxiques domine sur les autres, la marque qu'elle posera sur l'expérience de la réalité sera déterminante et donnera lieu à des souffrances particulières. Samantabhadra, qui symbolise le corps qualitatif (dharmakāya) et par là l'éveil primordial (adibuddha), se rappelle au souvenir des êtres emprisonnés dans les 6 destinées (5 au départ), et qui sont aliénés de leur propre éveil primordial. Il leur rappelle qu'il y a un seul fondement (S. ālaya), qui peut être éprouvé de deux façons, selon que les manifestations de l'Intelligence sont reconnues comme telles ou non [2]. Mais ces manifestations, même quand elles ne sont pas reconnues et éprouvées comme des affections toxiques, ne sont autres que les cinq connaissances principielles (S. jñāna) représentées par cinq lumières/couleurs. A l'une extrémité du spectre, ces cinq lumières non reconnues sont les cinq poisons, à l'autre extrémité, reconnues et transformées par la compassion universelle, elles deviennent les vainqueurs des cinq familles d'où émaneront des corps fonctionnels (T. sprul sku) pour convertir les êtres. Les corps fonctionnels émanés par le dynamisme des Vainqueurs de chaque famille sont destinés plus particulièrement aux êtres "de la même famille". 


En récitant ces aspirations de Samantabhadra (PDF bilingue), on se connecte avec son propre éveil primordial, on (re)devient Samantabhadra et ses aspirations deviennent les notres. Il n'y a pas de place spécifique pour les êtres de la sixième destinée, les humains, dans cette prière. C'est sans doute pour signifier que la situation des humains est ouverte et qu'elle n'est pas figée ; qu'ils peuvent se connecter avec Samantabhadra, et qu'au fond ils sont Samantabhadra… Le tableau récapitulatif ci-dessous reprend les informations que l'on trouve dans cette prière. Les cellules grisées contiennent des informations obtenues par déduction [3]. 


(Cliquez sur le tableau pour l'agrandir)

[1] suffisance, convoitise, aversion, jalousie et indifférence, soit en tibétain nga rgyal, 'dod chags, zhe sdang, phrag dog, gti mug

[2] On est très proche ici du Tathāgatagarbha ou potentiel d'éveil, sauf que Samantabhadra ne symbolise pas le potentiel de l'éveil mais le plein éveil dès l'origine.

[3] Penetrating Wisdom: The Aspiration of Samantabhadra de Dzogchen Ponlop Rinpoche


Sur le texte et son révélateur


Rigdzin Godem
Ce texte est un "terma" (T. gter ma), c'est-à-dire un texte caché pour être redecouvert plus tard par un "terteun" (T. gter ston), un révélateur de trésors cachés. Le révélateur de ce texte est Rigdzin Godem (T. rig ‘dzin rgod kyi ldem phru can) alias Ngeudrub Gyaltsen (T. dngos grub rgyal mtshan), (1337-1408). Ces trésors sont classés en trois catégories en fonction de leur provenance. Les trésors trouvés par Godem appartiennent à la catégorie Trésors du nord (T. byang ter). Il s'agit de trésors en provenance de la région Zhang-Zhung (centre de la religion Bon) et du Tibet septentrionnel. Les plus connus sont les textes du cycle de Vajrakilaya et de la Complétude universelle (Dzogchen). Il avait également retrouvé des trésors appartenant à la tradition Bon.

mardi 4 mai 2010

Centre : Madhyamaka et Mahāmudrā


"Sans rien qui cesse ou se produise, sans rien qui soit anéanti ou qui soit éternel, sans unité ni diversité, sans arrivée ni départ, telle est la coproduction conditionnée, des mots et des choses apaisement béni. Celui qui nous l'a enseignée, l'Éveillé parfait, le meilleur des instructeurs, je le salue."[1]


Ce sont les stances dédicatoires des Stances du milieu par excellence (S. mūlamadhyamakakārikā T. dbu ma rtsa ba'i shes rab) de Nāgārjuna, qui ne sont rien de moins que le coeur de ce texte et l'essence du Madhyamaka, la voie du Milieu. Le thème central de cette école, comme dans le bouddhisme dans son ensemble, est la coproduction conditionnée (S. pratītya-samutpāda), mais en tant que non-production (S. anutpāda T. skye med), car rien n'est réellement produit du point de vue ultime (S. paramārthatas). La non-production n'est autre que la coproduction conditionnée vue du point de vue ultime.
Rien, ni les phénomènes (S. dharmā), ni la conscience (S. citta), n'est donc réellement produit. La nature de la conscience est libre des opinions métaphysiques (S. prapañca S. spros pa), qui dans le système de Nāgārjuna sont au nombre de huit, quatre paires de contraires, énumérées dans les stances dédicatoires.

FrançaisSanscriteTibétain
Sans cessationanirodham'gag pa med pa
Sans productionanutpādamskye med pa
Sans anéantissementanucchedamchad pa med pa
Sans duréeaśāśvatamrtag med pa
Sans diversitéanekārthamtha dad don min
Sans unitéanānārthamdon gcig min
Sans arrivéeanāgamam'ong pa med pa
Sans départanirgamam'gro med pa

Voici les huit opinions futiles, littéralément élaborations ou proliférations (S. prapañca T. spros pa), aussi appelés extrêmes (T. mtha') dont il faut se débarasser pour atteindre la réalité telle quelle, autrement dite la coproduction conditionnée.
Cet objectif est bien résumé par Candrakīrti :

"La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[2]
La vue du Madhyamaka est dit être le résultat d'une analyse intellectuelle par les adeptes de la Mahāmudrā ou du Dzogchen (T. rdzogs chen). Ceux-ci appellent les Madhyamika "suiveurs de caractères" (T. mtshan nyid pa), car ils doivent suivre des attributs ou des caractères (S. laksana T. mtshan nyid) pour arriver à leurs fins, contrairement aux méthodes de la Mahāmudrā et du Dzogchen, où l'accès à la réalité est dit être direct (S. pratyakṣa T. mngon sum). Mais les trois approches sont basées sur la même philosophie comme le souligne le troisième Karmapa dans ses Objectifs du bien définitif de la Mahāmudrā (PDF bilingue) (T. phyag chen smon lam). La non-production (S. anutpāda) est la coproduction conditionnée vue du point de vue absolu. Ce terme indique que la coproduction conditionnée est considérée de manière négative selon le point de vue du Madhyamaka et de Nāgārjuna. Le terme "élément qualitatif" (S. dharmadhātu) est la coproduction conditionnée, considérée de manière plutôt positive, comme la "source" ou "l'élément réel" des dharmā. On le trouve plus souvent dans des instructions sur le Tathāgatagarbha et la Mahāmudrā.
[1] Traduction de Guy Bugault, Stances du milieu par excellence p.35
[2] INTRODUCTION TO THE MIDDLE WAY: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

lundi 3 mai 2010

Tendances contemporaines en matière du Karma



L'indiologiste Wilhelm Halbfass (1940-2000) avait détecté des nouvelles tendances dans la compréhension du Karma dans l'hindouisme contemporain. Il les a résumé dans son article "Indian Conceptions of Karma and Rebirth" [2].

1. Le Karma est, plus ou moins dissocié des implications mythologiques traditionnelles du saṃsāra, y compris les cieux, les enfers et autres royaumes d'existence transempiriques ; la renaissance elle-même est considérée comme un additif moins essentiel du Karma.

2. Le Karma est présenté comme une notion fondamentalement scientifique, une "loi et principe" complète ainsi qu'un principe d'explication qui annule et remplace toute causalité purement physique et toute régularité.

3. Il y a un intérêt plus grand pour des preuves empiriques, des études de cas, et pour la collecte et l'analyse de revendications personnelles de cas de renaissance ; les recherches qui vont dans ce sens sont étrangères au traitement traditionnel des notions du Karma et de la renaissance.

4. La doctrine est associée avec les concepts occidentaux contemporains d'évolution et de progrès ; l'univers du Karma et de la renaissance est moins un royaume du saṃsāra où l'on erre sans but et qui appelle à la transcendance et la libération ultime (moka) qu'une sphère d'autoperfectionnement et de développement spirituels potentiels.

5. En réaction au réalisme européen, toutes les implications fatalistiques du Karma sont rejetées avec force et passion, tout en mettant l'accent sur sa compatibilité avec l'action, les initiatives et la responsabilité sociale.

6. Les notions de "Karma collectif", "Karma de groupe" ou même "Karma national", qui n'existaient pas dans la théorie traditionnelle du Karma, mais qui semblent aller de soi dans la théosophie, émergent dans la pensée et le discours néo-hindou, bien que leur utilisation soit plutôt insaisissable et dans certains cas, purement rhétorique.

On trouve ses tendances aussi dans le bouddhisme contemporain. Des lamas tibétains contemporains, comme par exemple Ringu Tulku, parlent de Karma collectif.[1] Pour le Théravadin contemporain Padmasiri De Silva le karma est principalement une théorie de développement psychologique et caractérologique tandis que toutes les implications de justice morale et de rétribution sont atténuées.

[1] Et si vous m'expliquiez le bouddhisme ? p. 74

[2] Routledge Encyclopedia of Philosophy (London: Routledge, 1998), Volume 1, p. 216