samedi 9 octobre 2010

Les rêves d'un Heruka



Pour faire suite au billet précédent, ce n'était pas la pratique de Vajravarāhī (y compris avec gaṇacakra) en soi qui posait problème. Gampopa l'avait faite et l'avait enseignée. Il existe même une initiation avec rituel[1], qui insiste que l'on utilise du lait au lieu de vin pendant l'initiation secrète et où il est mentionné que cette pratique vient du "précieux lama".[2] Le problème était que les pratiques ésotériques n'étaient pas faites selon les consignes d'un aspirant heruka, qu'elles n'étaient pas suffisamment transgressives et qu'elles perdaient donc en efficacité. Pour "preuve"[3], quand les trois hommes quittent le monastère, Gampopa aurait eu une vision dans laquelle il voyait les ḍāka et ḍākinī quitter le monastère avec eux. Dans la Vie de Marpa, gtsang smyon heruka (1452–1507), va encore plus loin dans le dégoût de la tiédeur. Il exprime une profonde nostalgie de l'époque légendaire des "véritables" gaṇacakra. Il raconte que lorsque Marpa séjourna au Népal, il célébra une fête vajra avec le lama de Yerang (Mahākaruṇa), le plus grand paṇḍita newar à l'époque, dans le charnier de Ramadoli.

"Dans le charnier, les chacals hurlaient et l'on entendait toutes sortes de bruits. Tous ceux qui s'étaient rassemblés prirent peur. "Il faut terminer ce festin sans tarder, dirent-ils. Ce charnier est un peu trop risqué, les non-humains pourraient nous amener des obstacles."
Par devers lui, Seigneur Marpa pensa : "Les maîtres Naropa et Maitrīpa auraient préféré rester dans le charnier et s'asseoir sur un cadavre pour vraiment prélever de la chair humaine. Quand ils ne peuvent s'en procurer, ces maîtres entrent en absorption méditative et s'en délectent par la visualisation. Même si des hordes de dakini courroucées se mettaient en file pour recevoir les tormas, ils n'auraient aucune peur. Mais ce soir, dans ce vallon désert, il se trouve que les pratiquants sont terrorisés par les hurlements des chacals et le bruit des éléments." Les qualités de Naropa et de Maitrīpa lui revinrent soudain en mémoire et Marpa regretta vivement d'avoir quitté l'Inde. Il décida alors qu'il y retournerait, puis il s'assit et pleura tant et plus."[3]

Pour comprendre pourquoi Tsangnyeun ("le fou de Tsang") met ces mots dans la bouche de Marpa, il faut étudier ce personnage de plus près. Un de ses disciples, Götsang Repa (rGod tshang ras pa sna tshogs ran grol 1494–1570), avait écrit sa hagiographie. Selon celle-ci, c'est à partir de l'âge de vingt ans que Tsangnyeun commença à se prendre pour un heruka et à se vêtir d'une peau humaine et à porter une crâne partout il alla. Il se comportait de façon excentrique et provocatrice en proposant aux gens de manger des fèces et en leur jetant de l'urine. Il se couvrait de cendres, se peignait avec de la graisse et du sang humain, coupait les doigts et les doigts de pieds de cadavres humains et en faisait des ornements pour sa chevelure. Il retirait les intestins des corps et s'en fabriquait des colliers et des bracelets qu'il porta. C'est à partir de la même époque qu'il fut appelé "le fou de Tsang". Et c'est après une visite à sa mère à Lhasa (1474 ou 1475) qu'il abandonna, sur ses sages conseils, ces accoutrements macabres. Elle avait peur que les gens le prendraient pour un démon... Désormais, c'était seulement quand une bonne occasion se présentait qu'il revêtit la peau humaine et qu'il mangea la cervelle et la chair des morts.

Il eut de nombreuses visions et lors d'une de ses visions, la vie de Milarepa lui était contée, ce qui explique les nombreuses innovations que l'on trouve dans sa version de la vie de Milarepa. C'est Nāropa, dont il eut une vision, qu'il lui ordonna d'écrire et d'imprimer la Vie de Milarepa. Il lui donna aussi une liste de cinq jeunes filles avec qui il devrait avoir une relation afin de faciliter la réalisation de ce projet. L'accès aux biens et richesses semblait passer par là. Il fréquenta les endroits où avait vécu Milarepa, fit des voyages au Népal et des pèlerinages au Mont Kailash[4]. Il est mort à 55 ans pendant une visite à la grotte de Rechungpa.

Il était celui qui avait compilé les instructions de la lignée de Rechungpa en un texte, intitulé "La transmission orale de la ḍākinī de Saṁvara" (T. bde mchog mkha' 'gro snyan rgyud).
L'idéal du Heruka avec tout l'imaginaire qui l'entoure s'est graduellement imposé dans le bouddhisme tibétain et le domine depuis, mais après avoir été considérablement édulcoré. Il est véhiculé dans les yogatantras supérieurs. J'ai envie d'appeler "Néo-herukisme" ce retour nostalgique vers l'idéal du Heruka et la tendance de considérer ce chemin supérieur aux autres chemins du mahayana/vajrayana ou comme indispensable.


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Illustration : statue de rGod-tsid-pa he-ru-ka

MàJ030112  : Sortie d'un livre sur le yogi fou de Tsang, "Crazy for wisdom" par Stefan Larsson, éd. Brill, donc très cher...  autre lien
Màj 120413 : 'khor lo bde mchog nges brjod bla ma las/_lus kun la ni gang gnas pa//de nyid sangs rgyas ye shes te//he ru ka dpal yin par bshad// citation du Abhidhānottaratantra (Tôh. no. 369 T. phyag rgya chen po lhan cig skyes sbyor zab don don gyi chu bo skal ldan gyi gdul bya'i yid mtshor 'jug pa'i 'bab stegs myur bde lam gyi snying po grub thob brgyud pa'i zhal lung).
"Ce qui est présent dans tous les corps
Cela-même (ou le tattva) est l'intuition de l'éveillé (buddhajñāna)
Qui est présenté comme Śrī Heruka."



[1] phyag rgya chen po rdo rje ye shes kyi dbang dang phag mo'i gzhung mdo dang bcas pa
[2] gampopa thèse de gyaltrul
[3] Du point de vue du mgur mtsho
[3] Marpa, maître de Milarepa, sa vie, ses chants, traduit par Christian Charrier p. 142
[4] The Biographies of Rechungpa: The Evolution of a Tibetan Hagiography de Peter Alan Roberts. C'est dans ce livre que l'on trouve les données hagiographiques utilisées dans ce billet.

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