jeudi 21 avril 2011

Le "subitisme" d'Atisha


Les Instructions de la remémoration unique ou de la compréhension intuitive simultanée.

En lange indienne : Ekasmṛtyupadeśa
En tibétain : dran pa gcig pa'i man ngag[1] / [ci car 'jug pa'i man ngag]

Hommage au bienheureux Seigneur du monde
Après m'être respectueusement incliné devant l'omniscient
Et ayant rendu hommage à Ārya Nāgārjuna,
Moi, Avadhūtipa[2],
J'écrirai ici les instructions de l'éntrée simultanée/la compréhension intuitive simultanée.

A partir de la première génération de la motivation du candidat-bouddha, jusqu'à la grande consécration (S. abhiṣeka)[3], il y a deux choses à développer : la lucidité (S. prajñā) et l'engagement altruiste (S. upāya).

La lucidité (S. prajñā) consiste en le savoir que tous les faits psychiques ne sont pas produits depuis l'origine et qu'ils ne sont autres que l'élément des faits psychiques (S. dharmadhātu). Elle se pratique par une culture mentale continue, jour et nuit, du commencement jusqu'à la consécration[4].

L'engagement altruiste (S. upāya) consiste en la pensée d'éveil qui ne renonce pas aux êtres. La pratique [des expédients] est de consacrer tous les actes mentaux, verbaux ou physiques, directement ou indirectement, à tous les êtres. Il se pratique en deux phases. Une phase pendant laquelle on se réfère aux êtres, puis une phase sans ne se référer à rien.

Ces phases sont opaques pour les non-instruits et transparents pour les instruits.
Au moment où le corps des qualités (S. dharmakāya) se manifeste, il se dote de lucidité et quand elle devient de l'intuition, elle perdurera.

[Le dharmakāya] n'est pas doté d'actes de lucidité, mais c'est en se familiarisant [avec la lucidité] qu'elle est parfaite. Les actes de l'engagement altruiste se réalisent sans référence,
naturellement et spontanément et se produisent sans effort.

Les candidats-bouddha débutants, puisqu'ils ont encore [la notion du] soi dans les individus, conçoivent des "êtres" et engendrent de la compassion pour eux. En se familiarisant [avec la lucidité] [ils vont découvrir que] "les êtres" n'est que le nom donné à des entités éphémères sans existence autonome. En pensant qu'il n'y a rien d'autre à part les agrégats (S. skandha) interdépendants, les éléments, et les domaines sensoriels (S. āyatana), ou en pensant que ces choses ne sont au fond que conscience (S. svacitta), [les candidats-bouddha] engendrent de la compassion pour ceux qui souffrent de ce fait.

En l'état d'éveil il n'y a plus d'objets sur lesquels s'appuyer. Voici ce qu'en dit Les questions de Suvikrāntavikrāmi[5] (S. Suvikrāntavikrāmi-paripṛcchā-prajñā-pāramitā-nirdeśa T. rab kyi rtsal gyis rnam par gnon pas zhus pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa bstan pa) :
"L'intuition de l'éveillé, le bienheureux, ne voit rien.
Alors, y a-t-il bien une intuition ou pas à ce moment ? Ārya Nāgārjuna ne l'a pas précisé. Voilà ce qu'il en dit :
"En ce qui concerne l'esprit, aucun éveillé
Ne l'a vu, ne le voit ou ne le verra.
L'être propre sans être propre
Comment pourrait-on le voir ?"
Les instructions médiates :
En dehors du bien d'autrui, n'ayez pas de préoccupations. Ainsi, le bien d'autrui est l'aspect principal du fruit qu'il faut espérer.
Voici ce qu'a dit Ārya Nāgārjuna à ce propos :
"Le meilleur intérêt d'autrui
Est l'aspect principal du fruit à espérer
L'état de bouddha etc. est différent
Il faut l'espérer comme le fruit de [l'intérêt d'autrui]."
Les instructions pour pénétrer le réel (S. tattvāvatarā T. de kho na nyid la 'jug pa[6]) doivent aussi se fonder sur l'intellect.

Interrogé par [son traducteur] Tsul khrims rgyal ba, Atiśa ajoute :"Ici je l'expose de façon résumée. Pour la version extensive il faudra regarder les instructions de Nāgārjuna et les sūtra du Mahāyāna."
Les instructions de la compréhension intuitive simultanée ont été composées par le paṇḍita Dīpaṃkaraśrījñāna. Elles ont été traduites par le paṇḍita lui-même et par Tsul khrims rgyal ba.

***

[1] dran pa gcig pa'i man ngag toh: 3928; 4476 DGTG mdo vol. ki, pp. 94v-95v
[2] Ou bien Avadhūtipa est tout simplement la transposition du terme avadhūta, ou bien c'est un des noms d'Atiśa. Si c'est un nom d'Atiśa, on peut émettre l'hypothèse qu'Atiśa était Avadhūtipa junior, puisqu'il y avait un Avadhūtipa sénior.
[3] La "grande consécration" signifie ici sans doute la consécration d'un candidat-bouddha au terme de sa carrière de bodhisattva, à l'instar de Maitreya qui s'est fait consacrer dans le ciel de Tuṣita.
[4] Voir ci-dessus, il ne s'agit pas d'une consécration tantrique.
[5] Traduit en français par Georges Driessens dans "La perfection de la sagesse", pp. 47-50
[6] Il existe un texte de ce titre composé par Śrījñānakīrti (dpal ye shes grags pa), un maître de Maitrīpa et sans doute aussi d'Atiśa.

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vendredi 15 avril 2011

Les corps formels et les tantras


Le Dalai-Lama a rédigé un petit texte intitulé "Méditation tantrique simplifiée pour débutants" (publié en annexe du livre La méditation au quotidien[1]). Le centre du cercle de divinités est Bouddha Shakyamûni avec à ses côtés Shariputra et Maudgalyayana. A sa droite Avalokiteshvara, à sa gauche Mañjushri, derrière Arya Tara. Les questions qui suivent se rapportent à cette pratique. Voici la réponse du Dalai-Lama.
[90] C. QUESTIONS - RÉPONSES.

"Q. - Quand on a atteint à des niveaux de méditation élevés comme les êtres supérieurs en connaissent, est-il encore nécessaire de passer par la visualisation du Bouddha et de sa suite, comme Tara et les autres, avec tous leurs attributs? Quelqu'un parvenu à un degré supérieur peut-il directement se focaliser sur le Bouddha dans la méditation ?

Dalaï-Lama : Dans la pratique tantrique, on s'engage dans différentes sortes de méditation en fonction des aspects divers des attributs du Bouddha. C'est pourquoi j'ai expliqué ces différentes visualisations.
En ce qui concerne le chemin, il n'est pas absolument nécessaire de visualiser le Bouddha. On peut simplement méditer, sans la moindre visualisation, la vacuité ou l'esprit d'éveil. Méditer simplement la vacuité pour l'aspect sagesse, et l'esprit altruiste pour la méthode.

Pour une pratique tantrique cependant, il est généralement nécessaire d'accomplir des visualisations, car il en résulte un état comprenant aussi bien le Corps formel que le Corps de vérité.

Le motif fondamental qui nous pousse à la bouddhéité est d'aider les autres. La vraie qualité de Bouddha qui aide et sert tous les êtres est le Corps formel, non pas le Corps de vérité. Si bien que les bodhisattvas cultivant une aspiration véritable à l'éveil se concentrent essentiellement sur l'obtention du Corps formel.

Afin de l'acquérir, il faut accumuler les causes et conditions nécessaires selon les lois de la cause et de l'effet qui régissent tous les phénomènes impermanents, y compris l'état de Bouddha. Il faut amasser une cause substantielle en vue du Corps formel, que la pratique de la sagesse ne saurait apporter. Son accomplissement est comme une empreinte découlant du mérite accumulé.

Même si, selon les sûtras, des pratiques de générosité, de discipline, etc., peuvent également être causes du Corps formel, elles ne sauraient être leur cause substantielle. Le facteur qui joue ce rôle et complète le Corps formel est celui pratiqué dans le tantra. Il s'agit d'une énergie particulière, les vents.

En revanche, la sagesse réalisant la vacuité est une cause substantielle de l'obtention du Corps de vérité. Comme il existe deux sortes de corps résultants, il y a également deux causes différentes. Si cette énergie particulière, les vents, n'est pas générée en même temps que la sagesse, il ne saurait y avoir de combinaison de la méthode et de la sagesse.

Par conséquent, il convient de développer un type d'esprit qui, tout en étant un, ait à la fois l'aspect de la méthode et celui de la sagesse en vue de la réalisation aussi bien du Corps formel que du Corps de vérité, complets au sein d'un seul esprit.
Dans l'ensemble, si l'on se demande de quoi a l'air le Corps formel, il n'y a pas de réponse précise. On ne peut pas dire qu'il ressemble à une statue, mais on peut [91] au moins avoir l'idée de quelque chose susceptible d'être imaginé par des êtres humains de ce monde.

On peut prendre pour objet telle ou telle forme, une divinité qui a des traits analogues au Corps formel, et en se concentrant sur elle, réfléchir à la vacuité. Nous avons alors l'apparence d'une déité, et, en même temps, une compréhension du vide de sa nature. Donc, un tel esprit a les deux qualités, à la fois la visualisation de la déité et la compréhension de sa totale vacuité.

C'est pourquoi il est utile de visualiser déités et mandalas dans la pratique tantrique."
Les tantras sont apparus dans le prolongement de la pratique de bouddhisme mahāyāna. Ils se centrent toujours sur la pratique d'une divinité ou d'un être éveillé. La divinité pratiquée représente sous forme anthropomorphe le fruit qu'il convient de réaliser. Le corps de la divinité et ses attributs symbolisent des qualités éveillées. En s'identifiant à la divinité, c'est-à-dire en pensant que la nature de la divinité est notre véritable nature, et en réussissant cette identification, la divinité est "réalisée". Ce processus d'identification est accompagné d'une pratique de récitation de mantra et selon la classe de tantra, de la pratique sur les canaux subtils, les énergies et les gouttes du corps subtil. La pratique tantrique composée par le Dalai-Lama ne comporte d'ailleurs pas ce dernier type de pratique.

Le mahāyāna avait enseigné la nécessité de la pratique combinée de la sagesse (prajñā) et de la méthode (upāya). Initialement la méthode (upāya) se réfère à tout ce qui accompagne un engagement actif dans le monde dans le but de venir aux besoins des êtres. Evidemment dans l'optique de les conduire à l'éveil, mais aussi de soulager leurs souffrances temporairement. C'est par son utilisation de "la méthode" qu'un bodhisattva se distingue d'un bouddhiste qui n'aspire pas au "plein éveil" mais à l'état d'arhat.

Un bodhisattva peut donc utiliser tous les moyens (upāya) dont il dispose pour soulager la souffrance des êtres, sans aucune limite. Il y a des exemples de bodhisattvas qui vont jusqu'au meurtre pour empêcher l'assassinat d'un plus grand nombre d'êtres. Un bodhisattva peut évidemment pratiquer la médecine. La science médicale au moyen-âge en Inde n'étant pas ce qu'elle est maintenant, elle comportait des rituels d'offrandes aux dieux et aux asura. Dans son engagement altruiste, un bodhisattva "exerçant la médecine" pouvait donc être amené à faire le culte de certains dieux et demi-dieux. Par nécessité, par habitude, par conviction personnelle, parce que cela faisait partie de la pratique de la médecine, parce que de toute façon la séparation entre la science et la religion n'existait pas et que les traditions religieuses étaient plus imperméables et moins dogmatiques.

Dans l'optique d'un bodhisattva, l'état de bouddha est réalisé pour pouvoir mieux venir en aide aux êtres et donc accessoirement pour devenir plus efficace soi-même. Il est donc permis au bodhisattva de profiter de toutes les méthodes (upāya) qui peuvent le rendre plus efficace en attendant de devenir un bouddha. Quand il y a des méthodes qui permettent au corps de devenir plus fort voire indestructible, ou pour produire l'élixir de jouvence pour vivre plus longtemps, ou des méthodes de yoga qui permettent de susciter des expériences spirituelles à partir du contrôle de fonctions physiques grossières et subtiles et ainsi d'avancer plus vite ou de façon plus tangible sur le chemin vers la bouddhéité, elles sont permises. Les tantras sont des textes où ce genre de méthodes sont inclues toujours dans le cadre de la pratique d'une divinité. Cette pratique fait suite à une consécration, avec un rattachement à celui qui transmet la pratique et à sa lignée. L'engagement de loyauté pris à cette occasion court jusqu'à l'obtention du plein éveil. Ce sont les conditions que stipulent les tantras transmis.

Le sens premier de la méthode (upāya) était l'engagement altruiste dans le monde. Plus tard l'accent était mis sur les méthodes utilisées pour cet engagement et sur les méthodes tantriques en particulier. Il faut tenir compte de ce glissement sémantique en utilisant le mot méthode (upāya).

Pour revenir sur les réponses du Dalai-Lama. Il explique que pour être un bodhisattva il faut développer la sagesse et pratiquer la méthode, ce qui s'appelle développer l'esprit d'éveil (bodhicitta). Il n'y a pas besoin pour cela de visualiser le Bouddha, c'est-à-dire dans ce contexte de faire une pratique de style tantrique qui le prend comme le centre d'un maṇḍala dans le but d'une identification. Rappelons que le véritable Bouddha, que cible le bodhisattva, est le corps spirituel (dharmakāya) et que celui ne s'accède pas à travers une visualisation ou toute autre activité intellectuelle. Elle peut en revanche être un moyen qui facilitera le déclic d'un éveil. Mais la signification de "moyen" dans ce sens est différente que du "moyen" (upāya) dans le sens de l'engagement altruiste. Le Dalai-Lama dit donc que l'on peut "méditer simplement la vacuité pour l'aspect sagesse, et l'esprit altruiste pour la méthode" sans passer par une pratique de type tantrique centrée sur le Bouddha historique.

Ensuite, il ajoute que cela ne suffit pas dans la pratique des tantras. Dans les tantras, les corps formels (rūpakāya) "s'édifient" contrairement au corps spirituel (dharmakāya), qui est naturellement présent. Le corps spirituel est accessible à travers une purification, mais les corps formels sont à construire et ils se construisent à l'aide des tantras. Il faut noter que le mot corps, qui signifiait au départ un "ensemble" de qualités plutôt que le corps individuel, subit un glissement à cause du développement iconographique. Le Dalai-Lama explique que ce qui fait qu'un bouddha soit un véritable bouddha, ce sont ses corps formels, car c'est avec ceux-ci qu'il peut aider les êtres. Le corps spirituel d'un autre bouddha ne leur étant pas accessible. Selon ce raisonnement, le passage par les tantras est donc obligatoire.

Maitrīpa et Gampopa enseignent que le véritable Bouddha est le corps spirituel (dharmakāya). Le corps spirituel qui est naturellement présent en chacun de nous. Ce "bouddha véritable" est donc le seul "bouddha" qui soit véritablement accessible à chacun. Chercher un bouddha ailleurs serait de la folie. Ce serait courir d'après un mirage dirait Saraha.

Reprenons le fil du Dalai-Lama. Pour obtenir les corps formels d'un bouddha, "il faut accumuler les causes et conditions nécessaires selon les lois de la cause et de l'effet qui régissent tous les phénomènes impermanents, y compris l'état de Bouddha". Si le véritable Bouddha est le corps spirituel (dharmakāya), et donc l'état de Bouddha, celui-ci n'est pas régi par la loi de cause à l'effet, car il est inconditionné. Pour rappel, selon Maitrīpa les corps formels sont le dynamisme inhérent du corps spirituel, selon Gampopa ils sont la conséquence de trois facteurs réunis[2]. Le Dalai-Lama suit une autre doctrine dans laquelle la pratique de la sagesse ne peut pas aboutir aux corps formels du bouddha. Les qualités spirituelles (pāramitā etc.) développées ne peuvent pas être leur "cause substantielle". Les corps formels d'un bouddha ont donc besoin d'une "cause substantielle" qui est développée par la pratique des tantras en général et par la maîtrise de l'énergie "des vents" (vayu) en particulier. Il s'agit ici de la pratique du système des canaux subtils (nāḍī), des souffles (prāṇa) et des gouttes (bindu) du corps subtil.

Le Dalai-Lama ajoute, contredisant par là la première partie de sa réponse : "Si cette énergie particulière, les vents, n'est pas générée en même temps que la sagesse, il ne saurait y avoir de combinaison de la méthode et de la sagesse." Dans ce raisonnement qui est celui de la justification de la nécessité et de la supériorité des tantras, le sens de "méthode" (upayā) qui signifiait au départ "l'esprit altruiste" a pris le sens de la pratique de la maîtrise du corps subtil dans le cadre d'une consécration, et qui est la seule "cause substantielle" possible pour développer les corps formels (rūpakāya) et pour devenir un bouddha pleinement éveillé (samyakbuddha).

Cette conception des corps formels est donc différente de celle de Maitrīpa et de Gampopa. La ligne de fracture est semblable à celle de la conception de l'intuition.


***

[1] Tenzin Gyatso XIVe Dalai-Lama, La méditation au quotidien, traduit de l'anglais (Cultivating a daily meditation) par Claude B. Levenson, Editions Olizane pp. 90-91
[2] le dynamisme de l'élément des qualités (S. dharmadhātu), la perception des êtres à guider, les objectifs formulés (praṇidhāna) par les candidats buddha.

jeudi 14 avril 2011

Pulp fiction métaphysique



Figure 1

La cosmogonie est un "ensemble de récits mythiques ou de conjectures scientifiques, cherchant à expliquer l'origine et l'évolution de l'univers". La cosmogonie indienne est racontée dans les Purāṇa qui traitent traditionnellement de cinq sujets (S. pañcalakṣaṇa): la création de l'univers (S. sarga), les créations secondaires (S. pratisarga), la généalogie des dieux et des sages (S. vaṃśa), la création de la race humaine et des premiers hommes (S. manvantara), et les histoires dynastiques (S. vaṃśānucarita). Il existe dix-huit purāṇa dont la plupart furent composés entre 400 et 1200. On peut distinguer deux axes mythologiques qui s'inscrivent dans ou sont à l'origine de deux approches antagoniques ou complémentaires. L'un passe par l'effort (yoga), le deuxième par une "connaissance" difficile à définir[1]. Elle n'est pas intellectuelle et dite intuitive, mais pour la susciter la foi et l'amour sont nécessaires.

Dans la première version, il y a l'océan de lait et un serpent (S. nāga) qui porte le nom Ananta (Infini) ou Śeṣa (Vestige, reste ou résidu), ou encore Ananta-Śeṣa. Il est l'ainé de mille serpents[2], nés de l'union entre le sage Kaśyap[3] et sa femme Kadrū. Il symbolise le résidu de l'Univers entre deux périodes cosmiques et le germe de la création nouvelle. Les trois tours que fait le nāga (Vasuki) autour du cou de Śiva symbolisent le passé, le présent et le futur. Il se peut que ce qu'il reste après la déstruction d'un univers est le Temps, qui est infini. Traditionnellement ce résidu est l'empreinte (S. samskāra) laissé par le cycle précédent de laquelle se produira le cycle suivant.

La première approche est plutôt réaliste et dualiste. L'objectif est la production de nectar d'immortalité (S. amṛta). L'océan de lait semble être la "matière première" de l'Univers qui afin d'être féconde doit être barattée. Tout comme le barattage du lait sépare la matière grasse contenue dans la crème du petit lait, le barattage de l'océan de lait sépare le nectar (S. amṛta) des impuretés. Ces impuretés ont produit le poison Halāhala ou Kālakūṭa, qui était tellement toxique qu'il aurait pu détruire toute la création. C'est alors que le dieu Śiva, le Seigneur du yoga, est appelé à l'aide. Prêt à se sacrifier, il avale le poison, mais grâce à l'action de sa compagne Parvatī, le poison reste dans sa gorge qui sous l'effet du poison devient bleue. Il y a donc une dualité entre nectar d'immortalité et de poison (mort), et le Seigneur de yoga, Śiva, possède une méthode qui lui permet d'ingérer le poison, d'utiliser le monde, sans en être affecté.


Figure 2

Dans la deuxième version, nous retrouvons l'océan de lait et le serpent Ananta-Śeṣa. Nous retrouvons également Viṣṇu, qui dans la première version était présent sous la forme de son avatar tortue (S. Kūrma) qui soutenait l'axe du monde. Ici Viṣṇu est représenté dans sa forme de dieu védique. Il n'y a plus question de nectar d'immortalité ni de poison, ni d'effort (barratage) et le serpent ne sert plus de "courroie de transmission", mais simplement de support qui offre un refuge. Si le serpent Ananta-Śeṣa symbolise toujours l'infini, transcendant les trois temps, sa protection consiste sans doute justement en cette transcendance. Viṣṇu est couché et rêve. De son nombril est sorti un lotus sur lequel est assis Brahmā. La nature de cet univers n'est autre qu'un rêve, même si c'est un rêve divin. S'il y a un Sujet et une Nature originelle, une évolution et une involution, ceux-ci ont perdu un peu de leur réalité et font partie intégrante du rêve divin. Voilà en ce qui concerne la nature de l'univers que raconte ce mythe.

Si nous prenons ce Viṣṇu comme l'Homme cosmique et donc dans l'optique du yoga (avec son macrocosme et microcosme), comme le modèle de tout un chacun, nous avons un modèle dont l'action procède du non-agir et se déroule sans effort. Le nom Viṣṇu se traduit en tibétain par "khyab 'jug", ce qui rappelle son caractère universel, son ubiquité. L'ubiquité est aussi la qualité principale du Corps spirituel (S. dharmakāya) qui constitue par là le potentiel d'éveil (S. tathagatagarbha) de tout être. Selon la doctrine de Maitrīpa et de Gampopa, les deux corps formels d'un bouddha, ne sont pas le résultat d'un effort (édification d'un corps indestructible par l'alchimie rasāyana, par le haṭhayoga , par la pratique de yogatantras supérieurs où le fruit – corps formels – doit avoir une cause – pratique des deux phases, etc.), mais sont le dynamisme naturel du corps spirituel (S. dharmakāya). Ce qui veut dire que l'action d'un bouddha, et donc l'apparition de ses corps formels (qui ne sont pas des corps au sens propre, rappellons-le), est spontanée.

Si je devais me représenter iconographiquement ce rapport entre le corps spirituel et les corps formels, je ferais bien un emprunt à ce Viṣṇu endormi. Petit détail intéressant par rapport à la description de Śavaripa que donne Pema Karpo.


Figure 3

Il existe une représentation (Figure 3) de Viṣṇu entouré de ses deux parèdres Lakṣmī et Bhū devi (la Terre). Śavaripa est représentée en compagnie de deux yoginī chasseresses (Figure 5). Cela change de la représentation classique de divinités yab-yum. Nous avons à faire à un trio dans ce cas. Sur certaines représentations iconographiques, quand Viṣṇu est ainsi en repos en rêvant l'univers, il se fait masser les pieds par Lakṣmī ou ailleurs par la nāgī Ila. On retrouve dans le recit de Pema Karpo le massage du pied de Śavaripa par une des yoginī. Ce massage a-t-il un sens particulier ? Ou s'agit-il tout simplement de peindre un décor ? Dans ce cas, aurait-il pu y avoir une influence iconographique consciente ou inconsciente ? Rappelons aussi que les deux moitiés de laie à l'un et à l'autre bout de l'arc, représentent (Vajra)Vārāhī, l'aspect féminin de Varāha, troisième avatar de Viṣṇu. Nous avions déjà vu d'autres éléments vishnuïtes dans l'œuvre d'Advayavajra. Bcom ldan ral gri (1227-1305) écrit dans son commentaire sur le dohākośagiti que Maitripa, avant de se reconvertir au bouddhisme, était Vaishnavist et qu'il avait reçu de la part de son maître Bharka l'initiation de Mahāviṣṇu. Il s'agirait d'une information de première main [4]…


Figure 4



Figure 5


***

Barattage symbolique : "Comme une corde conçue pour faire tourner la roue des mondes, Mahāśakti, la Grande Energie de Śiva apparaît. C'est la prise de conscience qui s'ébranle (vimarśa saṃrambha)." Mahārtha mañjarī, verset 26.

[1] Advayavajra écrit : "On appelle "intuition" ce qui n'est pas accessible à l'entendement, ce qui est non-discursif et parfaitement authentique. Mais il s'agit [simplement] de donner un nom à ce qui n'a pas de nom, lequel nom est donc erroné". Commentaire sur les Distiques de Saraha
[2] Vasuki, Airavata et Takshaka sont ses cadets
[3] Un des sept sages (S. saptaṛṣi)
[4] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p.134

Figure 1 : Fragment de tympan: le barattage de la mer de lait, Cambodge, Prasat Phnom Da, style d'Angkor Vat, première moitié du XIIème siècle, grès.
Figure 2 : Vishnu Sleeping on the Cosmic Ocean Northern Madhya Pradesh, possibly Khajuraho. 11th century Sandstone 2001.1.14 Ester R. Portnow Collection of Asian Art, a Gift of the Nathan Rubin-Ida Ladd Family Foundation
Figure 3 : Vishnu, surmonté du serpent Ananta, assis entre ses parèdres Lakshmi et Bhudevi, réside au Vaikuntha. Extrait d’un album de cent quatre-vingt-douze illustrations de l’Histoire de Krishna ou Incarnation de Vishnu constitué par Abraham Pierre Porcher des Oulches Karikal (Tanjore), entre 1742 et 1758
Figure 4 : Galerie de Terrell Just
Figure 5 : Shavaripa

mercredi 13 avril 2011

Le biculturalisme de Maitripa



"[Maitrīpa] n'avait pas la même renommée ni le même nombre de disciples que Nāropa, mais il avait un statut similaire et son altruisme était plus grand."[1] Il a en effet dû être un personnage attachant. Son disciple Rāmapāla[2] resta trois ans en deuil sans parler mot près du stupa de Dhānyakaṭaka (T. dpal yon can) après la mort de Maitripa.[3]

Selon Dzongsar Khyentsé Rinpoché, quand Atiśa, déjà au Tibet, donc après 1042, apprit la mort de Maitrīpa, il pleura. C'était, expliqua-t-il, parce qu'il n'y avait que deux personnes au monde qui savaient faire la différence entre le bouddhisme et l'hindouisme[4]. Tellement, ces deux traditions étaient proches l'une de l'autre et s'étaient construites mutuellement dans un dialogue continu du Vème au Xème siècle. Principalement au sujet de la controverse de l'existence d'un Soi (S. ātman), mais pas uniquement. Puis, les polémiques au sujet de différentes doctrines pouvaient être aussi véhémentes au sein du bouddhisme ou au sein de l'hindouisme.

Les traditions parlaient le même langage et utilisaient la même terminologie sinon très similaire. Elles puisaient leurs métaphores dans la même civilisation indienne et leurs pratiques et cultes dans des sources similaires si ce n'étaient pas les mêmes (siddha). A tel point qu'au XIème siècle, on savait difficilement faire la différence. Maitrīpa avait faite une formation complète en tant que ekadaṇḍin et connaissait très bien ses classiques, comme il s'avère de son commentaire sur les Distiques de Saraha. Ce dialogue fut interrompu au XIème siècle et les différentes traditions ont été définitivement systématisées de part et d'autre et sont devenus plus dogmatiques pour ainsi dire.

Deux livres excellents (parmi d'autres) sur le dialogue entre bouddhistes et brahmanes : Michel Hulin, Comment la philosophie indienne s'est-elle développée ? La querelle brahmanes – boudhistes, Panama. Johannes Bronkhorst, Aux origines de la philosophie indienne, Infolio.

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[1] Tāranātha (1575-1634) sur Maitrīpa dans les Sept transmissions d’instructions (T. bka’ babs bdun ldan), en anglais : The Seven Instruction Lineages, David Templeman
[2] Auteur du Sekanirdeśapañjikā (T. dbang nges bstan gyi 'grel pa)
[3] KBD p 568 / SIL p 13
[4] Arya Maitreya-Buddha Nature.Mahayana Uttaratantra Shastra with Commentary by Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche. Le problème est qu'Atiśa est mort en 1054 et Maitrīpa en 1075 ou 1085... Il s'agit probablement d'une autre personne.

lundi 11 avril 2011

Aperçu des 51 événements mentaux



Suite à l'enseignement sur les 51 événements mentaux (T. sems byung S. caitta) donné par Khenpo Trinley Gyaltsen le 9 avril 2011 à Marseille, voici un résumé très concis. Pour une explication plus détaillée, vous pouvez télécharger la transcription de l'enseignement donnée par Lama Sönam Lhundrup en 1997.

Le concept des 51 événements mentaux est centré sur une partie principale constitué des six consciences (T. sems gtso) et des événéments mentaux qui sont des facteurs subordonnés (T. skor) qui "apparaissent et disparaissent" dans la partie principale. Les six consciences sont les consciences des cinq facultés sensorielles et la sixième qu'est la conscience mentale. Chaque conscience a son propre champs d'action. La conscience visuelle perçoit les formes, la conscience auditive les sons, la conscience olfactive les odeurs, la conscience gustative les odeurs et la conscience tactile les différents types de toucher. Les objets de la conscience mentale sont les qualités (S. dharmā). Dans l'optique de l'instruction sur les 51 événements mentaux, ces qualités se limitent à ce qui doit être fait (T. blang bya) et ce qui ne doit pas être fait (T. dor bya).

La fonction des six consciences s'accompagné toujours de 5 événements mentaux constants (T. kun tu 'gro ba rnam pa lnga S. sarvatraga), quelques soit les événements bénéfiques ou nuisibles qui se présentent. Ces cinq sont d'abord[1] la sensation (T. 'tshor ba S. vedanā), qui est le fait de noter si l'expérience d'un objet sensoriel ou d'un événement mental est plaisant, déplaisant ou neutre. Le discernement ou non-confusion (T.'du shes T. saṃjñā) qui note les signes particuliers d'un objet sensoriel ou d'un événement mental. L'intérêt (T. sems pa S. cetanā) qui est le fait que l'esprit est tourné vers les objets extérieurs et qu'il dirige les six consciences sur eux. Le contact (T. reg bya S. sparśa) est la stimulation de la conscience par le rencontre d'une conscience sensorielle, un objet sensoriel et une faculté sensorielle. L'engagement mental (T. yid la byed pa S. manasakāra) fixe la conscience sur l'objet et le maintien sans le quitter. Il est la base de l'attention (T. dran pa S. smṛti) et de la vigilance (T. shes bzhin S. saṃprajñā) utilisées au cours de la culture du repos mental (T. zhi gnas S. śamatha).

Ensuite, il y a cinq facteurs qui permettent de déterminer (T. yul so sor nges byed S. vi-niyata ou viṣaya-niyata) les caractéristiques de chaque objet spécifique. Ces facteurs sont moralement neutres mais ils peuvent aussi bien s'associer avec des facteurs bénéfiques qu'avec des facteurs nuisibles. Dans la pratique spirituelle, ils sont utilisés en les associant avec des facteurs bénéfiques. Le premier facteur déterminateur est l'aspiration (T. 'dun pa S. chanda) qui est le souhait de faire quelque chose par rapport à un objet matériel, sensuel ou conceptuel et qui y prend un vif intérêt. Il fait en sorte que l'on veut de nouveau rencontre l'objet, qu'on ne veut plus le perdre et de combler cette aspiration. L'aspiration sert de base à l'énergie constante (T. brtson 'grus S. viryā) Le deuxième facteur est l'adhésion (T. mos pa S. adhimokṣa) qui est un renforcement de l'aspiration et qui la consolide. Les qualités de l'objet ont été vérifié et sont considérés dignes d'intérêt. L'adhésion sert de base à la foi et à la confiance (T. dad pa S. śraddhā). Le troisième facteur est l'attention ou le rappel (T. dran pa S. smṛti) qui est en essence le fait de ne pas oublier l'objet visé et de ne pas s'en écarter. Il nous rend conscient des événements mentaux bénéfiques ou nuisibles qui se présentent. Il sert de base à la concentration (T. bsam gtan S. dhyāna) et à l'absorption (T. ting nge 'dzin S. samādhi). Le quatrième facteur est l'absorption (T. ting nge 'dzin S. samādhi), c'est-à-dire la concentration en un seul point (T. rtse gcig tu). Elle peut être instantanée ou durer plus longtemps. Ensemble avec l'attention elle est à la base de la perfection (S. pāramitā) de la concentration.
Le cinquième facteur est la lucidité (T. shes rab S. prajñā). Contrairement au facteur constant du discernement elle n'accompagne pas tous les événements mentaux. Le discernement se limité à distinguer et à nommer les objets, la lucidité peut connaître tous les aspects d'un objet dans leur ensemble, dans l'optique d'en faire un usage correct. En effet, la lucidité est capable de distinguer le qualités et les défauts d'un objet. Ces dix facteurs constituent ainsi le fonctionnement de base du mental. Il est important de bien les connaître et de les reconnaître car ils sont essentiels à la pratique spirituelle.

Ensuite, il y a les onze facteurs mentaux bénéfiques (T. dge ba'i sems byung bcu gcig) qui sont des qualités à développer. Il s'agit de :
1. la foi
2. la retenue envers soi, scupule, honte
3. la retenue envers les autres, embarras
4. Détachement
5. Non-aversion, absence de malveillance
6. Non-confusion, acuité d'esprit
7. Perséverance enthousiaste
8. Souplesse, flexibilité
9. Vigilance, diligence
10. Equanimité
11. Non-violence

Les six facteurs affligeants fondamentaux (T. rtsa nyon drug S. mulakleśa) nous retiennent dans un fonctionnement vicié, à l'origine de troubles et d'une agitation qui aboutira en l'insatisfaction et des souffrances pour soi-même et pour autrui.
Ce sont :
1. l'ignorance
2. le désir
3. la colère
4. l'orgeuil
5. le doute stérile
6. les vues affligées

Les facteurs affligeants subsidiaires (T. nye nyon nyi shu) sont des facteurs qui sont dans le prolongement des facteurs affligeants fondamentaux ou qui en dépendent. Ils sont au nombre de vingt :
1. la rage
2. le rancœur, la rancune
3. l'animosité
4. la malveillance, la cruauté
5. la jalousie
6. la duplicité
7. la tromperie
8. Le manque de respect de soi, absence de honte
9. le manque de respect envers les autres
10. la dissimulation
11. l'avarice
12. l'autosatisfaction
13. le manque de confiance
14. la paresse, l'absence d'effort mental
15. l'insouciance
16. la mémoire confuse
17. le manque de discernement, l'inattention
18. la lourdeur
19. l'agitation
20. la distraction

Finalement, il y a quatre facteurs mentaux variables (T. gzhan du 'gyur ba), selon l'optique dans laquelle ils sont utilisés : sous l'influence de facteurs bénéfiques ou nuissibles. Ce sont respectivement :
1. le sommeil
2. le regret
3. le raisonnement, la discursivité mentale
4. l'investigation, le discernement

Puisque la conscience et l'inconscience (S. avidya) ne peuvent pas coexister, tout comme l'eau et le feu, avec chaque prise de conscience d'un événement mental une partie de cette inconscience est éliminée. Si la conscience est totale l'inconscience aura disparu. La concentration seule ne pourra pas arriver au bout de l'inconscience.

Lien pour télécharger la liste des 51 événements mentaux en français, en tibétain et en sanscrit.

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[1] Cette explication suit le système développé par Asaṅga et Vasubhandu.

mardi 5 avril 2011

Le vrai bonheur


Gotsangpa Gonpo Dorje



[6:6] Quand on est à tout moment bien dans son corps et dans son esprit, c'est la béatitude universelle, la substance des dharma (S. dharmatā). Ne sortant de celle-ci, [Geutsangpa] était heureux et fit le chant suivant.

De tous les buddha des trois temps :
De leur corps, verbe et esprit,
Intuition et activité spontanée il est l'essence
Je m'incline respectueusement devant ce précieux Seigneur.

1. La vue qui s'est débarassée de tous les extrêmes
Se fonde sur l'état d'ouverture de l'union des contraires (S. yuganadda)
Où les caractères dualistes se défont tout seuls
L'absence de pôles est un vrai bonheur

2. La méditation qui est vide par nature
Se fonde sur l'absence de sujet et d'objet
Où les caractères de la lourdeur et de l'agitation [mentale] se défont tout seuls
L'activité mentale comme un flot de béatitude vide est un vrai bonheur.

3. L'observance (S. caryā) qui est spontanée et libre
Se fonde sur l'absence de devoirs particuliers
Où les caractères des injonctions et des interdictions se défont tout seuls
L'absence de cadre est un vrai bonheur.

4. Le lien (S. samaya) avec la nature authentique
Se fonde sur l'absence d'affects (S. kleśa)
Où les caractères des transgressions se défont tout seuls
L'absence de voeux à garder est un vrai bonheur.

5. Le fruit qui se réalise spontanément
Se fonde sur ce qui est immuable
Les caractères de ce qui reste à faire ou à abandonner s'y défont tout seuls
La fin de l'intention d'agir est un vrai bonheur.

6. Le dharma de conventions verbales
Se fonde sur ce qui est inexprimable
Où les caractères de ce qui est à consacrer (T. brlab) se défont tout seuls
N'avoir rien à consacrer est un vrai bonheur.

7. Les signes de réussite des [dix] terres et des [cinq] chemis
Se fondent sur ce qui n'a pas besoin de se produire
Où les caractères de l'envie de signes se défont tout seuls
La pureté des qualités réelles est un vrai bonheur.

8. Le bien des êtres qui s'accomplit sans effort est aisé
Il se fonde sur l'absence de destinées
Où l'intention de faire le bien des êtres se défait d'elle-même
L'absence d'objet à accomplir est un vrai bonheur.

Ce chant sur le séjour dans la citadelle aux huit bonheurs
Est très populaire parmi les dieux[1]
Au coeur de cette citadelle se trouve la citadelle de la substance des dharma (S. dharmatā)
Demeurer dans cette citadelle est le vrai bonheur.

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Chant de Geutsangpa rgod tshang pa mgon po rdo rje (1189-1258).
Source : TBRC
gsung 'bum/_mgon po rdo rje W23661 pp. 6-8
[1] lha kha = réputation divine, bdo = répandu

Texte tibétain en Wylie :

[6:6] dus rnam pa thams cad du lus sems bde bar 'dug nas der bde ba chen po de chos nyid stong pa'i ngang [7] las ma gyos par bde bar 'dug nas mgur 'di gsungs so//

dus gsum sangs rgyas thams cad kyi//
sku gsung thugs dang yon tan dang*//
ye shes 'phrin las ngo bo nyid//
rje rin po che la gus pas 'dud//

1. lta ba mtha' dang bral ba 'dis//
zung 'jug yangs pa'i ngang la gnas//
gnyis 'dzin mtshan ma rang sar grol//
phyogs ris med pa shin tu bde//

2. bsgom pa rang bzhin stong pa 'di//
bzung 'dzin bral ba'i ngang la gnas//
byin rgod mtshan ma rang sar grol//
bde stong rgyun par shar ba bde//

3. spyod pa shugs 'byung lhug pa 'di//
'di byed med pa'i ngang la gnas//
blang dor mtshan ma rang sar grol//
dmigs gtad med pa shin tu bde//

4. dam tshig rang bzhin dag pa 'di//
nyon mongs med pa'i ngang la gnas//
nyes ltung mthsan ma rang sar grol//
bsrung rgyu med par shin tu bde//

5. 'bras bu lhun gyis grub pa 'di//
'gyur ba med pa'i ngang la gnas//
dgag bsgrub mtshan ma rang shar grol//
bsgrub blo zad pa sin tu bde//

6. tha snyad tshig gi dam chos de//
brjod du med pa'i ngang la gnas//
brlab bya'i mtshan ma rsang sar grol//
[8] brlabs rgyu med pa shin tu bde//

7. sa dang lam gyis drod rtags rnams//
byung rgyu med pa'i ngang la gnas//
rtags 'dod mtshan ma rang sar grol//
dngos po'i chos rnams dag te bde//

8. 'bad rtsol med pa'i 'go don bde/
sems can med pa'i ngang la gnas//
'gro don bya blo rang sar grol//
byed yul med pa shin tu bde//

bde ba brgyad rdzong la gnas pa'i dbyangs//
lha khab do la blangs pa lags//
rdzong yang chos nyid stong pa'i rdzong*//
rdzong de la gnas su yang bde//