lundi 27 juin 2011

Déclassement de la mahamudra de Maitripa


 
«Vers la fin de sa vie (1153), deux moines venaient voir [Gampopa] en le supplant une offrande de gtor-ma à la main de leur enseigner le chemin de techniques yoguiques (upāya-mārga). « Ayez de la compassion pour nous » ajoutèrent-ils. Gampopa (1079-1153) disait à son intendant qu’il ne voulait pas être dérangé. L’intendant dit alors aux deux moines de demander la Mahāmudrā. Ils’exécutèrent aussitôt et Gampopa les fit entrer immédiatement et leur donna les instructions sur la Mahāmudrā.»[1]

Jamgon Kongtrul explique :
“Bien que Milarepa n'ait pas enseigné le Chemin des techniques yoguiques et la Mahāmudrā naturellement intégrée (sahaja) séparément, Gampopa donna séparément les instructions tantriques à ceux qu'il jugeait digne de recevoir les initiations tantriques et les instructions de la Mahāmudrā (sahaja) à ceux qu'il jugeait digne de recevoir la pratique des [6] perfections (pāramitā), sans que ces derniers recevaient une initiation tantrique[2]”.

Gampopa dit à Dus gsum mkhyen pa (1110-1193), le premier Karmapa :
« J’ai violé l’ordre de mon maître Mila.
-Comment cela seigneur ?
- En donnant les instructions à tous. Et à une autre occasion :
-J’ai suivi l’ordre de mon maître.
– Comment cela seigneur ?
- En dédiant toute ma vie à la pratique.
»[3]
Dans la biographie de Mogchok rin chen brtson 'grus (volumes shangpa KA, p. 180 et suivantes) rencontre Gampopa environ deux ans après la mort du yogi de Khyoungpo.
« Mogchok présente une offrande (phyag rten) dans la chambre de Gampopa et lui dit : "Après que mon maître, le grand Shangpa est décédé, j'ai pratiqué (dge sbyor) et j'ai eu telles expériences du chemin des techniques, corps illusoire, rêve et claire lumière et je suis venu demander si j'étais arrivé au bout ou pas. Mais comme le maître de Shang est décédé et que vous n'êtes pas mon maître, je ne peux pas vous demander (bla ma khyed min pa zhu sa mi bdog). Il me faut maintenant demander l’ensemble de la transmission (khrid tshar gcig) des six yogas." Gampopa repondit : "Vous avez eu de bonnes expériences. Mais je dois ajuster (thag chod) votre vue." Et il lui donna les huit vers de la Mahāmudrā (phyag rgya chen po'i tshig rkang brgyad[4]) et les Cinq introductions (ngo sprod lnga pa), suite à quoi (mogchokpa) eut confiance en sa perspective de la vue (lta ba'i phyogs). Ensuite Gampopa dit : "Etudiez-le cycle des six yogas (chos drug tshar gcig) avec sgom pa tshul khrim snying po (1116-1169) . J'ai fait le vœu de ne pas enseigner les sādhana et les six yogas[5] ».

Gampopa utilisait une classification des méthodes dans laquelle la Mahāmudrā tient la position la plus élevée avec le Dzogchen.Une autre classification utilisée par Gampopa repartie les méthodes en trois voies : Prajñāpāramitā, Mantra et Mahāmudrā ou encore respectivement la voie de renoncement, la voie de la transmutation et la voie de la (re)connaissance. Cette approche fut vivement critiquée après la mort de Gampopa et la lignée Kagyupa prenait en compte ces critiques en donnant la priorité au chemin des techniques yoguiques de Naropa. Cela demandera des réajustements.

Selon 'gos lotsāwa (1392-1481) la transmission de ce système de "Mahāmudrā" passe encore par Maitrīpa, Śavaripa (ou Śabarapāda) et Saraha. Il s'agit donc d'une transmission de "mahāmudrā" qui n'a pas transitée par Tillipa et Nāropa[6] et que Marpa le traducteur aurait reçu de Maitrīpa (ou de ses diciples). Suite aux polémiques, cette transmission sera par la suite appelée "sūtra mahāmudrā". Pour Gampopa, le système de Mahāmudrā qu'il enseignait se situait en dehors du chemin des sūtra (chemin de renoncement) et le chemin des tantra (chemin de transformation) et constituait une troisième voie, la voie de connaissance, l' "objet de connaissance" étant l'être propre (S. svabhāva T. rang bzhin) de l'esprit. Cet "être propre" est l'état naturel (S. nija T. gnyug ma) de l'esprit, la simple conscience (T. tha mal gyi shes pa), qui n'est autre, en termes ésotériques, que la gnose innée (S. sahaja jñāna T. lhan cig skyes pa'i ye shes)[7].

Le « moyen facile » ("dkar po gcig thub") de Gampopa, Pamo droupa, lama Zhang etc. était très populaire, mais attirait les critiques. Sakya Pandita (1182-1251) écrit qu’il est nuisible au Dharma et ajoute :
« Moi aussi, je pourrais rassembler davantage de disciples, si j’enseignais la panacée auto-suffisante à ceux qui n’avaient reçu que l’initiation-bénédiction de Vajravārāhī, si je leur enseignais (ngo sprod) par la suite le sens 'qui ne s’atteint pas à travers l’effort', après avoir identifié une vague expérience contemplative comme le chemin de la vision. Je recevrais aussi davantage d’offrandes. Et puis les sots me considéreraient comme un Bouddha. »[8]

Sakya Pandita dit ailleurs de la méthode de l’introduction (T. ngo sprod) : "Dans ma tradition, comme la conscience n'a pas d'essence, il n'y a rien à introduire."[9] Et :
"L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne[10] et non-bouddhiste. C'est une méthode erronée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra sans doute analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?"[11]
La "tradition indienne" (il faut comprendre par là "non-bouddhiste") à laquelle fait référence Sakya Paṇḍita est peut-être la Pratyabhijñā (la reconnaissance du Soi comme étant identique au Seigneur, le Seigneur étant Śiva). « La Reconnaissance (pratyabhijñā) est la branche la plus philosophique du śivaïsme du Cachemire. Alors que la plupart des enseignements et des pratiques de ses différentes traditions ne sont accessibles qu'à leurs initiés respectifs, la Reconnaissance s'adresse à tous, initiés ou non, sans restrictions de sexe, de castes, de religion ou d'ethnie. »[12]

Ce sera surtout le cas avec Kṣemarāja, le vulgarisateur de la Reconnaissance, dont l’intention altruiste fait suite à celle d'Utpaladeva, qui expliquait dans son auto-commentaire qu’il se sent «honteux» de cette «perfection solitaire »et que sa satisfaction ne saurait être complète tant que «toute l'humanité » n'aura pas bénéficié de cette même grâce.[13] Il se distingue en cela de son maître Abhinavagupta qui avait une approche plus élitiste.

Le 8ème Karmapa Mi kyod rdo rje (1507-1554), parlera de la méthode de Gampopa et de Pamo droupa pour enseigner la « Mahāmudrā intégrée naturellement » comme un moyen habile, mais semble prendre à son compte le fond de la critique de Sakya Pandita. Il déclara ce qui allait rester le point de vue définitif de la lignée Karma Kagyu :
Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les intuitions analogique et réelle (dpe don gyi ye shes) authentiques[14], qui ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre initiations (mchog dbang gong ma gsum) mais ce sont le Parāmitāyāna causal[15] de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atisha et font partie du chemin graduel de l’éveil, enseignés par Gampopa et Pamodroupa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelés pour cette raison la mahāmudrā intégrée naturellement (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé la Tradition commune du Sūtrayāna et du Mantrayāna."
Jamgon Kongtrul semble vouloir préciser cette pensée du 8ème Karmapa en spéculant sur les motivations de Gampopa.
« Faisant allusion au rêves (mnal ltas) de Gampopa et à la prédiction de Milarepa, [Gampopa a dit :] "J'ai pu aider de nombreuses personnes avec les instructions Kadampa de ce chemin graduel". Et "que j'ai pu aider les gens est grâce à la bonté des maîtres Kadampa." Il fit aussi un rêve dans lequel il battait un tambour et où beaucoup de gazelles s'arrêtèrent pour l’écouter et qu'il avait ainsi pu les traire." Tout cela se rapporte à cette méthode d'instruction.

Cela signifie qu'à l'époque où une compréhension dégénérée était très répandue[16], les gens au grand potentiel (skal) et aux dispositions extraordinaires pour le Vajrayāna se faisaient très rares, mais qu'en dépit de cela, des gens de moindre potentiel et aux facultés médiocres pouvaient suivre le chemin graduel des trois individus et finalement faire progresser leur potentiel, devenir aptes à recevoir les instructions du Mantrayāna et [388] obtenir la libération en une vie. Même à défaut de cela, comme de nombreuses personnes devaient apercevoir par ce moyen le sens de la Mahāmudrā, elles s'engageaient ainsi sur un chemin irréversible. C'est du moins ce qu'a dû penser Gampopa. »[17]

Ainsi, les polémiques ont eu raison de la Mahāmudrā de Maitripā, qui a été déclassée en instruction secondaire ou en moyen habile pour attirer et satisfaire les foules friandes d’enseignements avancés et pour les conduire graduellement vers les instructions du Mantrayāna, seules aptes à les libérer de leur vivant. Quelque soient les raisons de ce changement d'approche, les changements politiques y sont sans doute aussi pour quelque chose.

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Illustration : détail de Red Avalokiteshvara, Ocean of Conquerors

[1] Blue Annals, p. 461-462
[2] Skk vol. 1 p 378 et AB p 459-462
[3] “Les questions de Dus gsum mkhyen pa » dans l’œuvre complet de Gampopa
[4] Très probablement les huit vers de Marpa, dont le commentaire fait partie de l'oeuvre complet de Gampopa (W23439-1750-eBook.pdf p. 35) mar pa'i tshig bcad brgyad ma'i 'grel pa
[5] ngas sgrub thabs dang chos drug 'di mi bshad pa'i dam bca' gcig byas yod gsungs pas p. 182
[6] Ronald Davidson (Tibetan Renaissance: Tantric Buddhism in the Rebirth of Tibetan Culture (New York: Columbia University Press, 2005 p. 145) donne une citation dans laquelle Marpa aurait dit ne pas voir rencontré Nāropa et d'avoir reçu les enseignements de Maitrīpa.
[7] Trungram p. 131
[8] David Jackson, Enlightenment by a single means, p. 168 ‘di las bzlog pa byung gyur na// bstan la gnod par shes par gyis// bdag kyang rdo rje phag mo yi// byin rlabs tsam re byas pa la// dkar po chig thub bstan nas kyang*// myong ba cung zad skyes pa la// mthong lam du ni no sprad nad nas// rtsol bsgrub med pa’i don bstan na// tshogs pa’ang ‘di mang ba ‘dul// longs spyod ‘bul ba’ang mang bar ‘gyur// blun po rnams kyi bsam pa la’ang*// sangs rgyas lta bur mos pa skye//
[9] Jackson, p. 74
[10] Le Commentaire sur le Dohākośa Gīti de Saraha, attribué au maître bouddhiste Advaya Avadhūti, expose cette méthode que Sakya Pandita dit non-bouddhiste.
[11] Jackson, p. 75 Citation du thub pa'i dgongs gsal (57b-58a)
[12] http://www.pratyabhijna.com/philosophie.html
[13] Au cœur des tantras, p. 74
[14] La cognition conceptuelle de la vacuité en combinaison avec la conscience d’aise subtile est appelée la luminosité analogique (dpe'i 'od-gsal, approximating clear light). Lorsque tous les souffles d’énergie se dissolvent entièrement de façon à atteindre le niveau de conscience le plus subtil, la cognition non-conceptuelle de la vacuité qui accompagne celle-ci est appelée la luminosité authentique (don-gyi 'od-gsal). Berzin
[15] Voir tantra causal ? Dharmamudra?
[16] Voir l’édit du roi Ye shes 'od de Gu-ge
[17] Shes bya kun khyab volume III (smad cha), pages 375 à 390.

dimanche 26 juin 2011

Walking in space




« Lorsque par la vigilance l’expert a chassé le manque de vigilance, et qu’il a escaladé les terrasses de la pénétration, sans souci, il regarde les soucieuses créatures : ainsi du haut de la montagne le sage considère les sots d’en bas. » (Dhammapada[1] II Versets sur la vigilance, 28.)
Pāli : Pamādaṁ appamādena yadā nudati paṇḍito/Paññāpāsādamāruhya asoko sokiniṁ pajaṁ/ Pabbatattho ‘va bhummatthe dhīro bāle avekkkhati.
Tibétain : mkhas pa gang tshe bag med bag yod kyis/ bskrad nas shes rab rab dwangs la zhon pa/ skyo med ri bo'i rtse nas thang bzhin du/ byis pa'i skye dgu mya ngan can la gzigs/[2]
Dans Qu’est-ce que la philosophie antique, Pierre Hadot donne un résumé des différents exercices spirituels de l’Antiquité. C’est sous la section Le regard d’en haut (p. 314) que nous trouvons l’exercice qui permet aux humains de prendre du recul et d’avoir un aperçu de la perspective qu’offrirait l’œil divin. Il cite différents philosophes et poètes de l’Antiquité parmi lesquels Sénèque.
« L’âme du philosophe, transportée au milieu des astres, jette du haut du ciel un regard sur la terre, qui lui apparaît comme un point. Elle se moque alors du luxe des riches. Les guerres pour les frontières que les hommes mettent entre eux lui paraissent ridicules, et les armées qui envahissent les territoires ne sont que des fourmis qui s’évertuent sur un étroit espace. »[3]
On retrouve une allusion au « regard d’en haut » dans le Cœur de la Reconnaissance de Kemaraja (Pratyabhijñāhdayam), une exposition pédagogique du système de la Reconnaissance d’Utpaladeva et d’Abhinavagupta. Le 17ème aphorisme de cette œuvre recommande d’épanouir le Centre afin de trouver la félicité de la (Bienheureuse) conscience et le 18ème énumère les méthodes et non-méthodes pour y arriver. La troisième de ces méthodes (18.3) est « la détente et le regard panoramique ». La détente est la relaxation de tous les sens, aussi appelé « l’attitude de Bhairava[4] ». Elle « consiste à demeurer détendu tel qu’on est, les yeux ouverts (‘émerveillé’ – vismayamudrā) et la bouche béant (cakitamudrā), flottant dans l’espace de la conscience. »
« Il est donc question de se détendre, de laisser ‘les portes’ de la perception s’ouvrir, éclore et s’épanouir jusqu’à ce regard panoramique, sans préférence, qui est celui de la conscience parfaite de l’infini, regard pareil au spectacle d’une cité contemplée depuis le sommet d’une colline. »[5]

Quand le Bouddha explique les fruits de la vie contemplative, il va même plus loin :

« Son esprit ainsi concentré, purifié, et clair, sans tache, libre de défauts, souple, malléable, solide, et entraîné à l'imperturbabilité, il le dirige et l'oriente vers les modes de pouvoirs supranormaux. Il manie de multiples pouvoirs supranormaux. Après avoir été un il devient plusieurs ; ayant été plusieurs il devient un. Il apparaît. Il disparaît. Il n'est pas arrêté par les murs, les remparts, et les montagnes comme si c'était de l'espace. Il plonge dans et ressort de la terre comme si c'était de l'eau. Il marche sur l'eau sans couler comme si c'était la terre ferme. Assis jambes croisées il vole en l'air comme un oiseau ailé. Avec sa main il touche et caresse même le soleil et la lune, qui sont si puissants. Il exerce une influence avec son corps aussi loin que les mondes de Brahma. Tout comme un habile potier ou son assistant pourraient tirer d'une terre bien préparée n'importe quelle sorte de vaisselle de poterie, ou comme un habile sculpteur d'ivoire ou son assistant pourraient tirer de d'un ivoire bien préparé toute sorte de de tabletterie d'ivoire, ou comme un habile orfèvre ou son assistant pourraient tirer d'or bien préparé toute sorte d'articles en or ; de la même manière -- son esprit ainsi concentré, purifié, et clair, sans tache, libre de défauts, souple, malléable, solide, et entraîné à l'imperturbabilité -- le moine le dirige et l'oriente vers les modes de pouvoirs supranormaux... Il exerce une influence avec son corps aussi loin que les mondes de Brahma. "Ceci aussi, grand roi, est un fruit de la vie contemplative, visible ici et maintenant, plus excellent que les précédents et plus sublime. » (DN 2)
My body
Is walking in space
My soul is in orbit
With God face to face

(Mon corps
Marche dans l'espace
Mon âme est en orbite
Avec Dieu face à face)
***
[1] Dhammapada, Les stances de la Loi, Jean-Pierre Osier, GF Flammarion, p.57
[2] Traduction tibétaine de Gendun Chophel
[3] Sénèque, Questions naturelles, I, Prologue, 7-10
[4] Bhairava est l’aspect de Śiva qui embrasse immanence et transcendance en lui-même, dualité et non-dualité.
[5] Au cœur des tantras, Kśemarāja, David Dubois, Les deux océans, p. 190

vendredi 24 juin 2011

Trois approches du Milieu


Le Milieu (S. madhyamaka T. dbu ma) évite les extrêmes (T. mtha’ S. anta). Tsongkhapa (1357-1419) définit l’extrême comme un « lieu de chûte » (T. lhung ba’i gnas). Il compare le monde à un endroit escarpé avec des précipices dans lesquelles on peut tomber.[1]

Tarab Tulku (1934-2004) avait développé une « science bouddhiste de l’esprit et des phénomènes » à laquelle il avait donné le nom Unité dans la dualité (Nang-Don Rig-Pa'i gZhung-Las Byung-Ba'i Sems-Kyi Tshan-Rig rTen-'Drel sNang-Ba'i gZi-Byin). La notion centrale de ce système est celle de « tendrel », l’abréviation de la traduction tibétaine « rten cing ‘brel bar ‘byung ba » désignant l’origine conditionnée (S. pratītya-samutpāda), l’origine interdépendante des phénomènes, en tant que l’explication de la nature des phénomènes et de la nature de l’esprit[2]. Le point de vue sur lequel se base sa méthode est celui des Stances du Milieu (S. Mulamadhyamaka-kārikā T. dbu ma rsta ba’i shes rab)(MMK) de Nāgārjuna, et, selon Tarab Tulku, leur interprétation par Tsongkhapa, telle qu’elle est formulée dans son commentaire (dbu ma rtsa ba’i tshig le’ur byas pa shes rab ces bya ba’i rnam bshad rigs pa rgya mtsho, traduit en anglais par Jay Garfield et Ngawang Samten sous le titre Ocean of Reasoning).

Il est traditionnellement expliqué que des personnes de capacité supérieure peuvent saisir le sens d’un texte rien que par le titre, et celles de capacité intermédiaire par l’éloge au début du texte. L’éloge qui précède les stances de Nāgārjuna mentionne quatre paires de deux pôles ou extrêmes chacun. Tentez votre chance...

« Sans rien qui cesse ou se produise, sans rien qui soit anéanti ou qui soit éternel, sans unité ni diversité, sans arrivée ni départ, telle est la coproduction conditionnée, des mots et des choses apaisement béni. Celui qui nous l’a enseignée, l’Eveillé parfait, le meilleur des instructeurs, je le salue. » [3]

Selon Tarab Tulku, Tsongkhapa relie dans son commentaire du MMK les quatre paires de pôles aux « quatre natures essentielles » (T. ngo bo[4]), catégories ?, que sont l’identité individuelle, la nature du temps, la nature de l’espace et la nature composée des phénomènes. Je n’ai cependant pas réussi à retrouver cette information, du moins telle quelle, dans le commentaire de Tsongkhapa, mais Tarab Tulku les reproduit ainsi : « Les huit Tendrel de Nāgārjuna sont en rapport avec les Quatre Natures Essentielles de la réalité : l’identité individuelle est en lien avec la production et la cessation, la nature du temps est en lien avec le fini et l’infini, la nature de l’espace est en lien avec la localisation et la non-localisation, et enfin la nature composée est en lien avec la partie et le tout. »[5]

Ces huit caractéristiques de l’origine conditionnée des phénomènes (« tendrel ») constituent quatre paires dont chacun des pôles sont aussi bien en opposition l’un à l’autre qu’en unité. D’où le nom « Unité dans la dualité ». La dualité correspond au saṁsāra et la non-dualité au nirvāṇa. La dualité se divise en un pôle sujet (esprit) et un pôle objet (monde, « les cinq objets de sens »). La dernière paire de ce paradigme est constitué du sujet, la conscience conceptuelle (T. rtog pa’i rnam shes) ou l’esprit comme défini ci-dessus, et de l’objet, les objets sensoriels (T. yul S. viṣaya).

Tarab Tulku ajoute son propre paradigme pour approcher la réalité, qui consiste en trois paires : matière-énergie, sujet-objet et corps-esprit. Les énergies fondamentales sont les « forces élémentaires » (T. ‘byung ba S. bhūta) qui sont considérées être à l’origine de la matière (T. ‘byung gyur). L’esprit, ce sont les cinq consciences sensorielles ainsi que la conscience mentale. Et le corps, dans l’optique de l’interrelation corps-esprit, les cinq organes de sens et les cinq facultés sensorielles. La différence entre les pôles ainsi que l’unité des pôles de chacune de ces trois paires, sont donc « parties intégrantes de leur interrelation – Unité dans la Dualité ».

La réalité ne se laisse définir par aucun des pôles/extrêmes (T. mtha’) de ces trois approches. Toute définition selon un des pôles/extrêmes est qualifiée de prolifération (T. spros pa S. prapañca). La réalité libre de prolifération (T. spros bral S. aprapañca) est appelé vacuité.

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[1] Commentaire du MMK par Tsongkhapa, (réf. TBRC W22272-0687-7-590) p. 21
[2] Unité dans la Dualité, Présenté dans la perspective de Tendrel, Tarab Tulku Rinpoché XI, Tarab Institute France, 2011. Version anglaise en PDF
[3] Traduction française de Guy Bugault, dans les STances du Milieu par excellence. Version tibétaine : /gang gis rten cing ‘brel par ‘byung//’gag pa med pa skye med pa//chad pa med pa rtag med pa//’ong pa med pa ‘gro med pa//tha dad don min don gcig min//spros pa nyer zhi zhi bstan pa//rdzogs pa’i sangs rgyas smra rnams kyi//dam pa de la phyag ‘tsal lo/
[4] In Tsongkhapa’s work dBu-ma’tsa-ba’i tshig-le’ur byaspa shes-rab ces bya-ba’i rnam-bshad rigs-pa’i rgya-mtsho. (Tib.) Ngo-bo. In various Tibetan-English dictionaries Ngo-bo is translated to ”essence”. However, as a philosophical term Ngo-bo always means ”individual characteristics” or ”individual identity” of a certain phenomenon; fx. like Ngo-bo in Bum-pa’i ngo-bo which means ”the individual identity of a vase” Source: Tarab Institute
[5] Unité dans la Dualité, p. 21

jeudi 23 juin 2011

Mesurer la connaissance



Les moyens de connaissance valide (S. pramāṇa T. tshad ma) sont un élément important de la « philosophie » ou dialectique indienne pour examiner et vérifier la réalité d’une chose, d’une expérience ou d’une doctrine. Le mot pramāṇa vient de la racine verbale - qui signifie mesurer, jauger et se traduit habituellement par moyen de connaissance valide ou critère.

Chaque religion indienne a ses diverses écoles et sous-écoles qui peuvent suivre chacune leur propre système (S. darśana T. lta ba). Le mot darśana vient de la racine verbale DṚŚ- qui signifie « voir, regarder » et se traduit par « vue, point de vue ». Appliqué à l’hindouisme, il y a traditionnellement six systèmes différents, divisés en groupes de deux, le sāṃkhya-yoga étant un des plus connus. Dans les systèmes sotériologiques où la connaissance a pouvoir de libération, la validité de la connaissance ou des sources de connaissance est essentielle. Cette validité est évaluée à travers différentes critères, qui peuvent varier selon les systèmes. Ce qui est un critère valable pour les uns, ne l’est pas forcément pour les autres. Ainsi, chaque système ou chaque point de vue présente les critères qu’il utilise pour valider ou non la connaissance acquise. Les critères utilisés habituellement sont l’évidence empirique (S. pratyakṣa T. mngon sum) l'inférence (S. anumāna T. rjes dpag), l'analogie (S. upamāna T. (dpe) nyer ‘jal), l'autorité de la parole (S. śabda T. sgra) révélée (S. śruti ) ou transmise par un locuteur digne de foi (S. āptopadeśa)[1].

Dans les systèmes dérivés du Veda, la révélation (S. śruti) joue évidemment un rôle essentiel. Mais même dans le bouddhisme, qui n'est pas officiellement une révélation, les sūtra, les tantra, les terma (T. gter ma) les instructions reçues pendant la vision d’une divinité, d’un siddha dématérialisé etc. peuvent être comme des révélations de fait et jouissent d’une autorité quasi égale à celle des Veda pour ceux qui les suivent. Les différents points de vue (S. darśana T. lta ba) sont alors souvent exprimés dans les commentaires (S. bhāṣya) et les traités (S. śastra) et dans ceux-ci, il faut faire appel à d’autres critères comme l’inférence et l’analogie pour étayer le point de vue avancé. Śaṅkara écrit : « Y eût-il cent textes révélés déclarant que le feu est froid ou non lumineux, ils n’auraient pas d’autorité. »[2] Le seul critère de parole révélée ne suffit donc pas.

Pour Dharmakīrti, qui donna un rôle central au concept de pramāṇa, celui-ci était la cognition correcte (S. samyag-jñāna T. mi slu ba’i shes pa) et sans erreur (S. avisaṃvādi-jñāna T. yang dag pa’i shes pa) d’un objet réel (S. artha T. don). Aux critères existants, il ajoute la perception ou évidence yoguique (S. yogipratyakṣa T. rnal ‘byor mngon sum), qui se manifeste dans le prolongement de l’aprofondissement d’autres moyens de connaissance comme l’inférence. Lorsque la compréhension conceptuelle est approfondie à travers le repos mental (S. śamatha T. zhi gnas) et la perspicacité (S. vipaśyanā T. lhag mthong), elle débouchera sur un aperçu et un accès non-conceptuel (S. nirvikalpa T. mi rtog pa) au Réel, qui constitue le chemin de la Mahāmudrā.[3]

Le Bouddha parle des critères à plusieurs reprises dans le canon pāli. Dans le Kālama-sutta :
"O Kālamas, ne vous laissez pas guider par des rapports, par la tradition ou par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l'autorité de textes religieux, ni par les simples logiques ou l'inférence, ni par les apparences, ni par le plaisir de spéculer sur des opinions, ni par des vraisemblances, ni par la pensée : 'Il est notre maître bien-aimé'."[4]
Il utilisait aussi le terme critère (P. pamāṇa) dans la citation suivante du Sutta Nipāta [5] :
« Celui qui est arrivé à terme n’a plus de critères (P. pamāṇa)
Permettant à quelqu’un de dire que pour lui [ce terme] n’existe pas.
Quand tous les phénomènes ont été éliminés
Les moyens de parler ont été éliminés également. »
Quand l’esprit a abandonné tous les phénomènes, il n’y a plus de moyen ou de critère permettant à quelqu’un d’autre d’en savoir ou d’en dire quoi que ce soit.

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[1] The Sanskrit Heritage Dictionary de Gérard Huet
[2] Commentaire à la Bhagavad-Gītā, XVIII, 66. Traduction de Guy Bugault dans L’Inde pense-t-elle ?, p.27
[3] Georges B.J. Dreyfus, Recognizing Reality, p. 413
[4] Môhan Wijyaratna, La philosophie du Bouddha, p. 272
[5] Sn 5 :6, The Mind like Fire Unbound, Thanissaro Bhikkhu, p.28

samedi 18 juin 2011

Pierre Nicole sur la précarité de l'existence



« Quoique l'homme ne puisse trouver en cette vie de véritable repos, il est certain qu'il n'est pas aussi toujours dans rabattement et dans le désespoir. Son âme prend par nécessité une certaine consistance, parce qu'il est si faible et si inconstant, qu'il ne peut pas même demeurer dans une agitation continuelle. Les plus grands maux s'adoucissent par le temps. Le sentiment s'en perd et s'en évanouit. La pauvreté, la honte, la maladie, l'abandonnement, la perte des amis, des parents, des enfants, ne produisent que des secousses passagères, dont le mouvement se ralentit peu à peu jusqu'à ce qu'il cesse entièrement.

L'âme trouve donc enfin quelque sorte de repos, et c'est une chose commune à tous les hommes d'avoir en quelque temps de leur vie une assiette tranquille ; mais cette assiette est si peu ferme, qu'il ne faut presque rien pour la troubler.

La raison en est que l'homme ne s'y soutient pas par l'attache à quelque vérité solide qu'il connaisse clairement; mais qu'il s'appuie sur quantité de petits soutiens; et qu'il est comme suspendu, par une infinité de fils faibles et déliés, à un grand nombre de choses vaines et qui ne dépendent pas de lui : de sorte que, comme il y a toujours quelqu'un de ces fils qui se rompt, il tombe aussi en partie et reçoit une secousse qui le trouble. On est porté par le petit cercle d'amis et d'approbateurs dont on est environné; car chacun tâche de s'en faire un, et l'on y réussit ordinairement. On est porté par l'obéissance et l'affection de ses domestiques, par la protection des grands, par de petits succès, par des louanges, par des divertissements, par des plaisirs. On est porté par les occupations qui amusent, par les espérances que l’on nourrit, par les desseins que l’on forme, par les ouvrages que l’on entreprend. On est porté par les curiosités d'un cabinet, par un jardin, par une maison des champs. Enfin il est étrange à combien de choses l'âme s'attache, et combien il lui faut de petits appuis pour la tenir en repos.

On ne s'aperçoit pas, pendant que l’on possède toutes ces choses, combien on en est dépendant. Mais comme elles viennent souvent à manquer, on reconnaît, par le trouble que l'on en ressent, que l'on y avait une attache effective. Un verre cassé nous impatiente; notre repos en dépendait donc. Un jugement faux et ridicule, qu'un impertinent aura fait de nous, nous pénètre jusqu'au vif; l’estime de cet impertinent, ou au moins l'ignorance de ce jugement faux qu'il fait de nous, contribuait donc à notre tranquillité; elle nous portait et nous soutenait sans que nous y pensassions.

Non-seulement nous avons besoin continuellement de ces vains soutiens, mais notre faiblesse est si grande, qu'ils ne sont pas capables de nous soutenir longtemps. Il en faut changer. Nous les écraserions par notre poids. Nous sommes comme des oiseaux qui sont en l’air, mais qui n'y peuvent demeurer sans mouvement, ni presque en un même lieu, parce que leur appui n'est pas solide, et que d'ailleurs ils n'ont pas assez de force et de vigueur en eux pour résister à ce qui les porte en bas : de sorte qu'il faut qu'ils se remuent continuellement, et par de nouveaux battements de l’air ils se font sans cesse un nouvel appui. Autrement, s'ils cessaient d'user de cet artifice que la nature leur apprend, ils tomberaient comme les autres choses pesantes. Notre faiblesse spirituelle a des effets tout semblables. Nous nous appuyons sur les jugements des hommes, sur les plaisirs des sens, sur les consolations humaines, comme sur un air qui nous soutient pour un temps; mais parce que toutes ces choses n'ont point de solidité, si nous cessons de nous remuer et de changer d'objet, nous tombons dans l'abattement et dans la tristesse.

Chaque objet en particulier n'est pas capable de nous soutenir. C'est par des changements continuels que l’âme se maintient dans un état supportable, et qu'elle s'empêche d'étre accablée par l'ennui et le chagrin. Ainsi ce n'est que par artifice qu'elle subsiste. »

[Pierre Nicole, Essais de morale, 1er traité, chap. XI]

mardi 14 juin 2011

Le "vrai buddha"



Rongzompa[1] nous rappelle que le buddha est la substance des phénomènes (S. dharmatā T. chos nyid) et que de considérer le buddha comme forme/matière (T. gzugs S. rūpa) ou sons/phonèmes (T. sgra S. śabda) équivaut à abandonner le principe de l’éveil (S. buddhatva T. sangs rgyas nyid). Il s’appuie pour cela sur le Vajracchedikā ("soutra du diamant") :
« Celui qui me voit comme une matière visible,
Celui qui me perçoit dans les phonèmes
S’est engagé incorrectement dans le renoncement
Cette personne ne me voit pas
Les guides sont le corps spirituel (S. dharmakāya)
Considérez le buddha comme la substance des phénomènes (S. dharmatā) »[2]
Et sur le Ratnakūṭa :
« Ne considère pas le buddha comme de la matière visible
Ne le conçois ni par nom, ni par famille ni par lignage
Ne l’explique pas en phonèmes
Ne le distingue pas en conscience, perception, ou mental
Ce qu’est la substance des phénomènes, cela même est le bienheureux. [3]»
Rongzompa poursuit :
« Pareillement, ce qui constitue le corps, la parole et le mental ne doit pas être considéré comme le buddha. C’est la substance des phénomènes (S. dharmatā) qui doit être considérée comme le buddha. L’intuition est une distinction mentale (T. phye ba S. prabhāvitatva), appelée « mana »[4] qui est réalisée concrètement (S. abhisamaya) et perçue à partir de l’élément du langage (T. skad kyi dbyings). A ce sujet L'Ornement de la lumière de la connaissance qui introduit l'objet de tous les buddhas (Sarvabuddhaviṣayāvatārajñānālokālaṃkārasūtra)[5]
« La qualité (dharma) de n’être jamais produit, voilà le tathāgata
En cela, les phénomènes (dharma) sont semblables au Bienheureux (S. sugata)
Ceux dotés d’un intellect immature qui suivent les caractéristiques
Agissent suite à des phénomènes (dharma) sans existence réelle dans des mondes destructibles. »[6]
Rongzompa, ajoute dans son exposition de ce point de vue, qui est aussi le sien et accessoirement celui de Gampopa, que le véritable buddha est l’élément des phénomènes (S. dharmadhātu) purifié[7] et le Ratnagotravibhaga enseigne que "Seul le Bouddha est le refuge du point de vue ultime".

***

[1] Rong –zom-pa’s Discourses on Buddhology, Orna Almogi, The International Institute for Buddhist Studies 2009 Tokyo, pp.252-255 et pp.397-399 pour le tibétain
[2] Gang gis nga la gzugs su mthong*//
Gang gis nga la sgrar shes pa//
Log par spong bar zhugs pas te//
Skye bo de yis nga mi mthong*//
‘dren pa rnams ni chos kyi sku//
Chos nyid du ni sangs rgyas blta//
[3] Sangs rgyas gzugs su mi blta mtshan dang ni//
Rigs dang ‘rgyud du mi brtag sgra dang ni//
‘chad par ‘gyur ba ma yin sems dang ni//
Rnam shes yid kyis rab tu phye ma yin//
Chos nyid gang yin de ni bcom ldan ‘das//
[4] présumé (S. abhyūhata T. mngon par rtog. Autre version rtog = rtogs = S. abhisamaya : réalisé, compris
[5] Tshul ‘dis kyang lus dang ngag dang yid kyis phye ste/ snags rgyas su ma gzhag gi/ chos nyid gang yin pa sangs rgyas su gzhag go// ye shes ni yid kyis phye ba yin te/ ma na zhes bya ba skad kyi dbyings las/ mngon par rtog pa dang shes pa’o zhes bshad do// de bzhin gshegs pa’i yul la ‘jug p aye shes snang ba rgyan gyi mdo las/
[6] Rtag tu skye med chos ni de bzhin gshegs//
Chos rnam thams cad bde bar gshegs dang ‘dra//
Byis pa’i bloc an mtshan mar ‘dzin pa dag/
‘jig rten dag na med pa’i chos la spyod//
[7] De la sogs pa lung zab mo rnams las kyang sangs rgyas kyi dngos po ni chos kyi dbyings rnam par dag pa yin par gsungs so// Gampopa : « des na sangs rgyas ni chos kyi sku yin la/ chos sku ni skye med spros bral yin pas ye shes mi mnga'o/ » et encore : « chos kyi sku ni sangs rgyas dngos yin te/ »

mardi 7 juin 2011

Mahamudra de Khyoungpo Neldyor




Le tronc, les vers-vajra de la Mahāmudrā du reliquaire

En langue indienne :
Mahāmudrā
En tibétain :
phyag rgya chen po

Hommage à la Mahāmudrā, l'union des contraires

La plénitude universelle (S. mahāsukha), spontanée et inconditionnée,
Est le corps de délectation, Mahāvajradhara,
Qui [Fait résonner] le son originel (S. svaśabda) jamais engendré[1]
que j'ai entendu :
Quelle merveille la perception ordinaire !
Ses préparatifs consistent en les trois positions naturelles
Sa base est le dénouement naturel des quatre défauts
Son aboutissement est l'apparition spontanée des quatre corps

Dans un lieu isolé, soi-même [faisant] le geste de toucher la terre (S. bhūmi-sparśamudrā)
Les quatre membres, la racine et les lèvres sont détendues, voilà le corps naturellement en place.
Les lèvres étant sans effort, il n'y a pas de paroles prononcées, voilà la parole naturellement en place.
L'esprit libre de tout désir de regard yoguique et de méditation, voilà l'esprit naturellement en place.

Il s'agit ensuite de se débarrasser des quatre défauts au sujet du Réel (S. tattva)
N'étant jamais séparé du corps spirituel (S. dharmakāya)
Il n'est cependant pas reconnu, car trop proche
Sa manifestation spontanée étant trop profonde, elle n'est pas comprise
Ne le croyant pas, car trop facile, on n'arrive pas à rester sans distraction
Trop bon, on n'arrive pas à le sonder et incapable de le déterminer on se perd dans l'Errance[1b]

Finalement, quand [le corps spirituel] est libre des concepts de l'absorption et du recueillement subséquent, il se manifeste de lui-même.
Ce qui apparaît comme diversité est le corps fonctionnel (S. nirmāṇakāya)
Ce qui est libre du concept de l'absence de saisie des reflets est le corps spirituel
L'absence de concept sur les reflets se manifeste elle-même comme la plénitude, c'est le corps de délectation (S. sambhogakāya)
Le fait que ces trois [corps] soient indissociables est le corps de plénitude universelle, l'objet ultime

La part non-discursive du Réel est l'intuition des choses telles quelles sont (S. yathābhūtaparijñāna[2]
La part des choses apparaissant telle qu'elles sont dans l'absence de discursivité est l'intuition des choses telles qu'elles se manifestent (S. yathāvad vyavasthānaparijñāna)
Le fait que ces deux [parts] soient indissociables en essence est appelé "l'indissociabilité de l'Elément et de l'intuition"[3]

Les vajra cachés[4] (S. guhyavajra) sont le lien avec les préparatifs
Les facteurs de stimulation sont la compassion et la prière
Ce qui est à intégrer est le principe de tout ce qui se manifeste
Ce qui rend manifeste [les quatre corps] ce sont l'absence de culture mentale et de distraction

La fusion (T. bsre ba) est l'intégration de l'absence de discursivité
La Lumière réfléchissante est stimulée par les regards yoguiques
Au réveil, l'absence de concept sur les reflets est intégrée
Jour et nuit, la Lumière réfléchissante des états intermédiaires
Indissociables des trois niveaux/états[5] est contemplée dans ses propres reflets

C'est le sens caché des tantras que personne ne connaît
Et qui libère à la fin par le mot unique
En se familiarisant et en consolidant l'absence de culture mentale et de distraction
Les niveaux et chemins spirituels sont parcourus à l'instant

Le non-engagement mental élimine les deux obnubilations (S. āvaraṇa)
La manifestation naturelle des trois corps est le fruit spontanément accompli
Bien qu'exposé dans tous les sūtra et tantra, l'être propre (S. svabhāva) est dissimulé
Et sera connu par la grâce et le discours du Guide

Dans le ciel du corps spirituel les nuages discursifs s'amoncellent
Et les éclairs des cinq poisons fusent, voyez les comme l'intuition universelle
Libre d'engagement mental, d'espoirs et de craintes
Perception ordinaire, je te rends hommage

Fin des vers-vajra de la Mahāmudrā qui se manifeste spontanément
Reçus après avoir servi cette ḍākinī
et lui avoir offert cinq cent tulā[6] d'or
Traduit par lotsāva glan dar ma blo gros [7]

Ce texte est un des textes fondateurs de la lignée Shangpa Kagyu et attribué à Khyoungpo Neldjor. Matthew Kapstein avait signalé plusieurs problèmes chronologiques dans la vie de ce yogi tibétain et conclu qu’il avait probablement vécu approximativement entre 1050 et 1135-1140. Ses nouvelles dates rendent impossible certains fait presentés dans son hagiographie, notamment sa rencontre avec Atiśa (983-1054) à Tho ling au retour de son deuxième voyage en Inde, en compagnie de Gayādhara (994-1043) et du traducteur Bklan/glan d(h)arma blo gros. Pendant cette rencontre, Atiśa aurait propose de faire traduire les textes, que Khyoungpo Neldjor avait ramené de l’Inde, par les traducteurs Rinchen Zangpo (958–1055) et Bklan dhar ma blo gros. Kapstein rappelle que ce traducteur est principalement connu en connexion avec les textes attribués à Khyoungpo Neldjor et d’autre part avec le siddha indien Vairocanarakṣita (moitié 12ème siècle), un des maîtres principaux de zhang g.yu brag pa brtson 'grus grags pa (1123-1193). Il est donc probable que glan dar ma blo gros, le traducteur de ce texte, ait vécu au 12ème siècle. Kapstein suggère d’ailleurs qu’il se peut que certains textes de Khyoungpo Neldjor soient des écrits apocryphes qui ne sont pas de la main des maîtres indiens auxquels ils sont attribués.[8]

Les Annales Bleus mentionnent d’ailleurs que Khyoungpo Neldjor avait rencontré Maitrīpāda, mais sans préciser le lieu. En échange de sept tulā d'or, il reçut de lui de nombreux tantras et le sadhana du protecteur blanc à six bras pour accroître sa fortune,[9] avant de partir à la recherche de Niguma, chargé de 500 tulā d'or. Lors d'un autre voyage en Inde ou au Népal, Maitrīpā était absent (probablement déjà décédé), mais Khyoungpo était accueilli par sa femme Gangadhara.[10]

On peut faire plusieurs observations au sujet de ce texte. D'abord, le titre en sanscrit semble un peu trop simpliste. Ensuite, il comporte des éléments qui rappellent le débat sur les intuitions et sur l’absorption et le recueillement subséquent et qui devraient donc le situer dans le 11/12ème siècle. Il comporte également à deux reprises le terme non-engagement mental (S. amanasikāra T. yid la mi bye dpa) qui est emblématique du système de Maitripā. Le conseil d’abandonner la méditation artificielle et les regards yoguiques s’inscrivent dans la même démarche. Le texte comporte une partie’Introduction (T. ngo sprod) des trois/quatre corps[11] qui se termine par le conseil de l’absence de méditation artificielle et de distraction, et qui résume l’approche de la mahāmudrā de Maitripā. Mais ce conseil est suivi aussitôt d’une série d’exercices spirituels « artificiels » qui ont pour but de renforcer et stimuler l’expérience. Dernière remarque. Le texte s’ouvre et se clôt par une référence à la perception ordinaire (T. tha mal gyi shes pa), un terme caractéristique du système de la mahāmudrā, traduit souvent par « natural mind », « ordinary mind »… et qui semble être un synonyme de ce que Gampopa appelait la « perception originelle » (T. gnyug ma’i shes pa).[12] Rang byung rdo rje établira définitivement l’équivalence entre la nature de bouddha et la perception ordinaire.[13]

Il existent plusieurs commentaires ésotériques de ces vers, le ni gu'i yan lag phyag chen ga'u ma'i khrid de Thang stong rgyal po (1385-1464) et le phyag chen ga'u ma'am rang babs rnam gsum zhes bya ba'i khrid yig qui donne des instructions ésotériques sur les trois positions naturelles (T. rang babs gsum) de Tāranātha (1575-1634).

Dans la collection de chants de la lignée Shangpa, compilée par Jamgon Kongtrul (1813-1899), celui-ci explique que Vajradhara s’adressa dans ce chant à Niguma et que Khyoungpo Neldjor le reçut de Niguma, après lui avoir offert 500 tulā d’or. “Ensuite, il conserva ce texte comme un coeur dans le reliquaire qu’il portait autour de son cou et dont il ne se séparait jamais.”[14] Cela expliquant la référence au reliquaire.

***

[1] voir : tasmindrste mahayoge yatayato na vidyate | svasabdena bhavetpranah svadhisthanam tadasrayah || 11|| L'énergie vitale, prana (2), fait résonner dans le Svadhisthana chakra le son originel qui
jamais ne fut engendré, sva-shabda - Upanishad-Joyau de la Couronne du Yoga - YOGA CHUDAMANI UPANISHAD. Voir aussi le Pranava Upanishad, du son primordial.
[1b] Les quatre libertés sont également mentionnées dans les Questions de Maitrīpā à Śrī Saraha (T. dpal sa ra ha dang mnga' bdag mai tri pa'i zhu ba zhus lan). Rappelons que Khyoungpo était un maître Bön avant de devenir bouddhiste.
[2] voir Le précieux ornement de la libération, p. 309
[3] Avant la propagation de l’expression Dzogchen dbyings rig dbyer med
[4] Corps, parole et esprit vajra
[5] "Dans la Bṛhadāranyaka-upaniṣad, le sage Yājnavalkya "distingue deux lieux extrêmes : ici-bas et l'autre monde qui, dans l'ancien système, étaient le monde des hommes et le monde des dieux. Il y ajoute un troisième lieu intermédiaire qui, dans l'univers, est nécessairement l'atmosphère (S. antarikṣa). A ces «lieux» correspondent trois états de l'âme : deux états opposés : veille et sommeil profond, avec un stage intermédiaire : le sommeil accompagné de rêves." Bouddhisme et Upanisad Jean Przyluski;Etienne Lamotte, Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient, Année 1932, Volume 32, Numéro 1 p. 141 -169
[6] mesure de poids, valant 100 pala (un pala étant environ 100 g)
[7] autres noms Dar ma blo gros, glan dar ma blo gros, lo tsA ba dge slong dar ma blo gros, traducteur de De-bshin-gśegs-pa thams-cad-kyi khro-boḥi rgyal-po ḥphags-pa mi-gyo-ba deḥi stobs dpag-tu med-pa rtul phod-pa ḥdul-bar gsuṅs-ba shes-bya-baḥi rtog-pa (S. Āryācalamahākroḍharājasya-sarvathāgatasya balāparimitavīravinayasvākhyāta-nāma-kalpa), traduit avec Ulaśamarakṣita. Traduction revisée plus tard par chos skyong à la demande du roi tashi rabten. Revisée une dernière fois par Ānandamaṅgala
[8] « Could it be that the “rot” is metaphorical, alluding to the fact that the texts in question were apocryphal works created by Khyung po himself and not at all the writings of his Indian masters? In fact, this is probably just what did occur, but my detailed arguments about this must be reserved for another occasion. » Kapstein annonce dans le même article d’en dire plus à ce sujet dans sa traduction du Sgyu ma lam rim avec autocommentaire attribué à la yoginī Niguma et traduit par Glan dar ma blo gros à la demande de Khyung po rnal ’byor
[9] Blue Annals p. 730
[10] Blue Annals p. 731
[11] P.e. voir l’Introduction des trois corps de K3 rang byung rdo rje (1284-1339)
[12] Tshogs chos yon tan phun tshogs "rang la nges pa’i shes pal han cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma’i shes pa lam du khyer ba." « la perception naturelle (sahaja) que l’on détermine en soi-même, dans le cadre de la vue, l’action et la contemplation, est la perception originelle intégrée dans le chemin spirituel. »
[13] A Direct Path to the Buddha Within, Klaus-Dieter Mathes, p. 73
[14] Les Chants de l’immoratlité, éd. Claire Lumière, p. 56

Texte tibétain en wylie :

sdong po phyag rgya chen po gwa'u ma'i rdo rje'i tshig rkang bzhugs so/
rgya gar skad du/
ma hA mu dra/
bod skad du/
phyag rgya chen po/
zung 'jug phyag rgya chen po la phyag 'tshal lo/
bde chen lhun grub 'dus ma byas/
longs sku rdo rje 'chang chen gyis/
skye med rang sgra 'di skad thos/
tha mal shes pa e ma ho/
sngon 'gro rang bab rnam pa gsum/
dngos gzhi skyon bzhi rang sar grol/
mthar thug sku bzhi rang shar ro/
dben par rang sa gnon gyi phyag rgya bcas/
tshigs bzhi dang rtsa dang mchu klod pa ni lus rang babs so/
mchu rtsol ba dang bral zhing smra brjod bral ba ni ngag rang babs so/
sems mig gi lta stangs bsgom 'dod dang bral ba ni sems rang babs so/
de nyid skyon bzhi dang bral bar bya ste/
chos sku dang 'du 'bral med kyang /
nye drags pas ngo ma shes/
rang la shar kyang zab drags pas ngos ma zin/
sla drags pas yid ma ches par yengs med dang bral lo/
bzang bas blor ma shong bar thag chod dang bral bas 'khor bar 'khyams so/
mthar thug mnyam rjes blos byas dang bral ba'i phyir rang shar de la/
sna tshogs su gsal ba de sprul sku/
gsal 'dzin dang bral ba'i rtog pa med pa de chos sku/
gsal la rtog med de nyid bde bar shar bas longs sku/
de gsum rang bzhin dbyer mi phyed pas mthar thug bde ba chen po' sku'o/
de nyid la rtog med kyi cha de ji lta ba'i ye shes so/
mi rtog la ji lta bar gsal ba'i cha de ji snyed pa mkhyen pa'i ye shes so/
de nyid rang bzhin gyis dbyer mi phyed pas dbyings dang ye shes dbyer med zhes pa'o/
sngon 'gro'i dam tshig gsang ba'i rdo rje'o/
bogs 'don snying rje gsol 'debs so/
lam khyer cir snang de nyid do/
mngon gyur bsgom med yengs med do/
bsre ba rtog med lam khyer ro/
'od gsal lta stangs bogs 'don no/
sad rjes gsal la rtog med bsre/
nyin mtshan bar do' 'od gsal ni/
sa gsum dbyer med rang shar ltos/
gang gis mi shes rgyud du sbas pa'i don/
mthar thug tshig gcig grol ba 'di yin te/
bsgom med yengs med goms shing brtan pa las/
sa lam rim pa dus 'dir bgrod byed pa'i/
yid la mi byed sgrib gnyis rang sar dag
sku gsum rang shar 'bras bu lhun gyis grub/
mdo rgyud kun tu bstan kyang rang bzhin gab/
bla ma'i byin rlabs zhal las shes par bya/
chos sku'i nam mkhar rtog pa'i sprin tshogs las/
dug lnga'i glog 'gyu ye shes chen por ltos/
yid la mi byed re dogs kun bral ba'i/
tha mal shes pa khyod la phyag 'tshal lo/
rang shar phyag rgya chen po' rdo rje'i tshig rdzogs so/
mkha' 'gro ma de nyid mnyes par byas te/
gser srang lnga brgya phul nas zhus/
lo tsA ba glan dar ma blo gros kyis sgyur ba'o/