dimanche 27 novembre 2011

La position de Dzogchen et Mahamudra au 11ème siècle



La comparaison des deux textes, Le reflet du serpent noir (T. sbrul nag po’i stong thun) de Rongzompa et le Chant-vajra de Nāropa (T. rdo rje’i glu) fait ressortir la différence entre deux approches contemporaines. Les deux ont pour sujet l'illusion comme un serpent venimeux.

Notons d’abord que les deux auteurs étaient à peu près contemporains et qu’ils avaient vécu au 10-11ème siècle. Notons ensuite que le colophon du chant-vajra de Nāropa mentionne qu’il s’agit d’un chant-vajra de Mahāyoga. « Ainsi se termine le chant-vajra (S. vajra-gīti) de Mahāyoga de Nāropa[1]. » A l’époque de Nāropa et de Rongzompa, le Mahāyoga c’étaient les yogatantras supérieurs (S. anuttarayogatantra), comme e.a. le Guhya-samāja, le Guhyagarbha (au Tibet) et le Hevajra. Dans ces tantras et à l’aide de ces tantras, on s’identifiait à un heruka, un « héros » (S. vira T. dpa’ bo) pour confronter le Réel et pour l’utiliser directement.

C’est la méthode préconisée par Nāropa dans son chant-vajra :
« Ce n'est pas par des illusions poursuivant d'autres illusions
Que l'on éliminera [le venin intoxicant du serpent]
Mais c’est en héros (S. vīra) engagé
Qu’il faut accéder le Réel (S. tathatā)
Plus on analysera (T. rnam dpyad) [les représentations]
Et plus on s'en débarrassera. »  
Bien que voyant les illusions comme les illusions, le mahāyogin veut toujours les confronter et éliminer leur venin. Il s’identifie à cet effet à un héros, un heruka, ce qui lui permettra d’utiliser les illusions sans en être affectées. Rongzompa remarque à ce sujet qu’ils sont « semblables à ceux qui se remettent rapidement de la première frayeur à la vue du reflet du serpent, et qui ensuite grâce à leur engagement spirituel (S. vrata) pourront le saisir. »

Pour Rongzompa, il y a encore une autre méthode, qu’il place au-dessus de celle du mahāyoga, c’est la Grande perfection, le Dzogchen (sans mahāyoga, sans héros, sans vrata…).
« Comme [les phénomènes] sont semblables à une illusion, on comprend que le rejet, la peur, la volonté de les saisir concrètement etc. sont dictés par l’attribution d’une réalité (qu’ils n’ont pas). Les adeptes de ce système comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba). Par convention (T. tha snyad du S. vyavahāratas), cette Pensée est appelée "l'indifférence des vues" dans l’indissociabilité des vérités ultime et superficielle. »
Le système de la Mahāmudrā enseignée par Maitrīpa, ressemble davantage au Dzogchen primitif et "pré-Nyingthik" de Rongzompa, qu’à l’approche mahāyoguique de Nāropa.


Gampopa (1079–1153), en procédant au classement[2] des différents systèmes, place le Dzogchen et la Mahāmudrā (de Maitrīpa) en haut de la liste. Il commence par faire une distinction entre les textes canoniques à interpréter (S. neyārtha), conduisant à une meilleure existence, et ceux de sens précis (S. nītārtha). Les textes de sens précis sont ensuite classés ainsi :

1. Véhicules 1.1 des auditeurs (S. śrāvaka) et 1.2 des bouddhas-pour-soi (S. pratyeka-buddha).
2. Le véhicule universaliste (S. mahāyāna) divisé en 2.1 Le système de la perfection de la lucidité (S. prajñāpāramitā), 2.2. Le système des mantra, classés en 2.2.1. la phase d’émergence ou génération 2.2.2. la phase de resorption ou perfection. La phase de resorption est encore divisée en 2.2.2.1. la perfection universelle (« Dzogchen ») et 2.2.2.2. le grand sceau universel (« Mahāmudrā »)[3].

Dans un autre classement, Gampopa distingue entre trois voies : la voie du renoncement (véhicule des auditeurs et bouddhas-pour-soi et grand véhicule), la voie de la transformation (système de mantras, mahāyoga…), la voie de la (re)connaissance (Dzogchen, Mahāmudrā)[4].

Telle était la situation dans l’école "Kagyupa" (qui n'existe pas encore), du temps de Gampopa, avant le retour en force du Mahāyoga et le déclassement de la Mahāmudrā de Gampopa en système de prajñāpāramitā.



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[1] Ma hA yo ga nA ro pa’i rjo rje’i glu rdzogs so/
[2] Selon David Jackson (Enlightenment by a single means, p. 16), dans un texte que Samten G. Karmay (The Great Perfection, p. 144, n. 38) a identifé comme le fameux « lhan cig skyes sbyor ». Il donne encore un autre classement du type « neuf véhicules » dans son tshogs chos legs mdzes ma.  
[3] Extrait de tshogs chos legs mdzes ma  :  /de ltar gnyis yod pa las da res drang don mi ston/_nges don ston/_de la dbye na gsum yod pa las/_nyan rang gi theg pa mi ston/_theg pa chen po'i gdams ngag cig ston/_de la gnyis/_pha rol tu phyin pa'i theg pa dang gsang sngags 'bras bu'i theg pa'o/_/da res dang po de mi ston/_gnyis pa/_gsang sngags 'bras bu'i theg pa de ston/_de la gnyis/_bskyed pa'i rim pa'i gdams ngag dang rdzogs pa'i rim pa'i gdams ngag gnyis yod pa las/_'dir bskyed rim mi ston/_rdzogs pa'i rim pa'i gdams ngag ston/_de la gnyis/_rdzogs pa chen po'i man ngag dang phyag rgya chen po'i man ngag gnyis yod pa las/_'dir phyag rgya chen po'i gdams ngag ston/_de la yang dri bcas dang dri ma med pa gnyis yod pa las/_'dir dri ma med pa'i gdams ngag cig ston/
[4] Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/

Une famille de brahmanes influente à Srinagar


Nous avions déjà vu une famille de scribes influente au Tibet, Gayadhara et ses descendants. Dans ce billet, je parlerai de Ratnavajra et ses descendants, une lignée de brahmanes qui avait fait beaucoup pour le bouddhisme tibétain. Ce qui frappe dans ce qui suit est la transmission de père en fils, la fonction importante des laïques dans un milieu monastique, le rôle joué par des membres de la caste des brahmanes et la désignation par le roi des administrateurs de vihāra bouddhistes.

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Un brahmane cachemirien, issu d’une longue lignée de pandits, du nom de Haribhadra fut battu dans un débat avec un bouddhiste et se convertit au bouddhisme. Il était le père de Ratnavajra, l’illustre pilier central de l’université bouddhiste de Vikramalaśīla. Ratnavajra (11ème s.) était un upasāka (laïque) qui apprit les sūtra et tantra au Cachemire jusqu’à l’âge de 33 ans avant de continuer ses études à Magadha. A Vajrāsana (T. rdo rje gdan), Bodhgaya, il eut la vision de Cakrasaṁvara, Vajravārāhī et d’autres divinités. Le roi lui donne alors la charge d'un collège de Vikramalaśīla, où il enseigna principalement les tantras, les sept traités de logique (pramāṇa), les cinq traités de Maitreya etc.

Il retourna ensuite au Cachemire, où il triompha sur les non-bouddhistes et où il fonda des centres d’études spécialisés en les tantras de Vidyāsambhāra et Guhya-samāja, et en le traité (attribué à Maitreya) du intitulé Sūtrālaṃkāra (T. rdo sde rgyan). A la fin de sa vie il serait allé à Oḍḍiyāna dans l’ouest. Il est encore connu pour avoir converti au bouddhisme Guhyaprajñā, le fameux maître rouge. Il serait également allé à Tho-ling pour y assister Rinchen Zangpo (958-1055) dans ses traductions, puis à Samyé pour surveiller la construction d’une terrasse circulaire, qui avait été détruite par un incendie en 968. Il aurait encore enseigné la Mahāmudrā à Dampa Sangyé (Paramabuddha).

Son fils était Mahajana, un collaborateur de Marpa, et l’auteur d’un commentaire sur le Soutra du Cœur, intitulé Prajñāpāramitāhṛdayarthparijñāna. Il travaillait en collaboration avec des traducteurs tibétains et notamment avec Seng nge rgyal mtshan à la traduction tibétaine de La discrimination entre les propriétés et la substance des propriétés (S. Dharma-dharmatā-vibhaṅga T. chos dang chos nyid rnam par 'byed pa), que Maitrīpa aurait rédécouverte.

Son fils, et donc le petit-fils de Ratnavajra, fut Sajjana ou Satyajñāna. Il étudia auprès d’un maître, laïque aussi, très réputé au Cachemire, du nom de Śrī Bhadra ou encore Suryaketu, qui vivait dans la ville cachemirienne Anumapamapura[1] (T. grong khyer dpe med), où se trouva le monastère Ratnaguptavihāra[2]. Sajjana est considéré être à l’origine de l’anuttarayogatantra (RGV?) au Cachemire[3].  Sa spécialité était l’enseignement des Cinq traités de Maitreya (T. byams chos lnga) et notamment du Traité mahāyāna du continuum insurpassable (S. Mahāyanottaratantra-śastra ou encore Ratnagotravibhāga (RGV) T. theg pa chen po rgyud bla ma'i bsten chos), qui aurait également été rédécouvert par Maitrīpa. Toutes les lignées du RGV au Tibet se rattachent à Sajjana. Ensemble avec rNgog blo ldan shes rab  (1059–1109), il traduit le RGV et le commentaire sur le RGV en tibétain.

Sajjana aussi eut un fils, Suksmajana[4] (Sūkṣma jñāna ?). Une lettre[5] que lui adressa Sajjana est préservée en tibétain. Ensemble avec le traducteur tibétain, le moine (pa tshab lo tsa ba) Nyi ma grags (1055-), Suksmajana traduisit Les 400 stances sur la conduite yoguique des bodhisattvas de Candrakīrti (T. slob dpon zla ba grags pa). Le colophon nous apprend que la traduction fut faite au temple du Ratnaguptavihāra (T.  rin chen sbas pa'i kun dga' ra bar) dans la ville cachemirienne d’Anumapamapura (T. dpal grong khyer dpe med) avec l’abbé (T. mkhan po) indien Sūkṣmajāna (T. sukshma dz'a na), qui était né dans la longue lignée de pandits du grand brahmane Ratnavajra comme le fils de Sajjana (T. sad dz’a na)[6]. Si Suksmajana était l'abbé du monastère, et donc un moine, on peut présumer que la lignée familiale de Ratnavajra s'était éteinte avec lui, à moins qu'il n'ait eu des frères.

Ratnavajra ne fut pas le premier maître de Rinchen Zangpo, mais Śrāddhakaravarman, qu’il rencontra au Cachemire, et auprès de qui il étudia pendant 7 ans avant d’aller à Vikramaśila pendant quelques années. Il retourna au Cachemire, et au bout de 13 ans, il retourna au Tibet, probablement en 987. Il ferait trois voyages en Inde. Son maître Śrāddhakaravarman avait appris le système de Guhya-samāja selon la tradition de Buddhaśrījñāna auprès de Śāntipa/Ratnakāraśānti.[7] De Ratnavajra le cachemirien, Rinchen Zangpo apprit les yogatantras, de Nāropa le Guhya-samāja et de Karuṇa ? de Ratnadvīpa (T. nor bu gling pa) le Sarva-durgatipariśodhanatantra (T. dpal ngan song thams cad yongs su sbyong ba'i rgyud)[8]. Pour la liste complète voir le site Treasury of lives. Tout comme Ratnavajra, Śrāddhakaravarman l’avait rejoint à Tholing (T. thod gling) pour l’assister dans ses traductions.

L’hagiographie de Niguma[9], que l’on trouve dans les textes canoniques de la lignée Shangpa[10], mentionne qu’elle fut née dans une famille de brahmanes, dans la ville d’Anumapamapura (Srinagar ?) au Cachemire. Selon l’hagiographie, les quartiers des marchands d’alcool y était très nombreux (3.600.000 quartiers T. 'bum tsho sum co so drug), ce qui laisse présager une sacrée consommation d’alcool… Un de ses quarties avait pour nom « Duna ». C’est là qu'auraient vécu les pandits Nārotapa et Ratnavajra. Niguma serait la fille du brahmane Śāntivarman et la sœur de Nāro panḍīta.

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Photo : "Group of famous brahmin pundits" Kamat Research Database

[1] L’actuel Shrinagar selon Jean Naudou.
[2] Selon Tarānātha construit par bhaṭṭāraka Saṃghadāsa (T. dge ‘dun ‘bangs)  à l’époque du roi Mahāsamatta (T. mang pos bkur ba), fils de Turuṣhka (de Turkistan). (p. 177)
[3] Saints and sages of Kashmir, Triloki Nath Dhar
[4] Ce pandit avait collaboré à la traduction tibétaine d’un texte d’Aryadeva dans le temple de Ratnaguptavihāra, dont il était l’abbé dans la ville d’ Anumapamapura., byang chub sems dpa'i rnal 'byor spyod pa bzhi brgya pa'i rgya cher 'grel pa / (bodhisattvayogacaryācatuHśatakaṭīkā)
[A] zla ba grags pa / (candrakIrti.), [Tr] sukSmajAna (sUkSmajana)., [Rev] pa tshab nyi ma grags /
[P. No.] 5266, dbu ma, ya 33b4-273b3 (vol.98, p.183-?)
[D. No.] 3865, mdo 'grel, ya 30b6-239a7. [N] ya 34b1-264a6. [Kinsha] 3265, ya 40b1 (p.21-3-1)
[5] Brahmana sajjanena putraya presita lekha, Pratyabhijna Vimarshini (Laghvi)
[6] slob dpon dang slob ma rnam par gtan la dbab pa bsgom pa bstan pa zhes bya ba ste rab tu byed pa bcu drug pa'i 'grel pa'o// //bzhi brgya pa'i 'grel pa slob dpon zla ba grags pa'i zhal snga nas kyis mdzad pa rdzogs so// //dpal grong khyer dpe med kyi dbus rin chen sbas pa'i kun dga' ra bar/ rgya gar gyi mkhan po sukshma dz'a na zhes bya ba gdud rabs grangs med par pandi ta brgyud pa'i rigs su sku 'khrungs pa bram ze chen po rin chen rdo rje'i dpon po bram ze chen po sad dz'a na'i sras gcig tu bde bar gshegs pa'i bstan pa la gces sgras su mdzad pa bdag dang gzhan gyi gzhung lugs rgya mtsho'i pha rol tu son pa'i zhal snga nas dang/ bod kyi sgra bsgyur gyi lo ts'a ba dge slong pa chang nyi ma grags kyis bsgyur cing zhus te gtan la phab pa// //
[7] Saints and sages of Kashmir, Triloki Nath Dhar
[8] Non trouvé. En revanche on trouve le dpal ngan song thams cad yongs su sbyong ba'i rgyud las phyung ba spyan ma'i ngan song sbyong pa'i cho ga, traduit par notre ami l'avadhuti Vairocanavajra, dont le colophon lit : shi ba bde 'gror sbyar ba'i cho ga shin tu 'dod pa mchog tu gyur pa zhes bya ba'i ming can dpal stong nyid ting nge 'dzin rdo rje'i zhabs kyis mdzad pa rdzogs so// //rgya gar gyi mkhan po aa ba dh'u t'i bee ro tsa na badzra'i zhal snga nas dang/ bod kyi lo ts'a ba khams ba ldi ri chos kyi grags pas bsgyur ba'o// 
[9] Ye shes kyi Dā ki ma ni gu ma’i rnam thar. Nigu-ma : cachée ou mystérieuse. niguh [ni-guh] v. [1] pr. (nigūhati) pp. (nigūḍha) couvrir, cacher, dissimuler — ca. (nigūhayati) cacher, dissimuler; mettre au secret.
[10] dpal ldan shangs pa bka' brgyud pa'i chos skor rnam lnga'i rgya gzhung, Delhi 1984

lundi 21 novembre 2011

Huit, multiple de la dualité, ou quatre types d’indifférence




Les qualités positives à développer dans toutes les écoles du bouddhisme sont les quatre « demeures sublimes » (P. brahma vihāra T. tshad med bzhi), dont la dernière est l’équanimité. Celle-ci est considérée comme inhérente aux trois autres qualités plus positives que sont l’amour bienveillante, la compassion et la joie sympathique. L’équanimité, l’impassibilité (S. upekṣā T. btang snyoms) ou encore l’indifférence s’exerce par rapport aux huit préoccupations mondaines (T. rjig rten chos brgyad) que sont l’indifférence à l’égard des profits et des pertes (P. lābha, alābha), des gloires et des déshonneurs (P. yasa, ayasa), des éloges et de blâmes (P. pasansā, nindā), et, le plus gros morceau, des bonheurs et des malheurs (P. sukha, dukkha).[1] L'équanimité est aussi "la méthode" pour traverser les huit dissociations (S. vimokṣa T. rnam thar brgyad). Voici l’équanimité selon le bouddhisme des auditeurs (S. śrāvaka).

Le bouddhisme universaliste (mahāyāna) et plus particulièrement la Voie du Milieu (madhyamaka) enseigne un autre type d’équanimité ou indifférence, cette fois-ci à l’égard des huit proliférations discursives (S. prapaṇca T. spros pa), aussi appelées « extrêmes » (T. mtha' brgyad kyi spros pa[2]). Comme pour les huit préoccupations, il s’agit de quatre couples de vues ou opinions extrêmes, que l’on trouve cités par Nāgārjuna, au début de son œuvre magistrale Les stances dédicatoires des Stances du milieu par excellence (S. mūlamadhyamakakārikā T. dbu ma rtsa ba'i shes rab).
"Sans rien qui cesse ou se produise, sans rien qui soit anéanti ou qui soit éternel, sans unité ni diversité, sans arrivée ni départ, telle est la coproduction conditionnée, des mots et des choses apaisement béni. Celui qui nous l'a enseignée, l'Éveillé parfait, le meilleur des instructeurs, je le salue."[3]   
Par rapport au monde et à la réalité, évitér les vues extrêmes d’une cessation (S. anirodham T. 'gag pa med pa) et d’une production (S. anutpādam T. skye med pa), d’un anéantissement (S. anucchedam T. chad pa med pa) et d’une perrenité (S. aśāśvatam T. rtag med pa) (autrement dit être ou néant), d’une diversité (S. anekārtham T. tha dad don min) ou d’une unité (S. anānārtham T. don gcig min), et d’une arrivée (S. anāgamam S. 'ong pa med pa) ou d’un départ (S. anirgamam T. 'gro med pa). Autrement dit, "les choses" ne sont pas produites, ne cessent pas, elles n'existent ni n'existent pas, elles ne sont ni différentes, ni identiques, elles n'arrivent de nulle part et ne s'en vont nulle part. Métaphysiques s’abstenir… Cette indifférence se nomme « absence de prolifération discursive » (S. aprapañca T. spros bral), alias vacuité, et conduit à la non discursivité (S. avikalpa), qui correspond à la bodhicitta ultime. Celle-ci se combine avec la bodhicitta relative, qui est l’engagement altruiste dans le monde à travers la pratique des perfections (S. pāramitā) et autres moyens (S. upāya).
L’autre grande école du bouddhisme universaliste développera un autre système pour transcender la dualité de la conscience (en huit groupes ! S. aṣṭavijñāna, les cinq consciences sensorielles, la conscience mentale, la conscience affligée (S. kliṣṭamanas) et la conscience fondamentale (S. ālāyavijñāna)) en retrouvant le principe conscient (S. cittatva T. sems nyid), ou l’intuition naturellement présente (S. jñāna-mātratā), autre façon de trouver la non-discursivité (S. avikalpa).  

Le bouddhisme ésotérique (vajrayāna) fournit au bodhisattva, bien intentionné évidemment, tous les moyens pour agir efficacement dans le monde. Un bodhisattva contemporain utiliserait peut-être plutôt les sciences et les moyens modernes, que les tantras et ferait appel à ses réseaux, aux médias, fréquenterait les puissants du monde, utiliserait des lobbies, des pétitions et des groupes de pression, travaillerait avec les vidyādhara et les siddhas (scientifiques) de son époque pour découvrir la formule du bonheur, lèverait des fonds,monterait des organisations caritatives… Dans un monde où les sciences étaient encore dominées par la religion, et celle-ci par la magie, on se tournait évidemment aussi vers les puissants, mais sans oublier les véritables maître du monde d’alors, les dieux et les démons. C’étaient eux qui détenaient les secrets (vidyā) de la guérison, du pouvoir, de l’argent, du pouvoir sur les femmes, la progéniture masculine, une renaissance masculine etc. En réussissant à entrer en contact avec eux, et en leur faisant des louanges et des offrandes, ils pouvaient se montrer généreux. Comment entrer en contact avec eux ? A travers des rites bien définis et couchés dans des tantras et autres textes ésotériques. Ceux-ci étaient dédiés aux grands chefs des dieux et démons, mais pendant les rituels, il ne fallait ne pas oublier les dieux et démons de moindre rang. Connaître leurs noms, les appeler par leurs nom était les contrôler. A l'origine, les officiers de Śiva/Rudra étaient appelés des « Mantras ». "On nomme ainsi ces âmes divines, car dans les rituels, elles sont invoquées sous la forme de formules sonores que l’on appelle justement des mantras".[4]

Le véhicule des mantras (S. mantrayāna) ou système des mantras (S. mantranaya), n’est donc pas simplement un système où l’on utilise des "formules magiques". Le nom mantra recouvre tout l’ensemble mythologique : le mythe-cadre dans lequel s’inscrivent le rite, les dieux, la classe à laquelle ils appartiennent, le nom de leur chef ainsi que leurs propres noms, qu’il faut connaître pour les exhorter efficacement à leur activité spécifique. Toutes ces activités peuvent se regrouper en les deux catégories de la dualité : faire cesser ce qui est mal, et mettre en place ce qui est bien. Les vœux exaucés sont les accomplissements (siddhi) ordinaires ou mondains, au nombre de huit évidemment.

La fréquentation de ces dieux-démons et leurs supérieurs inspirent certains à les rejoindre, à devenir pareils à eux, l’un d’eux. Ce qui conduira à des classes de tantras différents. L’ascension sociale existe aussi chez les dieux, comme nous avions vu pour le yakṣa Vajrapāṇi. Un dieu suprême a droit à l’accomplissement suprême. Et c’est là que nous retrouvons la Mahāmudrā et le Dzogchen. Et qu’est cet accomplissement suprême ?

La vue de la Grande complétude. Petit retour sur Rongzompa :
« Comme [les phénomènes] sont semblables à une illusion, on comprend que le rejet, la peur, la volonté de les saisir concrètement etc. sont dictés par l’attribution d’une réalité (qu’ils n’ont pas). Les adeptes de ce système comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba). Par convention (T. tha snyad du S. vyavahāratas), cela est appelé "l’indifférence des vues"[5] dans l’indissociabilité des vérités ultime et superficielle. »

Milarepa sur l'égalité foncière (T. mnyam nyid).
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Photo : Entrée Wat Dan Singkhon, Thaïlande 

[1] Môhan Wijayaratna, Les entretiens du Bouddha, p. 244 En tibétain : 'jig rten gyi chos brgyad ni / rnyed na dga' ba / ma rnyed na mi dga' ba / snyan pa thos na dga' ba / mi snyan pa thos na mi dga' ba / bde na dga' ba / mi bde na mi dga' ba / bstod na dga' ba / smad na mi dga' ba rnams so
[2] skye 'gag rtag chad/ 'gro 'ong/ gcig tha dad
[3] Traduction de Guy Bugault, Stances du milieu par excellence p.35
[4] Les stances sur la reconnaissance du seigneur avec leur glose, David Dubois)
[5] don dam pa dang kun rdzob dbyer med par lta ba mnyam pa nyid kyi dgongs pa

dimanche 20 novembre 2011

La promotion fulgurante de l’ambitieux yaksha Vajrapani





Louis de la Vallée Poussin (toujours lui !), mentionne dans une critique d’un livre de C. M. Pleyte[1] un passage sur Vajrapāṇi dans un livre d’Anton Schiefner[2] sur une version tibétaine de la vie de Sakyamuni. Le futur bouddha reçoit dans son paradis la visite des 5 dhyāni bouddhas, qui font apparaître miraculeusement soixante déesses. Maheśvara (Shiva) et Umā, présents également, tombent sous le charme des déesses et se font gronder par Vajrapāṇi. Sur ce, Maheśvara retorqua à Vajrapāṇi qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir d’un yakṣa. Vajrapāṇi, furieux, écrase alors sous un des pieds Maheśvara et sous l’autre Umā, exécutant ainsi un de ses pas de danse (T. stang stabs[3] S. gativyūha) de subjugation, dont il a le secret. Les danses ont toujours pour objet de subjuguer Rudra ou ses mantras.



LVP écrit que pour démontrer l’appartenance yakṣa de Vajrapāni, C.M. Pleyte fait référence au Lalita-(vastara), où il est mentionné qu’il appartient aux guhyakas ou aux yakṣa, à un mantra « Oṁ Vajrapāṇī Mahāyakṣa Nīlāmbara hūṁ phat » ainsi qu’à un passage dans le Subāhuparipṛcchā, cité par Wassilieff dans on livre « Buddhism »[4]. Je traduis : « Il y a des Bhikṣus et autres personnes qui n’acceptent pas la doctrine des Dhāraṇīs, à laquelle ils prêtent une origine démoniaque : ils croient en effet que Vajrapāṇi lui-même apartienne à la famille des yakṣas. »

De manière générale, Vajrapāṇi est toujours présent quand il s’agit de contrôler ou convertir les démons, en dernière ligne sous les ordres de Rudra/Maheśvara, ou le grand dieu lui-même. Vajrapāṇi est le chef de la famille vajra, a pour autre nom Vajradhara, et a évolué ultérieurement en Vajradhara représentant l’éveil ultime. Mais au départ, il était un yakṣa, un vidyādhara, avec le titre « chef des vidyādhara », « général des yakṣa » (T. gnod sbyin gyi sde dpon chen po), ou encore « chef des Guhyaka » (T. gsang bdag). Rappelons qu'un des titres du Guhya-samāja est le Tathāgata Guhyaka « la Somme des Secrets du Tathāgata ». Les Guhyaka sont des demi-dieux rattachés à Kubera, le dieu des richesses, un autre grand général des yakṣa. C'est comme si pour le double aspect d'un chef de yakṣa il fallait deux dieux : un qui détourne et subjugue le mal, puisque toutes les forces maléfiques sont sous ses propres ordres, et l'autre qui distribue la prospérité. Les rituels qui leur sont adressés (avec des offrandes de rançons (T. glud, gtor ma) sont des véritables négociations, et l'on négocie directement avec leur chef, même si un subalterne est responsable pour les maux infligés.

Rappelons encore que Buddhaśrījñāna dans sa recherche de la Mahāmudrā, reçoit un rituel de Kubera (alias Jambhala) de sa mudrā, et qu'il existe un lien très proche entre les pratiques yakṣa et la Mahāmudrā ainsi que le Dzogchen. C'est le "lien" entre les (huit) accomplissements (S. siddhi) mondains et l'unique accomplissement suprême, entre la prospérité (S. abhyudaya) et le bonheur définitif (S. niḥśreyas)[4], entre la terre et le ciel. Les bodhisattvas et les églises n'ont-ils pas besoin de fortune pour accomplir leur mission altruiste ?... Ainsi, c'est par exemple dans le rituel de Nīlāmbaradhara Vajrapāṇi (T. gnod sbyin gyi sde dpon chen po lag na rdo rje gos sngon po can gyi sbyor ka chen po'i cho ga), que l'on trouve la formule prototype de Dzogchen "rdzogs pa'i rdzogs pa".

Il est fait référence à l'appartenance yakṣa de Vajrapāṇi  dans le chapitre Trailokyavijaya-mahāmaṇḍala du Sarvatathāgata-tattvasaṁgraha. C’est dans ce texte, où Vajrasattva intervient pour la première fois comme la divinité centrale, qu’a lieu l’altercation entre Vajrapāṇi et Maheśvara.[5]

Le mantra auquel fait référence C.M. Pleyte se trouve dans le (T. gnod sbyin gyi sde dpon chen po lag na rdo rje gos sngon po can gyi sbyor ka chen po'i cho ga S. Mahāyakṣa Senāpataye nīlāmbaradhara Vajrapāṇi mahāgana vidhi, Réf. otani beijing : 3022).  C’est un texte (qui fait partie de tout un cycle sur Vajrapāṇi) attribué au grand acarya Bhava (?) et traduit en tibétain par le Bhikṣu Tshul khrims gzhon nu[6]. C’est dans le même texte que nous trouvons une référence à « l’aboutissement de la perfection » (T. rdzogs pa’i dzogs pa). Cette manifestation de Vajrapāṇi a pour particularité de porter des vêtements foncés/bleus (T. lag na rdo rje gos sngon po can S. nīlāmbara). Le terme « vêtements d’azur » peut aussi signifier « nu » ou encore le « ciel ». Cette tradition de Vajrapāṇi semble aussi être connue sous le nom ('gro bzang lugs). Son partenaire de danse est la déesse de la danse (T. gar (mkan) ma S. Nirti). Le monde pur qui lui est associé est Le champs aux « feuilles de saule » (T. lcang lo can S. kuṇḍalaka), où « feuilles de saule » peuvent signifier également les cheveux nattés des yogis. Il se trouve que c’est aussi le monde pur de Vajradhara, ce qui confirme leur identité.

En tant qu’ancien chef des êtres mythologiques que sont les vidyādhara, il est le premier vidyādhara (T. rig 'dzin) dans la transmission du « Dzogchen ». Garab Dordjé, qui est considéré être à l’origine de la transmission humaine, « horizontale », avait reçu celle-ci directement de Vajrasattva et Vajrapāṇi. Ainsi, Garab Dordjé sera le premier vidyādhara humain, qui aurait eu pour disciple Mañjuśrīmitra (T. 'jam dpal bshes gnyen), et celui-ci aurait eu pour disciples Buddhaśrījñāna et Buddhaguhya.  

Dans son activité de subjugation, Vajrapāṇi sera plus tard aidé de deux acolytes avec lesquels il forme le groupe de trois divinités de Vajrapāṇi (T. mkhan chen phyag rdor ba'i lha gsum). Ses acolytes sont : Hayagrīva (T. rta mgrin) et l’oiseau Garuḍa (T. bya khyung). Le culte de Hayagrīva fut officiellement introduit au Tibet par Atiśa, bien que la tradition des termas avance une introduction antérieure.

J’ai déjà eu l’occasion de mentionner les Cinq Chroniques (T. bKa’thang sde lnga), qui sont un texte terma redécouvert par Orgyen Lingpa (né en 1323). Il est également celui qui avait redécouvert la Chronique de Padma, traduit en français en Dict de Padma (T. Pad+ma bka’ thang), texte important pour la légende et le culte de Padmasambhava. Le Dict de Padma contient un exemple de conversion particulière. Les 24 territoires (S. pīṭha) sont contrôlés par les dieux et démons (S. vighna) sous les ordres de Rudra en faisant souffrir les habitants. Rudra, résidant à Pretapuri, doit être converti pour que la doctrine bouddhique puisse se répandre. Evidemment, Vajrapāṇi sera de la partie. Ce sont Hayagrīva et Vajravārāhi, le cheval et le sanglier, qui sont chargés de cette mission par la congrégation de bouddhas. Hayagrīva pénètre par la "porte du bas" de Rudra, jusqu’à ce que sa tête de cheval sorte par le sommet de la tête de Rudra. Les bras et les jambes de Rudra s’étendent. Vajravārāhi pénètre par le bhaga (vagin) de sa compagne (Umā[7]), et sa tête de sanglier sort du sommet de la tête de la compagne. L’union (T. zhal sbyar) de "Cheval" (Hayagrīva) et de "Cochon" (Vajravārāhi) donne naissance à une manifestation de Vajrapāṇi portant le nom Bhurkumkuta (T. rta phag zhal sbyar dme ba brtsegs pa[8] bskrun %[9]). Le culte de Vajravārāhi (Kubjikā) est cependant apparu après l'époque du roi Khri srong lde btsan.



Hayagrīva et Vajravārāhi (T. ta pag yi shin nor bu). 

Les Annales bleues, qui rapellons-le datent de 1476 donc après l’émergence de la légende et du culte de Padmasambhava (14ème s.), mentionnent comment Padmasambhava aurait donné au roi Khri srong lde btsan l’initiation de Vajrakīla (S. Vajrakīlayamūlatantrakhaṇḍa T. rdo rje phur pa rtsa ba’i rgyud kyi dum bu KG. 439), divinité de type Garuḍa, et d’Hayagrīva. Le roi aurait surtout aimé pratiquer Hayagrīva[10].



Vajrapāṇi-Burkhumkuta


Petit clin d'oeil en guise de PS : Au royaume de Gandhara sous influence hellénistique, Vajrapāṇi avait pris les traits de Zeus (le porteur de foudre (vajra)) ou de Heracles. Peut-être une forme appropriée pour son retour en Europe ? Ci-dessous Vajrapāṇi en compagnie du Bouddha (Gandhara, 2ème siècle)




*** 

[1] Bijdrage tot de Kennis van het Mahāyāna op Java by C. M. Pleyte. Critique parue dans le Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain & Ireland Par Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, p. 557.
[2] Eine tibetische lebensbeschreibung des Çākyamuni's, des begründers des Buddhatums
[3] Stang tabs = mouvement de bras et de jambes, lag stabs = mouvemnt de main, rkang stabs = pas de jambes
[4] Voir la La précieuse guirlande des conseils au roi de Nāgārjuna (S. Rājaparikathāratnamālī T. rgyal po la gtam bya ba rin po che’i phreng ba). Dans le classement des neuf véhicules, il y a un véhicule spécifique dédié à ce de type de tantras pratiques (abhyudaya-tantras).
[5] Buddhism, p. 198
[5] Iconography of the Buddhist Sculpture of Orissa: Text Par Thomas E. Donaldson 215
[6] The biographies of Rechungpa: the evolution of a Tibetan hagiography Par Peter Alan Roberts,Oxford Centre for Buddhist Studies, p. 100, mentionne un Tshul khrims gzhon nu, alias Kumaraśīla, qui aurait traduit sept œuvres sur Vajrapāṇi avec Karmavajra.
[7] Durgā-Pārvatī, épouse de Śiva-Maheśvara
[8] sme ba brtsegs pa = Bhurkumkuta. Bhurkumkuta (Skt.; Tib. Metsek; Wyl. sme brtsegs) - a wrathful form of Vajrapāṇi featured in the practice of Removing All Defilements of Samaya (Damdrip Nyepa Kunsel).
[9] ISBN 7-5409-0026-1, édition sri khron mi rigs dpe skrun khang, 1987,  PKT p. 51. Traduction française de Gustave-Charles Toussaint, Editions orientales, Paris, pp. 38-39
[10] (Roerich, 1995), p. 105-106

samedi 19 novembre 2011

La troisième absorption



Les trois absorptions (T. ting nge 'dzin rnam pa gsum) selon le Mahāyoga

Les rituels Mahāyoga consistent généralement en deux phases, qui sont comme l’inspir et l’expir, ou l’état émergent et quiescant de la réalité. La première s’appelle la phase de génération (T. bskyed rim S. utpannakrama) et la deuxième la phase de perfection (T. rdzogs rim S. saṃpannakrama). Les trois absorptions se rattachent à la phase de génération et constituent ses trois étapes. La première étape est l’absorption de la telléité (T. de bzhin nyid kyi ting nge ‘dzin). La deuxième est l’absorption de manifestation globale (T. kun tu snang gi ting nge ‘dzin) et la dernière est l’absorption causale (T. rgyu’i ting nge ‘dzin) qui est le départ des visualisations tantriques.

La tradition enseigne que la première absorption correspond à la bodhicitta ultime, la deuxième à la bodhicitta relative et la troisième à l’union des deux, comme la cause d’une manifestation divine spécifique selon un quelconque tantra. En termes de vajrayāna, la bodhicitta ultime et relative correspondent à l’être indestructible, le vajrasattva. « Ce qui est indestructible (vajra) est la vacuité. Et l’être est l’intuition pure ».[1] Ou encore « La vacuité est dit être l’indestructible (vajra) et ce qui se manifeste est l’être (sattva). Vajra-sattva est l’unité et l’identité des deux. »[2] La première définition d’Advayavajra pose l’intuition pure (jñāna-mātratā) comme l’être, tandis que dans la deuxième c’est tout ce qui se manifeste. C’est cet être indestructible (vajrasattva) qui s’engage ensuite dans une phase de génération spécifique à partir de la syllabe germe.

Les deux manuscrits de Dunhuang (PT626 et PT634) qui sont des commentaires Mahāyoga du petit traité  Ch’an (Stein 689-1) « Lung chung »[3] font commencer la série des trois absorptions par les trois syllabes Oṃ Aṃ (sic) Hūṃ visualisées au niveau du front, de la gorge et du cœur. Chaque syllabe purifie le corps, la parole et l’esprit.

Ensuite, l’adepte adopte la posture de méditation à cinq mudrā (phyag rgya lnga). La main droite posée dans la main gauche, la jambe gauche sur la jambe droite, le dos droit, les yeux fixés sur le bout du nez, et la langue touchant le palais. Dans cette posture on dirige l’attention vers l’intérieur pour « regarder l’esprit » (T. sems la lta ba). Cela conduit à la non discursivité (S. avikalpa), qui correspond ainsi à la première absorption.

La deuxième absorption est celle de la manifestation globale, la manifestation de l’être en tant qu’être indestructible, union de vacuité et d’être, l’être vide d’essence, pure intuition (jñāna-mātratā). Le commentaire PT 634 donne la métaphore suivante pour cette absorption :
« Quand les nuages s’ouvrent dans le ciel, la lune et les nombreuses étoiles deviennent visibles. L’absorption de la telléité est comme le ciel. Quand l’intuition omnisciente universelle sépare les nuages, la syllabe A du soi, qui est la cause du sujet connaissant, illumine le ciel. »[4]  
La troisième absorption est le début de la phase de génération du maṇḍala de la divinité. C’est à cette troisième étape que s’arrête l’approche simultanée (Stein 689-1), et où les commentaires (PT626, PT634 et PT699) font la transitions vers le mahāyoga en entrant une visualisation tantrique.

Mais cette transition, le Dzogchen primitif (p.e. de Rongzompa) et la Mahāmudrā de Śavaripa/Advayavajra ne le font pas non plus. Relire à cet égard le petit texte de Rongzompa sur le Reflet du serpent noir (sbrul nag po’i stong thun W27479), où les adeptes du Mahāyoga « sont semblables à ceux qui se remettent rapidement de leur première frayeur à la vue du reflet du serpent, et qui ensuite grâce à leur engagement spirituel (S. vrata) pourront le saisir. » Tandis que les adeptes du Dzogchen « comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba).

Ils affrontent la réalité comme une illusion, sans avoir besoin pour cela de s’identifier à un héro (S. vira) mahāyoguique. La troisième absorption est spontanée et ouverte. C'est la grande perfection.


Le Commentaire (sgyu ‘phrul dbang gi gal po’i don ‘grel, S. Māyābhiṣekavacyaka-mūlavritti, Narthang 78, rgyud 'grel (mu)) attribué à Buddhaguhya (et traduit par gNyags jñāna) donne trois absorptions, dont la dernière est « l’aboutissement de la perfection » (T. rdzogs pa’i rdzogs pa[1]), « l'intuition fondamentale (T. ye shes rang gnas pa) », « qui est la Grande perfection car à partir de ce point, il n’est plus besoin d’effort pour obtenir les qualités éveillées » (T. de phan cad sangs rgyas kyi yon tan kun brtsal mi dgos pas rdzogs pa chen po zhes smros so/)[5].



***  
 
[1] vajreṇa śunyatā proktā sattvena jñāna-mātratā/  tādātmyam anayoḥ siddhaṁ vajra-sattva-svabhāvataḥ/ Advayavajra-saṁgraha, p.24
[2][2] Śūnyatā vajram ityuktam ākāraḥ sattvam ucyate/ tādātmyam anayor aikyaṁ vajra-sattva iti smṛtaḥ// Jvālāvalī-vajra-mālā-tantra (Tantra de la guirlande vajra au [cercle de] flammes de cinq couleurs, c’est le cercle de flamme qui entoure Vajrayoginī).
[3] Where Chan and Tantra meet, Sam van Schaik et Jacob Dalton
[4] nam kha la sprin gis go phye nas gza' skar mang po go phye ba dang 'dra' bar de bzhin nyid ki ting nge 'dzin nam ka dang 'dra ba' la kun mkhyen gi ye shes chen pos sprin gis go phye nas bdag gi yi ge a dkar po shes pa rgyu can rgyur gnas pa nam ka la sal gis byung ngo.
[5] Narthang p. 370, Ce terme se trouve également dans deux tantras : (Commentaire sur Śrī nātha mahākāla)  DPAL NAG PO CHEN PO'I RGYUD DRAG PO'I BRTAG PA DUR KHROD CHEN PO ZHES BYA BA'I 'GREL PA (DG 1753) ainsi que (Rituel de Nīlāmbaradhara Vajrapāṇi)  GNOD SBYIN GYI SDE DPON CHEN PO LAG NA RDO RJE GOS SNGON PO CAN GYI SBYOR KA CHEN PO'I CHO GA (DG 2174).

vendredi 18 novembre 2011

L'approche simultanée au Tibet



Plusieurs documents de Dunhuang sont relatifs au concile de Lhasa, entre la partie indienne et la partie chinoise. Au 8ème siècle, le maître Mahāyāna (Hva śaṅ) était invité au Tibet par le roi tibétain Khri srong lde btsan pour y enseigner la méditation (dhyāna). Le manuscrit 4646 du Fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque Nationale de Paris, est intitulé Préface de la ratification des vrais principes du grand véhicule d’éveil subit et a été rédigé par Wang Si à la demande de maître Mahāyāna[1]. Il y est écrit que le grand maître de Dhyāna Mahāyāna « conféra de secrètes initiations au Dhyāna » et que « l’impératrice, de la famille Mou-Lou (‘Bro)…aussitôt prise d’une dévote ardeur, fut illuminée d’un seul coup. » Elle se rasa la tête, se couvrit du vêtement foncé et prêcha la Loi du Grand Véhicule.[2] En 794[3], « fut enfin promulgué ce grand édit : « La Doctrine du Dhyāna qu’enseigne Mahāyāna est un développement parfaitement fondé du texte des sūtra ; il n’y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s’exercer selon cette Loi ! »[4]

Les sources tibétaines disent le contraire et D. Ueyama[5] a tenté de réconcilier la contradiction entre les sources chinoises et tibétaines en suggérantque Hva-shang eut un débat par écrit avec Śāntarakṣita, qu’il avait gagné, mais que plus tard il avait été battu par Kamalaśīla puis exilé en Chine.

Il est certain néanmoins que la tradition du Dhyāna et de l'approche simultanée (T. gcig car du 'jug pa) s’est maintenue au Tibet. Au début du 9ème siècle, les maîtres de dhyāna (T. bsam gtan gyi mkhan po) Tshig tsa Nam mkha’i snying-po et sBug Ye shes dbyangs étaient actifs au Tibet et les textes (tradutions ou autres) qu’ils utilisaient étaient appelées « manuels de méditation » (T. bsam gtan gyi yi ge).

Karmay écrit qu’il existe des fortes preuves que, pendant la période persécution du bouddhisme monastique au Tibet par le roi Langdarma (assassiné en 842) et par conséquent des maîtres de Dhyāna, la pratique des tantras Mahāyoga échappèrent à la persécution et ont continué à se développer jusqu’au 11ème siècle. Selon Karmay, pour qui le Dzogchen primitif et le Dhyāna chinois ne sont pas reliés, le Dzogchen (de Vairocana) existait alors sous une forme embryonnaire et aurait réussi a se maintenir en s’associant avec les tantras Mahāyoga.  Pour le Professeur Tucci il y a un lien étroit.
« L’étroite relation existant entre la s rDsogs c’en et les doctrines de l’école de Hva śaṅ est corroborée par un important fragment conservé dans le bKa’ t’an sde lnga »[6]. 
Pour Karmay, la mention du Dzogchen dans les manuscrits IOL 597 et 647 (Le coucou de l’Intelligence), ainsi que le chapitre sur l’éveil subit dans le bSam gtan mig sgron de gNubs chen Sangs rgyas ye shes (11ème siècle) sont la preuve de l’existence d’une tradition Dzogchen indépendante.

Les Cinq Chroniques (T. bKa’thang sde lnga) sont un texte terma redécouvert par Orgyen Lingpa (né en 1323). Les Chroniques du Ministre (T. Blon po bka’ thang), contiennent une déscription de la tradition de l’éveil subit au Tibet et une référence à Bodhidharm(ottāra) comme le fondateur de la tradition Ch’an.[7] Karmay exprime des doutes sur l’authenticité des Chroniques du Ministre, ou des parties de la Lampe éclairant l'oeil de la méditation (bSam gtan mig sgron) de Noubchen, gNubs chen Sangs rgyas ye shes, seraient réutilisées et mal interprétées en faisant de Hva-shang un pratiquant de tantra.

Quoi qu’il en soit, gNubs chen Sangs rgyas ye shes considère l’approche subite comme une tradition bouddhiste qu’il place au-dessus de l’approche graduelle[8]. Pour lui l’approche simultanée procède de sūtra parfaitement aboutis (T. yongs su rdzogs pa’i mdo sde’i gzhung), contrairement à l’approche graduelle, mais les deux approches constituent cependant des déviations (T. gol sa) par rapport au "véhicule spontanément abouti" (T. lhun rdzogs pa’i theg pa), qu’est le Dzogchen. Pour son exposition de l’approche simultanée, Noubchen s’appuie sur des traditions de méditation (T. sgom lung) de maîtres Dhyāna tibétains tels Gle’u gZhon-nu snying-po, Lang-’gro dKon-mchog ’byung-gnas, Tshig-tsa Nam-mkha’i snying-po (auteur d’un Sūtra sur l’approche simultanée T. Cig car jug pa’i mdo), mentionnés dans certains manuscrits de Dunhuang. Noubchen explique que
« l’approche simultanée peut être comparée à l’ascension d’une montagne d’où l’on pourra tout voir. De même ce système (T. tshul) permet certes d’accéder à la certitude de la vue, mais de manière plus importante à la substance des phénomènes (S. dharmatā), la non production originelle où il n’y a ni agent (T. ‘jal byed) ni objet (T. gzhal bya) de cognition. Celle-ci n’étant pas accessible à l’entendement (T. go ba) et à travers l’effort. »[9]  
La méditation ou concentration (S. dhyāna) recherchée n’est pas une méditation artificielle, mais la méditation du tathāgata (T. de bzhin gshegs pa’i bsam gtan), que Noubchen explique être « l’union de repos mental et de perspicacité » (T. zhi gnas lhag mthong). Maitrīpa, ne la définie pas comme l’union de de repos mental et de perspicacité (toujours maintenue par un effort selon lui), mais comme la méditation continue et naturellement présente du tathāgata (« intérieur »).

Carmen Meinert[10] suggère qu’il y avait une interaction entre le Ch’an et le Dzogchen, et se base pour cette hypothèse sur deux manuscrits, dont l’un serait un texte racine (Stein 689-1, chez Noubchen cité comme « Lung chung ») sur la contemplation de l’esprit (T. sems la bltas), qui reprend les thèses de Hva-shang, et l’autre un commentaire (Pelliot 699) selon le point de vue du Dzogchen.

Noubchen se distancie d’une influence du Ch’an sur le Dzogchen et semble pour cela viser la vue Ch’an exprimée dans le commentaire (P699). Le commentaire a été écrit sur la frontière tibéto-chinoise par un auteur originellement adepte de Ch’an, mais connaissant le Dzogchen et faisant une synthèse des deux. Il semble donc qu’il a pu y avoir une certaine confusion entre l’approche simultanée du maître chinois Hva-shang, le mahāyoga et le Dzogchen. C’est afin d’élucider les différences que Noubchen aurait entrepris d’écrir la Lampe éclairant l’œil de la méditation. Le point qui semble particulièrement prêter à confusion est la pratique de non discursivité (T. mi rtog pa S. avikalpa) que le Ch’an et le Dzogchen (primitif) affectionnent particulièrement.
« Si les les six facultés (psychosensorielles) de l’esprit ne s’engagent pas dans les objets superficiels et qu’elles sont retournées et qu’elles regardent l’esprit (T. rang gi sems la bltas), on réalise que celui-ci n’a aucune réalité (S. bhāva). De ce fait, en ne concevant rien, on ne s’engage pas mentalement (S. amanasikāra T. yid la mi byed pa) dans des représentations affectées, et on ne représente rien (S. avikalpa). De cette façon, les domaines psychosensoriels de l’esprit sont entièrement purifiés. Par conséquent, on ne se fonde sur rien (T. ci la yang myi gnas ± S. apratiṣṭhānavāda). En demeurant restant de la sorte, l’esprit devient stable (T. g.yung du ‘gyur = nges pa).C’est l’éveil de la souffrance, c’est la Quiétude (S. nirvāṇa) au milieu même de l’Errance (S. saṁsāra).[11] »
Le terme « face-à-face », « confrontation » (T. ngo sprod) prend ici son véritable sens, mais dans cette méthode, le rôle du médiateur semble moins importante, ou du moins moins présente. Notez la présence de terminologie affectée par Maitrīpa.  

Le texte-racine poursuit en introduisant un terme que l'on retrouve dans le Dzogchen (mais pas uniquement !) :
« La non discursivité est vivacité (T. sa le ba), la vivacité est sans discursivité. Voilà l’intuition autoconnaissante (T. rang rig ye shes). On ne peut pas lui attribuer de nom. »[12]
L’auteur du commentaire (Pelliot 699) multiplie les références Dzogchen. Il fait référence à des maîtres de l’Atiyoga, compare l’approche simultanée à l’envol du garuḍa... et écrit dans une note (mchan ‘grel)  que « les transformations [mentales] s’équilibrent dans [la syllabe] A[13]   

Sam van Schaik et Jacob Dalton, chercheurs auprès du British Library, ont publié un article sur ces deux manuscrits (« Where Chan and Tantra meet ». En comparant les caractéristiques de l’écriture des différents scribes, ils ont conclu que le rédacteur de ces deux manuscrits était également celui des manuscrits Pelliot 626, 634 et probablement 808. Puisque le contenu des trois documents 699, 626 et 634 est similaire, ils ont décidé de mettre ses trois textes en regard. Le commentaire (699) peut être lu comme un simple commentaire Ch’an, mais mis en regard avec les deux autres textes, qui comportent davantage d’éléments Mahāyoga (les trois samādhi, la syllabe A comme support de méditation…), certaines références du 699 pourraient être interprétées dans ce sens. D’autant plus que la fin du commentaire contient une citation du texte mahāyoguique Questions et réponses de Vajrasattva (T. rdo rje sems dpa’i zhus lan), ce qui fait dire aux auteurs de l’article que le texte Ch’an d’origine était peut être destiné à la communauté de Mahāyoga. Restent ouvertes les questions sur le pourquoi d’une telle entreprise.

Pour revenir sur la syllabe A, des notes dans les manuscrits PT626 et PT634, nous apprennent qu’elle désigne la conscience pure et représente la transition de la luminosité générale de l’absorption qui illumine tout à la visualisation détaillée de l’absorption causale. La syllabe A (ou Oṃ) seiat utilisée souvent comme la visualisation initiale de l’absorption causale dans les manuscrits de Dunhuang. Van Schaik et Dalton écrivent que l’auteur de PT699 ne suggère cependant pas que le pratiquant continue ensuite avec les visualisations tantriques. Cela serait aller trop loin, mais ils insistent que le commentaire veut quand même être un pont de plus vers le monde du mahāyoga.

Ce que j’aimerais déduire de tout cela est qu’il y a un lien évident entre l’approche Dhyāna et le Dzogchen primitif. Ce lien est l’approche simultanée, qui consiste à tourner le regard vers l’esprit (T. sems la blta ba), ce qui conduit à la non discursivité (S. avikalpa). L’expérience de la non discursivité doit ensuite être traduite ou transposée en l’expérience ordinaire (qui doit embellir, orner, animer.. l’expérience de l’absorption de télléité, de bhzin nyid kyi ting nge ‘dzin). Pour cela, le Mahāyoga et donc le Dzogchen utilisera les visualisations tantriques, mais l’approche simultanée du Dhyāna n’ira pas plus loin que la syllabe A, inhérente à toutes les autres syllabes. De toute façon, c’est là que la frontière fut tirée.

Par la suite, le Dzogchen et d’ailleurs toutes les autres traditions tibétaines se sont débarassés de toutes les traces trop emblématiques de la tradition Dhyāna, ce qui ne veut pas dire qu’elles se sont purgées des méthodes associées.

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Illustration : Hva-shang


[1] (Demiéville, 1987), p. 23 et p. 42
[2] (Demiéville, 1987), p. 32-33
[3] Probablement, plus précisément en « l’année siu, le 15 de la 1ère lune ».
[4] (Demiéville, 1987), p. 42
[5] 1983 “The Study of Tibetan Ch’an Manuscript Recovered from Tun-huang: A Review of the Field and its Prospects”, Early Ch’an in China and Tibet, Berkeley, pp. 327–49.
[6] Tucci, Minor Buddhist Texts, Serie Orientale Roma, IX, Part I, 1956; Part II, 1958. 1973 Les religions du Tibet (in G. Tucci, W. Heissig, Les religions du Tibet et de la Mongolie, Paris 1973)., p. 35.
[7] (Karmay, 1989), p. 105
[8] (Karmay, 1989), p. 103
[9] dper na ri rgyal rtse mor phyin na kun mthong ba’i tshul gyis lta ba’i thag bcad pa yang/ gzhal bya dang ’jal byed gdod nas ma skyes pa’i chos nyid du/ don nyid jir yang ma stsal ba nyid kyi go bar ’dod de/
[10] Religion and secular culture in Tibet: Tibetan studies 2: PIATS 2000, Chinese Ch’an and Tibetan Dzogchen : preliminary remarks on two Tibetant Dunhuang manuscripts, pp. 289-
[11] sems kyi sgo drug 'khrul pa yul la myi jug par bzlog nas/ // /rang gi sems la bltas na/ sems kyi dngos po ci yang ma yin pas/ /cir yang myi bsam/ /nyon mongs pa'i rnam pa yid la myi byed pas/ /ci la yang myi rtog/ / /de ltar sems kyi spyod yul yongs su dag pas/ /ci la yang myi gnas/ /yun ring du ‘dug gnas sems g.yung du ‘gyur/ /sdug bsngal nyid kyang byang chub/ /‘khor ba nyid kyang mya ngan las ‘das ste/
[12] Rnam par myi rtog sa le ba/ /sa le ba rtogs pa myed/ /’di ni rang rig ye shes ste/ /’di zhes gdags su myed pa’o/
[13] « Gyur ba yang a tsam du cha mnyam ».Voir aussi Religion and secular culture in Tibet, p. 302-303.

La recherche de l’éternel féminin au détriment de la femme




J’ai déjà eu l’occasion de parler de la pièce Āgamaḍambara (Much ado about religion) de Jayanta Bhaṭṭa (fin 9ème siècle), suite à des évènements réels ayant eu lieu dans le royaume cachemirien de Shankaravarman (883–902). Un nouveau type de shivaïsme faisait jour, qui derangéait l’ordre public et certaines sectes furent bannies. Ce n’était cependant pas la fin des rites où l’on s’adonnait à la bonne chère, l’alcool et aux rapports sexuels avec des servantes[1].  Alexis Anderson[2] confirme que les chefs de famille suivaient extérieurement le comportement orthodoxe tout en étant secrètement initié dans le Trika et pratiquant en secret (11éme-12ème s.) les rites Kaula (consommation de viande, de vin et pratiques sexuelles). Les partenaires n’étant pas les femmes de ces pères de famille, mais des femmes de basse caste, sans protecteur, des prostituées, des servantes…

David Gordon White mentionne une anecdote racontée dans Mœurs, Institutions et cérémonies des peuples de l’Inde par Jean-Antoine Dubois, alias Abbé Dubois, qui avait passé trente ans en Inde au dix-huitième siècle. L’abbé décrit en détail les parties fines nocturnes, appelées śakti pūjā, sous la direction d’un brahmane vishnuïte, où se mélangeaient toutes les classes de la société du village. White raconte également sa rencontre avec un tantrika contemporain, père de famille, avec pignon sur rue, menant une vie normale, qui passe ses nuits à réciter des mantras sur de lieux de crémation, qui a un disciple qu’il a initié lui-même, mais qui tait la nature exacte de l’initiation.

Le caractère de type « société secrète » avec sa double vie est un aspect. Un autre aspect des rites de type Kaula est leur masculinisation au cours des âges. A l’origine, le rôle de la Yoginī était central dans les rites. Puis avec le temps, et les réformes successives, le rôle central revenait systématiquement à un guru masculin et la transmission devenait verbale[3]. La femme/Yoginī n’était plus nécessaire pour la transmission, mais elle restait toujours indispensable pour certains rites et pour les réunions nocturnes…

On n’échappe pas à l’idée d’une religion sur mésure et au service des classes supérieures. Le brassage des castes et de sexes traditionnellement associé au tantrisme est en grande partie un mythe. Quelque part le tantrisme c’est le statut du brahmane mis à la portée de certains non-brahmanes.

Ces phénomènes de « brahmanisation » ne se limitaient d’ailleurs pas à l’Inde. Noubchen Sangyé yéshé (T. gNubs chen sangs rgyas ye shes, 10ème siècle) est l’auteur de la « Lampe éclairant l’œil de la méditation » (T. bsam gtan mig sgron), un recensement des quatre approches de méditation[4] utilisées au Tibet à l’époque. Il y donne une liste de quatre choses favorables dont un homme de religion devrait disposer :
1. Un compagnon expériménté (T. nyams dang ldan pa’i grogs) dans le cas où il est difficile de trouver un maître capable d’intervenir en tant que maître qualifié.
2. Un partenaire féminin (mudrā) qualifié qui a toutes les caractéristiques physiques et spirituelles nécessaires (T. mtshan dang ldan pa’i phyag rgya), dans le cas d’un adepte des tantras Mahāyoga.
3. Une bibliothèque avec les textes recommandés (T. bsam pa dang mthun pa’i dharma)[5].
4. Un serviteur agréable (T. yid du ’ong ba’i g.yog).
Il y a une certaine aisance et conscience de statut social qui se dégage de tout ça…

PS Pour un compte rendu du statut actuel du brahmane dans le sud de l'Inde, voir le blog de David Dubois.

***

[1] (Dezsö, 2005),  p. 143. Je ṇāma maheśalā maṃśa/śīdhu|  dāśī|vavahāla|śīla ṇīl’|aṃbala|kiṃ|vadantaṃīṃ yyeva śuṇia te śaalā laṣṭādo paṇaṣṭā. aṇṇe uṇa śuddha|tavaśśiṇo pi śaṃkidā caliduṃ paüttāo. Eśu bhaṣṭake pamāṇaṃ.
[2] Śaivism : Śaivism in Kashmir, 1986, vol. 13, p. 16
[3] (White, 2003), p.246
[4] L’approche graduelle (rim gyis) de Kamalaśīla, l’approche simultanée (gcig car) du maître chinois Hva-shang, le mahāyoga et le Dzogchen.
[5] “En ce qui concerne la bibliothèque favorable, il est bien qu’elle soit pourvué des livres de Kamalaśīla, ceux sur le Ch’an (Dhyāna) de Mahāyāna (Hva-shang), les livres profonds de la catégorie des tantras intérieurs, les textes sur les Six sphères (T. Klong drug), sur la Série de quatre (T. bZhi phrugs, probablement lta sgom spyod ’bras bzhi phrugs, vue, méditation, action et fruit), les six tantras du Réel (S. tathatā T. de kho na nyid kyi rgyud drug) ainsi que les 18 ou 20 traités mineurs de la Section de la Conscience (T. sems phran) appartenant à la catégorie du yoga suprême.” T. mthun pa’i dar ma ni/ ka ma la shi la dang/ ma hà yan gyi bsam gtan dang/ rnal ’byor nang pa’i zab pa’i phyogs mams dang/ lhag pa’i rnal ’byor pa’i klong drug dang/ bzhi phrugs dang/ de kho na nyid kyi rgyud drug dang/ sems phran nyi shu’am bco brgyad la sogs pa bsten no/. The Great Perfection, Samnten G. Karmay, p. 97

On constate d'ailleurs qu’au 10ème siècle, la Section de la Conscience n’était pas considérée comme Mahāyoga, mais comme appartenant au yoga suprême…

jeudi 17 novembre 2011

De quoi "Dzogchen" est-il le nom ?


Avec la diffusion du Dzogchen en occident, certains maîtres tibétains et leurs disciples occidentaux ont à cœur de donner une présentation exacte et sérieuse de cette voie dans ses textes et ses principes, parce qu’ils s’inquiètent de voir le tantrisme ou le Dzogchen découpé, fragmenté, reformaté, pour être acheminé « morceau par morceau, sur le grand marché du matérialisme spirituel ou des thérapies. »[1] Mais quand on regarde de plus près l’origine et l’évolution des doctrines, des pratiques et des croyances constituant les cursus des écoles tibétaines, on s’aperçoit rapidement qu’elles n’ont été constituées en un « ensemble », qu’une fois sur le sol tibétain, et après avoir été réformées, systématisées, réorganisées, complétées… au cours des siècles. Ce qui est un procédé tout à fait normal pour n’importe quel système religieux. L’origine et l’évolution des tantras, qui sont des « bricolages »[2] par excellence, sur le sol indien est très similaire.

L’unité des cycles d’enseignements proposés par les écoles tibétaines est uniquement de façade, ce qui finalement est très conforme aux doctrines du bouddhisme, où le soi ne présente qu’une unité de façade. Cela vaut pour le cycle du Chemin et du fruit (T. lam ‘bras) de l’école Sakyapa, pour les doctrines de l’école Kagyupa, dont le nom signifie « confluent de quatre transmissions (T. bka' babs bzhi brgyud pa) », lequel confluent a encore conflué avec des transmissions Kadampa, et aussi pour ce qu’on appelle Dzogchen, qui est selon ses propres historiens l’ensemble de trois approches différentes : sems sde, klong sde et man ngag sde. Chaque école aime présenter son cursus comme un package cohérent et indivisible, qui aurait été voulu et livré tel quel par un siddha ou un bouddha et transmis de façon ininterrompu jusqu’à nos jours.

Il est évident qu’une telle présentation donne une certaine force aux enseignements transmis, mais elle n’est pas conforme à la réalité. Dans chaque région où le bouddhisme s’est implanté au cours de son évolution, il s’est adapté à la culture locale. Il a été découpé, fragmenté, reformaté et on lui a même greffé des morceaux de culture locale. Une religion est un organisme vivant qui s’adapte à son milieu. Il est tout naturel qu’en arrivant en occident, le bouddhisme avec ses diverses formes et packages subisse le même sort.

Si par exemple un type de pratique comme la Section de la Conscience (T. sems sde) du Dzogchen, ou la Mahāmudrā de Maitrīpa, qui existaient de manière indépendante avant de faire partie intégrale d’un package proposé par une école tibétaine, est plus adapté à la culture occidentale, car moins grévé de bagages culturels indiens et tibétains, et permettant de travailler plus directement au niveau de la conscience, je vois mal comment on pourrait qualifier cela péjorativement de découpage, fragmentation ou reforme.

Le terme Grande complétude, Dzogchen, vient originellement du Guhyagarbha ou d’un autre tantra, mais désigne une doctrine qui est un syncrétisme entre mahāyoga et l’idée de la Spontanéité ou Pureté primordiale. Elle constituait bien une voie a elle seule, quand Rongzompa l’avait défendue au 11ème siècle, et qui correspondait à la filiation Dzogchen de Vairocana[3], dont Samten G. Karmay dit qu’il s’appuie sur le Coucou de l’Intelligence (T. rig pa’i khu byug), le premier de dix-huit petits traités constituant qui sera appelé plus tard la Section de la conscience (T. sems sde) et dont le Tantra du Roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i rgyud) est devenu la somme canonique. Les meilleurs représentants de cette filiation particulière de Dzogchen sont les maîtres gNubs sangs rgyas ye shes (11ème), Aro Ye shes ’byung gnas (Khams lugs) et Rong-zom Paṇḍita Chos kyi bzang po (Rong lugs). Selon Karmay, L’Entrée dans le système du Mahāyāna (T. Theg chen gyi tshul la ‘jug pa) est sans doute la meilleure œuvre du 11ème siècle sur le Dzogchen, qui nous soit parvenue. La tradition rattachée à la Section de la conscience a commencé à s’éteindre dès le 11ème siècle et au 17 siècle elle n’existait plus comme une lignée indépendante.

La Section de la Sphère mentale (T. klong sde), où la sphère mentale correspond à la totalité d’événéments mentaux, pris dans leur ensemble. Elle serait issue d’une tradition orale (T. rna brgyud) qui remonte à Vairocana. Le texte fondamentale de cette tradition est le court Pont vajra de la tradition orale ( T. rNa brgyud rdo rje zam pa), attribué à Vairocana. Le nom pont est intéressant et significatif. Le véritable organisateur de la section de la Sphère mentale est Kunzang Dordjé (Kun bzang rdo rje, fin 12ème s.). Après la mort de ce maître, cette tradition s’est éteinte aussi. Dans son projet de réorganisation, Longchenpa a consacré un volume (T. chos dbyings mdzod) aux deux traditions sems sde et klong sde.

C’est la troisième tradition, apparue en dernier et qui s’est développée particulièrement à partir du 14ème siècle, qui allait désormais devenir le facteur dominant dans le système Dzogchen, tel que nous le connaissons actuellement. Il s’agit de la Section des Préceptes (T. man ngag sde), et qui correspond au « Cycle du Goutte du Cœur » (T. snying thig). Cette tradition remonterait à Vimalamitra, qui aurait enseigné à Myang Ting nge d’zin les dix-sept tantras qui la constituent. Myang cacha les tantras qui allaient être redécouverts par lDang ma lhun rgyal et lCe btsun Seng ge dbang phyug au 12ème siècle. Certains critiques disent cependant que lCe btsun les avait composés lui-même.[4] La transmisison passa ensuite par Zhang-ston bKra-shis rdo-rje (1097–1167), qui avait écrit l’histoire de sa transmission (T. lo rgyus chen mo) et par Longchenpa (1308-1364), qui allait systématiser non seulement la Section de Préceptes, mais toutes les doctrines de l’école des anciens dans un ensemble de Sept collections (T. mdzod mdun).

Des trois Sections, les deux premières mettent l’accent sur la conscience (T. sems S. citta), qui est la base primordiale de l’expérience existentielle, « le roi pancréateur », et de l’éveil. La troisième Section, le système de la Goutte du Cœur (T. snying thig), part de la pureté primordiale (T. ka dag) et n’a pas d’autre objectif que de faire prendre conscience de celle-ci à travers deux méthodés, qui consistent à « trancher la rigidité » (T. khregs gcod) et à « franchir le pic » (T. thod rgal). La première méthode est « subitiste » (T. gcig car) et s’adresse plutôt aux personnes intelligentes et/mais paresseuses, tandis que la deuxième est « progressive » (T. rim gyis) et est destinée à ceux qui en veulent et qui seront recompensés par l’obtention du corps arc-en-ciel (T. ‘ja’ lus).[5]

Les classements sont toujours rétroactifs et se font souvent en fonction du dernier système apparu, qui a tendance à se placer en haut de la liste. Un classement est ainsi un « snapshot » de la situation à l’époque où il apparaît. Quand un nouveau classement fait jour, les correspondances entre l’ancien et le nouveau système doivent être établies.

Au départ, le « Dzogchen » était le nom donné au système de « la vue de l’identité universelle » (T. mnyam pa chen po’i lta ba[6]) qui remonterait à Vairocana et dont un des textes fondateurs serait « Le coucou de l’Intelligence » (T. rig pa’i khu byug). A l’époque du moine royal Ye-shes-’od, son édit met dans le même sac le Dzogchen de Vairocana (plus tard désigné par « sems sde ») et le « Guhyagarbha ». Il désigne l’ensemble par le nom « Dzogchen ». Plus tard, et logiquement après l’apparition de la troisième Section, celle des Préceptes, qui n’est autre que le Cycle de la Goutte du Cœur (T. snying thig), cette dernière devient la référence pour établir un nouveau classement. Le « Dzogchen » sera désormais la confluence des trois sections : celle de la Conscience (T. sems sde), celle de la Sphère mentale (T. klong sde) et celle des Préceptes (T. man ngag sde). Les correspondances sont alors établies entre ce nouveau classement et le classement des neufs véhicules (T. theg pa dgu), attribué à Padmasambhava. La Section de la Conscience (ex-Dzogchen de Vairocana) correspondra au véhicule de Mahāyoga, la Section de la Sphère mentale au véhicule Anuyoga et la Section des Préceptes (sNying thig) au véhicule Atiyoga. Elle devient ainsi le pinacle des neuf véhicules ainsi que le pinacle du « Dzogchen à 3 Sections». Elle comporte toujours des éléments subitistes de « l’ancien Dzogchen » dans sa méthode pour trancher la rigidité (T. khregs gcod), mais celle-ci est dominée par la méthode visionnaire et progressive du Franchissement du pic (T. thod rgal).

Petit tableau de correspondances (Neuf véhicules, trois Sections, Nyingma et Bön)


Karmay écrit qu’après le grand travail de régorganisation de Longchenpa, le système Nyingthig était développé davantage, mais qu’avec le système Klong chen snying thig de Jigmé Lingpa (T. ’Jigs-med gling pa 1730–1798), « la doctrine sNying thig n’était plus la philosophie du contemplatif serein du Sems sde, ni la méditation profonde de l’ascète apaisé du Klong sde, mais était plutôt envahie par un type de sādhana, et était par conséquent devenu très ritualiste. »[7]

***

[1] Philippe Cornu, Le miroir du cœur, avertissement
[2] On Supreme Bliss: A Study of the History and Interpretation Of the Cakrasaṁvara Tantra, par David Barton Gray. Gray emprunte ce mot à Levi-Strauss : « "[Le bricoleur se servant de la pensée mythique] est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées; mais, à la différence de l'ingénieur il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les “moyens du bord”, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures." »
[3] The Great Perfection, Samten G. Karmay, 1989, p. 123
[4] Annales bleues, Roerich, p. 280
[5] (Karmay, 1989), p. 214
[6] Terme que ‘on trouve chez Rongzompa (11ème s.)
[7] (Karmay, 1989), p. 213

mercredi 16 novembre 2011

Le reflet du serpent noir (texte de Rongzompa)


Rongzom (rong zom chos kyi bzang po, 11ème siècle) est un des trois docteurs principaux de l'école Nyingmapa, tenu en grand estime par Atiśa (980–1054) et Gö Lotsawa (1392–1481) qui dit de lui : « Il n’y a jamais eu au Pays des neiges une personne aussi érudite que lui. »[1] Il était né à Lung-rong dans la région de gTsang. Dès son plus jeune âge, il se mit à l’étude du sanscrite, mais il n'était jamais allé en Inde. A son époque, le Tibet était fréquemment visité par des pandits indiens. C’est auprès d’eux qu’il avait fait son apprentissage, ce qui lui valut son titre « paṇḍita ». Il était marié et avait deux fils.

C’était un contemporain de 'Gos Khug-pa[2] Lhas btsas qui était très critique de l’école Nyingmapa. Il n’avait jamais vu de copie du Guhyagarbha en Inde et mettait en doute l’authenticité de ce tantra contesté. Il était également l’auteur d’une lettre ouverte (T. snags log sun ‘byin) adressée à Rongzompa, qui avait pris la défense du Guhyagarbha (dans le dKon mchog ’grel) et du Dzogchen (dans l’Entrée dans le système du mahāyāna, T. theg pa chen po’i tshul la ’jug pa Réf. TBRC W27479). Sa biographie, que l’on trouve dans les Annales bleues[3], est basée sur une biographie écrite par deux de ses disciples Yol rdo rje dbang phyug et g.Yug rdo rje ’dzin pa. Malheureusement de nombreuses œuvres de sa main ont été perdues (p.e. le Grand manuel de méditation selon le système de Rongzom T. rong lugs kyi sgom yig chen po, Roerich p. 137, 145 ; voir aussi p. 125, n. 23). Il est encore l’auteur d’un commentaire (T. Man ngag lta ba’i phreng ba’i ’grel ba) sur la Guirlande des doctrines des préceptes attribuée à Padmasambhava.

L’intérêt de cet auteur est qu’il est un témoin très précieux de l’état des doctrines et des tantras de l’école Nyingmapa en général et du système Dzogchen en particulier, à la deuxième moitié du 11ème siècle.Voici un petit texte de sa main dans lequel il explique l'intérêt de la "vue de l'identité universelle", qui n'est autre que le Dzogchen, en se servant de l'exemple du reflet d'un serpent noir et des différentes interprétations et réactions possibles.


[445] Sbrul nag po’i stong thun W27479

Notes de conférence sur le serpent noir.

Voici ce qu’il faut savoir en résumé sur les différentes approches (T. lta spyod) des véhicules supérieures et inférieures. Il existe différentes doctrines qui s’appuient sur un corps, un lieu et sur les domaines sensoriels à travers des actes, des paroles et des pensées[4]. Est-ce que ces choses apparaissent réellement oui ou non ? Quelques soient les écritures canoniques que l’on suit, [l'explication] suivante conviendra. Que l’on soit un débutant ou que l’on soit arrivé au dixième niveau spirituel, elle ne sera pas contestée. Pourquoi ? Ce qui apparaît manifestement (T. mngon sum du snang ba) n’est pas quelque chose de plus ni quelque chose de moins (T. sgro skur med). Les différends à ce sujet viennent donc des attributs (S. lakṣaṇa). des apparences et peuvent être classés en cinq catégories [446] à l’aide de l’exemple suivant.

1. Quand le reflet d’un serpent noir apparaît dans l’eau, certaines personnes lui attribuent une réalité (T. mngon par zhen). Elles en auront peur et resteront à l’écart.

2. D’autres personnes sauront que c’est le reflet d’un serpent et que [le reflet] n’est pas un vrai serpent. Malgré cela, elles considèrent que même le reflet pourra avoir un effet négatif et elles s’efforceront de corriger [la perception du reflet] par des méthodes appropriées (S. upāya).

3. Encore d’autres sauront que c’est un reflet, mais comme il na pas de support matériel (T. ‘byung ba chen po S. mahābhūta), ils comprennent qu’il n’est besoin d’entreprendre aucune action. Cependant, à cause d'antécédents de fuite (T. sngon bred) [dans le cas de la présence réelle d’un serpent], elles seront incapables de toucher (T. reg) ni de saisir (T. rdzi ba) [le reflet du serpent].

4. Certains, comprenant qu’ils ne pourront rien faire parce qu’il ne s’agit que du reflet, se remettront rapidement de leur première frayeur, et toucheront et saisiront [le reflet] à cause de leur engagement spirituel (S. vrata)[5].

5. Finalement, il y a ceux qui sauront que c’est un reflet, mais comme ils n’auront aucune idée/volonté (T. blo) de le rejeter ni de l’accueillir, ils n’entreprendront rien.

Les doctrines des divers véhicules sont semblables aux exemples ci-dessus.

1. Le premier [exemple] correspond au système des auditeurs (S. śrāvaka, plus exactement ici sarvāstivāda). En effet, ceux-ci affirment que les phénomènes de la souffrance et des lieux de souffrance [447] existent non seulement du point de vue conventionnel, mais aussi en absolu, et même de façon substantielle (T. rdzas S. dravya). Ainsi, ils considèrent [ces phénomènes] comme véridiques et les rejettent et accueillent conformément. Considérant le reflet du serpent comme véridique, ils le rejettent. Dans ce système, des quatre types d’existence[6] (T. yod pa rnams), il y a l’existence ultime, l’existence superficielle, ainsi que l’existence substantielle (T. rdzas su yod pa S. dravya-sat) des deux [premières].

2. Le deuxième exemple correspond au madhyamika du mahāyāna. Comme les apparences ne sont ni véridiques, ni substantielles, elles sont semblables à une illusion. Mais tout comme l’illusion d’un poison a le pouvoir de nuire, les phénomènes perçus à travers des affects sont comme des illusions susceptibles de nuire, s’ils ne sont pas maîtrisés par des moyens salvifiques (S. upāya). Même si [les phénomènes] sont maîtrisés, [les madhyamika] font toujours à des actes bénéfiques. Attribuant ainsi une substantialité (S. dravya-sat) à la vérité superficielle, ils affirment des actes à accomplir et à éviter. A cet égard, ils sont comme ceux qui affirment l’existence substantielle (S. dravya-sat) des actes à entreprendre, même en présence du reflet d’un serpent. Dans ce système, des quatre types d’existence, ils réfutent ce qu’ils appellent « la vérité ultime ». Mais ils utilisent le concept de « vérité superficielle » ainsi que de « l'existence nominale » (T. btags su yod pa S. prajñapti-sat).
[448]

3. Le troisième exemple correspond au kriyatantra (T. bya ba rgyud) et au yogatantra exteriorisé (T. rnal ‘byor phyi pa rgyud). Puisque les phénomènes des apparences sont semblables à une illusion, ils n’ont aucune substance. Bienque dépourvus d’erreurs et de défauts, à cause de nos peurs du passé, nous sommes incapables de les utiliser. Mais nous en sommes capables par le biais d'un héros (S. vira) autre que nous.[7] C’est comme si, tout en sachant que le reflet du serpent ne comporte aucun danger (T. skyon), on serait incapable de toucher même [le reflet]. Des quatre types d’existence, ce système fait appel à l’existence ultime ainsi qu'à la vérité substantielle dans la vérité superficielle, qu’il réfute, tout en affirmant l’existence nominale dans la vérité superficielle. Hormis l’affirmation du système à deux vérités communes, pour les adeptes de ce système, la vérité superficielle n’a pas de substance. Ils ont quelque peu acquis la première vue de l’identité, celle qui accède à l’indissociabilité de la vérité ultime et la vérité superficielle.

4. Le quatrième exemple correspond à la vue du mahāyoga intériorisé. Les adeptes de ce système font l’expérience directe du caractère illusoire des phénomènes, perçus à travers des affects, et ainsi mettent en œuvre rapidement la vue de l’identité [des deux vérités] en adoptant une ascèse surnaturelle (T. rmad du byung ba’i spyod pa S. adbhutacarya). Ils sont à cet égard semblable à ceux qui se remettent rapidement de leur première frayeur à la vue du reflet du serpent, et qui ensuite grâce à leur engagement spirituel (S. vrata) pourront le saisir. [449] Comme dans ce système, la saisie d’une vérité nominale a en grande partie cessé, leurs adeptes se sont aussi quasiment débarrassés de l'adhérence à la vue qui fait une distinction entre les deux vérités. Ils ont ainsi acquis le niveau intermédiaire de la compréhension de l’indissociabilité des deux vérités.

5. Le cinquième exemple correspond à la vue de la Grande complétude. Comme [les phénomènes] sont semblables à une illusion, on comprend que le rejet, la peur, la volonté de les saisir concrètement etc. sont dictés par l’attribution d’une réalité (qu’ils n’ont pas). Les adeptes de ce système comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba). Par convention (T. tha snyad du S. vyavahāratas), cette Pensée est appelée "l'indifférence des vues" dans l’indissociabilité des vérités ultime et superficielle.[8] Comme les apparences réelles (T. mngon par snang ba) sont produites par les imprégnations sous-conscientes (S. vāsanā), on ne s’en débarasse pas (T. mi ldog go) facilement. En revanche, il est aisé de sortir de leur réification (T. zhen pa S. līna, adhyavasāna), qui est produite par une représentation erronée éphémère. Cette réification est produite par la saisie d’attributs (T. mtshan mar ‘dzin pa S. nimittagrāha), [450] qui à son tour est produite par l’attribution d’une réalité (T. dngos por lta ba S. bhāvadṛṣṭi). Si on se détourne (T. log) de ces trois constructions mentales, sans s'être débarrassé (T. ma log) de l’apparition [même] des constructions mentales, qui est leur essence (T. ngo bo nyid S. svabhāvatā), la vue qui distingue entre les deux vérités (ultime et superficielle) ne se produira pas[9].

A cet égard, certains pourraient objecter que les textes du Madhyamaka ne font pas de distinction non plus entre les deux vérités en absolu et que le système du mantra secret n’arrête pas les apparences. C’est la démonstration que je vais faire maintenant.

Dans l’intellect de tout individu (T. gang zag) est assimilée la notion (T. blo) de la véracité des attributs  (S. lakṣaṇa) des deux vérités. C’est avec celle-ci qu’est évaluée toute connaissance. Les notions des deux [vérités] ne pourront donc pas être abandonnées. C’est dans ce sens, qu’en absolu, les deux vérités sont indissociables. Mais au moment de l’évaluation[10] [d’un connaissable], l’affirmation mentale (T. zhe po[11]), n’est pas abandonnée comme l’affirmation de quelque chose qui n’a qu’une existence superficielle. De ce fait, au moment d’établir (T. bsgrubs) qu’elle est indissociable de la substance du phénomène (S. dharmatā)[12], on produit une double notion.

Au moment de la cognition (T. ‘jal bar = cognition) d’un [phénomène] semblable à une illusion du point de vue de la vérité superficielle, les auditeurs et les yogacārins lui accordent un statut ultime (T. don dam par yod pa), laquelle prolifération discursive (S. prapañca) est neutralisée [par la suite] en déclarant [ce phénomène] « semblable à une illusion ». Mais du point de vue de la vérité superficielle, [le phénomène] est alors vidé de sa substance (T. rdzas S. dravya), qui est porteuse de l’effet, et par conséquent on ne peut plus le déclarer « semblable à une illusion »[13].

[451] Dans le cas présent, au moment de la cognition (T. ‘jal bar byed pa’i dus) et du point de vue de la vérité superficielle, on attribue une réalité à l’attribut (S. lakṣaṇa) de son existence substantielle et [ainsi] on affirme mentalement (T. zhe pa la ‘dod pa) un principe (S. tattva) qui n’est ni authentique ni véridique. C'est pour cette raison que l'on ne peut pas se défaire de ces deux systèmes[14]. Voici pourquoi. Quand le sujet (T. chos can S. dharmin) est posé comme la chose définie (T. mtshan gzhir S. lakṣya), et qu’il n’y a ni phénomène/objet (S. dharma) ni prolifération discursive (S. prapañca) de la chose définie, tant que la notion considérant cette apparence comme une illusion persiste, il est impossible de sortir de la réification des attributs (T. mtshan nyid S. lakṣaṇa) de cette apparence. Un tel individu n’est pas « quelqu’un qui a la vue de l’identité universelle »[15].

Il est dit que la cognition de connaissables à l’aide de notions, comme si on voulait mélanger (T. rkya ba) les deux vérités, est un remède approprié pour les individus qui réifient (T. cher zhen pa) les choses. Mais la substance des phénomènes (S. dharmatā) n’est pas dissociée des attributs (S. lakṣaṇa). En sortant de la saisie d’attributs, on sort aussi de leur réification (T. zhen pa). Quand, face aux apparences, il n’y a plus ni soif (T. sred), ni aspiration (T. smon), la « vue de l’identité universelle » (T. mnyam pa chen po S. ? mahāsamatā) est atteinte.[16]

On peut se demander aussi [452] « si l’apparence pure (T. snang ba tsam nyid = ? S. ābhāsamātratā) n’est pas une vérité superficielle ? »
- « L’individu qui appréhende les apparences comme une vérité superficielle, ne fait qu’appréhender mentalement (T. zhe pa la) l’absence de prolifération discursive comme l’objet ultime. L’investigation (T. ‘dri bar byed pa de ni) qui consiste à se demander si l’intellect (T. blo) qui appréhende les deux vérités comme non véridiques est l’appréhension d’une unicité ou d’une dualité, est dit être une méthode (T. gzhag pa) incertaine (T. lung ma bstan).[17] C’est comme se demander si le fils d’une mère stérile a la peau noire ou blanche. «

On pourrait se demander encore : « Quel type de texte pratiquez-vous ? »
- « Nous ne faisons que refuter votre vue déficiente, il n’y a pas d’autre sens à réaliser. Par convention, cela est appelé « la vue de l’identité universelle », mais il ne s’agit pas d’adhérer à cette vue. »

Les Notes de conférence sur le serpent noir ont été composées par Dharmabhadra.



On retrouve l'image du serpent noir dans l'Ashtâvakra Samhitâ, chapitre I
« Je suis l’agent », dis-tu, parce que tu t’imagines être quelqu’un, et tu es mordu par ce grand serpent noir. « Je ne suis pas l’agent », voilà ce qui fait respirer. Bois ce nectar, ta nature est tranquillité. ||8||
Le Huit-fois-difforme Ashtâvakra serait appelé en tibétain bram ze brgyad gug.

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[1] Blue Annals, p. 166. bod gangs can gyi rgyud ’dir ’di dang mnyam pa’i mkhas pa su yang ma byung.
[2] Comme son pére et sa mère appartenaient tous les deux au clan de ‘Gos, il était surnommé « le cosanguin » (khugs pa).
[3] Roerich, pp. 160–167
[4] C’est une formulation un peu énigmatique. Il me semble que ce que Rongzompa veut dire est que les différentes approches attribuent une certaine réalité à des choses qui n’en ont peut-être pas. P.e. quand on a une pensée négative, cette pensée a-t-elle une réalité ? Quel type de réalité ? Faut-il alors appliquer un remède ?  etc.
[5] Comme un exercice spirituel.
[6] L’existence superficielle (saṃvṛti-sat), ultime (paramārtha-sat), substantielle (dravya-sat) et nominale (prajñapti-sat).
[7] En s’imaginant être un héro, un heruka, donc par un héros imaginé interposé.
[8] De la tha snyad du don dam pa dang kun rdzob dbyer med par lta ba mnyam pa nyid kyi dgongs pa zhes ‘dogs so/
[9] Rtog pa ‘di gsum log na/ ngo bo nyid kyi rtog pa snang ba ma log kyang bden pa gnyis su lta ba mi ‘byung ngo/
[10] Ou cognition d’un objet de connaissance.
[11] Plus loin « zhe pa ». blo'i zhe pa = attachement mental. C’est sans doute l’un ou l’autre, zhe po ou zhe pa dans les deux cas.
[12] Ici le phénomène (vérité superficielle) de l’aggressivité est établie comme indissociable de sa substance (dharmatā = vérité ultime).
[13] En déclarant le phénomène semblable à une illusion, la réalité qui lui était attribué succombe et avec elle sa capacité de produire un effet.
[14] De bas na ‘di’i tshe yang tshul gnyis blos ma btang ngo/ Les deux systèmes en question ici sont celui du Madhyamaka et le mantrayāna.
[15] T. mnyam pa chen po’i lta ba can
[16] ‘on kyang chos kyi ngo bo nyid la ni/ mtshan nyid gnyis med do/ gang gi mtshan mar ‘dzin pa log na zhen pa dang bral ba yin pas/ cir snang yang sred cing smon pa mi ‘byung ba de’i tshe mnyam pa chen po’i lta ba zhes gdags so/
[17] Peut-être une méthode d’investigation du type « Kwadu » ou Koan. « Chinul also points out that the hwadu acts as a purification device that wipes away conceptualization or thoughts, leaving the mind open to the unconditioned or original mind that is beyond all ideas, speech, or discrimination. Chinul quotes Ta-hui in Chinul’s Excerpts from the Dharma Collection, stating that in true hwadu practice “you need only lay down, all at once, the mind full of deluded thoughts and inverted thinking, the mind of logical discrimination, the mind that loves life and hates death, the mind of knowledge and views, interpretation and comprehension” (Buswell, 1991, p. 185). Chinul taught initially that this was the shortcut method of enlightenment only accessible for superior practitioners, but near the end of his life he shifted more and more emphasis on hwadu as the best or ideal vehicle for realizing enlightenment for all followers of the Dharma. » Source.