samedi 29 décembre 2012

Le Trésor des Connaissances



La traduction anglaise du « Trésor des Connaissances » de Jamgön Kongtrul Lodrö Thayé (1813–1899),avait été commencée il y a plus de 25 ans par un comité de traduction fondée à l’initiative du premier  Kalu Rinpoché (1905-1989). En octobre 2012, le dernier volume de la traduction anglaise fut publié.
« "Le monde expérimente actuellement un développement matériel sans précédent et la découverte de nouvelles connaissances apporte bonne fortune et bien-être pour chacun. A une telle époque, la sagesse insurpassable du Dharma peut amener un immense bonheur et bienfait à l’humanité. Cette sagesse est contenue dans la grande encyclopédie du Dharma, écrit par Jamgön Kongtrul, le maître impartial (rimay) de tous les enseignements du Bouddha, dont la vie fut prophétisée par le Bouddha lui-même. Si cette oeuvre majeure est traduite, la nature de toute existence et le nirvana apparaîtront brillamment, semblables à une réflexion, dans le clair miroir de l’esprit des plus érudits de ce monde, comme si l’étendue de leur compréhension était remplie de la lumière du soleil. » (Buddhaline.net)
Voici les titres anglais des 8 volumes (10 livres) du « Trésor des Connaissances » :

1. Myriad Worlds (The Treasury of Knowledge, Livre 1)
2. The Treasury Of Knowledge Livres 2, 3, et 4: Buddhism's Journey To Tibet
3. The Treasury Of Knowledge Livre 5: Buddhist Ethics
4. The Treasury Of Knowledge Livre 6, Section 3: Frameworks Of Buddhist Philosophy
5. The Treasury Of Knowledge Livre 6, Section 4: Systems Of Buddhist Tantra
6. The Treasury Of Knowledge Livre 8, Section 3: The Elements Of Tantric Practice
7. The Treasury Of Knowledge Livre 8, Section 4: Esoteric Instructions
8. The Treasury Of Knowledge Livres 9 et 10: Journey And Goal

A l’occasion de la publication du dernier volume, Roger R. Jackson a écrit une critique dans le numéro d’hiver de la revue Buddhadharma: the practitioner’s quarterly.

Voici une présentation plus détaillée de la structure du texte.

Livre 1 : La genèse des mondes
Section 1 : Présentation générale des mondes selon le grand véhicule
Section 2 : Présentation détaillée des mondes selon le petit et le grand véhicule
Section 3 : Présentation du système cosmologique du Kalacakra Tantra
Section 4 : Présentation de causes et conditions de l'apparition de l'existence cyclique

Livre 2 : L'apparition de l’Éveillé
Section 1: Le chemin de l'éveil du Guide
Section 2: L'éveil de l’Éveillé
Section 3 : Les douze actes de l’Éveillé
Section 4 : Les Corps et les Domaines de l'éveil

Livre 3 : La Doctrine de l’Éveillé - les textes canoniques
Section 1 : Quels sont les textes canoniques ?
Section 2 : Les cycles de transmission des écritures
Section 3 : Les compilations des Paroles de l’Éveillé
Section 4 : Les origines des premières traductions des Anciens (Nyingma)

Livre 4 : La diffusion du bouddhisme
Section 1: La diffusion du bouddhisme en Inde
Section 2 : L'origine du Vinaya et de la philosophie bouddhiste au Tibet
Section 3 : Les huit grands chars des lignées de pratique tibétaines
Section 4 : Les origines de la culture bouddhiste

Livre 5 : La morale bouddhique
Section 1 : Les caractéristiques du maître et du disciple, la relation maître-disciple, la transmission
Section 2 : Exposé des voeux de libération personnelle
Section 3 : Exposé du véhicule dialectique
Section 4 : Exposé du vajrayana, véhicule des mantras secrets

Livre 6 : Les sujets du savoir
Section 1: Présentation des sciences hybrides et des chemins mondains
Section 2 : Les sujets du savoir du petit et du grand véhicule
Section 3 : Le cadre de la philosophie bouddhique
Section 4: Les systèmes des tantras bouddhistes

Livre 7 : L'entraînement supérieur en la lucidité
Section 1: Acquérir les clés du savoir
Section 2 : Acquérir le sens provisoire et définitif dans les trois Dharmacakra, les deux vérités et la coproduction conditionnée
Section 3 : Acquérir la Vue
Section 4 : Acquérir les quatre conversions

Livre 8 : L'entraînement supérieur en l'absorption (samadhi)
Sections 1 & 2 : Samatha et vipassana, la méditation progressive du véhicule causal
Section 3 : Les éléments de la pratique des tantras
Section 4 : Les transmissions, la présentation de la méditation progressive dans le vajrayana

Livre 9 : Les [5] chemins et les [10] niveaux spirituels
Section 1: Les chemins et les niveaux spirituels dans l'approche causale
Section 2 : Les chemins et les niveaux spirituels du vajrayana
Section 3: Le processus de l'éveil
Section 4 : Les niveaux spirituels des trois types de Yoga

Livre 10 : Analyse de l'état résultant
Section 1 : Le fruit de l'approche dialectique
Section 2 : Les accomplissements ordinaires du Vajrayana
Section 3 : Le fruit du Vajrayana
Section 4 : L'état résultant dans l'école des Anciens (Nyingma)

La Congrégation Dashang Rimay a pour projet de traduire et publier le Trésor des Connaissances en français.

Ceux intéressés dans la version originale en tibétain (unicode) de ce texte pourront la télécharger sur le site Dharmadownload.

Livre 1

Livre 2

Livre 3

Livre 4

Livre 5

Livre 6

Livre 7

Livre 8

Livre 9

Livre 10 



lundi 24 décembre 2012

C'est par là, la sortie...



La lune est éclairée par le soleil. La lumière de la lune est une lumière réfléchie. Entre la lumière aveuglante de l’être et l’obscurité du non-être, la réflexion de la lune, symbolisant la non-production, car une simple réflexion, peut être un guide. Aussi, c’est la lune que pointe le doigt de l’Éveillé pour nous empêcher de tourner en ronds (saṁsāra) dans la surabondance des signes. Il existe un petit texte du neuvième Karmapa Wangchuk Dorje (1556–1603) qui pointe non pas la lune mais le corps spirituel (dharmakāya)[1]. Avant lui, Lama Zhang (1122-1193) avait exploité de façon très poétique le thème de la réflexion dans son "L'ultime voie suprême de la Mahāmudrā"[2]. Il rappelle que son discours n’est que le doigt qui pointe vers la lune, il n’est pas la lune, selon la célèbre citation du 6ème patriarche Huineng.[3] Ni d'ailleurs ce doigt pointe-il vers la lune en tant qu'objet, mais en tant que métaphore. Zhang vivait à une époque charnière, à la fin du Dzogchen radical (sems sde) et de la Mahāmudrā de Gampo. Son texte porte des marques très nettes du Dzogchen radical d’un Discours du roi pancréateur.


Lama Zhang (zhang g.yu brag pa brtson 'grus grags pa)

Les planètes et les étoiles apparaissant à la surface de l'océan,
Aussi fin soit le filet en soie que vous utilisez
Comme vous ne visez pas les vraies planètes et étoiles
[437] Vous n'arriverez pas à en attraper une seule
Vous avez beau passer le temps à définir [le processus fondamental (T. gnas lugs nges don)] par des mots
A affûter la terminologie qui le désigne, il n'est pas ce mode d'être
Vous avez beau passer le temps à l'analyser intellectuellement
A approfondir votre compréhension, il n’est pas ce mode d'être
Tant que durera votre approche dualiste d’un objet vu et d’un sujet qui voit
Vous n'aurez pas accès au mode d'être non-dualiste
En bref, penser que [le processus fondamental] est, c'est la racine de la saisie des extrêmes
C'est par la racine de la saisie que l'Errance (saṁsāra) est perpétuée
Penser que [le processus fondamental] est la vacuité et penser
Qu’il est sans notions, ni caractéristiques ni aspirations
Penser qu'il peut être identifié, penser qu’il est la Pureté
Penser qu'il est la Non-production, penser qu’il est l’insaississable
Penser qu'il est sans nature propre, qu'il est libre de toute manipulation
Penser qu'il n'est pas le domaine de la parole et du mental
Penser qu'il est non fabriqué, qu’il est le déploiement spontané (T. lhun grub) etc.
Toutes ces idées profondes mais creuses
Ne transcendent pas les signes réificatrices
C'est la saisie de ces signes qui toujours nous fait chuter
Et qui fait que le vil agir (karma) produit continuellement son effet
Comme nous n'arrivons pas à nous débarrasser de la maladie chronique (T. gcong) du monde, la maladie se manifeste en tout
Les grands contemplatifs qui maintiennent des vues volitionnelles
Sont atteints par la maladie chronique de la saisie fragmentée (T. phyogs 'dzin zhen pa)
Reconnaissez le Spontané libre de discours (T. snyam bral)
Sinon, on ne fait que de se perdre dans des conjectures sur le sens précis (S. nītārtha)
Tout en affirmant que le mode d'être est le sens précis
Que pourtant même le Muni n'a pas réussi à voir
Même les propos que je tiens ici ne l'atteignent point
Aussi faut-il les prendre comme le doigt qui montre la lune.
Si l'on garde cela à l'esprit, toutes les définitions et assemblage de mots
N’arriveront à le dissimuler et il ne sera pas atteint par les défauts inhérents au langage
C'est pourquoi il ne faut pas rejeter ni les mots ni les analyses
Mais ne pas se perdre dans leur sens, ni s'y accrocher
Dans ce sens-là, le principe conscient (S. cittatva) est le réel
Les passions, les synthèses, les groupes d'appropriation (S. skandha), les éléments,
Les domaines d'extension (T. skye mched) etc. sont identiques chez tous les êtres
La terre, les pierres, les herbes, les arbres etc. [le principe conscient] s'étend à tout ce que contient le monde
[438] En bref, toutes les choses extérieures et intérieures etc.
Absolument tout cela est pénétré par lui
Mais même dans cette pénétration, il n'y a pas de distinction entre ce qui est pénétré et ce qui pénètre
Ce sont les prodiges (S.  de ce grand principe/Soi (T. bdag nyid chen po) unique
Toutes les planètes et étoiles réfléchies par la surface de l'océan
Sont entièrement pénétrées par l'océan et n'en sont pas dissociables
Toutes les vagues flottant sur l'eau
Sont bien pénétrées par l'eau, et n’en sont pas dissociables
Tous les phénomènes qui se manifestent dans le ciel
Sont bien pénétrés par "du ciel" et en sont indissociables
Les statues et ornements que l'on fabrique avec de l'or etc.
Sont pénétrés par l'or en sont indissociables
Les effigies (T. gzugs brnyan) des six êtres des six destinées sont fabriquées avec de la mélasse (T. bu ram S. phāṇita)[4]
Comme elles sont pénétrées de mélasse, elles en sont indissociables
Les arcs-en-ciel ne sont pas autre que « du ciel »
Le ciel n’est pas autre que l’arc-en-ciel
L’arc-en-ciel est le ciel, le ciel est l’arc-en ciel[5]
Sans être différents, on ne peut pas les déterminer (T. bcad du med) comme indissociables
De même la conscience et la diversité ne sont pas dissociables[6]
La conscience et la vacuité sont indissociables, la vacuité et
La plénitude sont indissociables, c’est l’égalité foncière (T. mnyam pa nyid S. samatā)
De même l’Errance et la Quiétude sont indissociables
Et le principe conscient (S. cittatva) qui les pénètre est le sceau universel (mahāmudrā)
Comme il est vide par nature il est inidentifiable
Les signes sont les prodiges de l'Intelligence (T. rig pa) qui se manifestent en tout
L'essence [des deux] est indissociable, et cette union (T. zung 'jug) est l'être fulgurant (vajrasattva)
Ce dernier est inépuisable, indestructible (T. stor med) (T. rlag med), et personne
Ne pourra [nous] en priver, la conscience est le "trésor d'espace" (T. nam mkha' mdzod kyi sems S. gaganagarbha-citta)
La conscience est sans souillure (T. dri ma med) et pure comme du crystal
Elle se connaît elle-même, elle se manifeste elle-même (rang gsal)
Sa nature étant luminescente, la conscience est le cœur de l'éveil
La conscience est ininterrompue comme un fleuve[7]
La conscience est inidentifiable comme le ciel (T. bar snang)
La conscience est la simplicité foncière (T. zang thal) de l'intuition [qui ne distingue pas entre] extérieur et intérieur
Comme un bol en métal (T. 'khar gzhong) propre rempli avec de l'eau
La conscience contient (T. 'tshar ba)[8] tous les reflets des imprégnations (T. bag chags)
Elle est comme la surface d'un miroir poli, sans oxydation (T. g.ya' med).



***

[1] lhan cig skyes sbyor gyi khrid chos sku mdzub tshugs. http://tinyurl.com/cq8z6fe
[2] skye med zhang rin po ches mdzad pa'i phyag rgya chen po'i lam mchog mthar thug
[3] “Truth has nothing to do with words. Truth can be likened to the bright moon in the sky. Words, in this case, can be likened to a finger. The finger can point to the moon’s location. However, the finger is not the moon. To look at the moon, it is necessary to gaze beyond the finger.”
[4] « Comme l’élément spirituel est parfait (S. viśuddha T. rnam par dag pa), même si la diversité du monde émerge de la conscience, son expérience (S. rasa) n'en sera pas différente. Par exemple, si l'on fabrique des figurines de chevaux et d'éléphants avec de la mélasse, celles-ci auront toujours la même saveur (S. rasa). De même, en remémorant la diversité du monde dans la nature spontanée de tous les phénomènes, [cette remémoration] se dissout dans l'élément réel (S. tathātā-dhātu). » Advayavajra (commentaire sur les Distiques de Saraha, DKG n° 73.
[5] Zhang joue avec la thèse du soutra du cœur. La forme est la vacuité et la vacuité est la forme.
[6] « Le Monde comme Volonté et comme Représentation » de Schopenhauer
[7] « Stream of consciousness » et « monologue intérieur » même combat ?
[8] intr. v.; to be finished, completed, terminated; accomplished, finished, be completed. Proche de rdzogs pa…
Texte tibétain en Wylie

dper na rgya mtshor shar ba'i gza' skar de//
dar tshags ji tsam bzang bas btsags byas kyang //
gza' skar dngos po dmigs su med pa'i phyir//
gza' skar gcig kyang zin pa mi srid do//
ji srid tshig tu brjod pa de srid du//
ming 'dogs ji tsam legs rung gnas lugs min//
ji srid yid kyis dpyad bzod de srid du//
ji tsam zab par rtogs kyang gnas lugs min//
blta bya lta byed gnyis 'dzin de srid du//
gnyis su med pa'i gnas lugs rtogs mi srid//

mdor na yin snyam mtha' dag zhen pa'i rtsa//
zhen pa'i rtsa bas 'khor ba mtha' dag spel//
stong pa nyid yin snyam du 'du shes dang //
mtshan ma med dang smon pa med snyam dang //
ngos bzung med snyam rnam par dag snyam dang //
skye ba med snyam dmigs su med snyam dang //
rang bzhin med snyam spros pas dben snyam dang //
ngag dang yid dpyod yul min snyam pa dang //
ma byas lhun gyis grub pa snyam la sogs//
ji tsam zab cing stong par 'du shes kyang //
rloms sems mtshan ma dag las ma g.yos pas//
mtshan ma'i zhen pas phyir zhing dman par lhung //
dman pa'i las kyis rnam smin rgyun mi 'chad//
'khor gcod mi 'byin phyir zhing nad rab ldang //
blos byas lta ba mkhan gyi sgom chen rnams//
phyogs 'dzin zhen pa'i nad gcod zhugs par mchis//
snyam bral lhan cig skyes par mkhyen par mdzod//
drang ba'i don du sgro btags tsam du zad//
gnas lugs nges don 'di yin zhes bya ba//
thub pas kyang ni gzigs pa yod mi srid//
kho bos smras pa 'dis kyang mi dpogs te//
mdzub mos zla ba mtshon pa bzhin du rtogs//
de ltar shes na tha snyad tshig tshogs kyis//
sgrib par mi 'gyur tshig gi skyon mi gos//
de phyir tshig dang brtag dpyad mi spang zhing //
don du rlom pas zhen pa yang mi bya//
de lta bu yi rang sems chos nyid de//
nyon mongs rnam rtog phung po khams dang ni//
skye mched la sogs sems can mtha' mnyam dang //
sa rdo rtsi shing la sogs snod kun khyab//
mdor na phyi nang dngos po la sogs pa//
ma lus lus pa med pa kun la khyab//
khyab kyang khyab bya khyab byed gnyis su med//
bdag nyid chen po gcig gi cho 'phrul yin//
rgya mtshor shar ba'i gza' skar thams cad la//
rgya mtshos khyab mod gnyis su dbyer mi phyed//
chu nyid 'khyams pa'i rba rlabs thams cad la//
chu yis khyab mod ji ltar dbye ru med//
bar snang dag la smig rgyu g.yo ba la//
bar snang dag gis khyab mod dbyer mi phyed//
gser las byas pa'i sku dang rgyan la sogs//
gser gyis khyab mod ji ltar dbyer mi phyed//
bu ram las byas 'gro drug gzugs brnyan la//
bu ram dag gis khyab ste dbyer mi phyed//
'ja' tshon dag las nam mkha' logs na med//
nam mkha' las kyang gzha' tshon gzhan na min//
gzha' tshon nam mkha' mkha' nyid gzha' tshon no//
tha dad ma yin dbyer med bcad du med//
de bzhin sems dang sna tshogs dbyer mi phyed//
sems dang stong pa mi phyed stong pa dang //
bde ba mi phyed chen po mnyam pa nyid//
de bzhin srid dang myang 'das dbyer mi phyed//
de ltar khyab pa'i sems nyid phyag rgya che//
rang bzhin stong pas cir yang ngos bzung med//
mtshan nyid rig pa'i cho 'phrul cir yang gsal//
ngo bo dbyer med zung 'jug rdo rje sems//
zad med stor med rlag med sus kyang ni//
'phrog par mi nus nam mkha' mdzod kyi sems//
dri mas ma gos shel ltar dag pa'i sems//
rang rig rang gsal mar me lta bu'i sems//
rang bzhin 'od gsal byang chub snying po' sems//
rgyun chad med pa chu bo lta bu'i sems//
ngos bzung med pa bar snang lta bu'i sems//
phyi nang med pa ye shes zang thal sems//
'khar gzhong gtsang ma chu yis bkang ba 'dra//
bag chags gzugs brnyan ma lus 'tshang ba'i sems//
me long g.ya' med phyis pa'i ngos dang 'dra//


samedi 22 décembre 2012

Fin d'année



Le Bṛhadāraṇyaka upaniṣad[1] raconte le processus de la création à partir du chaos, la Mort, Mṛtyu, aussi appelé la Faim à cause de sa faim dévorante. Un genre de trou noir. Prenant conscience de lui-même, il créa le mental en se disant « Il faut que je possède un mental ! » raconte l’upaniṣad. Il arpente le vide, en adoration de lui-même. Durant son rite d’adoration, de l’eau (arka) surgit de lui et il en prend conscience. Ou plutôt, cet eau était l’écume qui se forme à la surface de l’eau, se solidifie et devient la terre. « Après cette création Mṛtyu se sentit las. De sa fatigue et de sa sueur, émana son essence, qui brillait. C’était le feu (virāj). » Les extraits de cet upaniṣad, dans ce billet, viennent de la traduction de Martine Buttex (108 upanishads, Dervy).
I-ii-3: Il se différencia en une triple manifestation, créant (en plus du feu) le soleil et l’air chacun pour un tiers. Ainsi, cette énergie vitale (prāṇa) s'est divisée en une triplicité. Sa tête est l’est, ses bras le nord-est et le sud-est; son postérieur est l'ouest, ses hanches pointent l’une vers le nord-ouest, l'autre vers le sud-ouest, ses flancs sont le sud et le nord, son dos le paradis, son ventre le ciel, et sa poitrine est cette terre. Il repose sur l'eau. Quiconque possède cette connaissance se tient fermement établi partout où il va. 
I-ii-4: Il délibéra, et le désir suivant lui vint : « Il me faut maintenant une seconde âme (Atman) » Alors Mṛtyu, la mort ou la faim, réalisa l'union de la parole et du mental. Ce qui était semence devint l'année. Auparavant il n'y avait jamais eu d'année. Mṛtyu affermit de son soutien cette année, et cela durant le laps de temps qui détermina la longueur de l'année, puis il la lança dans l'existence. Lorsque naquit l'année, la mort ouvrit sa gueule pour la dévorer. Tel un enfant, l'année cria : Bhan ! Ce cri devint la parole. 
I-ii-5: Il pensa : « Si je la tuais, cela me ferait bien peu de nourriture ! » Il reprit donc l'union de la parole et du mental, et à partir d'eux il projeta tout ceci, jusqu'à la moindre des choses qui existent - les Rig, Yajur et Sama Védas, les mètres prosodiques, les sacrifices, les humains et les animaux. Mais tout ce qu'il projetait, il décidait de le manger. Il dévora (ad)[2] toute chose, aussi l'Étendue primordiale fut-elle appelée Aditi (« l’indivise »). Qui sait comment Aditi reçut son nom devient celui qui se nourrit de tout ceci, pour qui toute chose est nourriture. 
I-ii-6: Il désira : « Que je sacrifie de nouveau, avec le grand sacrifice ! » Il était las, et il entreprit une ascèse. Ce faisant, de sa fatigue et de sa sueur s'échappèrent sa renommée ainsi que sa vigueur. Ainsi furent créés les souffles vitaux, qui sont renommée et vigueur. [82] À la sortie de ces souffles, son corps se mit à enfler mais son mental resta bien arrimé à son corps. 
I-ii-7: Il désira : « Que ce corps qui est mien soit apte à un sacrifice, et que je trouve ainsi un nouveau corps ! » Et il pénétra dans ce nouveau corps. Ce corps se mit à enfler (asvat) tel un cheval, de ce fait on l'appela cheval (ashva). Et du fait que ce corps devint apte à un sacrifice, ce grand sacrifice fut appelé Ashvamedha[3], sacrifice du Cheval. Qui possède cette connaissance en vérité possède le sens secret du sacrifice du Cheval. Mrityu, désirant pratiquer de nouveau le grand sacrifice, s'imagina comme étant lui-même le cheval; il le laissa donc en liberté et se mit à délibérer en le contemplant. Au bout d'une année pleine, il sacrifia le cheval en son propre honneur, envoyant les autres animaux aux dieux. C'est pour cette raison qu'à ce jour encore les prêtres sacrifient à Prajapati, le Créateur, le cheval sanctifié, après l'avoir dédié à toutes les divinités. En vérité, le soleil qui brille au loin est l'Ashvamedha; son corps est l'année. Et ce feu d'ici-bas est l'Arka; ses membres sont tous ces mondes. Ainsi ces deux, soleil et feu, sont l'Arka et l'Ashvamedha. Et ces deux redeviennent le même dieu, Mrityu, la mort. Qui possède cette connaissance en vérité conquiert et dompte la mort, elle ne peut plus s'abattre sur lui, elle est devenue son propre Atman et il ne fait plus qu'un avec ces divinités. » 
Le Bṛhadāraṇyak upaniṣad est ancien, c’est-à-dire qu’il a des strates très anciens, auxquels se sont ajoutés au fur et à mesure des strates plus récents. Il utilise un mythe fondateur de la culture indienne et de toutes les cultures dérivées d’elle ou influencées par elle. On en retrouve les traces jusque dans les systèmes de la Reconnaissance, la Mahāmudrā et le Dzogchen.

Mṛtyu est le Chaos, la faim, l’absence, le manque, mais pas un néant. Il est un néant fécond, un trou noir. Il n’est pas immobile, il arpente l’espace, il cherche ses limites. En cherchant ses limites, il prend conscience de lui-même. En parcourant l’espace, il crée le temps. Ce temps qui s’étale dans l’espace (Bergson). En parcourant et en s’étalant dans l’espace, il s’écartèle et couvre l’espace. Il se fatigue, il transpire. « De sa fatigue et de sa sueur, émana son essence, qui brillait. C’était le feu (virāj[4]). » Il se consomme en brillant. Ainsi son essence, qui brille[5], se répand partout. Le feu qui se répand et qui brille est un feu mêlé, un feu humide et créateur.
« Ce qui était semence devint l'année. Auparavant il n'y avait jamais eu d'année. Mṛtyu affermit de son soutien cette année, et cela durant le laps de temps qui détermina la longueur de l'année, puis il la lança dans l'existence. » 
Si Mṛtyu n’est pas le soleil, il lui ressemble. En fait le cours du soleil le révèle. Tout comme le soleil, il parcourt l’espace. En parcourant l’espace, il se consomme. C’est-à-dire qu’il se fatigue (se chauffe, brûle) et transpire, produisant de l’eau. La lumière visible de laquelle il brille est le feu mélangé à de l’eau, sa semence-lumière, qui se répand partout. Son cours, sa danse avec l’espace, dure une année et crée l’année. L’année (avec tout ce qu’elle contient) terminée, Mṛtyu la dévora. Mais en fait, la lumière, le feu mêlé, que répand Mṛtyu, est déjà mourante. C’est en se consumant que la lumière visible produit son rayonnement.


Dans la mythologie grecque, nous trouvons également une divinité primordiale qui dévore ses propres enfants, Cronos (Saturne). Il est le Fils du Ciel (Ouranos) et de la Terre (Gaïa). De sa faux Cronos tranche les testicules de son père Ouranos, qui tombent dans la mer. De l’écume qui se forme à la surface de l’eau naît Aphrodite.

La faim vorace de Mṛtyu, la Mort, est donc le temps. Quand le temps parcourt l’espace indivise (aditi), son épouse, il « se fatigue en produisant des rayons (arka) » qu’il répand partout. Le fruit de cette danse cosmique, l’enfant du temps et de l’espace, est « l’année », qui est dévorée aussitôt qu’elle s'est produite. 


Chaque année est un enfant du temps et de l’espace. C’est dans les traditions anciennes le temps que met le soleil pour parcourir l’espace une fois. Le cours du temps dans l’espace est révélé et mesuré par le cours du soleil. Le cours du soleil est symbolisé par le cheval. Le cheval symbolise l’année. Le chariot d’Helios n’est-il pas tiré par des chevaux ? Le sacrifice de cheval (aśvamedhā), est la traduction rituelle de ce fait mythologique. 


En s’écartelant dans l’espace, le dieu devient l’être cosmique (lokapuruṣa), devient le cosmos. Ses yeux le soleil et la lune etc.[6] Ainsi à l’extérieur, ainsi à l’intérieur « pour qui possède cette connaissance » (vidyā). Et les adeptes du Yoga et des tantras la possèdent.

Le Cheval, qui est le « seconde âme » (Atman) de Mṛtyu, est laissé en liberté (T. yan pa) pendant une année, le temps du cours du soleil[7], après quoi Mṛtyu réclame son dû. Quand le temps des Chevaux libres (doubles de Mṛtyu), que nous sommes est révolu, il est temps pour le grand sacrifice, il est temps d’être dévoré par Mṛtyu.
« Quand cet Atman s'affaiblit et paraît avoir perdu conscience, les fonctions vitales se rassemblent autour de lui. Se saisissant de la totalité de ces éléments de vitalité et de force, l'Atman se retire dans le cœur. Quand le puruṣa de l'œil se retire et s'éloigne, le mourant cesse de distinguer les couleurs. 
IV-iv-2: L'œil s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus voir", dit-on autour du mourant. L'odorat s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus sentir", dit-on autour du mourant, le sens du goût s'unit au corps subtil : "Il ne sent plus aucun goût", dit-on autour du mourant. La parole s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus parler", dit-on autour du mourant, le mental s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus penser", dit-on autour du mourant. Le sens du toucher s'unit au corps subtil : "Il ne peut plus sentir de contact", dit-on autour du mourant. L'intellect s'unit au corps subtil : "Il a perdu connaissance", dit-on autour du mourant. La partie supérieure du cœur s'illumine, c'est par elle que l'Atman se glisse hors du corps, ou alors par l'œil, par le crâne ou par tout autre endroit du corps. Lorsque l'Atman est sorti, le souffle de vie le suit: quand celui-ci est sorti, toutes les fonctions vitales suivent. Alors l'Atman devient l'intellect (vijñanā) et se dirige vers ce qui est de la nature de celui-ci, accompagné de la connaissance, des œuvres et de l'expérience de l'incarnation passée. 
IV-iv-3: Tout comme la chenille qui rampe sur un brin d'herbe, lorsqu'elle en atteint la pointe, se tend pour saisir un autre brin et poursuit sa progression, ainsi l'Atman, après avoir rejeté ce corps et s'être libéré provisoirement de l'ignorance (avidya), se saisit d'un nouveau support corporel et y poursuit sa progression.  
IV-iv-4: Tout comme un orfèvre prend une petite quantité d'or et façonne à partir d’elle une autre forme - nouvelle et plus belle - ainsi l'Atman rejette ce corps une fois qu'il est devenu inconscient, et façonne un nouveau corps - nouveau et amélioré - qui sera mieux adapté aux mânes, ou aux Gandharvas. ou aux dieux, ou à Prajapati, ou à Brahman, ou à d'autres entités. 
IV-iv-5: Cet Atman est indéniablement Brahman, et il est également identique au mental, à l'énergie vitale, à la vue et à l'ouïe, aux éléments terre, eau, air, éther et identique au feu comme à ce qui est différent du feu, au désir comme à l'absence de désir, à la colère comme à l'absence de colère, à la droiture morale comme à la non-droiture. Cet Atman est identique à tout - identique, en fait, à tout ceci, qui est perçu, et à tout cela, qui en découle. Tels ses actes et son comportement, tel il devient : en faisant le bien, il devient bon, en faisant le mal, il devient mauvais. Il devient vertueux au moyen d'actes positifs, et mauvais au moyen d'actes négatifs. D'autres personnes, cependant, soutiennent l'opinion que l'Atman est identique au désir uniquement : tels ses désirs, telles ses résolutions; et telles ses résolutions, tels ses actes; et tels ses actes, tels les fruits qu'il récolte. » 
***
Accessoirement, notez que les maillons (nidāna T. rten 'brel bcu gnyis) de la coproduction conditionnée (P. pratitya-samutpada) sont au nombre de douze (le cercle extérieur de la roue). Est-ce un hasard, ou correspondent-ils aux douze mois de l'année ?

***


"Le ciel raconte la gloire de Dieu et l'étendue révèle l'oeuvre de ses mains. 3 Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. 4 Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles, on n'entend pas leur son. 5 Cependant, *leur voix parcourt toute la terre, leurs discours vont jusqu'aux extrémités du monde où il a dressé une tente pour le soleil.
6 Et le soleil, pareil à un époux qui sort de sa chambre, s'élance dans la course avec la joie d'un héros;
7 il se lève à une extrémité du ciel et termine sa course à l'autre extrémité: rien n'échappe à sa chaleur." (Psaume 19)


[1] 108 Upanishads, Martine Buttex, p. 80

[2] En anglais « ate », en Néerlandais « at ». Aditi est donc un jeu de mot sur « diti », la division, la négation de ce mot « a-diti », indivision, et le fait que Ad-iti commence par le verbe manger, dévorer « ad ». Mṛtyu, la Faim, projette sa propre essence et la dévore. Tel l’ouroboros.

[3] Note de Martine Buttex : le cheval symbolise l'univers, second corps du Créateur. « Ainsi, qui connaît le secret du sacrifice de l'ashvamedha, le début et la fin du processus de cet ashvamedha, et comment le cheval vint à l'existence - ce qui revient à dire comment la création se manifesta - qui connaît la présence de l'éternelle Réalité en tout acte et tout procédé de la Volonté créatrice, devient lui-même l'Ame (l'Atman) du processus de la Création. » {op. cit., p. 45)

[4] virāj_1 [vi-rāj_1] v. [1] pr. (virājati) pr. md. (virājate) pp. (virājita) briller, resplendir | régner sur <g. acc.>, gouverner — ca. (virājayati) illuminer. Pour comparaison : vīrya [vīra-ya] n. valeur, héroïsme; prouesse | énergie, vigueur, virilité, force | bd. la vigueur, une des 6 perfections [pāramitā] d'un accompli [bodhisattva] | sperme.

[5] Notons qu’en chinois « jing » signifie à la fois « semence » et « lumière », « brillant », dans le cadre de l’alchimie interne et de « la chambre à coucher ». La semence de Śiva brille aussi.

[6] Idée que l’on retrouve chez les égyptiens et les taoïstes.

[7] Évidemment, c’est la Terre qui effectue un tour complet autour du Soleil en 365 jours.

dimanche 16 décembre 2012

La Bonne nouvelle de Maitripa



En langue indienne : Mahāmudrā sañcamitha/saṃcamitha?
En tibétain : phyag rgya chen po'i tshig bsdus pa
En français : Les vers de synthèse du Sceau universel

Hommage à l'état continu de plénitude universelle (S. mahāsukha)
Je parlerai ici du sceau universel (S. mahāmudrā)

Tous les faits (S. dharma) sont dus à notre conscience (S. citta)
Ils sont vus comme une réalité externe par l’intellect confus (T. 'khrul pa'i blo)
Bien qu'étant comme un rêve, vide par essence

La conscience, elle, n'est que le mouvement de réminiscences et de cognitions
Elle n'a pas d'être propre et n'est que le dynamisme (T. rtsal) de l'énergie vitale (S. prāṇa)
Son essence étant vide, elle est comme l'espace

Tous les faits sont fondamentalement égaux, comme l'espace
C'est ce que l'on appelle le sceau universel (mahāmudrā)
Son essence ne peut pas être montrée
Parce qu'elle est l'être propre (S. svabhāva) de la conscience

L'état continu du sceau universel
Ne se manipule ni ne se transforme
Quand on y accède directement (S. abhisamaya)
Le monde entier est le sceau universel
Le corps spirituel (S. dharmakāya) qui s’étend partout[1]

Le repos dans la nature non amendée
Est le corps spirituel comme absence de volonté/intentions (T. bsam)
Le laisser sans le rechercher, est le cultiver (S. bhāvanā)
Le chercher et le cultiver [réactiverait] l'intellect confus (T. 'khrul pa'i blo)

C'est comme pour l'espace et les prodiges (S. prātihārya) qui s'y produisent
Qu'il y ait méditation ou non
Comment pourrait-il y avoir absence ou pas ?

Le yogi qui le comprend ainsi
En tous les actes, efficaces (S. kuśala) ou inefficaces (S. akuśala),
Sera libre en l'y reconnaissant[2]

Les passions (S. kleśa) sont l'intuition universelle (S. mahājñāna)
Elles aident le yogi, à la façon d'un feu de forêt[3]
Comment [le Réel] s'en irait-il, ou resterait-il ?
Alors quel besoin de pratiquer la concentration (S. dhyāna) en solitaire ?

En revanche, celui qui n'a pas accès au Réel (S. tattva)
Ne pourra se libérer que provisoirement
Mais accédant au Réel, qu'est ce qui pourrait nous asservir ?

A condition de ne pas s'en égarer
Nul besoin de le cultiver en amendant (T. bcos) le corps et la parole
Que l'on soit « recueilli » (P. samapatti) ou « non recueilli »
Nul besoin d'amender [le Réel] en le corrigeant (T. gnyen po), nul besoin de le cultiver

En lui, rien ne peut être avéré
Comprends que, dans ce qui se présente, rien n'a d'être propre
L'autolibération des apparences est l'élément spirituel (S. dharmadhātu)
L'autolibération des représentations (S. vikalpa) est l'intuition universelle (S. mahājñāna)
Leur identité indifférenciée est le corps spirituel (S. dharmakāya)

Tel le cours d’un grand fleuve
Quelque soit notre état, il sera doté de sens
La continuité de celui-ci est l'éveil
L'absence d'objets temporels est la plénitude universelle

Chaque fait particulier est vide d'essence
Et l'intellect (S. buddhi) qui les appréhende comme vide est authentique tel qu'il est
Le mental libre de volonté (T. blo bral) qui n'agit pas
Est le chemin de tous les Éveillés

C'est en pensant à ceux qui ont la chance d'y être réceptifs
Que j’ai fait la synthèse des conseils du Coeur
Puissent par cet acte tous les êtres
Évoluer (T. gnas) dans le Sceau universel (S. mahāmudrā. »

Ainsi se termine “Les vers de synthèse du Sceau universel de Maitrīpāda”. Auprès du pandit lui-même, le traducteur tibétain Mar pa chos kyi blo gros les a traduits. Śudhamamstu sarva-jagataṃ (puissent tous les êtres devenir authentiques).

***



[1] Variante : tous les faits sont son extension universelle (chos kun khyab gdal chen po'o)
[2] Ou : en connaissant le Réel (tattva)
[3] Elles sont le combustible de l'intuition. Thème que l’on retrouve chez Milarepa.

Texte tibétain (wylie). Le texte fait partie de la collection do ha mdzod brgyad ces bya ba phyag rgya chen po'i man ngag gsal bar ston pa'i gzhung, ré-édité et publié par le 16ème Karmapa à Rumteck.

rgya gar skad du/_ma hA mu dra sa ny+tsa mi tha/_
bod skad du/_phyag rgya chen po'i tshig bsdus pa//

bde chen ngang la phyag 'tshal nas//
phyag rgya chen po brjod par bya//

chos rnams thams cad rang gi sems//
phyi rol don mthong 'khrul pa'i blo//
rmi lam bzhin du ngo bos stong*//
sems kyang dran rig 'gyu ba tsam//
rang bzhin med de rlung gi rtsal//
ngo bo stong pas nam mkha' bzhin//
chosakun mkha' 'dra mnyam gnas la//
phyag rgya che zhes brjod pa yin//
rang gingo bo bstan du med//
de phyir sems kyi rang bzhin nyid//
phyag rgya chen po'i ngang nyid las//
de las bcos shing bsgyur du med//
gang gis de nyid mngon rtogs na//
snang srid thams cad phyag rgya che//
chos kun khyab gdal chen po'o//
rang bzhin ma bcos rnal mar bzhag//
bsam du med pa chos kyi sku//
ma btsal bzhag pa bsgom pa ste//
btsal zhing sgom pa 'khrul ba'i blo//
mkha' dang cho 'phrul ji lta bar//
sgom dang mi sgom med pa ru//
bral dang ma bral ga la yod//
de ltar rtogs pa'i rnal 'byor pas//
dge dang sdig pa'i las rnams kun//
de nyid shes pas grol bar 'gyur//
nyon mongs ye shes chen po ste//
nags la me bzhin rnal 'byor grogs/_
'gro dang 'dug pa ga la yod//
dgon par gnas nas bsam gtan ci//
de nyid ma rtogs gang gis kyang*//
gnas skabs tsam las grol mi 'gyur//
de nyid rtogs na gang gis 'ching*//
ngang las ma yengs gnas pa las//
lus ngag bcos shing sgom du med//
mnyam par gzhag dang ma bzhag ces//
gnyen pos bcos shing bsgom du med//
'di la gang yang ma grub ste//
cir snang rang bzhin med par shes//
snang ba rang grol chos kyi dbyings//
rtog pa rang grol ye shes che//
gnyis med mnyam pa chos kyi sku//
chu bo chen po rgyun 'bab ltar//
gang ltar gnas kyang don dang ldan//
'di ni rtag tu sangs rgyas nyid//
'khor ba yul med bde ba che//
chos rnams rang rang ngo bos stong*//
stong par 'dzin blo rang sar dag//
blo bral yid la byar med pa//
de ni sangs rgyas kun gyi lam//
skal pa rab tu gyur pa la//
bdag gis snying gtam tshig tu bsdus//
'di yis 'gro ba ma lus pa//
phyag rgya che la gnas par shog//

mai tri pa'i phyag rgya chen po tshig bsdus pa rdzogs so/_paN+Di+i ta de nyid kyi zhal snang nas/_bod kyi lo ts+tsa ba mar pa chos kyi blo gros kyis bsgyur ba'o/_shud+ha m+mastu sarba dza ga taM/

mardi 11 décembre 2012

Capturer des mots et des figures, saisir le sens, puis les relâcher



« La figure, c'est ce qui manifeste le sens. Les mots, c'est ce qui explique la figure. Pour aller jusqu'au fond du sens, rien ne vaut la figure; pour aller jusqu'au fond de la figure, rien ne vaut les mots. La parole naît de la figure, aussi peut-on scruter les mots pour considérer la figure. La figure naît de l'idée, aussi peut-on scruter la figure pour considérer le sens. C'est la figure qui permet d'aller au fond du sens, ce sont les mots qui permettent d'éclairer la figure. Ainsi donc, les mots sont faits pour expliquer la figure, mais une fois qu'on a saisi la figure, on peut oublier les mots. La figure est faite pour fixer le sens, mais une fois qu'on a saisi le sens, on peut oublier la figure. C'est comme le piège dont la raison d'être est dans le lièvre : une fois le lièvre capturé, on oublie le piège. Ou comme la nasse dont la raison d'être est dans le poisson : une fois le poisson attrapé, on oublie la nasse. Or donc, les mots sont le piège qui capture la figure ; la figure est la nasse qui attrape l'idée.
Voilà pourquoi celui qui s'en tient aux mots n'arrivera jamais à la figure ; et celui qui s'en tient à la figure n'arrivera jamais au sens. La figure naît du sens, mais si l'on s'en tient à la figure, ce à quoi on tient n'est pas vraiment la figure. Les mots naissent de la figure, mais si l'on s'en tient aux mots, ce à quoi on tient ne sont pas vraiment les mots. Aussi, c'est en oubliant la figure que l'on arrive au sens ; et c'est en oubliant les mots que l'on arrive à la figure. L'appréhension du sens est dans l'oubli de la figure, et l'appréhension de la figure est dans l'oubli des mots. »

- Wang Bi (226-249), d’après Zhuangzi 26, dans Remarques générales sur le Livre des Mutations (Zhou Yi Lüeli). Traduction d’Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, pp. 334-335. Wang Bi est à l'origine de l'école du Mystère (C. xuanxue).

***

Illustration : La Pêche chinoise de François Boucher, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, Besançon

dimanche 9 décembre 2012

Les 24 points lumineux du corps immortel



Les tantras mentionnent 24 haut-lieux sacrés (T. gnas chen S. pīṭha ). Le Brahmāṇḍa Purāṇa (relativement tardif) raconte l’histoire de l’univers, qui s’est développé à partir de l’œuf de Brahmā (Brahmāṇḍa). Ce Purāṇa raconte aussi l’origine des lieux énergétiques (S. śakti pīṭha) en Inde, dont le nombre peut varier. L’énergie cosmique (S. śakti) de Śiva/Bhairava, est représentée par une déesse qui est son archi-puissance (S. adi śakti), et qui peut se décliner en des manifestations diverses, ou qui peut en absorber des nouvelles…
« L'origine de Bhairava remonte à l'histoire de Dakshayani ou Satī, la femme de Śiva. Satī, fille du roi des dieux Dakśa, avait décidé d'épouser Śiva contre l'avis de son père, qui voyait en lui un ascète, qu'il associait aux animaux et aux démons. Un jour, Dakśaorganisa un sacrifice rituel Yagna, auquel il invita tous les dieux, sauf Satī et Śiva. Satī vint seule au Yagna, où Dakśa parla ouvertement de Śiva avec mépris. Satī, ne supportant pas d'entendre son mari insulté, se jeta dans le feu sacrificiel. Quand Śiva l'apprit, il sema la destruction dans le Yagna, tua Dakśa et le décapita. Puis, il prit le corps de Satī sur ses épaules et fit le tour du monde en courant éperdument pendant des jours. Comme cela risquait de détruire le monde, Viṣṇu, le troisième dieu de la trinité, découpa avec son cakra (disque divin) le corps de Satī en morceaux qui tombèrent épars. Les lieux où ces morceaux sont tombés s'appellent les "Shakti Peetha". Śiva prit la forme de l'effrayant Bhairava (Mahākāla) pour monter la garde autour de ces lieux. » Source Wikipedia
Les tantras bouddhistes comme le Cakrasaṃvara racontent la conquête et la conversion des 24 haut-lieux de l’énergie cosmique (S. śakti) de Śiva/Bhairava en haut-lieux bouddhistes de Cakrasaṃvara. Les Cinq Chroniques (T. bKa’thang sde lnga) sont des textes-terma redécouverts par Orgyen Lingpa (né en 1323). Parmi ces cinq, la Chronique de Padma, traduite en français sous le titre Dict de Padma (T. Pad+ma bka’ thang), raconte la légende et le culte de Padmasambhava, et comment celui-ci convertit à son tour les 24 haut-lieux (S. pīṭha) contrôlés par les dieux et démons (S. vighna) qui étaient sous les ordres de Rudra (autre nom de Śiva/Bhairava), pour que la doctrine de Padmasambhava puisse se répandre.

Les traditions tantriques, où tout est divinisé, ont pour but d’unifier l’Homme cosmique et l’homme individuel. L’univers de l’Homme cosmique correspond au corps de l’homme individuel à diviniser, à rendre Immortel. Ce que l’on trouve à « l’extérieur » se trouve aussi « à l’intérieur ». Les vingt-quatre haut-lieux extérieurs, célébrés comme des lieux de pélérinage où l’on peut obtenir des bénédictions spécifiques, se trouvent aussi à l’intérieur du corps divinisé de l’homme individuel, et capables de dispenser les mêmes bénédictions. Pour se rendre à un des haut-lieux mythiques[1] afin d’y recevoir des enseignements, des initiations, des bénédictions et des siddhi de la part de siddha, ḍākinī et autres yoginī, les candidats vidyādhara, siddha ou Immortels n’ont pas forcément bésoin de voyager loin…

Dieu est lumière, le corps divin est lumière. Le mot deva signifie d’ailleurs « brillant » ou « être de lumière ». Il en va de même dans le taoïsme, où le corps est lumière (C. jing). Ce corps est doté de 24 points lumineux, « qui à la suite de pratiques adéquates, fusionnent tous et transportent l’adepte aux cieux […] L’immortel, en effet, devient comme le soleil et la lune. De lui émanent des lumières colorées qui annoncent son approche. […] Il illumine l’intérieur et l’extérieur, et rend son corps aussi brillant que le soleil et la lune. »[2]

Ge Hong (Ko Hung, 283–343) distingue trois grandes sortes d’immortels. Ceux qui atteignent « la délivrance du cadavre » et qui à leur mort se dépouillent de leur corps (Maitrīpa et ses disciples). Les « immortels terrestres » (Śavaripa, les vidyādhara) « qui hantent les monts sacrés et les paradis terrestres », les 24 haut-lieux. Ils ont des pouvoirs supranormaux, la longévité et la non-mort. Et puis la catégorie supérieure, « les immortels célestes » (de nombreux lamas nyingma et bön, p.e. Shardza Rinpoché ), qui « s'élèvent avec leur corps et montent dans le vide », s’envolant au ciel en plein jour.[3] Ces derniers ont véritablement perfectionné la transformation de leur corps en corps divin, en corps de lumière.

Nous avions déjà vu que les taoïstes religieux qui recherchent l’immortalité, la réalisent à travers trois types d’alchimie différents et un processus de combustion lente dans un athanor (intérieur, extérieur ou secret) dont tous les (neuf[4]) orifices devaient être bouchés, pour que la semence (C. jing) ne s’échappe pas et soit transporté vers le cerveau, le ciel. Notons que « jing » signifie à la fois « semence » et « lumière », « brillant », dans le cadre de l’alchimie interne et de « la chambre à coucher ».

La même idée se retrouve dans le concept du corps d’arc-en-ciel (T. ‘ja’ lus) et du corps de vase de jouvence (T. gzhon nu bum sku), « la coalescence du Vide (stong pa, l’Essence) et de la Clarté (gsal ba) ». « La Jouvence (gzhon nu) de cet état s’explique par le fait qu’il ne connaît aucun changement (mi ‘gyur ba) et donc qu’il n’évolue pas en “vieillissant” à mesure qu’il s’éloignerait éventuellement de sa jeunesse primordiale. Son Vase (bum pa) est le Calice (snod) qui en accueille les prodiges irisés (snang ba’i cho ‘phrul) et les conserve sous le couvert d’un sceau (rgya) encore non-brisé. La notion de Corps (sku) renvoie à celle de dimension, autrement dit à l’Espace (dbyings) qui abrite le Vase de Jouvence. »[5]
« Samantabhadra répondit : - Vajrasattva, écoute ! La teneur de ma pensée, c’est la vision de la grand pureté primordiale [du] Fond, [avant que] la paroi [du Corps du vase de jouvence] fût aucunement brisée, et [avant que son contenu] eût chu de quelque côté que ce soit. Elle était clairement lumineuse par nature, et la compassion ne l’avait point [encore] mue vers le dehors ; [cela était pareil] au Corps d’un vase. La luminosité quinticolore s’y illustrait (gsal ba) sans mélange, à l’instar de l’arc-en-ciel. »[6] 
Il se peut que le mot tibétain « gnas » soit étymologiquement lié à son quasi-homonyme « gnad ». Pour ce dernier terme, le Yogācāra glossary donne le terme sanscrit « marman », qui signifie « point vulnérable (du corps), point faible; articulation, organe vital; chair à vif | secret, mystère ». En rassemblant les 24 morceaux du corps (gnas/gnad) de l’énergie (S. śakti) éparpillée de Śiva/Cakrasaṃvara/Padmasambhava etc., le corps divin est reconstitué, ce qui rejoint l’idée des 24 points lumineux qui doivent fusionner pour l’ascension de l’Immortel. Un texte indien du seizième siècle donne une autre indication allant dans le sens d’un rapprochement. Il s’agit du Padmavāti (Padumāwati)[7] de Malik Muḥammad Jaisī. Śiva y enseigne l’ascension de la forteresse de Siṁhala-dvīpa. Cette forteresse est aussi sinueuse  « pliée » (bāṅk) que le corps humain. Elle n’est pas conquise par la force (haṭh), mais ceux qui l’atteignent ont les marques [du yoga]. La forteresse a neuf portes et Cinq agents[8] y patrouillent constamment. La dixième porte est cachée et inaccessible car le chemin qui y conduit est fort sinueux. Seul celui qui détient le secret (bhed) peut y grimper comme une fourmi et peux pénétrer dans ce passage. »[9]

***

Le corps d'arc-en-ciel de Padmasambhava (thangka un peu fantaisiste)

MàJ Autre exemple d'un territoire représenté par le corps d'une femme (ogresse)


[1] Jalandhara, Oddiyana, Paurnagiri, Kamarupa, Malaya, Sindhu, Nagara, Munmuni, Karunyapataka, Kulata, Arbuta, Godavari, Himadri, Harikela, Lampaka, Kani, Saurasta, Kalinga, Kokana, Caritra, Kosala, et Vindhyakaumarapaurika

[2] Comprendre le Tao, Isabelle Robinet, p. 172

[3] Comprendre le Tao, Isabelle Robinet, p. 188

[4] Dans la taoïsme, neuf symbolise le multiple et précède le chiffre (1)0, le renouvellement.

[5] Jean-Luc Achard, La Base et ses sept interprétations

[6] Profusion de la vaste sphère : Klong-chen rab-'byams, Stéphane Arguillère, pp. 338-339

[7] Padumawati

[8] « Le yin et le yang se transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. »[9] La théorie des Cinq Agents rend compte de la croissance et de la décroissance des êtres et des choses. Chaque Agent est susceptible d’être « conquis » ou détruit par celui qui est plus fort que lui : le Bois par le Métal, celui-ci par le Feu ; ce dernier par l’Eau et celle-ci par la Terre, que le Bois peut vaincre (cet ordre de destruction se trouve à partir de l’ordre d’engendrement en sautant une « génération ». Les cinq Agents sont divinisés sous diverses formes. Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 166 et p. 234

[9] David Gordon White, The Alchemical Body, p. 261-262

vendredi 7 décembre 2012

Libres associations de mèmes mythologiques


La reine-mère d'Occident

La mythologie et la musique (et plein d’autres choses) semblent avoir en commun de permettre toutes sortes d’emprunt, de subir les influences et les greffes les plus diverses, et à son tour d’inspirer d’autres mythologies et mélodies. Tout y est recyclé. Ce sont des milieux végétatifs.

Une des plus anciennes figures mythologiques de la Chine semble être la Reine-mère d’Occident, Xiwangmu, Xi Wangmu ou encore Hsi Wang Mu (西王母). Elle devient une divinité taoïste sous la dynastie Han (de 206 av. J.-C. à 220 ap. J.-C.), qui réside dans un palais de jade situé sur le Kunlun céleste, où pousseraient les herbes d’immortalité et les pêches de longue vie. Elle détient donc le secret de la longévité. Une fois qu'un fait mythologique (un mème dirait Dawkins) est posé, toutes les spin-off et associations d'dées sont possibles. Une reine mère d’Occident peut inspirer une reine-mère d’Orient, ou un Roi d’Orient, également divinisé en Dongwanggong (東王公), qui serait son époux[1]. Ou peut-être son mari serait plutôt l’empereur de Jade ? Elle pourrait avoir des filles, disons trois filles, trois déesses : la Dame blanche ou pâle (Sù nǚ, 素女), la Dame Neuf-jours noire ( Xuán nǚ 玄女)[2] et la Dame talentueuse (Cai nǚ 采女) jouant de la musique. la Reine-mère d’Occident pourrait être une personnification de la Nature, toujours jeune et pleine de vie. Cela a inspiré certains à en faire une cougar, une vamp se nourissant de l’énergie de jeunes garçons, ou un dragon/ouroboros se nourissant de son propre yin.

« Selon le manuel d'alchimie de maître Chonghe (cité par Robert van Gulik dans Sexuel life in ancient China), Xiwangmu est « une femme qui obtint la Voie (le dao) en nourrissant son propre yin », c'est-à-dire en ayant de nombreux rapports sexuels. Elle apprécie particulièrement les jeunes garçons. » (Wikipedia)

La reine-mère d'Occident sur un trône tigre-dragon

Comme toutes les divinités, elle a un trône ou une monture, un dragon et un tigre. Le dragon représente le yang et le tigre le yin. Les souffles des deux sont les ingrédients de l’élixir de longue vie, produit dans un chaudron extérieur, un chaudron intérieur ou dans « la chambre à coucher ». La Reine-mère d’Occident, elle, semble donc plutôt autonome en yin et en yang (ou en prajñā et upāya comme on dit chez nous).


Quand le bouddhisme arrive en Chine avec sa propre musique, il y a évidemment une fertilisation mutuelle. Et au bout d’un certain temps, apparaissent comme par miracle les Sūtra de longévité d’Amitābha/Amitāyus (Sukhāvatīvyūhaḥ[3], Amitābhavyūha Sūtra, Amitāyuḥ Sūtra, Aparimitāyuḥ Sūtra). La terre pure d’Amitābha se trouve dans la direction de l’androgyne Reine-mère d’Occident . Amitāyus tient un vase contenant l’élixir de longue vie. Amitābha n’est pas assis sur un trône « yin yang »[4], mais il est souvent cotoyé de deux assistants : Avalokiteśvara à sa droite et Mahāsthāmaprāpta à sa gauche. Deux mâles ? En fait, Kuan-Yin, comme son nom chinois l’indique, est une déesse. On aurait pu le déviner avec toutes ces larmes... Et Mahāsthāmaprāpta le grand puissant (T. mthu chen thob) a un nom à resonance bien masculine. La déesse Tārā (T. sgrol ma) serait d’ailleurs née d’une larme d’Avalokiteśvara.[5] Un aspect de Tārā, blanche, est celle de Sītā Tārā, la belle Tārā, ou encore Cintāmaṇicakra. Elle est évidemment scellée par Amitābha/Amitāyus, est détentrice de la longévité, et quelquefois représentée en compagnie de deux « sœurs », l’une jouant un instrument de musique, l’autre tenant un miroir. 



Continuons à suivre le fil de l’immortalité et de la longévité. Allons vers l’ouest. Au Tibet l’Occident est le Népal, avec sa montagne Gaurishankar[6] (mthon mthing rgyal mo), mais appelée la Reine bleu foncée en tibétain, pas loin de Lapchi (T. la spyi), un des domiciles de Milarepa. Un autre nom de la montagne est Jomo Tseringma (T. jo mo tshe ring ma). La déesse nationale de longue vie et protectrice du Tibet. Tseringma a pour monture une lionne de neiges, animal emblématique du Tibet. Elle est souvent représentée en compagnie de quatre « sœurs », chacune ayant une monture différente. Tseringma est blanche et tient un vase rempli d’élixir de longue vie. Elle a une sœur (T. mi g.yo blo bzang ma) qui chevauche un tigre et une autre (T. gtal dkar ´gro bzang ma) un dragon. Ce qui donne une indication sur les ingrédients de son élixir.



Notez la perle rouge (symbole taoïste pour la vulve), voire la pilule d'immortalité (cinabre, également taoïste) dans la main de Migyo Lozangma. 

Dans la tradition réchungpiste, Tseringma est représentée comme la mudrā de Milarepa. Tseringma et ses quatre sœurs proposent à Milarepa de les utiliser pour sa pratique de karmamudrā[7]. Les quatre soeurs représentent d'ailleurs les quatre types de femmes.[8] Mais la source est la syllabe germe VAṂ, qui a l’aspect de E, (EVAṂ) dans le lotus secret de Tseringma la Dame aux remède (T. sman btsun). La Goutte (T. thig le) descend doucement comme une tortue, est maintenue dans le canal central (S. avadhūtī), renvoyée comme un animal de course [vers le cerveau (ciel)], puis diffusée [dans le corps]. C’est ainsi que l’on utilise la karmamudrā. En suivant cette voie rapide qui utilise le désir (T. chags lam), précise Milarepa, Tseringma et ses sœurs trouveront elles aussi définitivement la délivrance.[9]

Tsangnyeun termine le chapitre en ajoutant que le cycle de Tseringma consiste en des instructions de Milarepa aux cinq sœurs, compilées par ses deux disciples répas Bodhirāja et Répa Shioua Eu (ras pa zhi ba ‘od). Ce qui semble nouveau ici, est que c’est Milarepa qui prend la main. Traditionnellement, les candidats siddha étaient à la merci et au service des filles de dieux, de nāgā et de yakṣa et recevaient d’elles les siddhi. Ici Tsangnyeun donne l’impression que c’est Milarepa qui rend service aux déesses dispenseuses de siddhi en les mettant sur la voie de la libération.[10] Et cela pourrait être indicatif d’un élément du taoïsme, où il était recommandé d’augmenter le nombre de partenaires féminins pour l’art d’aimer[11]L’empereur jaune aurait eu 1200 compagnes. On trouve le même appétit et la même attitude chez le réchungpiste Droukpa Kunleg (‘brug pa kun legs, 1455 - 1529).

Pour creuser davantage la piste prédateur polygame, P’eng-tsu (Pengzu 彭祖) était un sage taoïste légendaire, qui aurait vécu 800 ans, et qui aurait joué un rôle pendant la dynastie Shang (1570 - 1045 av. J.-C.). Il déclara que l’homme ne peut pas vivre sans une femme, et que la femme ne peut pas vivre sans un homme. Vivre en solitaire en désirant des rapports sexuels raccourcit la vie d’un homme et est la cause de cent maladies. Les esprits et les démons abuseront de lui pour la copulation. Perdre sa semence (C. jing) ainsi est cent fois pire que de la perdre de la manière habituelle. En revanche, quand le yang est utilisé pour nourrir le yin, les cent maladies s’évanouiront, on aura un air joyeux et rayonnant et un teint radieux. Ce qui est d'ailleurs confirmé par Tilopa dans ses instructions à Naropa. Pengzu aurait eu dix-neuf femmes et 900 concubines car rien n’est pire que la monogamie. L’empereur jaune, dit-il, avait 1200 femmes et devint immortel. L’homme vulgaire n’en a qu’une et ruine ainsi sa vie. Avoir la science (vidyā) ou pas, toute la différence est là.[12] De quoi former des armées de prédateurs sexuels

Quand des détenteurs de lignée tibétains (laïcs ou non…) atteignent un certain âge ou que leur santé est fragile, ils peuvent booster leur longévité ou santé en ayant recours à la remède d’une karmamudrā, qui doit répondre à certaines caractéristiques (T. mtshan ldan). Gedün Chöpel a écrit un Traité de l’amour (T. 'dod pa'i bstan bcos), basé sur plus de trente traités majeurs et mineurs indiens et tibétains ainsi que sur sa propre expérience. Parmi ceux-ci aucun traité d’origine chinoise... Il me semble néanmoins évident que le taoïsme chinois ait eu une influence directe ou indirecte très nette sur ces aspects du bouddhisme tibétain. On peut par exemple voir des parallèles entre les systèmes d’alchimie sexuelle attribué à Réchungpa et Ngendzongpa et certaines instructions de « la chambre à coucher » taoïstes. Notamment en ce qui concerne le besoin d’une karmamudrā pour des raisons de santé et de longévité. Une étude comparative pourrait être intéressante. Prenons par exemple les instructions de la Dame pâle (Sù nǚ 素女), « fille » de la Reine-mère d’Occident, données au légendaire empereur jaune (Houang-ti), que l’on trouve dans le Livre de la Dame pâle (Sù nǚ Jing 素女经 ou Su-niu-ching)[13].

Ce texte aurait été écrit entre le 1er et le 6ème siècle. Le bouddhisme était donc bien installé en Chine, ce qui peut éclairer le dialogue entre la Dame pâle et l’Empereur jaune, puisque certains souverains chinois avaient été proches des bouddhistes. L’empereur jaune demande à la Dame pâle que s’il n’avait pas de relations sexuelles pendant une longue période quel effet cela aura sur sa santé ? « Un très mauvais effet », répond la Dame pâle. Le Ciel et la Terre ont des mouvements changeants, le yin et le yang se régulent l’un sur l’autre. L’Homme doit les imiter et suivre le cours de la Nature. Si l’empereur refuse de copuler (par exemple en suivant des préceptes bouddhistes), ses forces vitales stagneront et le yin et le yang seront bloqués. Il faut donc que l’empereur jaune fasse régulièrement faire de l’exercice à sa « tige de jade » afin d’entretenir ses forces. Et en effet, l’empereur se plaint de mélancolie et d’angoisses (fichus bouddhistes !). Que faire ? La Dame pâle le lui explique. Toute déchéance physique est causée par le rapport entre le yin et le yang. Une femme qui a des rapports sexuels avec un homme est comme de l’eau (yin) capable d’éteindre le feu (yang). Il faut donc être très prudent. Utilisé à bon escient  l’amour peut être un creuset dans lequel les essences se mélangent et nourrissent la force vitale. Il convient donc d’apprendre les méthodes de yin et de yang pour connaître tous les délices. Si l’empereur les ignore, il mourra bientôt.


Le dragon (yang) monté par une fille, le tigre (yin) monté par un garçon, mélangeant leurs essences dans un athanor

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[1] Mère d’or (金母 jinmu), l’ouest étant associé au métal selon la théorie des cinq éléments ; son homologue le Roi-père d’Orient devient alors le Père de bois (木公 mugong), élément associé à l’est

[2] Plutôt guerrière et stratège militaire. Quelquefois chevauchant un phénix. Elle aurait été neuf jours la maîtresse de l’empereur de Jade. Peut-être associée avec Ugratara/ Khadga Jogini (la Yogini à l’épée).

[3] Traduit entre 223 et 253

[4] L’iconographie tantrique représentant le lotus et le disque de lune est plus tardive.

[5] Wikipedia

[6] Gaurī signifie : blanc, pâle, de complexion claire. Le nom népali est en opposition avec le nom tibétain, qui signifie blue foncé (nīla). śaṅkara signifie bienfaisant, qui apporte le bonheur ou la prospérité. C’est aussi le nom de Durgā (qui a pour monture un tigre) et de Pārvatī. Ou apparemment quelquefois sa monture peut même être un lion...

[7] Elles lui demandent s’il connaît les quatre phases de la karmaudrā et que s’il les connaît, qu’il ferait mieux de les pratiquer rapidement. Car il est dit dans les tantras kagyupa qu’il faut attirer des filles de dieux, naga et de yakṣa. De tous les services, celui d’une mudrā est la plus merveilleuse. P. 518

[8] Lotus (pad can), conque (dung can), image (ri mo can) et éléphant (glang po can). Voir Tibetan Arts of Love, de Gedün Chöpel traduit par Jeffrey Hopkins, pp. 153 etc.

[9] ‘bebs pa rus sbal ‘gros kyis ‘bebs// skyil ba a ba dhu tIr bskyil// bzlog pa dud ‘gro’i ‘gyur bzhis bzlog/ ‘grems pa rnam grol phyag rgyas ‘grems// p. 519

[10] Pour une critique du système patriarcal du bouddhisme tibétain et la position de la femme, voir Traveller in Space de June Campbell.

[11] L’empereur adolescent Liu tzû yeh 449-465 aurait eu 10.000 femmes. 中國古代房内考: A Preliminary Survey of Chinese Sex and Society, Robert Hans Van Gulik, p. 93

[12] Chinse erotic art, Michel Beurdeley, Kristofer Schipper, Chang fu-jui, Jacques Pimpaneau, Chartwell books, p. 17

[13] Traduit en français sous les titres Le merveilleux traité de sexualité chinoise de Maurice Mussat.