lundi 2 avril 2012

Tuer père et mère




La voie du milieu, qui n’est pas le « milieu intermédiaire » (T. dbu ma ‘bring po tsam), évite les extrêmes, ni saṁsāra ni nirvāṇa, mais aussi un milieu objectivé. Les extrêmes sont le produit du fonctionnement binaire du mental et donc du langage. Le langage et les injonctions sont piégés, et en s’asservissant au langage on s’asservit au mental et on tombe dans un des extrêmes.
« Mon Grand Véhicule n’est pas un véhicule.
Il ne peut se dire ni s’écrire.
Il n’est pas vérité, il n’est pas libération,
Mais il n’est pas non plus inapparence pure
. »[1]
Quand le réverend Subhūti mendie sa nourriture et qu’il rencontre Vimalakīrti, ce dernier le teste en lui remplissant son bol des meilleures nourritures à la condition que Subhūti sache faire face à toute une série de paradoxes. « si tombant dans toutes les vues fausses (S. dṛṣṭigata), tu n’arrives ni au milieu (S. madhya) ni aux extrêmes (S. anṭa) ; » « si tu te joins à tous les Māra et si tu t’associes à toutes les passions (S. kleśa) », et plus haut « si par l’égalité des cinq péchés à rétribution immédiate (S. ānantaryasamatā), tu pénètres l’égalité de la délivrance (S. vimuktisamatā), sans être ni délivré (S. vimukta) ni entravé (S. baddha) ».[2]

Il ne lui demande pas de renier sa foi, mais de ne pas fonder celle-ci sur la lettre. Les cinq péchés à rétribution immédiates/actes sans intermission (T. mtshams med pa lnga) sont ce qu’il ya de pire pour un bouddhiste. Ils se nomment ainsi car celui qui les commet, tombera en enfer dès sa mort, sans stade intermédiaire. Ce sont le meurtre de sa mère, de son père, ou d’un arhat, le schisme créé dans la communauté des moines du Bouddha et la blessure intentionnelle d’un Bouddha.
Le Soûtra de l’Entrée à Lankâ donne déjà une interprétation symbolique, aussitôt suivi d’un avertissement (non cité ici) de ne pas confondre sens inéterieur et extérieur :
« Mahāmati, qui est la mère de tous les êtres ? La soif et l’appropriation[3], lesquelles sont comparables à une mère qui élève [ses enfants]. Qui est leur père ? L’ignorance, car elle engendre le hameau des six sources[4]. Couper ces deux racines fondamentales, c’est tuer père et mère.
Tuer un arhat ? Les émotions négatives latentes (T. bag la nyal S. anuśaya) frappent comme le poison du rat (spirillose)[5] avant d’être ultimement éliminées : on dira alors qu’on a « tué un arhat ».
Semer la discorde dans la communauté ? La combinaison, l’accumulation et l’agrégation[6] de toutes les particularités des agrégats méritent bien d’être détruites à loa fin, et c’est cela que « semer la discorde dans la communauté ».
Faire couler le sang d’un bouddha pour lui nuire ? [Le bouddha] désigne ici le corps avec ses huits consciences (T. rnam par shes pa 'dus pa brgyad) dont la méprise engendre pensées et impressions sous l’aspect d’objets extérieurs à l’esprit, pourvus de caractères généraux et particuliers [réellement existants]. La malveillance immaculée des trois portes de la libération (T. rnam par thar pa gsum) finira par achever le bouddha du corps avec ses huit consicences : et c’est cela que « faie couler le sang d’un bouddha pour lui nuire ».
Mahamāti, celui qui commet l’un de ces crimes d’ordre intérieur atteindra immédiatement la réalisation manifeste du réel (T. mngon par rtogs pa'i chos can yin te).
»[7]
Lin tsi/Linji, maitre ch’an chinois connu (IXème s.) pour ses provocations renchérit au niveau du langage, tout en donnant son interprétation. Notons que les actes ne sont pas exactement les mêmes et que leur ordre a changé.
- « Vénérables, ‘c'est seulement en commettant les cinq actes sans intermission, que l'on peut obtenir la délivrance '. »
- On demanda : « Quels sont les cinq actes sans intermission ? »
- Le maître dit : « Tuer son père, tuer sa mère, faire couler le sang d'un Buddha, briser la communauté unie, brûler des Textes ou des icônes : voilà les cinq actes sans intermission. »
- On demanda : « Qu'est-ce que le père ? »
Le maître dit : « Le père, c'est l'inscience (S. avidyā). Si vous savez ne pas rechercher, fût-ce dans la mesure d'une seule pensée, tout ce qui est soumis à production et à destruction, et que vous vous rendiez pareil à l'écho qui répond au vide, et sans affaires en quoi que ce soit, vous tuez le père. »
- On demanda : « Qu'est-ce que la mère ? »
- Le maître dit : « La mère, c'est la concupiscence (S. rāga T. ‘dod chags). Si, entrant, fût-ce dans la mesure d'une seule pensée, dans le Plan du Désir (T. ‘dod khams S. kāmadhātu) pour y chercher les objets de la concupiscence, vous n'y voyez que le caractère vide de toutes choses et que vous sachiez être sans attachement à quoi que ce soit, vous tuez la mère. »
On demanda : « Qu'est-ce que faire couler le sang d'un Buddha ? »
- Le maître dit : « Si vous ne vous livrez à aucune pensée d'interprétation concernant le domaine des choses pures (S. dharmadhātu ?), mais que vous vous teniez à tous égards dans la ténèbre (S. nirvikalpa ?), vous faites couler le sang d'un Buddha. »
- On demanda : « Qu'est-ce que briser la communauté unie ? »
- Le maître dit : « Si d'une seule pensée vous comprenez que les passions (S. kleśa), ces émissaires qui vous lient, sont sans appui comme le vide, vous brisez la communauté unie. »
- On demanda : « Qu'est-ce que brûler des Textes ou des icônes ? »
- Le maître dit : « Voir la vacuité de la causalité, la vacuité de la pensée, la vacuité des choses, et prendre d'une seule pensée la décision d'y couper court afin de se tenir au large et sans affaires, c'est là brûler les Textes et les icônes. » [Les entretiens de Lin-tsi, Paul Demiéville, n° 36 pp 156-157]
Non seulement, Lin tsi interprète symboliquement les cinq actes sans intermission, mais il réussit à leur donner une cohérence qui couvre tout le chemin bouddhiste du mahāyāna qui n’est donc comme nous l’avons vu ci-dessus « pas un véhicule », voire un « élément » (Naissance de la foi). Au départ l’inscience/méscience conduit à attribuer à tort une réalité/existence indépendante à « ce qui est soumis à production et à destruction ». C’est la sortie de la non-dualité et l’entrée dans la dualité. Ensuite par la concupiscence, les objets conçus sont convoités et c’est l’entrée dans le Plan du Désir (S. kāmadhātu). C’est l’apparition d’un monde figé où l’on tente de trouver la satisfaction en ce qui ne peut nous la procurer. Comment en sortir ? Par l’éveil direct (la première porte d’accès), en accueillant la réalité, qui au fond est « le domaine des choses pures » (S. dharmadhātu) sans l’interpréter (S. aprapañca), c’est-à-dire en restant dans la non-discursivité (S. nirvikalpa), "ténèbre". De cette façon, on se débarrasse de la double obnubilation par les passions (S. kleśa), qui n’ont plus d’appui, et par les connaissables (S. jñeya T. shes bya), qui sont des causes et des conditions interdépendantes et donc vides d’essence. Débarrassé de cette double obnubilation, c’est l’éveil, qui se prolonge en l’activité spontanée « sans affaires ».

Dans les tantras, comme p.e. le Hevajra Tantra, il est enseigné que l’identification (S. yogayuktātmā) à la déesse Nairātmyā (T. bdag med ma, personnification du non-soi), la partenaire de Hevajra, à l’exclusion de toute autre identification, est la meilleure façon d’accomplir le bien de soi et celui d’autrui. Cela protége le yogi contre ne serait-ce qu’un instant infernal, et rend accessible la réalisation de la Mahāmudrā même « à ceux qui ont commis les cinq actes sans intermission, ceux qui aiment tuer (S. prāṇivadharatāś), ceux de basse naissance (S. janmahīnā), les sots (S. mūrkhāḥ), les gens cruels (S. krūrakarmiṇaḥ) et les gens difformes et infirmes (S. kurūpa vikalagātrāś). »[8]

C’est une autre approche, un autre expédient (S. upāya), où un certain degré de réalité est attribué au symbolique.

Article en anglais sur l'importance du langage dans le Soûtra de l'entrée à Lankâ
Article en anglais sur les cinq actes sans intermission

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Illustration : Lin-tsi/Linji par Hakuin

[1] Soûtra de l’Entrée à Lankâ, Patrick Carré, p. 158
[2] Vie et enseignement de Vimalakīrti, Etienne Lamotte, p. 156-158
[3] dga' ba'i 'dod chags dang ldan pa'ang 'byung ba can gyi sred pa
[4] Les cinq facultés sensorielles ainsi que la sixième, la faculté mentale.
[5] (Patrick Carré, p. 159)  « Un homme mordu en hiver par un rat aquatique « infectieux » ressent seulement une morsure, en aucun cas une infection. Mais quand, avec les coups de tonnerre du printemps, l’infection se déclare, il comprend qu’il a été contaminé en se faisant mordre. » Comprendre la vacuité, p. 25 et 131.
[6] phung po phan tsun du mtsan nyid mi mthun pa 'dus pa
[7] Soûtra de l’Entrée à Lankâ, Patrick Carré, p. 159-160
[8] The concealed essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow, I Menon, p. 153-157

10 commentaires:

  1. Padampa: "One day, not lacking rats' poison, liberation will not be obtained."

    Padampa's commentator: "Rats' poison means the poison of the water rat. When you have taken this poison it stays with you, and although it doesn't immediately cause the onset of sickness, later on, when you encounter some accidental condition, the sickness comes. If you immediately treat it, it is no problem. Likewise also with these poisons of the kleshas. If you have destroyed them from the very first you will be liberated from rebirth in lower realms. At the moment of death regret serves no purpose."

    It looks like water rat poison remains latent until there is some kind of a trigger. Quite like those anushayas, really.

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  2. Is it clear where Carré got his explanation of the rat poison metaphor? I'm very interested in this. Padampa doesn't even name the sutra that we know must be the source of it... But does the sutra itself explain it?

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    1. Dear Dan,

      Thank you for the reference to Padampa. I found the same exemple mentioned in Advayavajra's commentary to Saraha's Dohakosa. And yes it is an excellent exemple for latent poisons, which vasanas and anshuayas are. I see the aquatic rat poison as of viral nature, a virus with an incubation time, and that becomes active as soon as the immunal defense system wavers. I wonder what aquatic rat this could be?

      Patrick Carré mentions "Comprendre la vacuité" (pages 25 and 131) as his source. I don't have the book myself (http://tinyurl.com/88t493d). It is a Frenche translation (by Padmakara) of the commentary by Khenchen Kunzang Palden on Chapter 9 of Shantideva's Bodhicaryavatara. I wonder whether it will mention the original source, although the Lankavatara is not bad as a source. The sutra doesn't explain it though, so it must be a known example.

      Joy

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  3. Oh my, I have the English,Khenchen Kunzang Palden & Minyak Kunzang Sönam, Wisdom: Two Buddhist Commentaries, Padmakara, tr. (1993). I finally found the verse, it's verse 23 of chap. 9:

    " 'But if,' you ask, 'the mind is not self-knowing,
    How does it remembver what it knew?'
    We say that like the poison of the water rat,
    It is from the link with outer things that memory occurs."

    Interesting, perhaps this was Padampa's source, since it's known that as a young man he studied Shantideva's text at Vikramashila with a teacher whose commentary on it was preserved in the Tanjur (Kshemadeva, who also served as Padampa's ordinator... I should look into this some more)...

    If you look at the commentary on p. 52, it looks even more as if there is something viral about memory. To quote a bit of it (p. 52): "Suppose in winter one were bitten by a poisonous water rat. One would, at that moment, be aware that one had been bitten, but not that one had been poisoned. It is only later, at the sound of spring thunder, that the venom begins to act and one realizes that one had been poisoned at the same time as being bitten."

    The thunder is the trigger, evidently.

    (To tell the truth, I would admit that the Tibetan who wrote the commentarial comments on Padampa's metaphors could have skewed things in a somewhat different way [I could come up with a few other examples where I think this happens], especially given that I suppose Indians in those days would have been familiar with the phenomenon of water rat contamination, but a member of a different time and culture might not... Like you, I know nothing about it. I don't suppose it could have been the plague...)

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  4. Oh my, I may have spoken too soon. Again! Try schmoogling "Spirillosis" or "Rat bite fever." Japanese call it sodoku (not sudoku, something my mother is addicted to). It can take 2 to 4 weeks for the symptoms to manifest... and then the fever keeps coming back at regular intervals. Evidently it has nothing to do with the perhaps better known "cat scratch fever."

    One book says that cases have been clinically recorded for 2,000 years, the first recorded cases being in India.
    Look here.

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  5. Thanks a lot Dan, this is brilliant. I updated the article by adding a link. You are a genuin detective! Verse 23 is beautiful. I am more and more convinced that Wikipedia-like publishing is the way to go. Linking information. Otherwise we end up having to put footnotes all over the place and repeating information again and again. Isn't that the way synapses function anyway?

    I feel I will become a fan of the poisonous rat exemple. Prepare to see it re-emerge!

    http://www.orpha.net/consor/cgi-bin/OC_Exp.php?lng=FR&Expert=99903

    Yours,

    Joy

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  6. Dear J, I agree.

    Anyway, it's the process of unfolding of awareness of things ( or not things) that makes sense, that makes hanging out in the world sensible, at least now and then. *Not* reading books by people who think they have it all figured out. *That* doesn't do it for me. Blogging is more atuned to that knowing "process", I'd say. One hard thing about it is admitting slips along the way. I know this from experience. It's really necessary, though. To admit when you slip up. Or when you just didn't understand right. (Not that you ever have, mind you. I'm talking generally here.) I think practically everything we get right is still partly off.

    Sorry to end on that seemingly skeptical note. Keep that blogging faith, not that you need this advice, since I see you've written 8 already this month!

    Yours,
    D

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  7. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  8. Hi Dan, eight months later... Reading the original passage again in the bodhisattvacaryavatara (chapter 9), the example seems to concern a hibernating bear (what explains the winter part), not any person. "Although the (hibernating) bear does not experience being poisoned (when bitten) by a rat, later, from hearing the sound of thunder (in springtime, he awakens and) experiences pain. From this he indirectly remembers (that he must have been poisoned. The means whereby consciousness is recalled is) similar (to this)." Translation by Batchelor.

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    1. "who believed the venom from their own old bites was reactivated by the heat or the music" http://exequy.wordpress.com/2014/06/24/dancing-mania/

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