lundi 3 septembre 2012

Voies de connaissance et causalité


Il est souvent dit que le coeur du bouddhisme est contenue dans la formule, ou essence de la coproduction conditionnée (T. rten 'brel snying po) :
« Toutes les choses procèdent d’une cause
Cette cause a été enseignée par l’Éveillé
Ainsi que leur cessation
Qui elle aussi a été enseignée par le grand ascète (mahāśramaṇaḥ) »[1]
Pour attaquer le bouddhisme au cœur, il faut donc s’attaquer à la causalité (T. rgyu ‘bras). Ou bien, c’est en s’attaquant à la causalité que l’on peut atteindre le bouddhisme au coeur. Les upaniad, notamment le Māṇḍūkya upaniad, surtout par le biais du commentaire de Gauḍapāda (Māṇḍūkyakārikā ou Āgamaśāstra) s’y donnent à cœur joie.

Si l’on professe la causalité, le rapport de cause à effet, il faudra indiquer l’ordre dans lequel se déroule ce rapport. La cause produit-elle l’effet ? Et cet effet est-elle la cause d’un autre effet ? La cause est-elle l’effet d’un autre effet qui est alors sa cause ? Cause et effet apparaissent-ils simultanément ? Ils seraient alors comme les deux cornes d’un animal, ne pouvant pas avoir de rapport de cause à effet.[2] L’impossibilité de répondre aux questions sur le rapport exact entre cause et effet conduit, si l’on admet le rapport de cause à effet, les sages à soutenir en toutes circonstances la doctrine de non-création (S. ajātivāda T. skye ba med par smra ba).
« Si le jīva[3] (dharma) est réellement né, pourquoi vous ne pouvez pas en indiquer la cause précedente ?
Rien n’est né, ni de soi-même ou d’une autre entité. Rien n’est jamais produit, que ce soit l’être, le non-être ou l’être et le non-être.
La cause ne peut pas procéder d’un effet sans commencement ; ni l’effet ne peut-il procéder d’une cause sans commencement. Ce qui est sans commencement est nécessairement libre de naissance. »[4]L’atman ou le brahman ne naît pas et ne se transforme pas (en l’univers). Du moins pas réellement, uniquement illusoirement (S. māyāyā).[5] Tout changement et toute transformation est de nature illusoire. Seul le Soi est immuable. Ce Soi que l’on appelle le Seigneur, présent dans le cœur de tous les êtres. « Je suis le commencement, le milieu et la fin des êtres. »[6] « Le germe de tous les êtres, c’est moi, ô Ajuna. Il n’est pas d’être, animé ou inanimé, qui puisse exister sans moi. »[7]
Ce Soi est le souverain bien, dont la connaissance seule libère selon Śaṅkara[8]. Le souverain bien n’est pas un effet et « ne saurait être atteint par la voie de l’action ». Śaṅkara précise que « les passions de convoitise, d’aversion et de confusion, qui sont à l’origine du mérite et du démérite, ne peuvent être neutralisées que par la connaissance du Soi, il s’ensuit que mérite et démérite ne peuvent pas s’éliminer (spontanément) »[9] « Spontanément » ajoute Hulin entre parenthèses, en enlevant le vénin de cette phrase. Śaṅkara explique plus loin :
« Certains ont dit que le Soi accomplit réellement des actions, et cela grâce à ses efforts, à sa mémoire, à ses désirs fonctionnant comme autant de facteurs d’action. Nous nions cela, car ces (fonctions) reposent sur de fausses représentations. Efforts, mémoire et désirs, en effet, procèdent des traces résiduelles laissées par l’expérience des fruits, désirables ou indésirables, d’actions (antérieurement) produites par de fausses représentations. De même que dans la présente existence le bien et le mal, ainsi que l’expérience de leurs fruits, procèdent du couple attraction-répulsion, lui-même engendré par la fausse identification (du Soi) avec l’agrégat du corps et des organes, de même en est-il allé dans notre existence immédiatement précédente et dans toutes celles qui l’ont précédée. On peut en déduire que la transmigration, passée et présente, est produite, et cela de toute éternité, par la nescience. Il en découle que la cessation définitive de cette transmisgration sera obtenue par l’application à la connaissance, accompagnée du renoncement à tous les actes. »[10]
Tant qu’une personne adhère à la croyance en la causalité, elle trouvera des causes produisant des effets. Mais quand cette adhésion à la causalité cesse, cause et effet cesse d’exister également. Tant qu’une personne adhère à la croyance en la causalité , l’existence cyclique continuera à se déployer. Mais quand cette adhésion cesse, l’existence cyclique cessera également. Car tout l’univers est la création de la méprise, rien n’y est permanent. Tout, étant indissociable de la réalité ultime, est non-né et en cela indestructible. Une naissance est imputée aux jīva (âmes individuelles), mais du point de vue du Réel la naissance est impossible. Leur naissance est comme celle de tout objet illusoire. Ce qui est illusoire n’existe pas réellement. C’est pourquoi il est impossible d’appliquer les qualificatifs permanent ou impermanent aux jīvas non-nés. Ce qui ne peut être exprimé verbalement, ne peut pas être déterminé comme permanent ou impermanent.[11]

L’univers, l’existence cyclique, ce sont les trois univers, qui correspondent aux trois modes de la conscience (veille, rêve, sommeil profond). Ces trois modes sont soustendus par une sorte de « basse continue », qui n’est ni conscience ni inconscience, et qui est appelée « turīya », quatrième. Dans le turīya, cause et effet n’existent pas,[12] il n’y a ni division, ni relation. C’est la cessation des phénomènes. Il est excellent à tous égards et non-duel. Il est le Soi.[13]

Les adeptes de la Mahāmudrā ou de la Complétude universelle ne seront pas trop dépaysés. Je dirais même que les lecteurs du Discours du roi pancréateur (kun byed rgyal po’i mdo) n’auraient aucun mal avec les Māṇḍūkyakārikā qui utilisent la même terminologie et les mêmes arguments.

« Si l'enchainement causal était [affirmé comme] vrai, il serait réfuté [en prouvant son absurdité] par l’absence de transmigration et de transformation, les actes n'étant pas accomplis [en réalité]. »[14] 

La Mahāmudrā et la Complétude universelle sont des voies de la connaissance. C'est-à-dire c'est l'accès à la "basse continue", quelque soit le mode de la conscience. En cela le roi pancréateur est en accord avec  Śaṅkara (et Advayavajra) quand celui-ci parle de l'inefficacité de "rites d'obligation" (terme de Michel Hulin) pour accéder au bien souverain. On trouve le même exemple que chez Advayavajra, très parlant, des enfants construisant puis détruisant des châteaux de sable, pour montrer le caractère illusoire des phases de création et d'achèvement du devayoga.


Extrait du Discours du roi pancréateur [chapitre 116] :
« Parce qu'il n'y a rien à faire par rapport au Dharma.
On l'atteint par l'absence d'effort. »
Et encore [chapitre 138, début 139] :
« Eh, grand être (mahāsattva),
Celui qui, désirant les qualités majeures, tente de les accomplir par la méditation et la pratique
N'accomplira pas ces qualités majeures par la méditation et la pratique
Car les qualités majeures sont impromptues et majeures dès leur origine
Si on les cultive, la Pensée éveillée serait fabriquée
Celui qui veut fabriquer la Pensée éveillée
Ne verra pas sa nature propre pendant des éons.
Eh, grand être (mahāsattva),
Ne pratiquez pas l'absorption de l'esprit !
N'approchez pas l'intuition comme un objet !
Inutile de répéter des formules magiques (T. 'dzab) et des mantras coeur.
Inutile de faire des gestes symboliques (mudrā), artificiels, avec les mains
Ne reproduisez pas mentalement les actes de projection et de résorption qui se déroulent naturellement
Le recueillement continu est libre de mouvement et impromptu
Qui pourrait reproduire le recueillement naturel ?
Se recueillir dans la simplicité sans effort
Est dit être la meilleure action, le non-agir
En accédant à ce sens, et sans accomplir des actes (karma, rites d'obligation etc.)
Aucun acte (karma) ne sera accompli tout en se recueillant dans la simplicité
Celui qui reste dans la simplicité
Réussira sans faillir et sans intervenir
« Cela » est la nature infaillible sans intervention
« Même » (= S. tattva) est l'essence infaillible [les deux mots ensemble forment le mot tattva]
Il n'y a pas d'autre Buddhadharma que l'ainsité (tathatā). »
Et encore [chapitre 129, 128] :
« Quand, sans accéder à la réalité sans artifice,
On consacre l'extérieur et intérieur, le monde habitacle et ses habitants en un [monde] pur,
Et que par les rituels des facteurs de l'éveil (bodhyaṅgāni)
On fait apparaître des divinités de gnose que l'on cultive
Puis en leur présentant des offrandes pendant un moment, avant de les faire repartir
En les cultivant ainsi un moment et en les détruisant le moment suivant,
Ils font penser à des enfants construisant des châteaux de sable…
Cela est en contradiction avec moi, tel que je suis sans artifice. »



[1] Pāli : ye dhaṃmā hetuppabhavā tesaṃ hetuṃ tathāgato āha tesaṃca yo nirodho evaṃ vādī mahā samaṇo Sanskrit : ye dharmā hetu prabhavā hetun teṣāṃ tathāgato hy avadat teṣāṃ ca yo nirodha evaṃ vādī mahāśramaṇaḥ Tibétain : chos rnams thams cad rgyu las byung*// de rgyu de bzhin gshegs pas gsungs// rgyu la 'gog pa gang yin pa// dge sbyong chen pos 'di skad gsungs//
[2] Māṇḍūkyakārikā, IV, 16. phalād utpadyamānaḥ san na te hetuḥ prasidhyati /aprasiddhaḥ kathaṃ hetuḥ phalam utpādayiṣyati //16
[3] Le vivant, lâme individuelle
[4] Māṇḍūkyakārikā, IV, 21-23 pūrvāparāparijñānam ajāteḥ paridīpakam / jāyamānād dhi vai dharmāt kathaṃ pūrvaṃ na gṛhyate //21 svato vā parato vāpi na kiñcid vastu jāyate / sad asat sadasad vāpi na kiñcid vastu jāyate //22 hetur na jāyate 'nādeḥ phalaṃ cāpi svabhāvataḥ / ādir na vidyate yasya tasya hy ādir na vidyate //23
[5] Catégories de langue et catégories de pensée, en Inde et en occident par François Chenet.
[6] Bhagavad Gītā, X, 20.
[7] Bhagavad Gītā, X, 39. Hulin/Senart p. 85
[8] La Bhagavad Gītā suivie du Commentaire de Śaṅkara (extraits), traductions d’Emile Senart et de Michel Hulin, p.213 Le Śvetāśvataropaniṣad (III,8) : « C’est seulement en le connaissant qu’on va au-délà de la mort ; il n’existe pas d’autre chemin. »
[9] Senart/Hulin p. 217
[10] La Bhagavad Gītā suivie du Commentaire de Śaṅkara, p. 223, commentaire sur BG XVIII, 66.
[11] Māṇḍūkyakārikā, IV, 55-60, sans 59 55 As long as a person clings to the belief in causality, he will find cause producing effect. But when this attachment to causality wears away, cause and effect become non—existent. 56 As long as a person clings to the belief in causality, samsara will continue to expand for him. But when this attachment to causality wears away, samsara becomes non—existent. 57 The entire universe is created by false knowledge; therefore nothing in it is eternal. Everything, again, as one with Ultimate Reality, is unborn; therefore there is no such thing as destruction. 58 Birth is ascribed to the jivas; but such birth is not possible from the standpoint of Reality. Their birth is like that of an illusory object. That illusion, again, does not exist. 59 The illusory sprout is born of the illusory seed. This illusory sprout is neither permanent nor destructible. The same applies to the jivas. 60 The term permanent or impermanent cannot be applied to the birthless jivas. What is indescribable in words cannot be discriminated about as permanent or impermanent. Translation by Swami Nikhilananda. yāvad dhetuphalāveśas tāvad dhetuphalodbhavaḥ / kṣīṇe hetuphalāveśe nāsti hetuphalodbhavaḥ //55 yāvad dhetuphalāveśaḥ saṃsāras tāvadāyataḥ /kṣīṇe hetuphalāveśe saṃsāraṃ na prapadyate //56 saṃvṛtyā jāyate sarvaṃ śāśvataṃ nāsti tena vai / sadbhāvena hy ajaṃ sarvam ucchedas tena nāsti vai //57 dharmā ya iti jāyante jāyante te na tattvataḥ /janma māyopamaṃ teṣāṃ sā ca māyā na vidyate //58 nājeṣu sarvadharmeṣu śāśvatāśāśvatābhidhā / yatra varṇā na vartante vivekas tatra nocyate //60
[12] Māṇḍūkyakārikā, I, 11
[13] Māṇḍūkya upaniṣad : « XII The Fourth (Turiya) is without parts and without relationship; It is the cessation of phenomena; It is all good and non—dual. This AUM is verily Atman. He who knows this merges his self in Atman—yea, he who knows this. » amātraś caturtho 'vyavahāryaḥ prapañcopaśamaḥ śivo 'dvaitaḥ |evam oṃkāra ātmaiva |saṃviśaty ātmanātmānaṃ ya evaṃ veda || MandUp_12 ||
[14] rgyu 'bras bden na 'pho 'gyur med par thal ba las mi 'byed pa'i phyir ro//

Tibétain Wylie

[chapitre 116] chos la bya ru med pa'i phyir// rtsol ba med pa'i sgo nas 'jug_/ces pa dang*/

[chapitre 138/139] kye sems dpa' chen po/ che ba 'dod nas sgom sgrub brtsol byed pa  sgom sgrub btsal bas che ba de mi 'grub  che ba rang byung ye nas che ba yin  bsgoms na sangs rgyas dgongs pa 'chos pa yin  sangs rgyas dgongs pa gang zhig 'chos byed pa  de yis sangs rgyas thams cad spangs pa yin  de yis sangs rgyas spongs pa ma yin te  de yis rang gi byang chub sems spangs pas  rang gi rang bzhin bskal par phrad mi 'gyur  kye sems dpa' chen po  sems kyis ting 'dzin sgom pa ma byed cig  ye shes yul la rtog par ma byed cig  ngag gis 'dzab dang snying po bzlas mi dgos  lag gis 'du byed phyag rgya bca' mi dgos  sems kyi ting 'dzin 'phro 'du las ma byed  ngang la gnas pas g.yos med lhun gyis grub  rang bzhin gnas pas sus kyang bcos su med  ma btsal ji bzhin pa ru gnas pa des  bya ba med pa las kyi mchog tu bstan  don de rtogs pas las rnams mi byed te  las ma byas pa de bzhin nyid du gnas  de bzhin nyid la gang zhig su gnas pa  de yis ma nor ma bcos 'grub par 'gyur  de yi ma nor bzhin ni ma bcos yin  139  nyid ni ma nor ngo bo nyid la bya  de bzhin nyid las sangs rgyas chos med do  ]

[chapitre 128 phyi nang snod bcud dag par byin brlabs te  byang chub yan lag cho ga kun sgo nas  sgom pa'i ye shes lha ni snang bar byed  skad cig mchod nas gshegs gsol ting 'dzin bshig  yang bsgoms yang bshig byis pa'i 'dag khang 'dra  ji bzhin ma bcos nga yi don dang 'gal]

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