vendredi 26 octobre 2012

L'immortalité par la porte inférieure



On trouve un exemple d’une transmission aurale (T. snyan brgyud) attribuée à Réchungpa, dans la vie de Tsangnyeun (1452-1507), rapportée par Peter Alan Roberts (Biographies de Réchungpa pp. 58-60) qui se base sur trois hagiographies différentes. Tsangnyeun aurait reçu cette transmission de son maître Shara Rabjampa Sangyé (T. sha ra rab‘byams pa sangs rgyas), qui l’avait reçu à son tour du maître Taloung Kagyu, Ngawang Drakpa (T. ngag dbang grags pa 1418–1496), après avoir pendant six mois « servi » la compagne de Shara. Roberts explique que « servir » dans ce sens est un euphémisme pour des pratiques dites sexuelles, qui sont le thème central dans la transmission de Réchungpa. Les hagiographies de Réchungpa racontent comme celui-ci avait « servi » la femme de Tipupa à Mithila au Népal[1].

Roberts présente alors un exemple d’un texte qui aurait été rédigé par Réchungpa et qui s’intitule « Registre des instructions profondes sur la porte inférieure dans la glorieuse transmission aurale de Cakrasaṁvara » (T. dpal bde mchog snyan-brgyud kyi ‘og sgo las zab mo gdams pa’i tho-yig).
« Les personnes qualifiées pour la méthode sécrète
Sont des femmes à fort appétit sexuel,
Et des hommes [sexuellement] matures,
Dans la force de l’âge et puissants
. »[2]
Il est précisé que ce texte n’est pas destiné à des ascètes… Roberts mentionne un autre texte attribué à Réchungpa, intitulé « Examiner les signes des ḍākinī » (T. mkha’ ’gro’i mtshan brtags), qui a pour but de choisir une compagne adéquate. Les instructions des deux textes font penser au Kāmasūtra de Vātsyāyana, ou encore au « Traité de l’amour » (cette fois-ci pas l’Amour avec un grand A, l’autre… en tibétain ‘dod pa’i bstan bcos) de Gendun Chöphel[3], mais alors associées a des pratiques de respiration  de récitations de mantra et de visualisation.
  
Shang Lotsawa (Zhang Lo tsā ba, mort en 1237), détenteur d’une lignée qui remonterait à Khyoungtsangpa, disciple directe de Réchungpa et source privilégiée  a écrit deux textes qui montrent que ces pratiques étaient faites en secret derrière un écran de condamnation officielle (la théorie de Djamgoeun Kongtrul, voir ci-dessous). Dans le premier texte intitulé La compagne lumineuse de grande félicité (bde mchog snyan brgyud kyi 'od rig bde chen gyi gdams pa, attribué à Milarepa), explique Roberts, Shang lotsāva avertit les pratiquants qu’il faut utiliser une femme imaginaire (T. ‘od kyi rig ma, abrégé en 'od rig), car utiliser une vraie femme (T. las kyi phyag rgya) serait comme vouloir monter un cheval pour la première fois sans rênes et sans selle ; un désastre pour les deux parties...[4] Dans le deuxième texte[5], destiné à un public plus averti, il recommande justement de faire la pratique avec une vraie femme, afin de faire descendre (T. thig le dbab) la semence, de la bloquer (T. bzung) et de la retourner (T. zlog) pour ensuite la diffuser (T. dgram) et l’augmenter (T. gnas su spel) dans tout le corps[6]. L’hagiographie de Khyoungtsangpa mentionne qu’à la fin de sa vie « son sang s’était transformé en du lait ». Le signe de réussite de cette pratique (amṛtasiddhi), qui a pour but de développer le corps immortel d’un vidyādhara.[7]
« Il existe différents stades de cette pratique, qui commence par la maîtrise de la semence (bodhicitta) en regardant fixement les seins de la femme etc., un certain nombre des stades culmine en la pénétration. Pendant le coït, les partenaires se visualisent mutuellement comme des dieux. L’homme récite le mantra de la déesse, et la femme celui du dieu. Pour chaque phase de la semence, descente etc., il y a divers regards, respirations et visualisations à pratiquer. Shang Lotsawa mentionne qu’il existe des pratiques pour attirer une femme, pourqu’elle devienne une compagne, mais sans les expliquer, et en renvoyant le lecteur à son instructeur pour en connaître les détails. »[8]
Dans ce qui précède, nous avons vu que les étudiants en « karmamudrā », faisaient leur apprentissage, « service », avec la femme de leur maître. Ainsi, Réchungpa avait servi la femme de Tipupa, et Tsangnyeun la femme de Shara. Il est alors tout naturel que les descendants spirituels du grand Milarepa se posèrent certaines questions qui les turlupinaient... L’hagiographe Zhidyé ripa (zhi byed ri pa) rapporte un échange entre Milarepa et son disciple Drigom (T. ’bri sgom ras pa). 
« Seigneur, les gens racontent que Daméma, la femme de seigneur Marpa, ainsi que la femme de lama Ngog (T. rngog gzhung pa) vous avaient présenté les maṇḍala de leurs corps. Est-ce vrai ou pas ? » Milarepa répondit : « Les bavardages des gens vils et les tornades du printemps n’ont pas d’origine définie. Si tu as de telles pensées à mon sujet, tu t’attireras la punition des ḍākinī. »[9] 
Zhidyé ripa doit bien aimer faire peur avec des punitions de ḍākinī et des couperets de Mahākālā… Pour ce qui est de Lama Ngog, les Annales bleus (p. 407) racontent comment un descendant de Ngog (rngog chos rdor) offrait une mudrā ou "assistente tantrique" (Roerich) à Ram tsan can. Zhidyé ripa continue :
« Il y a des gens qui se demandent si Dame Daméma avait donné son corps à Milarepa ? Mais de telles conjectures sont des bêtises ! Quand Milarepa avait 53 ans, il avait eu la déesse Tseringma et d’autres émanations pour compagnes (T. phyag rgya rten). Avait-il alors peut-être eu des partenaires humains jusque-là ? Il dit lui-même que jusqu’à ce moment-là, il n’avait pas été souillé par aucune activité sexuelle. »
Les hagiographes présentent Réchungpa comme un « bad boy », mais aussi comme le détenteur de la transmission aurale, grâce à qui elle aurait pu être sauvée. Ils n’ont pas voulu aller au-delà, afin d’éviter d’écorner l’image de Milarepa. Il fallait donc sauver le pedigree tantrique de Milarepa, mais sans effrayer ou corrompre tous les moines dans son sillage, ou offusquer les disciples de Gampopa. La solution est venue de la déesse Tseringma, dont le culte permet d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Mais ce n’est pas une question d’un conflit entre yogis laïcs et moines. Il s’agit surtout de doter les lignées Kagyupa, descendant de Gampopa, de la batterie tantrique complète dont disposaient les autres écoles en plein essor. On peut néanmoins se poser des questions quant au moment de l’apparition réelle de ce type de pratiques au Tibet, qui furent associées aux nāths Gorakhnāth et à Matsyendranāth, si on suit les dates de David Gordon White[10]. Nous savons que, entre ce que veulent nous faire croire les hagiographies et la réalité, il y a quelquefois tout un monde, certes merveilleux, parfois inspirant et toujours pour la bonne cause et notre édification, mais quand-même...  

Si, tout cela en tête, on relit les tous derniers vers des Distiques de Tilopa, on imagine facilement que les réchungpistes, après la mauvaise épisode de Gampopa suivie des attaques de Sakya pandita et d’autres[11], les soupçons sur la véracité de la rencontre de Marpa et Nāropa etc., ont dû sans doute être très heureux et peut-être soulagés en lisant ceci  :
« Utiliser une karmamudrā fait apparaître la gnose de la plénitude vide
L’homme (S. upāya) et la femme (S. prajñā) sont consacrées puis entrent en union
Laissez descendre (T. 'babs) lentement [la bodhicitta], guidez-la (T. drang), immobilisez-la (T. gzung), faites la tourner (T. bskyil) et retournez-la (T. bzlog pa)
En amenant [la bodhicitta] aux lieux cruciaux (T. gnas), le corps entier en est empli.
Si on ne s'attache pas à cette expérience, elle se manifestera comme la gnose de la plénitude vide
On aura une longue vie, sans cheveux blancs, croissant comme la lune
Avec une couleur de sang claire et une force de lion
On obtiendra rapidement les accomplissements (S. siddhi) ordinaires tout en restant dans l’accomplissement suprême. »[12]
A noter que ces éléments nāth ne se trouvent pas dans les Distiques de Saraha, sur lesquels se base Maitrīpa/Advayavajra.


***

Illustration : statuette "cute" d'origine incertaine. Néanmoins, le fait que le yogi est représenté comme Kubera, le dieu des richesses, et à cause du lien entre Kubera et mahāmudrā tantrique, me fait penser qu'elle ait pu être inspirée par une source plus authentique.



[1] The biographies of Rechungpa, Roberts, p. 152
[2] rJe Ras-chung, ‘dPal bde-mchog sNyan-brgyud [sic] kyi ‘og-sgo las zab-mo gdams-pa’i thoyig’ in mKha’-gro sNyan-brgyud kyi Yig-rnying, ed. ‘Brug-chen Pad-ma dKar-po, vol. 2 (Darjeeling: Kargyud Sungrab Nyamso Khang, 1982), 2.
[3] Traduit en anglais par Jeffrey Hopkins dans Tibetan Arts of Love
[4] dper na skyes bu rta la ma byang pa gcig rta rmu rgod srab mda' chad pa la zhon na che ru srog dang bral/ chung ngu yan lag 'chag/rtas dbang med du khyer nas gcong rong g.yang sa'am gad skyibs su shor na mi rta gnyis ka 'chi/ bar skabs su snad yar 'ong bar shes te/ 'bab par 'dod kyang rang dbang mi 'byung / mis 'phya/ rang 'gyod gnyis ka 'byung / de lta bu'i rta zhon pa brgya brgya tsam la bsnad yar med cing khrom thog chod pa re re tsam srid pa'o/
[5] Titre non mentionné.
[6] thig le dbab bzung zlog dgrom gnas su spel/ C’est un vers qui provient des vers-vajra de la transmission aurale de Cakrasaṁvara (snyan brgyud rdo rje tshig rkang, otani beijing 4632), attribués à Tilopa. Tilopa les aurait transmis à Nāropa qui les aurait traduit avec Marpa en tibétain. Source : Fabrizio Torricelli, The Tibetan text of the Karṇatantravajrapada. Les vers vajra sont attribués par Padma Karpo à Vajradhara et le bref commentaire associé (snyan rgyud gzhung chung) à Tilopa.
[7] Annales bleus, p. 443. Lire aussi l’article de Kurtis R. Schaeffer, The attainment of immortality: from nāthasin India to buddhists in Tibet. Le texte Amṛtasiddhi, dont parle cet artcile, est dit remonter à Virūpākṣa (T.Bir wa pa), considéré comme apartenant au mouvement Nāth.Plusieurs œuvres indiennes considèrent l’enseignement de Virūpākṣa comme un enseignement Nāth (p. 518).
[8] Roberts, pp. 59-60
[9] Quintman p. 17
[10] The Alchemical Body. White écrit que le Nāth sampradāya n’a pas pu apparaître avant la fin du douzième et le début du treizième siècle, et que Gorakhnāth ou Gorakṣa aurait vécu au treizième siècle (p. 90).
[11] David Jackson, Enlightenment by a Single MEans
[12] Les Distiques de Tilopa, appelés « (Les instructions de) la Mahāmudrā au bord du Gange » (phyag chen gang ga ma). Mahāmudrā upadeśa de Śri Tilopa n° 3132 (Tg Suzuki: Tsi (vol 69) p. 134) (gdams ngag mdzod vol. 5 pp 17-18) traduits par Marpa.
las rgya brten na bde stong ye shes 'char//
thabs dang shes rab byin rlobs snyoms par zhugs//
dal bar dbab cing dkyil 'khor drangs pa dang //
gnas su bskyal dang lus la khyab par bya//
de la zhen med bde stong ye shes 'char//
tshe ring skra dkar med cing zla ltar rgyas//
bkrag mdangs gsal zhing stobs kyang seng+ge 'dra//
thun mong dngos grub myur thob mchog la gzhol//

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