jeudi 1 novembre 2012

Bodhidharma fait un petit tour à l'Ouest



Bernard Faure a traduit et commenté (sous le titre Le traité de Bodhidharma) « Le traité des deux accès », texte attribué à Tanlin et censé représenter un traité de Bodhidharma, qui aurait été son maître. Faure explique que l’école Ch’an s’était partagée très tôt en trois tendances majeures, respectivement représentées par les trois disciples de Bodhidharma : Huike, Tanlin et Yuan. Les tendances qu’ils représentent ont respectivement les caractéristiques suivantes :
1. Huike, « les pratiquants exclusifs de la ‘ contemplation du principe ‘
2. Tanlin, « ceux qui allient le dhyāna assis à l’étude des Écritures
3. Yuan, « ceux qui dénient toute valeur à ces méthodes, de même qu’à tout ce qu’ils qualifient d’ ‘éxpédients’ (upāya). »

Le traité de deux accès représente donc la vue de Tanlin de l’enseignement de Bodhidharma. Cette vue est celle que partage Zhiyi (538-597) qui critique les adeptes de Huike.
« Ceux qui étudient le Dhyāna ne savent que privilégier la contemplation du principe ; leur esprit fusionne avec tout ce qu’il rencontre, mais n’a pas l’intelligence des noms et des marques spécifiques, et ne connaît pas une seule phrase [des Écritures]. »[1]
Le terme « accès » peut être traduit en tibétain par « ‘jug pa ». La dernière phrase du « premier accès » se termine ainsi : « Tel est l' « accès par le principe ». En tibétain : « de ni don la mi ‘jug pa’o ». « ‘jug pa » correspond donc à « accès » et traduit généralement le terme sanscrit « avatāra », « entrée », comme dans « L’entrée à Lankā » (Lankāvatāra). Ce qui est d’ailleurs intéressant, si ce n’est pas une simple erreur de recopie, c’est que le tibétain met la phrase à la négative : « cela ne donne PAS accès au principe. » Est-ce une critique de Noubchen Sangyé Yéshé (T. gNubs chen sangs rgyas ye shes, 10ème siècle), qui est quand-même en train de citer le texte, ou une simple erreur ?

Autre point intéressant est que pour Noubchen le premier accès est attribué à Bodhidharma, mais le deuxième à maître Ma-hā-yan, qui n’est autre que Hva śaṅ. Cela voudrait dire que Hva śaṅ, malgré tout ce que l’on aurait pu écrire sur lui dans la tradition tibétaine, aurait été un adepte du « double accès ». Le deuxième accès qui représente les « expédients » (upāya), les « œuvres ». Mais un genre d’expédients sans aspects de culte, ni de la voie des techniques yoguiques (T. thabs lam S. upāya mārga). Il consiste en quatre pratiques, qui comprennent la pratique des six perfections (S. pāramitā). Les deux accès, au principe et à la Voie, sont l’union des deux vérités, absolue et conventionnelle et se pratiquent simultanément. « Toutefois, c'est lorsqu'on n'a rien a pratiquer que l’on pratique « en parfaite harmonie avec le Dharma. » Le double accès n’est en fait rien d’autre que la célèbre union de prajñā et upāya (T. thabs dang shes rab). Ou encore les deux types de bodhicitta, absolu et relatif (voir l'entraînement de l'esprit T. blo sbyong).

A noter que deux « traités d’accès » attribués à Vimalamitra[2] (8ème siècle), un contemporain de Kamalaśīla, sont respectivement le cig car 'jug pa rnam par mi rtog pa'i bsgom don et le rim gyis 'jug pa'i sgom don. Le premier traitant de l’accès instantané ou simultané (T. cig car 'jug pa S. yugapad, yaugapadya) et le deuxième de l’accès progressif (T. rim gyis 'jug pa).

Il existe plusieurs versions chinoises[3] du Traité. Faure parle également d’une traduction tibétaine (fonds Pelliot tibétain 116). Pelliot 116 est un ensemble de 9 sections, parmi lesquelles les sections 6 à 9 traitent du Ch’an chinois. Section 6 (n° 171 au crayon) concerne Ma-hā-yan, section 7 (n° 173 au crayon) divers maîtres Ch’an, section 8 d’un maître Ch’an (Ma-hā-yan ?) et section 9 idem. Je ne l’ai pas trouvé, mais la recherche du site n’est pas commode. On trouve des parties de ce Traité dans la Lampe pour l’oeil de la méditation (T. bsam gtan mig sgron) de Noub Sangyé Yéshé, dans la partie consacrée à l’accés simultané (T. ston mun cig car 'jug pa'i lugs bshad pa'i le'u). Ces parties seront marquées en gras. Le texte tibétain correspondant est ajouté dans les notes. Les parties <note : .....> sont les notes (T. mchan) qui appartiennent à traduction tibétaine de Noubchen.

Ci-dessous la traduction de Bernard Faure à partir du chinois.



LE TRAITE DE BODHIDHARMA (Damolun)[4] 

[2] [les deux accès]

Il est de multiples façons d’accéder a la Voie, mais toutes peuvent se ramener a deux types principaux : l'accès par le principe et l’accès par la pratique. L’accès par le principe consiste a réaliser le principe essentiel en s'appuyant sur la doctrine ; c'est croire profondément en l'immanence, dans tous les êtres, d'une nature unique et véritable que le voile irréel des souillures ne fait que masquer. Si l’on rejette l'erreur pour faire retour a la vérité, en se concentrant sur la contemplation murale, il n'y a plus de distinction entre soi-même et autrui, le profane et le saint s’avèrent égaux et un. Demeurer ferme et constant, affranchi de l'enseigne-ment discursif, c'est s'accorder mystérieusement avec le vrai principe. Comme il n'y a plus nulle discrimination, tout est tranquille et exempt de noms. Tel est l' « accès par le principe ».[5]

[3] [les quatre pratiques]

L' « accès par la pratique » renvoie aux quatre pratiques qui résument toutes les autres. Quelles sont ces quatre pratiques? Ce sont : 1) [Savoir] répondre à la haine; 2) être en accord avec les conditions; 3) ne rien tenir pour désirable; et 4) être en parfaite harmonie avec le Dharma.[6]

1. Qu'est-ce que s'exercer a « répondre à la haine » ? Celui qui pratique la Voie doit, dans l'adversité, se faire la réflexion suivante : « J'ai par le passe, durant d'innombrables kalpas, délaisse l'essentiel au profit de l'accessoire. Au fil des existences, j'ai suscité maint ressentiment et mainte haine, et cause des dommages infinis. Le malheur qui, en dépit de mon innocence présente, s'acharne sur moi, est la rétribution de méfaits anciens dont les fruits ont fini par mûrir. II ne s'agit donc pas d'une punition infligée par le Ciel ou les puissances surnaturelles. Faisons contre mauvaise fortune bon coeur, et tous [les motifs de] ressentiment ou de récrimination disparaîtront. » II est dit dans un sutra[7] : « Ne t'afflige pas devant L’adversité. Pourquoi ? Parce que tu en comprends l'origine. » Lorsque de telles pensées naissent [en vous], vous parvenez à vous accorder au principe, et votre compréhension du ressentiment vous permet de progresser sur la Voie. Voilà pourquoi je vous engage à vous exercer a « répondre à la haine ».[8]

2. La seconde pratique consiste à « être en accord avec les conditions ». II s'agit de réaliser que les êtres sont dénues de moi, et sont mus par la causalité karmique. Accueillez avec équanimité les peines et les plaisirs, car tous résultent des conditions. S'il m'arrivait d'obtenir quelque excellente rétribution telle que les honneurs ou la renommée, celle-ci procéderait d'une cause enracinée dans mon passe, et dont il m'aurait fallu attendre jusqu'à maintenant [la réalisation]. Pourquoi me réjouirais-je de son existence puisque, une fois les conditions épuisées, elle aussi retournera au non-être? Le gain comme la perte découlent des conditions. Si votre esprit n'en est pas affecté, s'il n'est pas agite par le vent de la joie, vous obtiendrez l'accord profond avec la Voie. C'est pourquoi je vous exhorte à pratiquer l' « accord avec les conditions ».[9]

3. La troisième pratique consiste à « ne rien tenir pour désirable ». Par « désir », on entend [le fait] que les hommes, dans leur égarement incessant, s'obstinent à convoiter toutes choses. Le sage réalise la vérité [ultime], laquelle en son principe s'oppose à la [vérité] conventionnelle . Il apaise son esprit par le non-agir, sans se soucier de son corps. Convaincu de la vacuité de toute existence, il n'a plus rien à espérer ou dont se réjouir. « Mérite » et « Obscurité » vont toujours de pair. Le Triple Monde dans lequel nous vivons depuis si longtemps est comme une maison de feu. Tout ce qui possède un corps souffre : qui donc pourrait trouver le repos? En comprenant cela, vous mettrez du même coup fin à toute pensée, et cesserez d'aspirer à l'existence. Il est dit dans un sutra : « Le désir est souffrance; l'absence de désir est joie. » Il est donc clair que l'absence de désir est une pratique de la Voie.[10]

4. La quatrième pratique consiste à « être en parfaite harmonie avec le Dharma ». On appelle « Dharma » le principe de la pureté intrinsèque. Selon ce principe, tous les caractères spécifiques sont vides, et ne présentent ni souillure ni attachement, ni « ceci » ni « cela ». Il est dit dans un sutra : « Le Dharma ne contient nul être, car il est exempt de la souillure [causée par] l'être ; il est dénué de toute subjectivité, car il est exempt de la souillure [causée par] le moi. » Le sage, s'il peut croire en ce principe et le comprendre, doit s'exercer a être « en parfaite harmonie avec le Dharma ». À l'instar du Dharma qui est par essence prodigue, il n'épargne ni son corps ni ses richesses dans sa pratique de l'aumône, et son esprit est également généreux. Pénétrant la triple vacuité, il est indépendant et sans attachement. Ayant . éliminé [en lui] les impuretés, il aide et guide les êtres, sans pour autant s'en tenir aux apparences. [Ses actes], source de profit pour Lui-même, le sont également pour autrui, et lui permettent en outre d'orner la Voie de l’Éveil.[11]

Ce qui vaut pour le Don vaut pour les cinq autres ([Perfections]. Pour éliminer les fausses notions, on pratique les six Perfections. Toutefois, c'est lorsqu'on n'a rien a pratiquer que l’on pratique « en parfaite harmonie avec le Dharma ».



[1] Bernard Faure, p. 23
[2] Un texte de Wang-xi mentionne deux moines tibétains qui favorisaient l'accès simultané. L'un d'eux appelé P'i-mo-(lo) pourrait selon certains (Demiéville, Concile p. 41 avant qu'il ne se rétracte) correspondre à Vimala, ou Vimalamitra. Voir aussi Gomez
[3] Manuscrit de Dunhuang conservé à Pékin sous la cote « su 99 », Stein 2715, Stein 3375, Pelliot 2923, 3018, 4634 et 4795.
[4] Faure situe ce texte au deuxième moitié du 7ème siècle (p. 34).
[5] Mkhan po chen po bo dhe dar mo ta ras bshad pa las/ yang dag pa la phyogs shing rtogs pa spangs te/ lham mer gnas na/ bdag kyang med gzhan yang med/ ma [58] rabs dang ‘phags pa mnyam zhing gcig ste/ mi ‘gyur bar brtan par gnas na/ de phan chad yi ge dang bstan pa’i rjes su mi ‘brang ngo*/ ‘di ni yang dag pa’i don gyi rnal du phab pa rnam par rtog pa med pa/ zhing zhing bya ba med pa ste/ de ni don la mi ‘jug pa’o/
[6] Ma-ha-yan gyi bsam gtan rgya lung chen po las/ spyod pa la 'jug pa ni spyod pa bzhi ste/ gcig ni 'khon la Ian ldon pa'i spyod pa'o// gnyis pa ni rkyen gyi rjes su spyod pa'o// gsum pa ni ci yang tshol ba med pa'i spyod pa'o// bzhi pa ni chos dang mthun pa'i spyod pa'o//
[7] Probablement : 'phags pa blo gros mi zad pas bstan pa rgya cher 'grel pa (S. ārya Akṣayamati nirdeśa tika DG 3994) « las kyi rnam par smin pa la ston pa ni gzhan gnod pa byed pa las byung ba'i sdug bsngal dang phrad na 'di ni las kyi le lan yin te/ des na bdag gis byas pa'i mi dge ba'i las kyis sdug bsngal gyi 'bras bu 'di 'dra ba nyams su myong la/ yang sdug bsngal gyi rgyu mi bzod pa 'di yang dag par blangs te 'dug na ni bdag nyid la mi sdug pa gang yin pa de la bdag nyid kyis bdag nyid sbyor bar byed par nges so snyam nas gnod pa mi byed pa'o »
[8] 1. ‘khon la lan <note : sdug bsngal gang la la nga mi dga’ ba med par bya’o> lngon pa’i spyod pa ji lta bu zhe na/ lam bsgom [174] pa’i mi ni gal te sdug bsngal ci ‘byung na’i tshe na/ bdag gi yid la dran bzhin du sngon thog ma med pa’i bskal pa nas yang dag pa’i ngo bo nyid <note : ma rtgos pas> spangs te/ phyi’i yul <note : shes pa> gyi rjes su ‘brangs nas/ srid pa sna tshogs su ‘khyams te/ ‘khon <note : du ‘dzin pa la shogs pa> zhing sdang ba mang du byung nas/ zhe <note : gnyis med ye shes dang*/> ‘gras shing gnod <note : thog ma med pa nas> pa grangs med pas/ tshe ‘di la gnang pa’o/ nyes <note : tshe ‘di rang la> pa ma byas kyi kyang* bdag gi snga ma’i las ngan pas sdug bsngal gyi ‘bras bu smin te/ lhas byas pa ma yin/ mis byas pa ma yin <note : byas phyir zhes sdang gzhan la mi bya’o> gyi/ rang gi las gyur pa yin pas/ sems kyi <note : rang gi lan pa’i phyir> bzod cing*/ mi <note : gzhan la> ‘khang bar dang <note : spyod la’i tshe lang XXXXXX >  du blang bar bya’p snyam pa ste/ mdo las/ « sdug bsngal dang phrad kyang mya ngan du mi bya ste/ ci’i phyir zhe na/ don rtogs pai’ phyir ro/ sems ‘di lta bu byung ba’i tshe don dang mi ‘gal lo// bzhi <note : spyod lam> po kho na yin kyang chos kyi don du ‘gyur ro/ » zhes gsungs so
[9] 2. gnyis pa <note : lam spyod skyid pa la dga’ ba’i sems mi bya’o/> rkyen gyi rjes su spyod pa ni/ sems la bdag med pas/ kun kyang las kyi rkyen las gyur te/ [175] sdug bsngal dang bde ba mnyam par blang ba kun kyang rkyen las skye’o/ gal te mngon par mthong ba’i ‘bras bu longs spyod la sogs pa kun kyang*/ rang gi sngon gyi rgyus da lta thob pa yin la/ rkyen zad med par ‘gyur ba shes par bya dgos pas/ dga’ ba ci yang med do/ thob <note : bde ba> dang stor ba <note : bde ba zad pa> yang rkyen las gyur gyi/ sems la skye ba <note : rang gi ngo bo/> dang ‘grib pa med do/ rga=dga’ ba’i rlung ma gyos na chos kyi don dang mthun ste/ de bas rkyen gyi rjes su spyod pa’o/
[10] Gsum pa <note : bde sdug gnyis ‘dzin pa’i ngo bo la ltos nas long/yod kyang rang bzhin ma skyes par shes par bya’o/> yang tshol ba med pa’i spyod pa ni/ ‘jig rten pa’i mi rgyun du bslad pas/ gnas so cog tu bde ba la chags pa’i tshor ba zhes bya/ ye shes gyi don dam pa rtogs na kun dab ( ?) dang bral lo/ sems bde bar gnas na bya ba med do//gzugs ‘gyur zhing ‘pho yang*/ yod do cog stong pa nyid yin pas ci la yang mos shing smon pa med do/ bkra shis ma dang*/ mun nag ma ni ni rtag par rjes su ‘brang ba yin par khams gsum na rtag tu gnas de/ dper na/ khyim ‘bar ba lta bu’o/ lus yod na [176] kun kyang sdug bsngal ba yin te/ su’ang bde ba thob pa med do// gnas pa ‘di lta bu rtogs na yod do cog gi ‘du shes zhi ba yin te/ tshor ba med do// mdo las/ tshor ba yod na sdug bsngal lo// tshor ba med pa bde ba ste/ tshor ba med par bsdams na yang dag pa’i lam spyod pa’o//
[11] Bzhi pa <note : ngo bo nyid dag pa’i chos nyid shes na lung rigs kyi chags pa med par bstan/> yang mi dmigs pa’o/ mdo sde las/ chos la sems can med pas sems can gyi dri ma dang bral la/ chos la bdag med pas bdag tu blta ba’i dri ma dang bral lo/ ye shes can gyi don ‘di ltar rtog cing yid ches na chos dang mi ‘gal bas/ ‘di bzhin spyad pa’i rigs so// zhes ‘byung*/
La correspondance s'arrête ici. Le texte tibétain continue : yang mkhan po chen pos bzhad pa/ gos bzang po dang zas zhim po dang longs spyod la brkams na/ de ni gdon mi za bar yon tan chung bar ‘gyur ro// gna’i mi chos <note : mkhas pa rnams> lam bsgom pa ni gos rnams su <note : ‘phral longs spyod la mi blta’o> mi sbyar ro/ drang srong de’u yug/lug gi gtsug lag gi yi ge [page 177 manque dans le scan] 

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