jeudi 15 novembre 2012

L'entrée dans la non-représentation



Le support de l'entrée dans la non-représentation (A. Nicht-Vorstellen, trad. Meinert) est un texte capital pour la doctrine ch'an telle qu'elle fut enseignée dans la région de Dunhuang. On trouve parmi les manuscrits de Dunhuang une version chinoise (« Foshuo ru wu fenbie zongchi jing », Liang 23) et deux versions tibétaines (IOL Tib J 51 et 52)[1]. Il existe par ailleurs aussi une version chinoise intitulé  « Foshuo ru wu fenbie famen jing » (T. 15, n° 654) qui aurait été traduite par Dānapāla au 10-11ème siècle. Par rapport au deux autres versions, elle est une traduction plus libre ou à partir d'un autre original en sanscrit, introduite au canon chinois au 11ème siècle, mais sans avoir d'influence particulière contrairement aux manuscrits de Dunhuang.[2] La version chinoise de Dunhuang aurait pu être traduite à la deuxième moitié du 9ème siècle par Facheng (T. chos grub), selon D. Ueyama (Ueyama/Eastman/Broughton 1983 "The avikalpapraveśanāmadhāraṇī : The Dharani of Entering Non-Discrimination",  34-35). Elle serait proche de la version tibétaine canonique (Meinert, p. 106). La traduction tibétaine est attribuée au maître indien Jinamaitra, à Dānaśīla et à zhu chen lo tsā wa (s)ka ba dpal brtsegs (Narthang, volume 57, mdo sde (da). N° Narthang 129, N° stog : 170, N° sde dge : 142). Il existe un commentaire en tibétain (T. 'phags pa rnam par mi rtog par 'jug pa'i gzungs kyi rgya cher 'grel pa, DG 4000) attribué à Kamalaśīla. Meinert (p. 105) écrit que la version en sanscrit est considérée perdue et qu'il y aurait éventuellement eu plusieurs versions en sanscrit. On trouve cependant une version sanscrit en ligne (Nirvikalpapraveśadhāraṇī). Je n'en connais pas l'origine. Peut-être les vers-racine commentés dans le commentaire.

Ce texte est cité entre autres par Kamalaśīla dans son Etapes de la méditation (S. Bhāvanākrama), par Vimalamitra dans ses deux textes sur la méditation progressive et simultanée (T. rim gyis 'jug pa'i bsgom don et cig car ba'i sgom rim) et par Advayavajra dans son Amanasikāradhāra (T. yid la mi byed pa ston pa). Mais surtout dans la Lampe éclairant l'oeil de la méditation (T. bsam gtan mig sgron) de Noubchen (gNubs chen Sangs rgyas ye shes), dont il est le thème principal. Voir à ce sujet le chapitre que Carmen Meinert y consacre dans sa dissertation, suivie de sa traduction allemande.

Dans La lampe, Noubchen expose quatre points de vue différents par rapport à l'entrée dans la non-représentation, respectivement ceux de la voie progressive (T. rim gyis pa), le Ch'an chinois, autrement dit la voie simultanée (T. cig char ba), la voie tantrique du Mahāyoga ainsi que la Complétude universelle (T. rdzogs chen). Meinert observe[3] que la structure et les exemples du Support de l'entrée dans la non-représentation sont indiens et elle remarque que la structure s'articule sur celle de la quadruple pratique correcte de La discrimination entre les attributs et la substance des attributs (S. Dharmadharmatāvibhāga) attribué à Maitreya, que l'on dit redécouvert en Inde/au Népal par Advayavajra.

L'Āryāvikalpapraveśanāmadhāraṇī enseigne qu'il y a deux méthodes pour entrer dans la non-représentation : 1. le désencombrent des signes (T. mtshan ma yongs su spong ba) de la discursivité et 2. la pratique correcte  (T. yang dag par sbyor ba). Une approche "négative" de déconstruction (S. prajñā) où l'on se désencombre des représentations, suivie par une approche "positive" où l'on rejoint l'intuition sans représentation (T. rnam par mi rtog pa’i ye shes).

1. le désencombrent des signes (T. mtshan ma yongs su spong ba) de la discursivité a quatre aspects, à savoir le désencombrement des signes de 1. la nature propre (T. rang bzhin), 2. des antidotes (T. gnyen po), 3. de l'ainséité (T. de kho na nyid) et 4. de l'obtention (T. thob pa).

2. La quadruple pratique est décrite comme 1. la perception (T. dmigs pa), 2. la non-perception (T. mi dmigs pa), 3. la non-perception de la perception (T. dmigs pa mi dmigs pa) et 4. la perception de la non-perception (T. mi dmigs pa dmigs pa).

Voici l'explication détaillée de la quadruple pratique de Carmen Meinert :

« De manière générale, la pensée conceptuelle – qui est la cause de l’apparition de la dualité – se produit quand l’ainsité n’est pas reconnue. Et avec elle, se produisent les manifestations de cause à effet, qui n’ont cependant pas d’existence inhérente. Mais quand ces manifestations n’apparaissent plus comme ayant une existence inhérente en apparence, la nature de tous les dharma se fait jour et l’intuition sans représentation peut être reconnue.

En ce qui concerne la quadruple pratique correcte, mentionnée ci-dessus, relative à l’entrée dans la sphère sans représentation [T. rnam par mi rtog pa’i dbyings], en voici les quatre stades :

(1) Au premier stade dit de la « perception » [ou observation], on reconnaît tous les dharma comme des manifestations de « cognition pure » (T. [rnam pa] rig pa tsam [S. vijñaptimātra]), c’est-à-dire que tous les dharma sont une expression de la conscience individuelle. Même si la pensée conceptuelle se produit toujours, elle n’est pas considérée comme ayant une existence réelle, mais comme la « cognition pure ». Le Support de l’entrée dans la non-représentation décrit ce stade ainsi : « En considérant la forme comme existante, notre pratique se situe toujours dans la sphère conceptuelle ».

(2) Au deuxième stade, on reconnaît la « non-perception » des objets, auxquels adhère généralement l’appréhension ordinaire. Les dharma extérieurs sont non-existants, car la « cognition pure » avait déjà surgi en tant qu’objet au premier stade de la « perception ». Aussi, le Support de l’entrée dans la non-représentation, déclare : « La forme aussi est non-existante. Et si c’est la non-forme qui est considérée comme réelle, notre pratique se situe toujours dans la sphère conceptuelle. ».

(3) Au troisième stade dite « la non-perception de la perception », on s’entraîne dans la non-perception de la perception de la « cognition pure » comme non-existante. Puisque toute cognition est impossible sans objet, la cognition elle-même aussi est impossible. Le Support de l’entrée dans la non-représentation explique que, si le bodhisattva s’engage dans la notion que la forme est pure cognition, il s’engage dans les représentations. Si, tout comme lorsqu’il s’engage dans la non-existence de la forme, il s’engage de manière similaire dans la non-existence de la cognition [pure], qui se manifeste en tant que forme, il s’engage dans les représentations.

(4) Au quatrième et dernier stade de « la perception de la non-perception », on ne perçoit ni sujet qui appréhende ni objet à appréhender. Comme le sujet et l’objet n’ont pas une nature distincte, la non-dualité est accessible. C’est cela qu’on appelle l’ainsité non-duelle, la nature de la réalité au-delà de la réalité nominale [S. vyavahāra]. Le Support de l’entrée dans la non-représentation explique ce dernier stade ainsi : En ce qui concerne la perception d’aucun dharma en dehors de la cognition, le bodhisattva ne voit pas l’absence des phénomènes comme entièrement relative à la cognition, ni comme distincte d’elle. Et en ce qui concerne la non-existence de la cognition se manifestant en tant que forme et à cette cognition [même], il ne les voit ni comme entièrement identiques ni comme entièrement différentes. C’est précisément la non-perception d’un sujet qui appréhende et d’un objet à appréhender, autrement dit de la cognition pure et de la forme, que l’on appelle « intuition sans représentation » [nirvikalpa/avikalpana-jñāna].

Dans cette quadruple pratique d’investigation, les phénomènes sont simplement une caractéristique du processus perceptuel. Pour résumer, ce processus qui conduit à l’intuition sans représentation passe par la quadruple cognition (1) de tous les dharma en tant que les manifestations de la conscience individuelle, (2) du monde extérieur en tant que dépourvu d’existence inhérente, (3) la « cognition pure » en tant que dépourvue d’existence inhérente et (4) de la non-dualité des objets et de la cognition. »

Mi pham Rin po che (1846-1912) avait écrit un commentaire du Dharmadharmatāvibhāga  [4], dans lequel il dit que le passage sur l'intuition sans représentation (T. rnam par mi rtog pa’i ye shes) dans le Dharmadharmatāvibhāga résume systématiquement l'essence du Support de l'entrée dans la non-représentation.  Le Support est d'ailleurs le seul texte cité dans le Dharmadharmatāvibhāga[5] et considéré représentatif du Ch'an tel qu'il était enseigné dans la région de Dunhuang. Ratnākaraśānti (T. rin chen 'byung gnas zhi ba), aussi appelé Śāntipa, et un de maîtres d'Advayavajra, avait développé un système de quatre niveaux spirituels (T. rnal ‘byor gyi sa S. yogabhūmi), dont il associa le dernier stade de la non-perception/observation (T. dmigs su med pa) avec l'intuition sans représentation du Support.[6] Advayavajra avait développé un système de "non-engagement mental" (T. yid la mi byed pa S. amanasikāra), qui avait servi au développement du système de mahāmudrā de Gampopa, et dont il fait l'apologie dans sa Démonstration du non-engagement mental (S. amanasikārādhāra T. yid la mi byed pa ston pa).[7]

L’Āryāvikalpapraveśanāmadhāraṇī avec ses quatre stades semble ainsi avoir été un texte clé pour les traditions Ch'an, Dzogchen et mahāmudrā. Il est encore compté parmi les 10 sūtra "qui enseignent la nature éveillée (T. bde gshegs snying po ston pa'i mdo bcu)". J'ignore à qui est attribué la composition de cette liste. La source de cette affirmation est le site Rigpawiki. Sans doute l'intuition (sans représentation) à laquelle donne accès ce texte est considérée comme le coeur du bouddha, dans une approche plus positive.

***

Notes :

[1] Carmen Meinert, The conjunction of chinese chan and tibetan rdzogs chen thought: reflections on the tibetan dunhuang manuscripts IOL tib J 689-1 and PT 699  dans Contributions to the Cultural History of Early Tibet, Matthew T. Kapstein, p. 280
[2] Carmen Meinert, 2004. Chinesische Chan- und tibetische rDzogs chen-Lehre: eine komparatistische Untersuchung im Lichte des philosophischen Heilskonzeptes ,Nicht-Vorstellen’. PhD dissertation, University of Bonn, p. 96. Ce traducteur était actif d'environ 982 à 1017 à Kaifeng.
[3] Structural Analysis of the bSam gtan mig sgron. A Comparison of the Fourfold Correct Practice in the Āryāvikalpapraveśanāmadhāraṇī and the Contents of the four Main Chapters of the bSam gtan mig sgron
[4] Chos dang chos nyid rnams par ’byed pa’i tshig le’ur byas pa’i ’grel pa ye shes snang ba rnam ’byed
[5] « This idea of presenting the history of over fifteen hundred years of thought focused on the Dharmadharmatāvibhaṅga was giving a significant boast by the discovery of a text, the Avikalpapraveśadhāraṇī, that is certainly the source of some significant teachings of the Dharmadharmatāvibhaṅga, that is the sole text quoted by the Dharmadharmatāvibhaṅga, and that appears to be a precursor for such Maitreyan doctrines as the three constitutive principles and that reality is always present but cloaked in a shroud of obscuring conceptualization. » Robertson: A Study of the Dharmadharmatavibhanga
[6] Article "Fourfold Meditation: Outer, Inner, Secret and Suchness" (ou PDF) de Yael Bentor (Université hébraïque de Jerusalem)
[7] Maitrīpa's Amanasikārādhāra ("A Justification of Becoming Mentally Disengaged") Klaus-Dieter Mathes

2 commentaires:

  1. Hi,

    I wish I could read french. But at least I can decipher some of the sources you give. Very interesting material.

    Thanks a lot, Matthias

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  2. Thank you Matthias. Carmen Meinert and Klaus-Dieter Mathes are to be followed if you're interested in the subject. BTW I appreciated your last posting "Endlich". That's probably how someone like Lin-tsi/Linji would write nowadays if he knew German (and Nietszche)...
    J

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