jeudi 17 janvier 2013

Un non-soi constructif et constructible



Le numéro 8 (2013) de la revue en ligne Non + X (non-bouddhisme spéculatif) vient de paraître et contient un article de Tom Pepper[1] sur la version non diluée du concept de non-soi (anatman), intitulé « Taking Anatman Full Strength and Śāntideva’s Ethics of Truth ». Selon Pepper, l’anatman qui est généralement présentée au public occidental est une version diluée, dans le but de la rendre plus facile à digérer. Il explique que l’idée d’atman telle qu’elle fut généralement comprise à l’époque du Bouddha, désignait une force vitale, une conscience ou une âme, qui soit transcendantale, essentielle et immuable. Ces âmes pouvaient faire partie d’un Soi cosmique totalisant l’ensemble des êtres, ou bien elles étaient des âmes individuelles multiples, éternelles et immuables.

La théorie du non-soi (anatman) peut alors être prise comme l’affirmation qu’il n’y a pas de force vitale, conscience ou âme éternelle et immuable, qu’elle soit singulière ou multiple. Il n’y a donc rien qui puisse se soustraire à ce monde conditionnellement coproduit, et continuer à évoluer dans une félicité éternelle. Le seul soi dont nous disposons est le soi conditionnellement coproduit, entièrement causé par les conditions de l’existence. Le message de l’anatman ne consiste donc pas à dire que nous n’avons pas de « soi », ou qu’il n’est qu’une simple illusion, ou qu’il n’existe pas. Il affirme que nous avons un soi, qu’il est réel et qu’il a une puissance réelle, mais aussi qu’il est impermanent, construit par les conditions de l’existence, qu’il peut changer, qu’il prendra fin, et qu’il est totalement non-dualiste et radicalement immanent au monde matériel.

Ce soi est unique, réel et peut agir dans le monde. Il est aussi réel, et de la même façon, qu’une chaise ou le système légal français. Ils peuvent changer ou être éliminés, mais ils n’ont pas de « nature essentielle », ni de « forme idéale » dont ils seraient la manifestation. Voici la définition de l’anatman, telle que le présente Tom Pepper, qui pose ainsi le Sujet.

Pepper présente alors quatre versions diluées/incomplètes que l’on rencontre souvent, que je vous laisse découvrir pour vous-mêmes. Les versions diluées de l’anatman ont, selon Pepper, permis au bouddhisme occidental de devenir complètement « politiquement quiétiste ». Quiconque tentait de changer quoi que ce soit dans le monde pourrait être accusé d’affirmer son égo et donc d'être un mauvais bouddhiste. Les versions diluées se marient d'ailleurs bien avec les concepts chrétiens d'humilité et de douceur. Plus important pour Pepper, elles protégeraient le relativisme postmoderne, car quiconque tente de plaider en faveur d'une Vérité peut être accusé d'être égoïste, et ainsi de ne pas comprendre la vérité de base du bouddhisme. Pour conclure elles permettent de préserver l’attachement à la croyance en un atman, parce que la seule chose dont nous ne devons croire qu’elle n'existe pas, est précisément la seule chose qui existe : nous pouvons continuer à croire que le soi socialement construit n’est qu’une «illusion», et qu’il existe un soi transcendant qui reste à l’abri de tout ce que « l’égo » illusoire fait dans le monde. Ainsi, anatman nous permet de participer à des systèmes sociaux oppressifs et destructeurs, avec la conviction que ces actions immorales n’auront pas d’effet sur notre « soi réel ».[2] Tout conservatisme se base souvent sur une espèce d’essentialisme.

Pepper présente alors sa version d’un naturalisme sans atomisme (utilisé de façon métaphorique). La pensée, et par conséquent le mental, ne sont pas un épiphénomène, ni réduit à l’anatomie, ou à une activité ou capacité cérébrale. Ce naturalisme est possible sans recours à aucune espèce de dualité, à une idée, un esprit ou une âme. La pensée dépend du cerveau mais n’est pas déterminé par lui. Le mental et la pensée n’a pas entièrement lieu dans un seul cerveau, mais dans une structure symbolique/imaginaire qui se repose sur des cerveaux multiples pour exister.[3] Elle ne se limite pas à un individu. Le cerveau doit en quelque sorte se brancher sur le mental en place pour faire partie du mental humaine. Le langage a pour fonction de créer des catégories, des abstractions et de produire une reconstruction du monde qui nous permettra de concevoir comment les choses fonctionnent et comment nous pourrons agir. Elle comprend des choses indépendantes du mental comme des structures sociales catégorisées et construites par le langage. Le sens des mots n’est pas incréé mais convenu socialement. L’ordre symbolique est l’objet d’une négociation continue en vue de la meilleure construction du monde, qui convient à tous les corps. Il n’y a pas de pensée relative au sujet humain en dehors du langage. Nos sensations non-verbales et nos perceptions aussi sont socialement construites, tout comme notre langage et nos concepts. Il n’y a rien de tel que « la perception pure de la réalité telle qu’elle est », parce que toute perception a lieu dans l’ordre imaginaire et est entièrement construite socialement. Vouloir aller au-delà de la pensée est alors contraire à l’éveil.

La vision du mental comme un système symbolique/imaginaire qui est socialement produit et qui s’appuie sur des individus multiples (y compris leurs cerveaux) fait disparaître le problème philosophique éternel de l’opposition esprit/corps. Sous cette lumière, anatman signifie que nous avons des « soi » réels, mais qui sont conditionnellement coproduits, impermanents et amendables, ce qui nous permet de comprendre comment ils sont construits et comment les structures sociales qui les construisent contribuent à produire de la souffrance et comment celles-ci pourraient être changées pour réduire la souffrance. Cette optique permet également une lecture naturaliste des concepts du karma (pour d'autres interprétations plus traditionnelles voir karma1 et karma2) et de la (re)naissance. La renaissance est la continuation du système symbolique au-delà de l’existence ou du corps individuel, qui en fait partie. Il va alors de soi de se préoccuper du bien-être de tous les individus de ce système. Ce que l’on fait dans cette existence pour y contribuer continuera après le départ du corps individuel. L’esprit collectif auquel je participe portera les conséquences de ce que je fais dans mon corps individuel.

Tom Pepper finit par interpréter des versets (90 et 91 de chapitre 8) du Bodhicaryāvatāra de Śāntideva, qui contrairement à l’idée répandue en occident n’avait pas de conception atomiste de la conscience. Ci-après, la traduction de Georges Driessens des deux versets. Je vous laisse lire l’explication de Tom Pepper dans son article.

8.90. « Je dois d’abord m’efforcer
De cultiver l’égalité de moi-même et des autres.
Je dois les protéger tous comme moi-même,
Car nous sommes égaux devant le bonheur et le malheur
. »  
8.91 « En dépit de la diversité de ses membres, les mains et le reste,
Le corps est à préserver comme un ensemble unique ;
De même, dans leurs joies et leurs peines, les différents migrants
Ont tous, comme moi, le désir du bonheur
. »[4]
Voir aussi Le je devient nous, pour l'idée de la maladie dont souffrent les bodhisattvas chez Vimalakīrti.

***

[1] Tom Pepper est un bouddhiste Shin et membre de la Congrégation de foi bouddhiste (Buddhist Faith Fellowship) du Connecticut. Il a un doctorat (Ph.D.) en anglais et est rattaché à l’Université du Sud de l'état du Connecticut.

[2] "This translation of anatman has been highly useful for Western Buddhism ideologically. It allows Buddhism to become thoroughly quietist politically, since anyone attempting to change anything in the world can be said to be asserting her ego and so to be a bad Buddhist. It also fits well with Christian ideas of humility and meekness. Probably most importantly, it protects postmodern relativism, because anyone attempting to argue for any truth can be accused of being egotistical and so of not understanding the core Buddhist truth. Finally, of course, it protects the attachment to the belief in an atman, because the only thing we must believe does not exist is exactly the only thing that does exist: we can be convinced that the socially-constructed self is a “mere illusion,” and that we have a world-transcendent self that remains untouched by anything the illusory “ego” does in the world. In this way, anatman serves to give us permission to participate in oppressive and destructive social systems, with confidence that these immoral actions cannot touch  our “true selves.” "

[3] …the mind, and so thought, does not completely (and possibly not mostly) take place within single brains, but takes place in a symbolic/imaginary structure which incorporates or makes use of multiple brains for its existence.

[4] Vivre en héros pour l’éveil de Śāntideva, traduit par Georges Driessens, p.109

3 commentaires:

  1. J'aime bien l'approche iconoclaste des non+X, mais j'ai de plus en plus tendance à les trouver arrogants. Leurs sempiternelles attaques contre Thich Nhat Hanh ou le Dalaï Lama ont d'ailleurs tendance à les décrédibiliser.

    L'Eveil n'est pas qu'une approche logique de la réalité : son deuxième fondement est tout de même le cœur et la compassion, ce dont semblent globalement dépourvus les "Non+X".

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  2. Vous n'êtes pas le seul apparemment. Il y a eu pas mal de critiques allant dans ce sens sur leur forum. Tom Pepper, le plus virulent, s'est rétiré un peu pour se calmer un peu (et pour écrire son article) et laisser des échanges avoir lieu. Personnellement, je préfère des échanges polis et dans la mesure du possible dans le cadre de la parole juste (right speech).

    Mais cela (ré-expliquer, expliquer la terminologie utilisée etc.) peut demander beaucoup de temps et de patience et peut faire rapidement retomber dans un bouddhisme consensuel qui empêcherait le développement dont le bouddhisme aurait besoin. Le lecteur est censé avoir lu ou parcouru les articles précédents, pour qu'il n'y ait pas besoin de ré-expliquer les principes à chaque fois. C'est un expériment de pensée et en tant que tel c'est intéressant. Ca peut être déroutant, ça l'est et c'est même partiellement le but, si j'ai bien compris.

    Comme vous, j'ai l'impression que les animateurs ne suivent pas toujours leurs propres règles, mais l'expérience est tellement originale et produit des articles intéressants. Suivis de débats intéressants si les animateurs trouveront les bonnes conditions. Ce qui n'est pas encore le cas d'après moi. Espérons qu'il trouverons le milieu entre un bouddhisme sirupeux et un bouddhisme révolutionnaire. :-) Je ne suis pas certain que ce soit leur objectif en revanche.

    Si j'ai bien compris, ils sont dans une approche où le bouddhisme est plutôt un projet collectif qu'individuel. Le coeur et la compassion sont alors collectifs et l'individu y participe (son coeur et compassion seraient alors compris dans sa participation). Ils sont concrets et ne se limitent pas à un ressenti et à une politesse de surface, ce qui est selon eux trop souvent le cas dans le bouddhisme du passé et actuel. Un coeur et une compassion qui veulent véritablement le bien de tous et qui travaillent dans ce sens. Un coeur et une compassion qui ne sont plus "politiquement quiétiste" comme dirait Tom Pepper. La charité sélective, partielle et optionnelle laissent en place un système injuste. C'est un bouddhisme nettement plus politique... et plutôt de gauche...

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  3. Merci pour ces explications avec lesquelles je suis d'accord en grande partie.

    Je pense toutefois que l'on peut monter une école de pensée sans forcément dénigrer les autres. De plus, le travail du Dalaï Lama ou de Thich Nhat Hanh ne couvre pas uniquement le bouddhisme, mais également les souffrances des peuples tibétain et vietnamien. Il leur est, de plus, difficile de s'affranchir radicalement des écoles dans lesquelles ils officient.

    Je continue donc à suivre les Non+X en espérant que leur petite crise d'adolescence disparaisse rapidement.

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