dimanche 7 avril 2013

Shantideva sur la société de consommation et de spectacle



Dans le chapitre huit (Méditation) de sa Marche vers l'éveil (bodhicaryāvatāra), Śāntideva nous invite à une méditation qui vise à nous détourner d’une approche uniquement sensualiste, de l’attirance naturelle exclusive pour les biens matériels et des intérêts mondains[0], qui dérèglent les sens et la raison. Śāntideva invité à trouver un bonheur en soi-même, autre que la consommation. Une grande partie de cette méditation est consacrée à une réflexion sur l’attachement que nous avons pour notre propre corps et pour celui d’autrui. Pour remédier à cela, le Bouddha avait enseigné l’attention aux aspects répugnants (paṭikūlamanasikāra), qui portait sur 31 parties du corps[1], afin de contrer la tendance sensualiste. L’endroit idéal pour cette méditation était le charnier, où étaient « entassés à découvert, pêle-mêle, sans sépulture, de nombreux cadavres humains » (atilf) en divers états de décomposition. Le but n’étant pas tant de déprécier le corps que de détourner l’attention des plaisirs sensuels (en préparation du pratyāhāra), et de la porter sur le fonctionnement du psychisme.

Il faut des moyens puissants, car le sensualisme est puissant et règne en maître dans notre société. La méditation sur les aspects répugnants nous apprend de quoi est fait un corps. Les odeurs du charnier apprennent les odeurs que peut produire le corps humain. Même un corps humain vivant, non soigné, produit des odeurs considérés comme déplaisants. Sans les soins portés au corps, il produit l’odeur d’une chair qui transpire (« fange »), les dents jaunissent, les cheveux et les ongles poussent.[2] Le corps montre alors son vrai visage, qui nous insupporte et qui brise le sortilège que nous essayons d’entretenir collectivement en portant des soins de plus en plus poussés au corps et en masquant son odeur par des parfums. Mais en faisant de la sorte, nous entretenons aussi une illusion[3] qui un jour se tournera contre nous comme une arme pointue, que nous aurions nous-mêmes façonnée. C’est une illusion soigneusement entretenue par la société dans son ensemble. Et la publicité aguichante ne manque pas de nous le rappeler, partout et toujours afin de maintenir l'ensorcellement.

69. Pourquoi le soigner autant, comme une arme qui nous blessera ? Le monde entier est perturbé par la folie de ceux qui entretiennent cet aveuglement sur nous-mêmes.[4]

70. Quand on voit ce charnier jonché de squelettes, on ressent de la répulsion. Peut-on alors toujours aimer les charniers que sont les villes, remplies de squelettes ambulantes ?[5]

71. Et ces corps impurs ne se trouvent pas sans payer le prix fort. Pour arriver à ses fins (artham arjanā), il faut se donner beaucoup de mal, ce qui aura toutes sortes de souffrances pour résultat, quelquefois infernales.[6]

72. Enfant, nous sommes incapables de gagner notre vie. Pendant notre vie d’adulte, nous ne faisons que cela, sans avoir le temps de nous amuser. Et à la fin de la vie, nous sommes trop vieux pour nous amuser.[7]

73. Certains consommateurs (S. kāminaḥ) désirant des choses banales, à la fin d’une journée de travail sont complètement épuisés. En rentrant chez eux, vidés, ils restent couchés comme des cadavres.[8]

74. D’autres sont toujours en déplacement, affligés et souffrant de l’éloignement de leurs chers. Tout en se languissant de leurs femme et enfants, ils ne les reverront pas avant toute une année.[9]

75. En pensant à tort d’y être gagnant, ils se vendent à n’importe quelle cause. Sans arriver à réaliser leurs propres objectifs, ils sont poussés par les vents des vains projets d’un autre.[10]

76. Encore d’autres vendent leur corps et, sans liberté, sont exploités par un autre. Et chaque fois que leur femme donne naissance, ils sont obligés d’abandonner l’enfant près d’un arbre ou dans un lieu peu fréquenté.[11]

77. Naïvement, poussés à la consommation et voulant gagner de l’argent, ils se disant « Je dois gagner de l’argent » et au péril de leur vie s’engagent dans une armée. En échange d’une solde, ils acceptent d’être traités en esclave.[12]

78. D’autres adeptes de la consommation [vivent du spectacle] en mutilant leur corps, en s’empalant sur des pieux, en se plantant des dagues, ou en se brûlant le corps.[13]

79. Regardez tout le mal que l’on se donne et ce que l’on endure pour gagner, garder et finalement perdre l’argent. Ceux qui perdent de vue leur véritable intérêt par leur obsession de l’argent n’auront pas l’opportunité de se délivrer des misères de l’existence.[14]

80. Celui qui sous l’emprise de la consommation s’accommode de beaucoup d’inconvénients pour peu, est comme le bœuf qui tire son chariot pour une bouchée d’herbe.[15]

***
Photo : Tristan Savatier. Remarquez la corde nasale dans les narines. D'où l'expression Ne laissez pas la corde nasale (sna thag = les rênes) à un autre (sna thag mi la ma shor ba), qui vient sans doute de Dampa Sangyé (Lion of siddhas p. 200) L'expression se trouve aussi dans un chant de Milarepa à Lengom Repa.

[0] Gain et perte, bonheur et souffrance, louange et critique, célébrité et anonymat.

[1] head hairs (Pali: kesā), body hairs (lomā), nails (nakhā), teeth (dantā), skin (taco), flesh (maṃsaṃ), tendons (nahāru), bones (aṭṭhi), bone marrow (aṭṭhimiñjaṃ), kidneys (vakkaṃ), heart (hadayaṃ), liver (yakanaṃ), pleura (kilomakaṃ), spleen (pihakaṃ), lungs (papphāsaṃ), large intestines (antaṃ), small intestines (antaguṇaṃ), undigested food (udariyaṃ), feces (karīsaṃ), bile (pittaṃ), phlegm (semhaṃ), pus (pubbo), blood (lohitaṃ), sweat (sedo), fat (medo), tears (assu), skin-oil (vasā), saliva (kheḷo), mucus (siṅghānikā), fluid in the joints (lasikā), urine (muttaṃ).

[2] gal te skra sen ring ba dang*// so skya drir bcas ’dam gyi dris// bsgos pas lus kyi rang bzhin ni//gcer bu ’jigs pa nyid yin na// yadi keśanakhair dīrghair dantaiḥ samalapāṇḍuraiḥ |malapaṅkadharo nagnaḥ kāyaḥ prakṛtibhīṣaṇaḥ ||68||

[3] La fameuse sagesse (prajñā) n’a rien de mystérieux. Elle commence par ne pas se laisser ensorceler.

[4] rang la gnod pa’i mtshon bzhin du// de ’bad ci phyir byi dor byed// bdag la rmongs pa’i ’bad pa yis// smyos pas sa ’di kun tu ’khrugs// sa kiṃ saṃskriyate yatnād ātmaghātāya śastravat | ātmavyāmohanodyuktair unmattair ākulā mahī ||69||

[5] rus gong ’ba’ zhig mthong nas ni// dur khrod du ni yid ’byung na// g.yo ba’i rus gong gis khyab pa’i// grong gi dur khrod la dga’ ’am// kaṅkālān katicid dṛṣṭvā śmaśāne kila te ghṛṇā | grāmaśmaśāne ramase calatkaṅkālasaṃkule ||70||

[6] de ltar mi gtsang gyur pa de// rin med par ni mi rnyed do// de don bsgrubs pas sha thang dang*// dmyal la sogs pa’i gnod par ’gyur// evaṃ cāmedhyam apy etad vinā mūlyaṃ na labhyate |tad artham arjanāyāso narakādiṣu ca vyathā ||71||

[7] byis pa nor spel mi nus pas// dar la bab na ’di ci bde// nor sogs pa yis tshe gtugs na// rgas nas ’dod pas ci zhig bya// śiśor nārjanasāmarthyaṃ kenāsau yauvane sukhī |yāty arjanena tāruṇyaṃ vṛddhaḥ kāmaiḥ karoti kim ||72||

[8] ‘dod ldan ngan pa kha cig ni// nyin rings las kyis yongs dub ste// khyim du ’ongs nas chad pa’i lus// ro dang ’dra bar nyal bar byed// kecid dināntavyāpāraiḥ pariśrāntāḥ kukāminaḥ |gṛham āgatya sāyāhne śerate sma mṛtā iva ||73||

[9] kha cig byes bgrod nyon mongs dang*// ring du song ba’i sdug bsngal can//bu smad ’dod bzhin bu smad rnams// khyud khor los kyang mthong mi ’gyur// daṇḍayātrābhir apare pravāsakleśaduḥkhitāḥ |vatsarair api nekṣante putradārāṃs tadarthinaḥ ||74||

[10] bdag la phan ’dod rnam rmongs pas// gang don nyid du btsong ba yang*// de ma thob par don med pa’i// gzhan gyi las kyi rlung gis bdas// yad artham iva vikrīta ātmā kāmavimohitaiḥ |tan na prāptaṃ mudhaivāyur nītaṃ tu parakarmaṇā ||75||

[11] la la rang gi lus btsong zhing*// dbang med gzhan gyis bkol gyur te// chung ma dag kyang bu byung na// shing drung dgon par bab bab ’byung*// vikrītasvātmabhāvānāṃ sadā preṣaṇakāriṇām |prasūyante striyo ’nyeṣām aṭavīviṭapādiṣu ||76||

[12] ’dod pas bslus pa’i glen pa dag// ’tsho ’dod ’tsho bar bya’o zhes// srog stor dogs bzhin g.yul du ’jug// khe phyir bran du ’gro bar byed// raṇaṃ jīvitasaṃdehaṃ viśanti kila jīvitum |mānārthaṃ dāsatāṃ yānti mūḍhāḥ kāmaviḍambitāḥ ||77|| khe= solde. Y a-t-il un lien avec kha=la bouche. Pour une bouchée de pain…

[13] ’dod ldan la la lus kyang bcad// kha cig gsal shing rtse la btsugs// kha cig mdung thung dag gis bsnun// kha cig bsregs pa dag kyang snang*// chidyante kāminaḥ kecid anye śūlasamarpitāḥ |dṛśyante dahyamānāś ca hanyamānāś ca śaktibhiḥ ||78||

[14] bsags dang bsrung dang brlag pa’i gdung ba yis// nor ni phung khrol mtha’ yas shes par bya// nor la chags pas g.yengs par gyur pa rnams// srid pa’i sdug bsngal las grol skabs med do// arjanarakṣaṇanāśaviṣādair artham anartham anantam avaihi |vyagratayā dhanasaktamatīnāṃ nāvasaro bhavaduḥkhavimukteḥ ||79||

[15] ’dod ldan rnams la de la sogs// nyes dmigs mang la mnog chung ste// shing rta ’dren pa’i phyugs dag gis// rtswa ni kham ’ga’ zos pa bzhin// evam ādīnavo bhūyānalpāsvādas tu kāminām |śakaṭaṃ vahato7 yadvat paśor ghāsalavagrahaḥ ||80||

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