vendredi 10 mai 2013

La gnose est-elle anti-intellectuelle ?


Saint Paul de Carravagge

Sophia (Σoφíα) est le mot grec pour sagesse. L’oracle de Delphes aurait répondu à son ami d’enfance Chéréphon : « Il n'y a pas d'homme plus sage que Socrate ». [1] « Quand je sus la réponse de l’oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande […] mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir ce que je ne sais point. »[2]

L’homme le plus sage est Socrate, car il sait qu’il ne sait pas. Et c’est un oracle, un représentant des dieux qui confirme qu’il est le plus sage. La sagesse des dieux est donc plus grande que la plus grande sagesse des hommes, qui consiste à savoir que l’on ne sait pas... Il reste à l’homme d’être amoureux de la sagesse (philo-sophe), « désireux d’atteindre un niveau qui serait celui de la perfection divine ».[3]

Les philosophes et les sceptiques qui savent qu’ils ne savent pas sont alors un cible facile pour les dogmatiques, religieux ou non, qui eux savent et qui ont les dieux de leurs côtés pour le prouver.

Il semblerait que le passage suivant (Proverbes 8:22-31) se réfère à la gnose:
« 22 L'Éternel m'a créée la première de ses oeuvres, Avant ses oeuvres les plus anciennes.
23 J'ai été établie depuis l'éternité, Dès le commencement, avant l'origine de la terre.
24 Je fus enfantée quand il n'y avait point d'abîmes, Point de sources chargées d'eaux;
25 Avant que les montagnes soient affermies, Avant que les collines existent, je fus enfantée;
26 Il n'avait encore fait ni la terre, ni les campagnes, Ni le premier atome de la poussière du monde.
27 Lorsqu'il disposa les cieux, j'étais là; Lorsqu'il traça un cercle à la surface de l'abîme,
28 Lorsqu'il fixa les nuages en haut, Et que les sources de l'abîme jaillirent avec force,
29 Lorsqu'il donna une limite à la mer, Pour que les eaux n'en franchissent pas les bords, Lorsqu'il posa les fondements de la terre,
30 J'étais à l'oeuvre auprès de lui, Et je faisais tous les jours ses délices, Jouant sans cesse en sa présence,
31 Jouant sur le globe de sa terre, Et trouvant mon bonheur parmi les fils de l'homme. »
Et Paul dans le premier épître aux Corinthiens :
« 17 Ce n'est pas pour baptiser que Christ m'a envoyé, c'est pour annoncer l'Évangile, et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix de Christ ne soit pas rendue vaine.
18 Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu.
19 Aussi est-il écrit: Je détruirai la sagesse des sages, Et j'anéantirai l'intelligence des intelligents.
20 Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde?
21 Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication.
22 Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse:
23 nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens,
24 mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs.
25 Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes.
26 Considérez, frères, que parmi vous qui avez été appelés il n'y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles.
27 Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes;
28 et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu'on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont,
29 afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. »

Socrate sait qu’il ne sait pas, et il ne contredit pas que les dieux, eux, savent. Selon Paul, la meilleure sagesse du monde n’est même pas à la hauteur de la folie de Dieu. Sagesse et folie sont alors inversées et c’est la folie qui peut conduire à la sagesse divine. Plus quelque chose semble être fou et faible, et plus elle sera susceptible d’apporter la sagesse. C’est la porte ouverte à tous les mystères et à la folle sagesse.
Ainsi la gnose qui sauve, la première des œuvres de l’Éternel (Proverbes 8:22-31), serait une folie pour la sagesse des hommes.

MàJ Quelques éléments anti-intellectuels. 
* Le slogan Drop the story and feel the feeling (Se détourner du récit, se tourner vers le ressenti).
Que l'on trouve entre autres chez Lola Jones de Divine Openings. Mais aussi chez Pema Chödrön (voir The Tricycle Newsletter May 13, 2013), Susan Piver, ... 

***

[1] « Maintenant, Athéniens, n'allez pas murmurer, même si vous trouvez que je parle de moi trop avantageusement. Car le propos que je vais redire n'est pas de moi; mais celui auquel il faut le rapporter mérite votre confiance. Pour témoigner de ma sagesse, je produirai le dieu de Delphes, qui vous dira si j'en ai une et ce qu'elle est. Vous connaissez sans doute Khairéphon. C'était mon camarade d'enfance et un ami du peuple, qui partagea votre récent exil et revint avec vous. Vous savez aussi quel homme c'était que Khairéphon et combien il était ardent dans tout ce qu'il entreprenait. Or, un jour qu'il était allé à Delphes, il osa poser à l'oracle la question que voici - je vous en prie encore une fois, juges, n'allez pas vous récrier -, il demanda, dis-je, s'il y avait au monde un homme plus sage que moi. Or la pythie lui répondit qu'il n'y en avait aucun. Et cette réponse, son frère, qui est ici, l'attestera devant vous, puisque Khairéphon est mort. »

[2] Apologie

[3] Pierre Hadot, Eloge de Socrate, p. 51

4 commentaires:

  1. Chez Platon le terme de gnosis "connaissance" et ses dérivés gnostikos "théorique" et gnostos "connaissable", "intelligible" font clairement partie du vocabulaire scientifique. Les sciences "gnostiques" sont les sciences théoriques ou cognitive qui se distinguent des sciences pratiques (Politique, 258 e) et le passage fameux de la République (V, 477 a) recours à ce lexique : "ce qui est complètement est complètement connaissable (gnostos), alors que ce qui n'est aucunement est entièrement inconnaissable". La gnose ne saurait donc être anti-intellectuelle, puisqu'elle est la connaissance par excellence.

    Dans le passage sur Socrate il n'est pas question de gnose mais de savoir ou de sagesse, on peut en faire une équivalence mais c'est une interprétation. Elle me semble néanmoins légitime pour autant que l’on concilie les deux passages en présence, en posant, par exemple, que la connaissance complète de ce qui est complètement ne l'est ni de manière discursive (comme les raisonnements de type mathématique) ni de manière directe (comme la contemplation de formes) mais par une simple identité entre l'être et le connaitre – ou la conscience.
    L’ignorance socratique, ou son savoir de ne pas savoir, relèverait donc de cette même identité.
    En ce sens la gnose, ou le summum de celle-ci, serait non pas anti-intellectuelle (car rien ne peut s'y opposer) mais non-intellectuelle.

    Même remarque pour la suite, dans le passage de S. Paul il est question du terme de sagesse non de celui de gnose. A noter que la distinction dont je faisais allusion précédemment (entre gnose et pseudo-gnose ou gnosticisme) se trouve déjà chez l'Apôtre : "O Timothée, garde le dépôt, en te détournant du verbiage profane et des objections de ce qu'on appelle faussement la science (gnose)".
    Faire des équivalences, sinon des comparaisons, entre les gnoses (ou les sagesses) de différentes aires culturelles, philosophiques ou religieuses, me semble se justifier, mais j'ai de la difficulté à inclure les gnoses de type manichéenne. Il me semble que les premières débouchent sur un non-dualisme radical - dont une des conséquences est une négation, ou une redéfinition explosive, de la possibilité de la connaissance, et de son expression dans le langage - alors que les secondes restent sur une dualité irréductible entre les deux principes que sont ceux du bien et du mal.
    N'est-ce pas le cas ?

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  2. Merci encore.
    Socrate semble admettre la science des dieux et son autorité. Elle est donc d'un autre niveau ou d'une autre dimension, à laquelle Socrate, et donc aucun autre homme, n'a accès. C'est par cette brèche que sont entrées, à mon avis, pas mal de spéculations gnostiques de diverses natures.

    Cette dimension, dont la connaissance s'appelle "gnose", est le plérôme. On la retrouve aussi en Inde (śuddha) et au Tibet (dag pa). Ceux qui y ont accès sont des détenteurs de gnose (ou vidya). Ceux qui n'y ont pas accès sont dans l'ignorance (avidyā). Cette gnose là ou science (mystique) dit souvent n'avoir rien à voir avec la sagesse humaine ordinaire. Elle peut faire faire des choses qui vont à l'encontre du bon sens et c'est en cela qu'elle est "folle".

    Et puis, il semble y avoir un sens de gnose plus philosophique, plus éloignée de la mythologie. La connaissance "objective" de "ce qui est". Seulement dans un monde divinisé, où les sciences portent la marque du divin, "ce qui est" est vu à travers des lunettes avec des teintes divins et mythologiques. Quand des philosophes, même Aristote, construisent une doctrine de la connaissance avec une genèse des intellects (intellect agent qui dépose un troisième intellect dans un intellect matière), on peut toujours y reconnaître encore des éléments de la genèse divine. Mais c'est celle où je me sens le plus à l'aise. Le non-dualisme radical conduit à un détachement par le biais de l'égalité des choses.

    J'ai beaucoup de mal moi-même aussi avec les gnoses de type manichéenne car elles semblent avoir tendance à conduire à une inquiétude institutionnelle, voire à de la paranoïa.


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  3. Je n'ai pas le souvenir de propos socratiques spéculatifs sur les dieux (ou sur une science des dieux), cette absence me fait penser à celle du Bouddha, c'est en tant que citoyen (au sens grec) qu'il respecte les divinités locales.
    Néanmoins Socrate a un rapport particulier avec le divin.

    "Socrate est on ne peut plus pareil à ces silènes (...) si on les ouvre par le milieu, on s'aperçoit qu'ils contiennent en leur intérieur des figurines de dieux" (Banquet 215 b)
    Esquisse d’une interprétation.
    L'ignorance socratique (ou son savoir de ne pas savoir) c'est le silène, Socrate se connait comme étant une forme vide, cependant cette absence coïncide avec une présence inattendue, celle du dieu (ou de la divinité) qui habite cette vacuité. (Ce sont les deux aspects indissociables de la connaissance ou de l'inconnaissance de soi).
    Socrate est donc à la fois vrai philosophe (par définition dénué de sagesse, puisqu'on ne peut rechercher ce que l'on a) et vrai sage. C'est parce qu'il assume ces deux aspects qu'il peut jouer son rôle maïeutique. Lorsqu'il plonge ses interlocuteurs dans les affres de l'aporie il en fait lui-même l'expérience (l'ironie socratique n'est pas une simple dissimulation), mais il est aussi celui qui initie et guide le processus d'accouchement des pensées jusqu'à terme.

    On peut aussi rapprocher cela du signe divin (daimonique) qui se manifeste à lui pour l'empêcher de commettre une action, et l'interpréter non pas comme un signe extérieur mais comme une manifestation de ce dieu ou de ce daimon qui l'habite. Le fait que ce signe ne se manifeste que négativement montre une différence avec la connaissance humaine dont la caractéristique principale est l'accumulation. La connaissance divine selon Socrate serait donc une connaissance dans l'instant. Il faut se garder aussi de "chosifier" - ou de "déifier" - ce dieu ou ce daimon qui l'habite et d'en faire un nouveau personnage du panthéon grec comme le lui reprochera Mélétos dans son accusation d'impiété.

    La "gnose" socratique est donc plus complexe qu'une simple constatation d'ignorance (qui sinon se réfuterait elle-même). Elle comporte aussi un aspect de "folle sagesse", le questionnement de Socrate autant que son comportement dérange (n'oublions pas qu'il en est mort), ou pour le moins étonne, aussi lors des réjouissances (c'est celui qui boit le plus et jamais ne s'endort) ou à la guerre (passant des nuits entières à méditer debout, ou faisant preuve d'un courage hors norme). Si on adopte cette distinction entre gnose de "folle sagesse" et gnose philosophique, Socrate relèverait donc de la première (Socrate est lui-même un personnage mythologique) et Platon de la seconde.

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  4. Je me méfie toujours un peu de l’image de héros rationnels du Bouddha et de Socrate en occident. Ils avaient l’air plus libres des mythes que beaucoup de leurs contemporains, mais nous ne savons pas exactement à quel degré.

    Je suis assez d’accord avec votre belle interprétation de Socrate. Il est « difforme », entre l’informe et forme. Hadot (p.51) le compare à Eros, qui selon Diotime est un daimon, ni dieu ni homme. Et qui exprime le désir « de sa propre perfection, de son vrai moi. » C’est l’aspiration à la beauté et à la perfection qu’on aimerait selon Hadot en Socrate, et qui définie ainsi ce qu’il représente pour nous.

    Cela va bien avec votre interprétation du vrai philo-sophe. La « sagesse » du monde, qui recouvre la réalité, est déconstruite par sa remise en question, la pensée vivante de Socrate. Les questions ouvrent, les réponses ferment.

    Juste pour le plaisir, le Silène de Rubens :-) http://mythologica.fr/grec/pic/silene_rubens.jpg

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