mardi 15 octobre 2013

Bien protéger ses racines (l'hiver arrive !)



Suite à une visite en 2006 de Geshe Lhakdor du LTWA, L’université d’Elmory à Atlanta (USA) a lancé l’initiative Emory-Tibet Partnership ou Emory-Tibet Science Initiative, qui coûte environ 700.000 $ par an. Un échange entre des scientifiques occidentaux et des sages tibétains. Le Tibet ayant de grandes richesses dans le domaine du « monde intérieur » et les sciences modernes ayant plutôt développé les connaissances du « monde matériel ». Aucune des deux savoirs n’est complet, mais ensemble les mondes extérieur et intérieur sont au complet, selon le Dalaï-Lama.[1]

Un premier groupe de six moines arrivé en 2010 à Atlanta est depuis retourné à Dharamsala pour commencer à transmettre ce qu’ils y avaient appris en matière de sciences. Une douzaine de moine et de nonnes ont suivi les cours de professeurs d’Emory, qui s’étaient déplacés à Dharamsala. Cela a produit 15 manuels de sciences anglais-tibétain destinés aux étudiants monastiques. 2.500 nouveaux termes scientifiques ont été ajouté à la langue tibétaine. Ce n’était pas facile de convaincre les monastères d’intégrer un programme d’études scientifiques dans leur programme, mais c’est chose faite.

L’échange semble cependant assez inégal. Du côté d’Atlanta, l’article mentionne seulement l’utilisation de techniques de « pleine conscience » (Mindfulness) chez les victimes de viols. Peut-on alors véritablement parler d’échange ? Existe-t-il d’ailleurs une véritable volonté d’échange et d’adaptation du côté des sciences traditionnelles « intérieures » ? Prenons l’exemple de l’Institut de médecine et d'astrologie tibétaine (Men-Tshee-Khang), où l’on enseigne « la médecine, l'astrologie et l'astronomie tibétaine ». Le site de l’institut explique comment la médecine et l’astrologie sont reliés, et se base pour cela sur le Kālacakra Tantra, notamment en ce qui concerne la théorie des cinq éléments.

J’avais mentionné dans un billet précédent comment le Kālacakra Tantra prescrit qu’une femme affligée par les saisisseuses (Grahī/Grahaṇī, justement associées aux planètes) au moment de donner naissance, ou bien un enfant souffrant de maladies enfantines, soit placé au milieu d'un maṇḍala circulaire et baigné par les cinq nectars (lait, lait tournée, beurre clarifié, miel et mélasse). Le tout accompagné de récitations de mantras. Comment faire pour faire réussir l’échange entre les scientifiques de l’université d’Emory et des maîtres en sciences religieuses tibétains ? Comment va faire l’Institut de médecine et d’astrologie tibétaine pour mettre à jours ses connaissances en médecine ? Comment vont-ils intégrer les dernières découvertes astronomiques dans leur système astrologique ? Est-il d'ailleurs normal de parler de médecine tibétaine ? Existe-t-il une médecine française, une médecine allemande etc.?

Encore une fois, on connaît tous le grand malheur du peuple tibétain. Il est très difficile, après avoir perdu son pays, de perdre ses racines culturelles. Mais au train où va la mondialisation, tout le monde est confronté à ce type de problème. Ce ne serait pas juste d’attendre du peuple tibétain qu’il continue à vivre dans une bulle spatio-temporelle, dans un Shangrila éternel, tandis que le monde continue de changer à l’extérieur. Tous ne sont cependant pas de cet avis.

Du 9 au 12 septembre 2013, avait eu lieu la Conférence bouddhiste internationale (IBC). Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche, Président du programme 84000, ne pouvait pas être présent, mais avait fait parvenir une lettre intitulée « Le futur du bouddhisme en Inde », dans laquelle il parlait de la perte de racines et d’identité à l’aire de la mondialisation. Peut-être devrait-il relire ce que Nāgārjuna a à dire sur les racines et sur l'identité ? Il parlait de la responsabilité des pays traditionnellement bouddhistes de protéger leurs racines bouddhistes, y compris en traduisant le canons bouddhiste en les langues modernes (l’objectif du projet 84.000). Évidemment, aucun problème pour ce dernier projet. Mais est-ce la tâche des nations de protéger leurs racines et leur identités religieuses en les préservant ? Comment déterminer celles-ci ? Comment les protéger, et à quel prix ? Le Myanmar doit-il par exemple protéger ses racines et son identité bouddhiste ? Une médecine et une astrologie tibétaine, devraient-elles être protégées (p.e. contre les sciences de médecine et l'astronomie) et préservées parce-qu’elles s’appuient sur le Kālacakra tantra ? Et évidemment, ce qui vaut pour le bouddhisme, vaudra pour toutes les autres religions. Est-cela le chemin de la modernité, est-cela le rôle des religions ?

***

Galilée devant ses juges

[1] “It is quite rich material about what I call the inner world,” he said. “Modern science is very highly developed in matters concerning the material world. These two things separately are not complete. Together, the external and the internal worlds are complete.” Source

3 commentaires:

  1. Vaste programme, et vaste problème.

    Plusieurs éléments de réponse :
    1) Il y a bien une médecine tibétaine, tirée en grande partie de l'ayurvédisme mais ayant développé son propre système (les humeurs, notamment). Je ne sais pas si elle fonctionne, mais rien n'empêche les sciences occidentales d'en valider la valeur ou, au moins, de les évaluer objectivement ;
    2) Rien n'empêche de conserver les anciens traités tout en enseignant de nouveaux, remis à jour avec les connaissances modernes
    3) L'astrologie est, aujourd'hui encore, enseignée en occident, et marche d'ailleurs curieusement parfois. Je dis curieusement car les positions des planètes ne sont plus du tout celles indiquées sur les documents servant à établir les "thèmes". Personnellement, je pense qu'en grande partie c'est la pensée auto-réalisatrice des parents qui est à l'œuvre.
    4) Les tibétains vivent évidemment une situation ambigüe, faite de repli sur leur culture, massacrée par les chinois, et d'ouverture à l'occident. Le Dalaï Lama est un excellent exemple de la deuxième posture, mais rares sont les maîtres ou docteurs capables de sa souplesse d'esprit. Le temps et, espérons-le, le relâchement de la tenaille chinoise, permettrons d'y voir plus clair.

    Parfois, il faut de puissantes racines pour pouvoir s'élancer vers le ciel...

    RépondreSupprimer
  2. 1. D’un côté il y a une science révélée, dont le moment de révélation se situe dans le passé, et qui ne peut donc pas être modernisée au risque de ne plus être « traditionnelle ». De l’autre une science construite en suivant des méthodes d'investigation vérifiables et reproductibles. Comment pourrait-il y avoir un échange véritable entre les deux, puisqu’ils ne suivent pas les mêmes principes ? La science telle que nous la connaissons ne se limite ni a une nation, ni à une religion. Ce serait impossible.

    Et c’est justement le problème. Car une telle science serait dite spécifique à telle nationalité ou à telle religion, par une décision autoritaire. Ce n’était pas le cas pour l’astrologie et la médecine tibétaine avant l’irruption de la question tibétaine. On ne parlait même pas de bouddhisme tibétain d’ailleurs. En créant un bouddhisme tibétain, une médecine tibétaine, une astrologie tibétaine etc., on les dissocie d’une certaine façon du bouddhisme, de la médecine et de l’astrologie. Ce qui s’applique au bouddhisme, à la médecine et à l’astrologie en général, ne s’appliquera pas forcément au bouddhisme tibétain et à la médecine tibétaine etc. C’est un genre de territorialisation, qui finira forcément par la création d’une autorité avec un pouvoir de décision.

    Cela peut marcher pour les questions nationales, religieuses (et c’est d’ailleurs le cas), mais je vois difficilement comment cela peut fonctionner pour les sciences. Remarque, cela ne m’étonnerait pas trop de voir apparaître bientôt différentes versions de la Déclaration universelle des droits de l’homme, une version nationale ou religieuse adaptée pour chaque groupe.

    J’ai du mal à voir comment procéder pour le point 2.

    Point 3. Pour moi, ça ne fonctionne pas. La connaissance du ciel a tellement changé depuis 3000 ans. Si les planètes avaient vraiment une influence sur nos vies individuelles, l’astrologie avec ces quelques planètes et constellations, ne refléterait plus la réalité céleste telle que nous la connaissons maintenant.

    Point 4. Le Dalaï-Lama est étonnant. Il est tout simplement l’élément le plus moderne et le plus ouvert du bouddhisme tibétain. Le problème est qu’il n’est pas du tout représentatif des autres hiérarques du bouddhisme tibétain qui sont beaucoup plus conservateurs. Après sa mort, le bouddhisme tibétain pourrait même basculer dans une sorte d’intégrisme. Ce n’est pas exclus malheureusement. Et Dzongsar Rinpoché me fait de plus en plus peur.

    RépondreSupprimer
  3. Ne pas oublier Samdhong Rinpoché, qui semble être une autre exception ... http://hridayartha.blogspot.fr/2013/04/se-liberer-du-connu-samdhong-rinpoche.html

    RépondreSupprimer