mercredi 31 décembre 2014

L'ingénierie du bardo pour finir l'année



On a théorisé depuis longtemps sur le passage de la mort à la vie dans le cadre d’une naissance/ « réincarnation ». Contrairement à ce que l’on lit quasiment partout, les textes bouddhistes parlent de naissance (S. jati T. skye ba). Ce terme ne comporte aucune notion de ré-, ni y-est-il question d’un « retour dans la chair », in carnem… Qu’est ce qui retournerait dans une forme charnelle, qu’est-ce qui naîtrait de nouveau ? Quelle serait l’identité de cette entité ? Y a-t-il bien une entité ? Les bouddhistes ne parlent-ils pas plutôt d’agrégats, d’anatta et de vacuité ?

En concevant des méthodes de salut, il faut souvent partir du concret et utiliser du concret, pour arriver à des résultats aussi concrets. On peut en arriver à appliquer des notions spatiotemporelles à ce qui n’en a pas. On peut quelquefois se laisser emporter par son enthousiasme et oublier que les mots et les symboles n’ont pas toujours des référents concrets. La vie est alors une chose et la mort en est une autre, c’est même son contraire ! On peut recevoir la vie et la perdre. La vie c’est ici et la mort c’est là bas. Pour se rendre de l’une à l’autre on se prépare comme si on partait en voyage en disant adieu à tout le monde. Tout cela est investi de nombreuses images - qui nous déterminent par la suite ! - et que l’on peut mettre dans tous les sens. On peut alors imaginer faire le voyage dans l’autre sens, de la mort à la vie, retrouver ceux à qui on avait dit adieu, être reconnu par eux, quelle belles retrouvailles, quelle joie ! En plus, c’est rassurant de savoir que l’on ne meurt pas pour de vrai !

Ainsi la vie, la conscience, la pensée ce sont des choses pouvant se déplacer dans l’espace, dans le temps. Elles peuvent être contenues dans des supports, et en être éjectées. Le yoga c’est la mise en pratique d’une théorie, un ensemble de sciences appliquées, mais dans le domaine de la spiritualité... Elles permettent de quantifier et de mesurer le degré de vie, de conscience, d’Intelligence... de faire du monitoring du progrès. Elles montrent comment on peut renforcer la vie, la prolonger, en augmenter l’énergie… et quand il est l'heure de quitter « la chair » et qu’il faut se préparer au voyage, elles enseignent comment éjecter la conscience et l’envoyer dans un des mondes purs du plérôme, là-bas… Si on rate son cible, elles permettent de rattraper le coup, afin d’empêcher que la conscience ne descende et « retourne » dans une « chair », qu’il vaudrait mieux éviter. Toute cette science est disponible auprès d’un concessionnaire agréé. Une des séries les plus connues de yoga bouddhiste, sont les « Six yogas de Naropa ».

Il s’agit selon la tradition de six yogas que Naropa aurait reçus de son maître Tailopa (988-1069) et que l’on trouve énumérés dans un texte intitulé Instruction des six dharma (S. saddharmopadeśa T. chos drug gi man nag, attribué à Tailopa. Dans ce texte, il est précisé que Tailopa aurait reçu respectivement les yogas du 1. corps illusoire (T. sgyu lus) et de 2. la Lumière manifeste (T. ‘od gsal) de Nāgārjuna, celui du 3. caṇḍalī (T. gtum mo) de Caryapa, celui du 4. rêve de Lvavapa et ceux de 5. l’état intermédiaire (T. bar ma do’i srid pa S. antarābhava et du 6. Transfert de conscience (T. ‘pho ba S. citta-saṃkranti) de Pukasiddhi.

Comme le note Henk Blezer[1], le yoga de l’état intermédiaire de cette série de 6 yogas, ne fait aucunement mention du maṇḍala des divinités paisibles et courroucées (T. zhi khro) des enseignements Bardo de l’école des Anciens, et présente une série de trois états intermédiaires : 1. L’état intermédiaire entre la naissance et la mort (T. skye shi bar do), 2. L’état intermédiaire du rêve (T. rmi lam bar do) et 3. L’état intermédiaire du devenir (T. srid pa’i bar do).

Le premier (1) est le corps en chair et en os, résultat de la maturation karmique, le deuxième (2) est le corps subtil qui est un mélange du souffle vital (S. prāṇa) et de la pensée (S. citta) et le troisième (3) est le corps mental (manomaya) du gandharva. Trois états qui correspondent à une réalité physique, verbale et mentale et aux trois niveaux du triple monde, sensible, forme et sans forme.

Le livre de Blezer porte plus particulièrement sur un type d’état intermédiaire que l’on trouve dans le texte intitulé Chos nyid bar do'i gsal 'debs thos grol chen mo, que l’on trouve quelquefois orthographié comme chos nyid bar do'i gsol 'debs thos grol chen mo, ou le mot prière (gsol ‘debs) remplace guide (gsal ‘debs). Ce texte forme ensemble avec le srid pa'i bar do ngo sprod gsol 'debs thos grol chen mo ce que l’on a appris à connaître sous le nom de Livre tibétain de la mort ou la libération par l’écoute pendant l’état intermédiaire (T. bar do thos grol). Les deux textes appartiennent au cycle de Karma Lingpa (1326–1386), intitulé zab chos zhi khro dgongs pa rang grol. C’est donc dans ce texte, que Karma Lingpa aurait redécouvert, que l’on trouve un nouvel état intermédiaire spécifique appelé l’état intermédiaire du dharmatā (T. chos nyid bar do) et qui revèle que le corps subtil est le maṇḍala de 100 divinités paisibles et courroucées (T. zhi khro), rappellant des pratiques de mahāyoga, notamment le Guhyagarbha Tantra (T. gsang ba’i snying po).

Le système de Karma Lingpa présente une série de six états intermédiaires (voir bar do drug gi khrid yig) :

1. l’état intermédiaire du lieu de naissance (ou sanctuaire selon Jean-Luc Achard)(T. skyes gnas bar do)
2. L’état intermédiaire du rêve (T. rmi lam bar do)
3. L’état intermédiare de la méditation (T. bsam gtan bar do)
4. L’état intermédiaire de la mort (T. ‘chi kha’i bar do), qui comporte ici des instructions sur les signes de la mort, les rituels de rançon et le transfert de la conscience.
5. L’état intermédiaire du dharmatā[2] (T. chos nyid bar do), où se manifeste la Lumière manifeste du dharmatā (chos nyid kyi ‘od gsal)
6. L’état intermédiaire du devenir (T. srid pa’i bar do)

Le nouvel état intermédiaire est inséré entre celui de la mort et du devenir et consiste en une série de visions de maṇḍalas de divinités paisibles et courroucées. Il semble constituer une sorte de plérôme[3] et qui n’est pas forcément le résultat d’une expérience visionnaire.[4] Au lieu d’avoir le cycle bouddhiste classique, où l’instant de la mort est suivie (peut-être d’abord d’un blanc, et puis) de la naissance, la conscience (citta) passe d’abord par un état intermédiaire où elle a l’occasion de s’unir à des Intelligences agentes, avant de passer à un autre état intermédiaire qui conduira à un retour dans la chair. Cet état intermédiaire de la Lumière manifeste permet ainsi d’intégrer toute une série de pratiques (T. man ngag sde) permettant aux initiés de s’unir avec les Intelligences agentes et ainsi de se libérer.

Le chapitre sur l’état intermédiaire du dharmatā dans le Guide des six états intermédiaires (T. bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa, contient d’ailleurs une grande quantité de citations très similaires au Trésor du Processus fondamental (T. gnas lugs mdzod) de Longchenpa. Il s’agit de très nombreuses citations des 17 tantras de la Section des transmissions (man ngag sde), constituant la base des pratiques de l’Essence séminale (T. snying thig) et du Franchissement du Pic (T. thod brgal).

Voici le dernier blog de l’année 2014. L’année 2015 serait-elle la réincarnation de 2014 ? Dans ce cas excellent 2014 tulkou rinpoché ! Sinon bonne découverte d’une nouvelle année toute fraîche ! Bonne fête de bardo!

***

[1] 1997, Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept, Research School CNWS, School of Asian, African, and Amerindian Studies, p. 27

[2] Dharmatā n’a pas sons sens habituel dans ce cycle. Il correspond ici à la Lumière manifeste, mais qui se manifeste sous la forme de maṇḍalas de divinités. C’est la réalité pure par opposition à la réalité impure de l’existence ordinaire.

[3] L’introduction du Chos nyid bar do'i gsal 'debs thos grol chen mo parle de longs spyod rdzogs sku padma'i zhi khro lha.

[4] « But however much this autograph is appreciated. the point I am trying to make here is that contrary to some experiences in the Chos nyid bar do’i gsal 'debs, like for instance the experiences of light and sound translated above, I would not advise to try and interpret the description of the zhi khro-maṇḍala as a probable experience certainly not for an uninitiated subject (quite contrary to the effort of Leary et al. (1964)). The descriptions of the kar gling zhi khro though based on visualisation-practice are highly theoretical in nature. The order of appearance of the deities and their corresponding categories, for instance, need not necessarily represent a sequence probable from the point of view of "lived" visionary experience. The order of appearance, the lay-out of the maṇḍala, and the filling in of details were very much subject to the conventions used at that time in the traditions involved. If we want to understand or interpret the order, lay-out, or the iconographical details of the maṇḍala we need to rely on traditional "interpretations" in the relevant lines of transmission, like for instance gathered by, amongst others, Lauf (1975) and Govinda (1956), Snellgrove (1957). But we should be careful not to neglect the factor time. An interpretation adhered to by a present-day bla ma or another representative of tradition (even if representing the exact tradition, the mandala pertains to) might not accurately cover the state of knowledge of centuries ago. » Blezer, pp. 125-126

samedi 27 décembre 2014

L’éclectisme et le syncrétisme selon Diderot



La philosophie éclectique, qu'on appelle aussi le Platonisme réformé et la philosophie alexandrine, prit naissance à Alexandrie en Égypte, c'est - à - dire au centre des superstitions. Ce ne fut d'abord qu'un syncrétisme de pratiques religieuses, adopté par les prêtres de l'Égypte, qui n'étant pas moins crédules sous le règne de Tibère qu'au temps d'Hérodote, parce que le caractère d'esprit qu'on tient du climat change difficilement, avaient toujours l'ambition de posséder le système d'extravagances le plus complet qu'il y eût en ce genre. Ce syncrétisme passa de - là dans la morale, et dans les autres parties de la philosophie. Les philosophes assez éclairés pour sentir le faible des différents systèmes anciens, mais trop timides pour les abandonner, s'occupèrent seulement à les réformer sur les découvertes du jour, ou plutôt à les défigurer sur les préjugés courants: c'est ce qu'on appela platoniser, pythagoriser, etc.

Cependant le Christianisme s'étendait; les dieux du Paganisme étaient décriés; la morale des philosophes devenait suspecte; le peuple se rendait en foule dans les assemblées de la religion nouvelle; les disciples même de Platon et d'Aristote s'y laissaient quelquefois entraîner; les philosophes syncrétistes s'en scandalisèrent, leurs yeux se tournèrent avec indignation et jalousie, sur la cause d'une révolution, qui rendait leurs écoles moins fréquentées; un intérêt commun les réunit avec les prêtres du Paganisme, dont les temples étaient de jour en jour plus déserts; ils écrivirent d'abord contre la personne de Jésus - Christ, sa vie, ses mœurs, sa doctrine, et ses miracles; mais dans cette ligue générale, chacun se servit des principes qui lui étaient propres: l'un accordait ce que l'autre niait; et les Chrétiens avaient beau jeu pour mettre les philosophes en contradiction les uns avec les autres, et les diviser; ce qui ne manqua pas d'arriver; les objets purement philosophiques furent alors entièrement abandonnés; tous les esprits se jetèrent du côté des matières théologiques; une guerre intestine s'alluma dans le sein de la Philosophie; le Christianisme ne fut pas plus tranquille au - dedans de lui - même; une fureur d'appliquer les notions de la Philosophie à des dogmes mystérieux, qui n'en permettaient point l'usage, fureur conçue dans les disputes des écoles, fit éclore une foule d'hérésies qui déchirèrent l'Église. Cependant le sang des martyrs continuait de fructifier; la religion chrétienne de se répandre malgré les obstacles; et la Philosophie, de perdre sans cesse de son crédit. Quel parti prirent alors les Philosophes? Celui d'introduire le Syncrétisme dans la Théologie païenne, et de parodier une religion qu'ils ne pouvaient étouffer. Les Chrétiens ne reconnaissaient qu'un Dieu; les Syncrétistes, qui s'appelèrent alors Éclectiques, n'admirent qu'un premier principe. Le Dieu des Chrétiens était en trois personnes: le Père, le Fils, et le S. Esprit. Les Éclectiques eurent aussi leur Trinité: le premier principe, l'entendement divin, et l'âme du monde intelligible. Le monde était éternel, si l'on en croyait Aristote; Platon le disait engendré; Dieu l'avait créé, selon les Chrétiens. Les Éclectiques en firent une émanation du premier principe; idée qui conciliait les trois systèmes, et qui ne les empêchait pas de prétendre comme auparavant, que rien ne se fait de rien. Le Christianisme avait des anges, des archanges, des démons, des saints, des âmes, des corps, etc. Les Éclectiques, d'émanations en émanations, tirèrent du premier principe autant d'êtres correspondants à ceux - là: des dieux, des démons, des héros, des âmes, et des corps; ce qu'ils renfermèrent dans ce vers admirable:


De - là s'élance une abondance infinie d'êtres de toute espèce. Les Chrétiens admettaient la distinction du bien et du mal moral, l'immortalité de l'âme, un autre monde, des peines et des récompenses à venir. Les Éclectiques se conformèrent à leur doctrine dans tous ces points. L'Épicuréisme fut proscrit d'un commun accord; et les Éclectiques conservèrent de Platon, le monde intelligible, le monde sensible, et la grande révolution des âmes à - travers différents corps, selon le bon ou le mauvais usage qu'elles avaient fait de leurs facultés dans celui qu'elles quittaient. Le monde sensible n'était, selon eux, qu'une toile peinte qui nous séparait du monde intelligible; à la mort, la toile tombait, l'âme faisait un pas sur son orbe, et elle se trouvait à un point plus voisin ou plus éloigné du premier principe, dans le sein duquel elle rentrait à la fin, lorsqu'elle s'en était rendue digne par les purifications théurgiques et rationnelles. Il s'en faut bien que les idéalistes de nos jours aient poussé leur extravagance aussi loin que les Éclectiques du troisième et du quatrième siècle: ceux - ci en étaient venus à admettre exactement l'existence de tout ce qui n'est pas, et à nier l'existence de tout ce qui est. Qu'on en juge sur ces derniers mots de l'entretien d'Eusèbe avec Julien:


Il n'y a de réel que ce qui existe par soi - même (ou les idées); tout ce qui frappe les sens n'est que fausse apparence, et l'œuvre du prestige, du miracle, et de l'imposture. Les Chrétiens avaient différents cultes. Les Éclectiques imaginèrent les deux théurgies; ils supposèrent des miracles; ils eurent des extases; ils conférèrent l'enthousiasme, comme les Chrétiens conféraient le S. Esprit; ils crurent aux visions, aux apparitions, aux exorcismes, aux révélations, comme les Chrétiens y croyaient; ils pratiquèrent des cérémonies extérieures, comme il y en avait dans l'église; ils allièrent la prêtrise avec la philosophie; ils adressèrent des prières aux dieux; ils les invoquèrent; ils leur offrirent des sacrifices; ils s'abandonnèrent à toutes sortes de pratiques, qui ne furent d'abord que fantasques et extravagantes, mais qui ne tardèrent pas à devenir criminelles. Quand la superstition cherche les ténèbres, et se retire dans des lieux souterrains pour y verser le sang des animaux, elle n'est pas éloignée d'en répandre de plus précieux; quand on a cru lire l'avenir dans les entrailles d'une brebis, on se persuade bientôt qu'il est gravé en caractères beaucoup plus clairs, dans le cœur d'un homme. C'est ce qui arriva aux Théurgistes pratiques; leur esprit s'égara, leur âme devint féroce, et leurs mains sanguinaires. Ces excès produisirent deux effets opposés. Quelques chrétiens séduits par la ressemblance qu'il y avait entre leur religion et la philosophie moderne, trompés par les mensonges que les Éclectiques débitaient sur l'efficacité et les prodiges de leurs rites, mais entraînés sur - tout à ce genre de superstition par un tempérament pusillanime, curieux, inquiet, ardent, sanguin, triste, et mélancolique, regardèrent les docteurs de l'Église comme des ignorants en comparaison de ceux - ci, et se précipitèrent dans leurs écoles; quelques éclectiques au contraire qui avaient le jugement sain, à qui toute la théurgie pratique ne parut qu'un mélange d'absurdités et de crimes, qui ne virent rien dans la théurgie rationnelle qui ne fût prescrit d'une manière beaucoup plus claire, plus raisonnable, et plus précise, dans la morale chrétienne, et qui, venant à comparer le reste de l'Éclectisme spéculatif avec les dogmes de notre religion, ne pensèrent pas plus favorablement des émanations que des théurgies, renoncèrent à cette philosophie, et se firent baptiser: les uns se convertissent, les autres apostasient, et les assemblées des Chrétiens et les écoles du Paganisme se remplissent de transfuges. La philosophie des Éclectiques y gagna moins que la théologie des Chrétiens n'y perdit: celle - ci se mêla d'idées sophistiques, que ne proscrivit pas sans peine l'autorité qui veille sans cesse dans l'Église à ce que la pureté de la doctrine s'y conserve inaltérable. Lorsque les empereurs eurent embrassé le Christianisme, et que la profession publique de la religion païenne fut défendue, et les écoles de la philosophie éclectique fermées; la crainte de la persécution fut une raison de plus pour les philosophes de rapprocher encore davantage leur doctrine de celle des Chrétiens; ils n'épargnèrent rien pour donner le change sur leurs sentiments et aux PP. de l'Église et aux maîtres de l'état. Ils insinuèrent d'abord que les apôtres avaient altéré les principes de leur chef; que malgré cette altération, ils différaient moins par les choses, que par la manière de les énoncer: Christum nescio quid aliud scripsisse, quam Christiani docebant, nihilque sensisse contra deos suos, sed eos potius magico ritu coluisse; que Jésus - Christ était certainement un grand philosophe, et qu'il n'était pas impossible qu'initié à tous les mystères de la théurgie, il n'eût opéré les prodiges qu'on en racontait, puisque ce don extraordinaire n'avait pas été refusé à la plupart des éclectiques du premier ordre. Porphyre disait: Sunt spiritus terreni minimi, loco quodam malorum doemonum subjecti potestati; ab his sapientes Hebroeorum quorum unus etiam iste Jésus fuit, etc. Ils attribuaient cet oracle à Apollon, interrogé sur Jésus - Christ:


Mortalis erat, secundum carnem philosophus ille miraculosis operibus clarus. Alexandre Sévère mettait au nombre des personnages les plus respectables par leur sainteté, inter animas sanctiores, Abraham, Orphée, Apollonius, et Jésus - Christ D'autres ne cessaient de crier: Discipulos ejus de illo fuisse revera mentitos, dicendo illum Deum, per quem facta sunt omnia, cum nihil aliud quam homo fuerit, quamvis excellentissimoe sapientioe. Ils ajoutaient: Ipse vero pius, et in coelum sicut pii, concessit; ita hunc quidem non blasphemabis; misereberis autem hominum dementiam. Porphyre se trompa; [p. 273] ce qui fait grande pitié à un philosophe, c'est un éclectique tel que Porphyre, qui en est réduit à ces extrémités. Cependant les éclectiques réussirent par ces voies obliques à en imposer aux Chrétiens, et à obtenir du gouvernement un peu plus de liberté; l'Église même ne balança pas à élever à la dignité de l'épiscopat Synesius, qui reconnaissait ouvertement la célèbre Hypatia pour sa maîtresse en philosophie; en un mot il y eut un temps où les Éclectiques étaient presque parvenus à se faire passer pour Chrétiens, et où les Chrétiens n'étaient pas éloignés de s'avouer Éclectiques. C'était alors que S. Augustin disait des Philosophes: Si hanc vitam illi Philosophi rursus agere potuissent, viderent profecto cujus autoritate facilius consuleretur hominibus, et paucis mutatis verbis, Christiani fierent, sicut plerique recentiorum nostrorumque temporum Platonici fecerunt. L'illusion dura d'aurant plus longtemps, que les Éclectiques, pressés par les Chrétiens, et s'enveloppant dans les distinctions d'une métaphysique très subtile à laquelle ils étaient rompus, rien n'était plus difficile que de les faire entrer entièrement dans l'Église, ou que de les en tenir évidemment séparés; ils avaient tellement quintessencié la théologie païenne, que prosternés aux pieds des idoles, on ne pouvait les convaincre d'idolâtrie; il n'y avait rien à quoi ils ne fissent face avec leurs émanations. Étaient- ils matérialistes? Ne l’étaient- ils pas? C'est ce qui n'est pas même aujourd'hui trop facile à décider. Y a- t- il quelque chose de plus voisin de la monade de Leibnitz, que les petites sphères intelligentes, qu'ils appelaient yunges:


Intellectoe yunges à patre, intelligunt et ipsoe, consiliis ineffabilibus motoe, ut intelligant. Voilà le symbole des éléments des êtres, selon les Éclectiques; voilà ce dont tout est composé, et le monde intelligible, et le monde sensible, et les esprits créés, et les corps. La définition qu'ils donnent de la mort, a tant de liaison avec le système de l'harmonie préétablie de Leibnitz, que M. Brucker n'a pu se dispenser d'en convenir. Plotin dit L'homme meurt, ou l'âme se sépare du corps, quand il n'y a plus de force dans l'âme qui l'attache au corps; et cet instant arrive, perditâ harmoniâ quam olim habens, habebat et anima. Et M. Brucker ajoute: en vero harmoniam proestabilitam inter animam et corpus jam Plotino ex parte notam.

On sera d'autant moins surpris de ces ressemblances, qu'on connaîtra mieux la marche désordonnée et les écarts du Génie poétique, de l'Enthousiasme, de la Métaphysique, et de l'Esprit systématique. Qu'est-ce que le talent de la fiction dans un poète, sinon l'art de trouver des causes imaginaires à des effets réels et donnés, ou des effets imaginaires à des causes réelles et données? Quel est l'effet de l'enthousiasme dans l'homme qui en est transporté, si ce n'est de lui faire apercevoir entre des êtres éloignés des rapports que personne n'y a jamais vus ni supposés? Où ne peut point arriver un métaphysicien qui, s'abandonnant entièrement à la méditation, s'occupe profondément de Dieu, de la nature, de l'espace, et du temps? À quel résultat ne sera point conduit un philosophe qui poursuit l'explication d'un phénomène de la nature à - travers un long enchaînement de conjectures? qui est - ce qui connait toute l'immensité du terrain que ces différents esprits ont battu, la multitude infinie de suppositions singulières qu'ils ont faites, la foule d'idées qui se sont présentées à leur entendement, qu'ils ont comparées, et qu'ils se sont efforcés de lier. J'ai entendu raconter plusieurs fois à un de nos premiers philosophes, que s'étant occupé pendant longtemps d'un phénomène de la nature, il avait été conduit par une très longue suite de conjectures, à une explication systématique de ce phénomène, si extravagante et si compliquée, qu'il était demeuré convaincu qu'aucune tête humaine n'avait jamais rien imaginé de semblable. Il lui arriva cependant de retrouver dans Aristote précisément le même résultat d'idées et de réflexions, le même système de déraison. Si ces rencontres des Modernes avec les Anciens, des Poètes tant anciens que modernes, avec les Philosophes, et des Poètes et des Philosophes entre eux, sont déjà si fréquentes, combien les exemples n'en seraient - ils pas encore plus communs, si nous n'avions perdu aucune des productions de l'antiquité, ou s'il y avait en quelque endroit du monde un livre magique qu'on pût toujours consulter, et où toutes les pensées des hommes allassent se graver au moment où elles existent dans l'entendement? La ressemblance des idées des Éclectiques avec celles de Leibnitz, n'est donc pas un phénomène qu'il faille admettre sans précaution, ni rejeter sans examen; et la seule conséquence équitable qu'on en puisse tirer, dans la supposition que cette ressemblance soit réelle, c'est que les hommes d'un siècle ne diffèrent guère des hommes d'un autre siècle, que les mêmes circonstances amènent presque nécessairement les mêmes découvertes, et que ceux qui nous ont précédé avaient vu beaucoup plus de choses, que nous n'avons généralement de disposition à le croire.

mardi 23 décembre 2014

Derrière les coulisses du Discours de la Lumière dorée



Le Discours de la Lumière dorée (S. Suvarṇaprabhāsottamasūtrendrarājaḥ) apparaît la première fois dans la traduction chinoise de Dharmakṣema (Zhú Fǎfēng) qui vécut de 385 à 433. Dharmakṣema était un moine indien qui partit en Chine après avoir fait des études au Cachemire et au Kucha. Sa maîtrise du chinois aurait été telle qu’il fut capable de fournir le premier jet des traductions par lui-même. Il avait résidé quelques années à Dunhuang, avant que cette ville fût prise en 420 par Juqu Mengxun (沮渠蒙遜 368–433), roi du Liang du nord, qui l’amena avec lui à Guzang, où il fit de nombreuses traductions, tout en étant son conseiller et chapelain bouddhiste.

Il semble avoir été apprécié pour ses dons prophétiques, sa science magique et tthaumaturgiqueet aurait sauvé la ville d’une horde de démons porteurs de la peste. Sa réputation fut telle que l’empereur voisin de Wei, Tuoba Tao, exigeait de Juqu Mengxun de le mettre à son service. Le troisième empereur de la dynastie Wei du Nord qui avait règné de 424 à 451 proclama en 438 « un édit de laïcisation contre les moines bouddhistes, renforcé en 446 par de véritables mesures de persécution. Il tente de fusionner les croyances altaïques avec les cultes confucéens. »[1] Les croyances altaïques sont celles des peuples altaïques, à savoir les peuples turco-mongols dont une des croyances étaient le culte du Dieu-Ciel Tengri, qui semble avoir été assimilé avec divers chefs de de dieux d’autres traditions (le dieu zoroastrien Ormuzd/Hormusda, le dieu bouddhiste Indra…). Ainsi, dans des chroniques mongoles du XVIIe siècle, « Altan-Tobchi », Genghis Khan était considéré comme l’incarnation de Hormusta-tengri. Bref, pour des raisons politiques, Tuoba Tao cherchait à fusionner diverses religions pour en faire une seule, sans doute favorable au pouvoir royal qu’il exerca.

Et Dharmakṣema était sans doute pour lui un élément utile à ce projet. Parmi les traductions de Dharmakṣema figure donc le Discours de la Lumière dorée, un sūtra généralement très apprécié par la royauté. Traditionnellement, sa récitation est censée protéger un pays contre toutes sortes de désastres naturelles. Et sa récitation fut instaurée comme un rituel impérial à la cour des Tang autour de l’an 600.[2] Au Japon, l’empereur Shōmu fonda en 741 des monastères dans chaque province[3], appelés « Temple pour la protection d’état par les quatre rois célestes du Discours de la Lumière dorée (金光明經四天王護国之寺). On y récita le sūtra pour protéger le pays. Comme le sūtra fut traduit en chinois, sace ("khotanais"), ancien turcique, ancien ouïgour, tangout, tibétain, mongole, mandchou, coréen et japonais, on peut présumer que ce fut pour des raisons similaires. Notons qu’il s’agit principalement de pays du « bloc tantrique » selon la dénomination de Johan Elverskog.



Dans le chapitre 12 d’une des versions du Discours (traduite en français par C. Charrier), il est expliqué ce qui arrive à un royaume, dont le roi ne rend pas service à la justice ainsi que les bénéfices des rois menant une vie exemplaire. Le chapitre 7, un des plus longs du Discours, met en scène une sorte de contrat entre le Bouddha et les quatre rois célestes. En résumé, les quatre rois célestes promettent au Bouddha de protéger tous ceux qui suivent les préceptes du Discours de la Lumière dorée, et notamment les rois qui protègent sa divulgation et récitation. Nous avions déjà vu le précédent d’une telle rencontre entre les quatre rois célestes et le Bouddha dans l’Atanatiya Sutta et le Maha-samaya Sutta du canon pāli. Le chapitre 14 du Discours de la Lumière dorée, « L'entière protection des yakshas » propose le même type de protection (P. paritta) contre les yakṣa. La rencontre se déroule à peu près de la même façon, ce sont les quatre rois qui parlent et le Bouddha donne son accord.[4] A condition que les rois de la terre vivent en paix, sans « se porter de préjudices mutuels pour accumuler des richesses », soutiennent la doctrine de la Lumière dorée et du Bouddha ainsi que ceux qui vivent selon ses préceptes, « ce roi des hommes recevra une grande protection. Il sera pleinement protégé, soutenu, assisté, défendu. Sans obstacle, il obtiendra paix et bonheur. La reine, les princes, la cour et le palais tout entier recevront une grande protection. Ils seront pleinement protégés, soutenus, assistés, défendus. Sans obstacle, ils obtiendront paix et bonheur. Toutes les divinités du palais royal deviendront plus splendides et plus puissantes encore, jouiront d'un bonheur physique et mental inconcevable, goûteront à divers plaisirs. Les villes et les régions du pays seront protégées et gardées à l'abri des dangers, des calamités, des révoltes, des ennemis et des invasions. »

Le Discours de la Lumière dorée expose également la promesse des trois déesses Sarasvatī (Verbe/culture), Lakṣmī (prospérité) et Dṛḍhā (Terre) de protéger les moines qui l’enseigneront.

La raison de la composition du Discours est la question que se posa le bodhisattva Ruciraketu (Summum de Beauté) à Rajagriha concernant la brièveté de la vie du Bouddha. Il n’avait vécu que 80 années... Le moment du Discours a donc lieu après le nirvāṇa de Shakyamuni. Par la pensée vertueuse de Ruciraketu, la ville de Rajagriha est transformée et devient l’épiphanie du plérôme céleste.[5] Le bodhisattva Ruciraketu voit tous les bouddhas du passé, du présent et du futur qui lui répondent de ne pas penser ainsi, car personne hormis les bouddhas, « ne peut prendre la pleine mesure de la durée de vie du Tathagata, Vainqueur transcendant, Shakyamuni. » Aussitôt, la maison de Ruciraketu se remplit des dieux des mondes du désir et de la forme qui lui expliquent comment la vie du Bouddha est incommensurable. Un brahmane du nom de Kaundinya, présent dans la maison de Ruciraketu, s’émeut du nirvāṇa de Shakyamuni et veut lui demander une faveur. Un prince Litsavi /Licchavi du nom de Sarvalokapriyadarshana, lui demande pourquoi il adresse cette requête à Shakyamuni, car lui le prince, serait tout à fait en mesure de la lui accorder. Pourquoi s’adresser au Bouddha, quand on peut très bien s’adresser à un de ses subalternes ou délégués terrestres semble-t-il suggérer.[6] Le brahmane répond alors que celui qui vénère ne serait-ce qu'un fragment de relique du Bouddha, obtiendra gaine de cause et qu’il aimerait obtenir un tel fragment. Le prince Licchavi, lui répond par une boutade sur le thème de quand les cochons auront des ailes, que cela ne se produira pas. Le brahmane est d’accord et admet que sa question n’était qu’une mise en scène pour faire surgir la vérité. Cette vérité étant que les rois terrestres pourront à la place du Bouddha accorder des faveurs à ceux qui les leur demandent. D’autant plus quand le Bouddha aurait fait des prophéties à leur sujet quant à leur propre éveil...

Un des objectifs principaux du Discours de la Lumière dorée semble donc être le passage de pouvoir du Bouddha, Vainqueur transcendant, à ceux qui passent pour être ses représentants sur terre.
« Le Vainqueur transcendant n'a pas été créé,
Le Tathagata n'est pas né.
Son corps, aussi dur que le diamant,
Se révèle par le Corps d'émanation
. »
Bien que l’article Wikipedia affirme que le Discours de la Lumière dorée fut rédigé en sanscrit puis traduit en les autres langues[7], cela n’est pas certain. Un article en ligne de Dr. Radha Banerjee présente un manuscrit khotanais de ce Discours. La version originale présumée du Discours est une composition en sanscrit hybride bouddhiste, dont les premières traductions en sanscrit proviendraient du territoire chinois en Asie centrale (Xinjiang) et du Népal. Au Nepal, un royaume jusqu’à très récemment, ce Discours fait partie des Neuf Dharmas (Navagrantha)[8]. Le clan des Licchavi du Bihar avait obtenu « une partie des reliques du Bouddha et la moitié de celles d'Ananda et de Mahaprajapati Gautami ». Cela explique la demande de reliques par le brahmane Kaundinya au prince Licchavi Sarvalokapriyadarshana. Les rois de la dynastie Licchavi qui avait gouverné le Népal de 400 à 750, sont dits être originaires de l'Inde, mais on ne sait pas s'ils ont des liens avec le clan Licchavi du Bihar.

***

[1] Wikipedia

[2] Wikipedia

[3] « Vénérable Vainqueur transcendant, lorsqu'un roi des hommes qui a écouté attentivement l'Excellente Lumière dorée, roi du recueil des soutras, protège, soutient, appuie et défend pleinement, contre tout adversaire, les moines qui détiennent la puissante collection des soutras, Vénérable Vainqueur transcendant, nous, les quatre grands rois, protègerons, soutiendrons, appuierons et défendrons pleinement les êtres qui vivent sur le territoire de ce roi des hommes pour leur offrir paix et bonheur. » « Vénérable Vainqueur transcendant, lorsqu'un roi des hommes rend heureux quelqu'un qui détient le roi du recueil des soutras – un moine ou une nonne, un homme ou une femme ayant des vœux laïques – et lui fournit toutes les commodités, Vénérable Vainqueur transcendant, nous, les quatre grands rois, rendrons heureux et fournirons d'excellentes commodités à tous les êtres qui vivent sur le territoire de ce roi des hommes. » « – Vénérable Vainqueur transcendant, à l'avenir, où que l'Excellente Lumière dorée, roi du recueil des soutras, aille, quel que soit le village, la ville, le district, la région, la province, le palais ou la résidence d'un roi des hommes qu'il atteigne, Vénérable Vainqueur transcendant, quel que soit le roi humain gouvernant selon le traité de souveraineté intitulé Engagements des rois divins ; celui qui écoute, respecte et vénère continuellement l'Excellente Lumière dorée, roi du recueil des soutras, respecte, vénère, adore, honore d'offrandes moines ou nonnes, hommes ou femmes ayant des vœux laïques, qui détiennent le roi du recueil des soutras, essence du nectar de la Doctrine, rivière de l'écoute des enseignements ; nous, les quatre grands rois, nos sujets et un entourage composé de plusieurs centaines de milliers de yakshas, verrons la grande splendeur de notre corps se magnifier. Nous obtiendrons aussi enthousiasme, force, grand pouvoir, acquérant encore davantage de splendeur, de gloire et d'excellence. »  Traduction C. Charrier

[4] « Vous, les quatre grands rois, avec vos troupes et vos sujets, dans ce continent de Jambudvipa qui vous appartient, lorsque dans les quatre-vingt-quatre mille cités, les quatre-vingt-quatre mille rois seront heureux dans leur propre région et satisfaits de la souveraineté qu'ils exercent sur leur royaume, ne se porteront pas de préjudices mutuels pour accumuler des richesses, ne se haïront pas, seront heureux du pouvoir royal qu'ils ont obtenu par leurs actions accumulées dans le passé, ne se terroriseront pas mutuellement, ne s'affronteront pas pour détruire le pays ; lorsque dans les quatre-vingt-quatre mille cités de ce continent de Jambudvipa, les quatre-vingt-quatre rois se voueront un amour réciproque, s'apporteront un soutien mutuel et bienveillant, profiteront de leur royaume sans querelle ni conflit, sans luttes ni hostilité ; alors, sur ce continent de Jambudvipa qui vous appartient, vous, les quatre grands rois, vos armées et votre cour, serez florissants ; les années seront fertiles, la joie régnera et la terre, peuplée d'hommes, sera un lieu agréable. Saisons, mois, changements de lune et années se dérouleront normalement. Jour et nuit, planètes, constellations, lune et soleil, suivront leur course sans dérèglement. Les pluies se déverseront sur la terre au moment propice. Les êtres qui habitent tout le continent de Jambudvipa deviendront riches de biens et de récoltes, leur bonheur augmentera et la jalousie disparaîtra de leur cœur. Généreux, ils suivront la voie des dix actions bénéfiques et la plupart d'entre eux renaîtront dans les états fortunés des mondes supérieurs. Les résidences célestes seront peuplées de dieux et de fils de dieux. Grands rois, lorsqu'un roi des hommes écoutera, respectera et vénèrera l'Excellente Lumière dorée, roi du recueil des soutras, respectera, vénèrera et honorera d'offrandes les détenteurs de ce Discours – moines ou nonnes, hommes ou femmes ayant des vœux laïques – et que, par sympathie pour vous, les quatre grands rois, vos armées, sujets et nombreuses centaines de milliers de yakshas, il écoutera constamment l'Excellente Lumière dorée, roi du recueil des soutras, essence du nectar de la Doctrine, ce courant qu'est l'écoute de la Doctrine emplira votre corps de satisfaction, augmentera la splendeur de votre corps divin, produira en vous enthousiasme, force et puissance, magnifiera pleinement votre éclat, votre gloire et votre rayonnement. Pour moi, le Tathagata, l'Arhat, le Bouddha parfaitement accompli, Shakyamuni, ce roi des hommes présentera une multitude d'offrandes vastes et inconcevables. Il présentera aussi une multitude d'offrandes vastes et inconcevables aux centaines de milliers de millions de Tathagatas passés, présents et futurs. Ainsi, ce roi des hommes recevra une grande protection. Il sera pleinement protégé, soutenu, assisté, défendu. Sans obstacle, il obtiendra paix et bonheur. La reine, les princes, la cour et le palais tout entier recevront une grande protection. Ils seront pleinement protégés, soutenus, assistés, défendus. Sans obstacle, ils obtiendront paix et bonheur. Toutes les divinités du palais royal deviendront plus splendides et plus puissantes encore, jouiront d'un bonheur physique et mental inconcevable, goûteront à divers plaisirs. Les villes et les régions du pays seront protégées et gardées à l'abri des dangers, des calamités, des révoltes, des ennemis et des invasions. » Traduction C. Charrier

[5] « Alors, la grande cité de Rajagriha se trouva enveloppée d'une lumière resplendissante qui illuminait également les trois mille grands milliards de mondes et la sphère des mondes en nombre égal aux grains de sable du fleuve Gange dans les dix directions. Par le pouvoir du Bouddha, une pluie de fleurs célestes se déversa, la mélodieuse musique des dieux retentit et une joie divine emplit tous les êtres de la sphère des mondes du trichiliocosme1. Ceux qui étaient privés de certaines facultés sensorielles les obtinrent intégralement ; les aveugles purent voir les formes, les sourds entendirent les sons, les insensés recouvrèrent la raison, les inconscients reprirent conscience, ceux qui étaient nus purent se vêtir, les affamés eurent le ventre plein, les assoiffés furent désaltérés, les malades guérirent de la maladie qui les emprisonnait et ceux qui avaient une tare physique obtinrent un corps parfait. Ainsi, dans le monde, quantité de miracles se produisirent. » Traduction C. Charrier

[6] « Alors, par le pouvoir du Bouddha, dans l'assemblée, un prince Litsavi, connu sous le nom de Sarvalokapriyadarshana (Que Tous Aiment à Voir), demanda avec assurance au brahmane Kaundinya, le maître qui enseigne les écritures : – Pourquoi, grand brahmane, demandes-tu au Vainqueur transcendant de te concéder une faveur ? Ne pourrais-je pas te l'accorder moi-même ? » Traduction C. Charrier

[7] « The sutra was originally written in India in Sanskrit and was translated several times into Chinese by Dharmakṣema and others, and later translated into Tibetan and other languages. »

[8] 1. Aṣṭasāhasrikā Prajñāpāramitā Sūtra 2. Gaṇḍavyūha Sūtra 3. Daśabhūmika Sūtra 4. Samādhirāja Sūtra 5. Laṅkāvatāra Sūtra 6. Saddharma Puṇḍarīka Sūtra 7. Tathāgataguhya Sūtra 8. Lalitavistara Sūtra 9. Suvarṇaprabhāsa Sūtra

jeudi 18 décembre 2014

Chasser l’ennui en accommodant sa vie et l’au-delà



Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje) est l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa (ras chung rdo rje grags pa 1083/4-1161), un disciple de Milarepa. Celle-ci raconte comment Réchungpa voyage avec un groupe de gens parmi lesquels figure le maître Dzogchen Kyis ston qui avait un grand nombre de disciples laïques. Quand le groupe loge dans la vallée de Katmandu, peut-être à Thamel Vihara, le maître donne une série d'enseignements sur le Dzogchen, que Réchungpa suit. Réchungpa aperçoit à cette occasion une jeune femme Newar, qui est initialement intéressée par les propos du lama, puis qui commence à s'ennuyer et ne l'écoute plus. Elle dit alors à Réchungpa que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi… ou alternativement de tous les ennuis.

Réchungpa demande alors à Bharima, car c'est son nom, quelle est sa propre pratique secrète. Elle est choquée qu'il ose même la lui demander et refuse de répondre. Réchungpa se tourne alors vers sa servante qui lui donne une indication en mimant Vajrayoginī. Ladite Bharima s'avérera plus tard être une disciple de Tipupa, un ancien élève de Nāropa, qui transmettra plus tard à Réchungpa le Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (T. lus med mkha' 'gro skor dgu S. ḍāka-niṣkāya-dharma). Il s'agit des instructions que Tilopa/Tillipa aurait reçues directement de Vajravarāhī. Il les aurait ensuite transmis à Nāropa, qui en aurait transmis quatre à Marpa et le cycle entier à Tipupa. C'est grâce à Réchungpa que le cycle a pu être (ré)intégré dans son intégralité dans la lignée Kagyupa. Il s’agit ici d’une transmission aurale (T. snyan brgyud), qui sonne le retour des « dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi ». Il faut entendre « siddhi » dans le sens de réussites relatives à la fortune, la santé, la longévité, le charisme…

Le Dzogchen « ennuyeux » qu’enseigna Kyis ston était sans doute un cycle d’instructions sur la Pensée éveillée comme celui qui sera rétroactivement nommé « Section de la Pensée » (T. sems sde) et qui appartient à la même catégorie que le Discours du Roi pancréateur (kun byed rgyal po). Certains, comme Keith Dowman, appellent ce type de Dzogchen, le Dzogchen radical. Le message de ce Dzogchen, comme d’ailleurs celui de la Mahāmudrā « radicale », est toujours le même, depuis Saraha qui dit dans ses distiques inlassablement repéter la même chose. Et il est vrai que le Dzogchen et la mahāmudrā « radicaux » se soucient peu des réussites (siddhi), et de ceux qui sont censé les accorder en échange de sacrifices. Milarepa et d’autres ascètes de cette époque, en cela en accord avec les préceptes de l’école Kadampa, iront même jusqu’à dire que l’infortune, la maladie etc. SONT les véritables siddhi… Milarepa ne veut pas des siddhi d’un Bari lotsāva. Mais celui-ci et les méthodes susceptibles de donner accès à toutes les réussites étaient de plus en plus populaires et continuaient d’affluer du Népal, de l’Inde et ailleurs. Les tibétains en redemandaient, encore et encore.

La Percée (Durchbruch)[0] que permettent le Dzogchen et la Mahāmudrā « radicaux » «étaient désormais considérées comme une bonne entrée en matière pour « éradiquer la rigidité » (T. khregs chod), pour déchirer le voile et pour avoir accès à la lumière. La lumière justement, parlons-en. Elle est au centre des discussions, tous les voisins théistes (shivaïstes, soufis, taoistes) en parlent : prakāśa, ābhāsavāda, la théorie de l’illumination de Sohrawardī et ses Terres de lumière… Elle est d’origine divine. La Terre, sublunaire, est couverte d’ombres ; la vraie lumière extirpée de la matière, la Claire Lumière, se trouve là-haut. Là-haut, où vivent également les dieux, sources des siddhi. Après l’interlude ennuyeux du Dzogchen et de la Mahāmudrā « radicaux », on voit apparaître ou ré-apparaître toutes sortes d’instructions pour « monter là-haut », macro et microcosmiquement, afin d’y rencontrer les dieux et de recevoir des siddhi d’eux. Pour garder le tout dans un cadre canoniquement bouddhiste, on se basera sur « la luminosité naturelle de la Pensée », parole de Bouddha ![1]

Dans un premier temps les instructions nouvelles se présenteront comme des transmissions aurales, puis elles arriveront par des visionnaires ayant voyagé dans les terres pures, sous forme de trésors redécouverts (T. gter ma), par des visions ou des rêves, et finalement tout simplement par inspiration dans des êtres considérés comme avatars.

Les instructions qui arrivent par ce biais se présentent souvent comme une nouveauté, une nouvelle méthode, souvent de type yogique ou alchimique, pour réussir ceci ou cela, que l’on trouva peut-être chez les voisins, mais pas encore dans le bouddhisme, ou qui sont présentée sous une forme plus adaptée. Tout cela est possible grâce aux Terres de lumière et les dieux qui y résident. On est désormais affranchi de l’obligation de l’authenticité d’une instruction en prouvant par a+b qu’elle dérive du Bouddha ou d’un autre être terrien éveillé ou céleste.

Cela a pour avantage apparent de pouvoir fédérer des bouddhistes ou candidats-bouddhistes aux tendances théistes naturelles, qui ont besoin d’un coup de main de là-haut pour réussir, avec des bouddhistes qui voient cela plutôt comme des moyens habiles (upāya), en interprétant symboliquement le plérôme et/ou en le justifiant par la luminosité naturelle de la Pensée. Cet intermonde illuminé a pour autre avantage de fournir une explication pour l’apport continu de nouvelles instructions et de nouveaux sauveurs. Par ailleurs, parfaitement adapté à notre société de consommation.

Vous voulez quelques exemples concrets ? Regardez la production des instructions (T. gnam chos) du jeune médium Mingyour Dordjé, qui partagéa la retraite de Karma Chagmé, qui intégra les instructions illuminantes du Franchissement du Pic (T. thod brgal) dans la lignée kagyupa.

i) offrandes rituelles (offrandes de fumée pour les dieux (bsang), offrandes aux mânes et aux preta (chab gtor), fabrication d’un vase de trésor (bum gter) ;
ii) rituels de purification pour les morts (byang chog);
iii) initiations pour obtenir longue vie (tshe dbang), santé (sman lha dbang) fortune (nor dbang);
iv) rituels pour la fabrication de cordes de protection et d’amulettes (mdos, srung ba);
v) cultes de dieux protecteurs (chos skyong), génies (zhing skyong S. kṣetrapala), gardiens de trésor (gter srung), démons (btsan, gnod sbyin, bdud), dieux célestes (lha), dieux des montagnes et des plaines (spom ri, thang lha), nāgas (klu) et esprits telluriques (sa bdag);
vi) diverses type de divination et astrologie (rde’u dkar mo, spar kha, rtsis);
vii) pratiques préliminaires des tantras (sngon ’gro);
viii) pratiques tantriques (rmi lam, 'pho ba, gtum mo, phur ba, gcod) et leurs commentaires (rgyud ’grel);
ix) Pratique de Terres pures (zhing khams sgrub) des centaines de pratiques de divinités paisibles et courroucées (zhi khro),
x) Des instructions de Dzogchen (khrid)

On ne s’y ennuie pas en effet. Karma Chagmé, rappela que les pratiques de la Section des Instructions (T. man ngag sde), alias tantras de la Lumière, alias les cycles Nyingthik, alias le Franchissement du Pic (T. thod bgral) sont indispensables et supérieures aux autres yāna, même si la Percée est nécessaire pour l’aborder correctement.
« Sans trancher la rigidité, pas de franchissement du pic.
Sans franchissement du pic, pas de trancher la rigidité
. »[2]
Le même message est toujours de mise de nos jours, où Urgyen Tulku Rinpoché (le père du tulkou de Mingyour Dordjé) déclara qu’en dernière analyse le Dzogchen est supérieur à toutes les autres méthodes par le Franchissement du Pic. Supérieur à la mahāmudrā, dont seul le troisième type, la mahāmudrā essentielle (snying po'i lugs), est égale au Dzogchen (« radical »). Mais en comprenant bien que le Dzogchen consiste en quatre sections et que seule la section du Franchissement du pic (T. thod rgal) est supérieure à tous les yāna.

Le Dzogchen est aimé de nos jours, même par des athées comme Sam Harris. Mais ceux qui font les louanges du Dzogchen semblent le plus souvent s’arrêter au Dzogchen « radical », actuellement considéré comme incomplet par les maîtres de Dzogchen, sans s’encombrer de la deuxième phase proprement religieuse des Terres de lumière, avec des êtres et des pouvoirs surnaturels. Ce Dzogchen incomplet et imparfait est celui de Kyiteun (kyis ston), le maître Dzogchen de Réchungpa, qui faisait bailler Bharima, et « qui nie l’existence des dieux et démons, source de tous les siddhi ». Ou encore le Dzogchen qu'avait appris Milarepa. C’est pourtant le Dzogchen dénudé qui se laisse aborder, admirer et aimer le plus facilement à cause de sa grande ouverture. En comparaison, le seizième Karmapa disait que de toutes les méditations, la Mahāmudrā sera la plus profitable aux occidentaux, parce qu'elle approche la conscience directement et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures.

On pourrait dire généralement pour le bouddhisme tibétain qu’il comporte une partie spirituelle, qui est le socle commun du bouddhisme, et qui concerne des pratiques de la stabilisation mentale (śamatha), de la perspicacité (vipaśyanā), la culture mentale (mettabhāvana, entraînement spirituel –blo sbyong), Dzogchen et mahāmudrā « radicaux », bien que ces derniers dérivent des tantras qui ont leur cadre mythologique et rituel. Et une partie proprement religieuse avec des Terres de lumière, des êtres de lumière, qui peuvent accorder des siddhi comme la longévité, la santé, les richesses, le charisme, ainsi que l’immortalité/résurection en échange de sacrifices. C’est cette dernière partie qui permet d’affirmer sans hésitation que le bouddhisme tibétain est une religion. On pourrait sans doute affirmer la même chose pour le Dzogchen et la mahāmudrā « radicaux », mais il est tout à fait possible d’imaginer leur pratique sans cadre religieux.

Surtout qu’à la lecture des textes jusqu’au 12ème siècle environ, on a l’impression d’un dzogchen et mahāmudrā « moins religieux ». Au cours des siècles suivants, le discours changea à plusieurs niveaux. Il y eut un retour très net d’un plérôme avec ses hiérarchies de sauveurs, dieux et démons et les siddhi qui vont avec, ainsi que du rôle des clercs qui servaient d’intermédiaire et qui conduisaient les rituels. Il y avait une fascination pour le glorieux passé impérial, avec la volonté généalogique de se rattacher à ses lignées royales. Ces deux éléments sont inextricablement mêlés avec les pratiques visionnaires de catégorie religieuse. Avec la singularité tibétaine, jusqu’à récemment, que les pouvoirs temporel et religieux se trouvaient souvent entre les mêmes mains. L’invasion chinoise de 1959 a changé cela. Quel que soit le futur du Tibet, cette société théocratique ne reviendra pas.

C’est aux tibétains de décider de leur sort en matière religieuse, moderniser ou pas, réformer ou pas ? Mais nous occidentaux, récipiendaires du package « Dzogchen » et d’autres packages similaires, avons notre mot à dire sur ce qui est acceptable et assimilable, et sur le bouddhisme que nous souhaitons, sans mettre cela automatiquement sur le compte d’un fort égo et d’un orgueil déplacé. Avec tout le respect pour les dynasties tibétaines, même de dharmarajas, ce ne sont pas les nôtres. De même pour les dieux et démons du Tibet, nous avons déjà quoi faire avec nos propres démons et idoles. Le seizième Karmapa (ci-desus) avait dit de la Mahāmudrā (« radicale ») qu’elle était adaptée aux occidentaux. Et il se trouve que le Dzogchen et la Mahāmudrā avaient une forme plus dénudée à leurs débuts. Il ne s’agit pas tant de se séparer des pratiques religieuses, visionnaires, yoguiques et alchimiques mais, au moins, de ne plus déclarer qu’elles sont supérieures et inclusives des « yāna inférieurs ». En théorie, peut-être, dans la pratique, rien n'est moins sûr...

Ces pratiques religieuses sont censées correspondre à l’éveil en pratique. C’est évidemment nécessaire que l’éveil soit en action, mais au lieu de s’exprimer en des actes religieux non nécessairement dépourvus de pensée magique et de croyances, ou en des récitations de souhaits, il pourrait s’exprimer en des actions altruistes concrètes.

Certains n’on pas attendu de plaider la cause de l’altruisme, des animaux, de l’environnement… Ce ne sont pas les causes qui manquent.

***
[0] Pour un essai comparatif entre Maître Eckhart et bouddhisme Zen

[1] Dans l’Anguttara Nikaya (A.I.8-10) l’Éveillé déclare : "la pensée est naturellement lumineuse (cittam prabhāsvaram), mais peut être souillée (kliṣṭa) par les passions (kleśa), ou libérée (vipramukta) des passions."

[2] Sanghaforum

samedi 13 décembre 2014

Le Franchissement du pic dans la lignée Kagyu


Karma Chagmé (1613-1678)

Le terme « Dzogchen nyinthig » se réfère au contenu de la Section des transmissions tantriques (man ngag sde) qui consiste en 17 textes (quelquefois 18). Cycle que l’on appelle aussi quelquefois les dix-sept tantras de la Claire lumière (T. yang gsang 'od gsal gyi rgyud bcu bdun).[1] Il n’est pas très clair à partir de quelle époque ce terme a fait son apparition. On le voit néanmoins dans les biographies de maîtres rattachés (ultérieurement ?) à l’école nyingmapa. Zhangton Tashi Dorje (1097-1167) fut l’auteur de la Grande histoire du Dzogchen Nyingthik (T. rdzogs pa chen po snying thig gi lo rgyus chen mo), dans lequel ce terme apparaît dans le titre. Les 17 tantras de ce cycle auraient été découverts par Dangma Lhungyel (ldang ma lhun rgyal) au 11ème siècle dans un temple au nord de Lhasa (zhwa'i lha khang). Ils auraient été cachés à cet endroit par Nyang Tingdzin Zangpo (myang ting 'dzin), un disciple de Vimalamitra (8ème siècle). On ne sait pas grand-chose de ce découvreur du « Dzogchen nyinthig », excepté le fait qu’il l’aurait transmis à Chetsun Sengge Wangchuk (lce btsun seng ge dbang phyug, 12ème siècle). Ce maître aurait eut des visions de Vimalamitra et caché à son tour le « Dzogchen nyinthig » à trois endroits différents.[2] A plus de cent ans d’âge, il transmit le cycle à notre historien Zhangton Tashi Dorje (1097-1167), et atteint le corps d’arc-en-ciel dans une grotte à Oyuk (?). Zhangton passa le cycle à son fils Nyima Bum (1158-1213). Celui-ci le transmit à son neveu Guru Jober (gu ru jo 'ber 1196-1255). Ce cycle passa successivement à Trulzhik Sengge Gyabpa ('khrul zhig seng ge rgyab pa 13ème s.), Melong Dorje (me long rdo rje 1243-1303), Kumārāja (1266-1343), qui transmit le « Dzogchen nyinthig » au 3ème Karmapa (1284-1339) et à Longchenpa (1308-1364) approximativement en 1136.

Un autre maître du 3ème Karmapa fut Orgyenpa Rinchen Pel (o rgyan pa rin chen dpal 1229/1230-1309), qui était éduqué comme un nyingmapa dans sa jeunesse, mais n’avait cependant pas eu accès au « Dzogchen nyinthig ». Il auraît fait un voyage à Oḍḍiyāna, où il eut une vision de Vajravarahī qui lui donna le cycle de “l’Approche et l’accomplissement du triple vajra” (T. rdo rje gsum gyi bsnyen sgrub, alias o rgyan bsnyan sgrub). Le triple vajra est d’ailleurs aussi le thème principal du Dzogchen nyingthik. C’était Orgyenpa qui avait reconnu le 3ème Karmapa, et qui pourrait être le concepteur de la lignée des Karmapa.

Le premier élément solide de la lignée du Dzogchen nyingthik semble être Zhangton Tashi Dorje (1097-1167), par ailleurs l’auteur de la Grande histoire du Dzogchen Nyingthig. Rétroactivement, avec l’apparition des autres Nyingthik, celle-ci sera (re)nommée Vima Nyingthik. Cela n’empêche pas que la lignée du « Dzogchen Nyingthik » remonte traditionnellement à Garab Dordjé par le biais de Padmasambhava. Selon la tradition, ces textes auraient été cachés par un disciple de Vimalamitra, Nyang Tingdzin Zangpo (myang ting 'dzin) du clan de Nyang et un ministre du roi Tri Songdetsen. Un autre membre de ce clan illustre, Nyangrel Nyima Ozer (myang ral nyi ma 'od zer 1124/1136-1192/1204) jouera un rôle capital pour la lignée nyingmapa, notamment pour le culte de Padmasambhava. Il aurait découvert le lieu (brak srin mo sbar rje), qui abritait le trone de Padmasambhava avec de nombreux attributs et trésors. Il y découvra des cycles comme celui de la Grande compassion (thugs rje chen po) connu sous le nom de Maṇi Kambum (ma ṇi bka' 'bum), qui déclara Avalokiteśvara comme le patron du Tibet. Son fils prit sa relève et transmit les cycles à Gourou Cheuwang (chos kyi dbang phyug (1212-1270), qui établit une sorte de charte pour la tradition des découvreurs de trésors [3]et composa une pratique de Padmasambhava (bla ma gsang 'dus).

Comme le 3ème Karmapa avait reçu le « Dzogchen Nyingthik », rétroactivement Vima Nyingthig, de Kumārāja, et que son père était un nyingmapa, il est présenté comme quelqu’un qui avait fait converger les courants Mahāmudrā et Dzogchen, mais on ne trouve pas vraiment des écrits confirmant cela dans la liste de ses œuvres (gsung ‘bum).

Il en va autrement pour le maître Karma Chagmé (1613-1678), dont le père Anu Pema Wang descendrait du roi Trisong Detsen. C’était un auteur prolifique de 77 volumes sur la Mahāmudrā et le Dzogchen ainsi qu’un découvreur de trésors inspirés, au cours de sa retraite de douze ans. Pendant les sept dernières années de cette retraite, il fut rejoint par un jeune disciple Mingyur Dorje (1645-1667), descendant d’un ministre de Trisong Detsen), qui avait des visions que Karma Chagmé répertoria dans les treize volumes d’Instructions célestes (gnam chos).

Karma Chagmé respecte la charte de Gourou Cheuwang, car son cycle comporte les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara, le pivot central de son enseignement. Et le Dzogchen qu’il propose est bien la combinaison de l’Éradication de la rigidité (T. khregs chod) et du Franchissment du pic (T. thod brgal). Nous sommes au 17ème siècle et après le déclassement de la mahāmudrā de Gampopa.
« Ainsi, l’union de la double vision de la base – c'est-à-dire, assister à l’essentielle nature de trancher la rigidité, mahamoudra – et de la voie – c'est-à-dire, la claire lumière du franchissement du pic – est le pinacle des neuf yanas. »[4]
Karma Chagmé semble dire ici que la mahāmudrā correspondrait à la première phase de l’Éradication de la rigidité et qu’elle doit être suivie par la pratique visionnaire du Franchissement du pic de la Claire lumière, qu’il explique par la suite. La suite est la copie conforme (mais sans mentionner l’original) du trésor de Karmalingpa (1326–1386) « Le manuel d'instruction de l'état intermédiaire de la réalité-en-soi, l'autolibération de la vision » (chos nyid bar do'i khrid yig mthong ba rang grol). Le cycle de Karma Chagmé semble avoir eu pour objectif d’intégrer les instructions nyingmapa relatives au Franchissement du pic (T. thod brgal) dans le cursus kagyupa.

Par ailleurs, Mingyour Rinpoché est considéré comme le tulkou du jeune Mingyur Dorjé (1645-1667. L’actuel tulkou est le fils d’Urgyen Rinpoché (1920-1996), tulkou de Gourou Cheuwang (ci-dessus) et de Noubchen Sangyé Yéshé.

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[1] « The eighteen are The Penetrating Sound Tantra (Tibetan: sgra thal ‘gyur),[7] to which was appended the Seventeen Tantras of Innermost Luminosity (Tibetan: yang gsang 'od gsal gyi rgyud bcu bdun). » http://en.wikipedia.org/wiki/Seventeen_tantras

[2] « Langdro Chepa Takdra (lang gro'i chad pa ltag), Uyuk (u yug), and Jelphug (jal gyi phug), all in U. Shangpa Repa revealed the treasures hidden at Langdro; Shang Tashi Dorje discovered those at Uyuk in 1117, as well as those at Jelphug. »

[3] P.e. le fait que chaque cycle de trésor devait comporter les trois éléments gourou yoga, Dzogchen et pratique d’Avalokiteśvara (bla rdzogs thugs gsum), et qu’un découvreur de trésor devait d’abord ouvrir son canal médian par la pratique du yoga sexuel.

[4] « [705] Thus, the union of the twofold vision of the ground—namely, attending to the essential nature of the Breakthrough, Mahamudra—and the path—namely, the clear light of the Leap-over—is the pinnacle of the nine yanas. » Naked Awareness: Practical Instructions on the Union of Mahamudra and Dzogchen par Karma Chagme,Karma Chagme, Gyatrul Rinpoche, B. Alan Wallace, p. 154

lundi 8 décembre 2014

Bornages et ouverture ?



Le monde actuel est (entre autres) partagé en grandes religions, avec des chefs de religion, qui se reconnaissent mutuellement. Les différences sont respectées et les points d’accord soulignés, des rencontres œcuméniques sont tenues. Mais œcuménisme ne veut pas dire syncrétisme. Il n’existe pas vraiment de définition pour une « grande religion », qui est le plus souvent une religion ancienne avec de nombreux fidèles, qui est devenue une institution ou tout comme.

Le mot religion, que l’on applique maintenant aux diverses croyances du monde, avait été forgé pour le cas spécifique du christianisme dans l’empire romain. Les critères de ce qui constitue une religion ont été modelés sur lui, dès lors qu’il était devenu une croyance officielle, voire la croyance officielle, quand l’Édit de Constance proclame la Religio christiana romanaque la seule religion licite et « que la superstition soit pourchassée. »[1] Les « religions » sont donc des croyances intimement reliées au pouvoir temporel qui peut les approuver ou reprouver et en faire des religions d’état.

Mais même si elle prétend le contraire, toute « religion » ou « grande religion » est un ensemble de cultes et de croyances qui s’est constitué au cours des siècles en s’adaptant et en faisant des emprunts. Une religion est déjà à elle toute seule un « syncrétisme ». La Bible mentionne le syncrétisme entre la Loi Mosaïque et « la religion des nations d'où on les avait emmenés en exil » (2 Rois 17). Le mot « religion » dans cette citation est d’ailleurs דת (dat) en hébreu, qui signifie « loi, décret, édit royal, coutume » et qui est considéré d'origine persane.[2] A l’époque d’Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C. à Babylone) et de ses généraux prenant la suite, il y avait une forte volonté de fusionner les cultures grecque et orientale. Les Romains, qui ont inventé le mot religion, « avaient pour politique d'incorporer les dieux locaux des pays qu'ils conquéraient au panthéon romain ». (wiki). Les édits de l’empereur Ashoka (250 av. j.c.) prouvent qu’en Inde aussi le spirituel et le temporel sont intimement mêlés. Les rois indiens, les empereurs chinois, les empereurs et rois tibétains ont tous contribué à faire et à défaire des « religions » : il en allait souvent de leur survie.

Quand une religion est reconnue en tant que tel, elle défend ses patrimoines et ses intérêts. Elle se profile en se racontant. Elle se présente alors comme une loi divine, qui doit rester pure, c’est-à-dire telle qu’elle était au moment de sa révélation, conforme à sa doctrine, orthodoxe. Elle est peut-être le produit de syncrétisme (ce qu’elle tentera de dissimuler de toutes ses forces), mais du moment qu’elle est une « religion » elle refusera tout nouveau syncrétisme, pour se préserver. Entre « religions » on se respecte en tant que telle, afin de se préserver car « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètes. » (Matthieu 7 :12)

Nous nous trouvons donc avec des religions qui veillent à leur orthodoxie en refusant tout « syncrétisme ». En dehors du syncrétisme (mimétisme) naturel que l’on trouve le long de l’histoire de chaque religion, il y a un syncrétisme intentionnel. Il peut être le fait du pouvoir temporel (voir ci-dessus les romains etc.), ou il peut être une initiative de prophètes illuminés. Certains on réussi et leurs efforts ont abouti à des « religions » et même de « grandes religions », d’autres ont échoués, souvent aux dépens de leur vie (Mani etc.).

Le manichéisme aurait été introduit en Chine en 694 et apprécié par l'impératrice Wu Tso-t'ien de la dynastie T'ang (618-907). Mais plus tard, un édit impérial de l'empereur 732 Hiuan-tsong la considéra comme une «doctrine hérétique » qui se fit passer pour du bouddhisme.
« En 731, l'empereur de Chine, Xuanzong (712-756), avait ordonné qu'on lui présentât un exposé de la doctrine avant d'autoriser, en 732, aux seuls étrangers, l'exercice de cette religion «perverse» qui était celle des Ouïgours. La pratique personnelle de cette religion était cependant tolérée. A partir de 843, le manichéisme fut interdit en Chine, avec toutes les autres religions étrangères, y compris le christianisme et le bouddhisme. »[3]
La doctrine manichéenne fut également présente au Tibet, comme en témoigne un texte attribué au roi Khri song lde btsan (755–797), intitulé « bka' yang dag pa'i tshad ma'i mdo btus pa »[4]. Il y est exposé comment un imposteur perse Mar Mani, se rendit coupable d’une escroquerie intolérable, ayant fabriqué un culte à partir de cultes différents.[5] Le même roi établit d’ailleurs le bouddhisme comme religion d’état, à l’exclusion de toutes les autres, y compris le « Bön », qui n’existait pas encore en tant que tel... A tout roi qui gouverne en accord avec la loi bouddhiste et qui protège les bouddhistes, ces derniers ont accordé le titre Dharmarāja. Les dharmapala exerceront leur pouvoir à un niveau plus psychologique. Le premier ministre indien Modi est peut-être un nouveau candidat pour le titre de dharmaraja...

Afin de protéger la pureté de la foi, des inventaires d’écrits canoniques sont dressés. Et quand ce processus s’est terminé et que la liste des Paroles du Bouddha (buddhavacana) est désormais close, il faut se tourner vers d’autres moyens pour adopter, réformer et mettre à jour la Doxa, au rythme des innovations religieuses des concurrents qui jouissent d’une certaine popularité auprès des élites ou du public, et qu’il convient d’intégrer pour rester un acteur sur ce marché. C’est en quelque sorte encore un syncrétisme, malgré soi.

Quand les canons sont établis, c’est à travers des commentaires, des textes « redecouverts » (p.e. Maitrīpa qui avait redécouvert deux traités de Maitreya), des pseudépigraphes et des apocryphes, des transmissions aurales, des termas et des révélations visionnaires que la Doctrine est remise au goût du jour jusqu’au siècle dernier. Mais avec les progrès actuels de la science, l’informatique etc., les changements sociaux et politiques, il devient impossible de continuer à combler les écarts, il faudrait sans doute changer d’optique pour simplement survivre, voire plus si affinité.

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[1] Les communions humaines, Régis Debray, p. 48-49

[2] Source

[3] Filosofía de la India: Del Veda al Vedanta. El sistema Sāṃkhya, de Fernando Tola,Carmen Dragonett, pp. 520-524

[4] Il aurait même un titre en sanscrit : Samyagvakpramanoddhrtasūtra

[5] par sig g.yon chen mar ma ni/ g.yon mi bzod pas gtsug lag kun dang mi mthun pa gcig bya ba'i phyir gtsug lag kun nas drangs te/ byas pa lta bu ched du mi mthun par sbyar na/ gtsug lag gzhan gyis grub pa'i mtha' yod par gyur te/ ma grub pa la sogs pa'o/. gyon can = rogue, fornicateur, démon, intrigant, intrigue, escroc (S. dhūrtaka)