dimanche 26 janvier 2014

Retour à l'être basique



Les hommes sont des êtres vivant en société, en tribus, en meutes. Pour qu’une meute puisse fonctionner, ses individus doivent agir comme un seul individu. Cela demande une communication : échange et traitement d’informations ainsi qu’un sens d’appartenance à un ensemble. Ces caractéristiques d’un animal vivant en meute sont sans doute à l’origine de l’être humain, qui n’est finalement qu’un animal plus sophistiqué. Dans l’être humain fasciné par sa propre sophistication vit toujours un être très basique, qui l’aide à vivre, à survivre et à se reproduire, et qui est finalement sa part la plus réelle, la plus naturelle, la plus divine diront même certains.

Cet être basique qui est plus proche de la nature est plus proche des dieux que les humains sophistiqués qui se sont éloignés de la nature. Rappelons que les cyniques grecs plaçaient à l’échelle des êtres l’homme en bas, les dieux en haut et les animaux entre les deux. L’état d’animal constituant ainsi un stade intermédiaire entre l’homme et le dieu. Se distancier de la sophistication et s’approcher d’une vie basique (« the bear necessities » de Baloo) peut alors sembler comme le premier pas pour retrouver l’être basique qui vie en nous, le réactualiser. En suivant cette ascèse les cyniques grecs se sont fait traiter de « chiens » d’où leur nom.

Le secte shivaïste le plus ancien en Inde, les pāśupatas, avaient des similitudes avec les cyniques grecs. Leur nom est dérivé de Paśupati, « le chef des animaux » ou des âmes, un épithète, ou une forme plus ancienne ? de Śiva. Un autre nom est Paśupatināth, où l’on trouve paśu[1] (animal), pati[2] (maître) et nāth[3] (seigneur). Pour se délivrer des liens (pāśa) du « monde » (la part sophistiquée) et devenir l’égal du Maître des animaux, les adeptes du Maître des animaux pratiquent une observance de pāśupata (pāśupata-vrata[4]). En vivant en société tout en se comportant de manière à attirer la désapprobation des autres, ils doivent supporter avec équanimité toutes les invectives et tout rejet. Cela a également un pouvoir purificateur. Le dernier stade de leur ascèse se passe dans les charniers, où ils doivent prendre des bains de cendres trois fois par jour, et où ils imitent Śiva, chantant et dansant. Ce type d’ascèse se trouve aussi dans les tantras bouddhistes, où il est appelé matta-vrata, l’ascèse du furieux (« en rut », comme un éléphant en rut). Ces formes d’ascèses ont évolué en des formes plus gores, comme celui des kāpālika ou des aghori.

On y retrouve les caractéristiques du Heruka, qui se comporte comme un être basique. Un démon dira-t-on. Un monstre. Un humain qui se comporte comme un animal est considéré comme un monstre. Certains diront qu’il est possédé par un démon, et voudront peut-être l’exorciser, chasser l’animal en lui et le reconnecter avec sa part sophistiqué. Mais un cynique, un pāśupata, un kāpālika, un aghori ou un candidat Heruka cherche justement à se défaire des liens et à se reconnecter à l’être basique en lui pour retrouver le chemin du paradis perdu.

On représente cet être basique idéalisé comme un démon ou un sauvage dans un état de grande émotion, haine ou désir, en train de copuler, ou dévorer une proie, en buvant son sang et en mangeant sa chair. L’être basique est une force de la nature. N’étant pas très sophistiqué, il a un sens esthétique assez pauvre. Il porte des crânes, des peaux, des intestins et autres parties du corps des victimes comme ornement. Sa parole est rudimentaire et ce qu’il dit ne dépasse pas ses intérêts basiques. Saisir, déchiqueter, dévorer,… Les adeptes de ce Maître des animaux reprendront ces paroles comme des mantras, pour mieux s’identifier à lui. Ils videront leur vie de tout ce qui est sophistiqué et la rempliront avec les actes, les paroles et l’imaginaire de leur Maître. Ils espèrent ainsi retrouver le niveau de l’être basique en lui, et par là accéder au naturel et au divin.

Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Est-il encore possible de régresser et en régressant de retrouver l’état originel ? Le retour est-il possible ? Ce rêve du retour n’est-il pas une autre forme de sophistication ?

MàJ 14052014

"Rituel — Krodhāveśa

Le rituel du Kālacakra est à peu près le même que celui des autres écoles tantriques. Il a la même portée cosmique, le même rôle "réintégrateur". Comme eux, il se fait le plus souvent à l’aide d’un maṇḍala, avec les rites habituels de protection de l’emplacement du culte et de l’officiant, de consécration des instruments du culte et de l’adepte, l’hommage aux divinités, etc. Mais il existe aussi un mandala propre au Kālacakra, très complexe, où figurent de nombreux dieux hindous.

Il y a en outre, pour l’initiation, un rite de consécration qui est particulier : krodhāveśa, c’est-à-dire "l’entrée en frénésie", ou "la possession [par une divinité] redoutable". Il répond sans doute à l’idée que le processus purificateur de l’initiation a pour effet de libérer les forces obscures et violentes qui, dirions-nous, dormaient dans l’inconscient. Ces forces, il faut les faire apparaître, s’en laisser posséder, puis en triompher en les apaisant.

« Proférant cent mille ou un million de fois le mantra Oṃ A Ra Ra Ra Ra La La La La Vajrāveśāya Hūṃ, le disciple appelle l’Être redoutable. Il l’invoque, concentrant son attention. Le Roi des êtres redoutables prend alors possession de lui. Il l’habite. Ses mains terribles peuvent tout détruire. Il déchire en cent morceaux ceux qu’il frappe. Il jette à terre la suite de Māra, l’ennemie. Le disciple prend alors une pose effrayante, le genou gauche plié, la jambe droite levée. Il danse en proférant le mantra Hūṃ, faisant trembler ceux qui l’entourent et il chante d’une voix jamais entendue des dieux ni des hommes. Désormais la peur lui est étrangère.

«Il invoque alors les divinités paisibles; ce sont les Yoginī, Locanā, etc., et elles mettent fin à cette possession par le Dieu redoutable. »

D’autres exorcismes ont encore lieu sous la direction du maître, qui contrôle la possession et veille à ce qu’elle se termine à temps. Le disciple peut alors entrer dans le maṇḍala et, purifié des forces dangereuses, mais aussi rendu plus fort, il est prêt à recevoir l’initiation."

Lilian Silburn, Aux sources du bouddhisme, p. 318
***


[1] पशु paśu m. bête, animal domestique; bétail; opp. mṛga | soc. animal du sacrifice | âme | soc. non-initié || lat. pecus; ang. fee; all. Vieh.

[2] पति pati [pat_2] m. mari — ifc. maître, seigneur de || lat. potis; gr. ποσις.

[3] नाथ nātha [nāth] m. maître, seigneur; protecteur, époux.

[4] व्रत vrata [vṛ_2] n. règle, observance; sphère d'action; manière de vivre, conduite; devoir individuel | vœu; pratique religieuse, chasteté | jour de jeûne rituel — f. vratā ifc. qui ne mange ou ne boit que || lat. verbum; ang. word; fr. verbe. vratāt par suite d'un vœu. Voir aussi pashupatavrata

2 commentaires:

  1. Commentaire de Morgan Vasoni de de l'Association Narayana

    Partie 1

    Bonsoir,

    Je voulais laisser un petit commentaire au sujet de votre article bien documenté "retour à l'être basique" que vous avez récemment publié. Je l'ai trouvé en parcourant les liens du blog de David Dubois que je lis de temps en temps.

    Tout d'abord, je perçois les différentes nominations sectaires comme pashupata, aghori, vamacharin, chinacharin, etc comme différents "niveaux" de l'initiation tantrique telle que pratiquée encore en Inde. Au même titre qu'il y a dans le bouddhisme tibétain plusieurs approches et niveaux dans un même parcours.

    Il me semble qu'il y a une subtilité quant au sens de Pashupati qui n'est pas énoncée dans votre article. Pashupatinath désigne pour moi "le berger". Car le terme de pashu peut se comprendre comme troupeau. Cette perspective est à mettre en relation avec la notion de domestication.

    Pashupatinath veille donc sur le troupeau que constitue les hommes. Au même titre que Govinda veille sur les vaches et le berger-Christ, sur ses brebis. Il y a aussi Gorakhnath : "vache, protecteur, seigneur" puisqu'on parle de nath.

    Je ne crois pas qu'il y ait de retour à l'animalité dans la voie des pashupata, ou encore des kalamukha ou aghori (ce qui désigne en fait un même courant), mais bien plutôt une idée de maîtrise sur celle-ci. Il peut s'agir de la maitrise des instincts, ou encore de transcender la stupidité au sens métaphysique qui caractérise le règne animal. Passer de l'état de pashu à l'état de vira, marque justement l'entrée dans la voie tantrique dîte de l'énergie (shaktopaya).

    Si l'on se réfère à cette notion d'animalité, dans le sens également de spontanéité, de simplicité, çà n'est pas l'animalité du pashu qui est célébrée chez le pashupata, mais plutôt la liberté de l'état sauvage, sauvage au sens métaphysique faisant référence à un état-source. Un animal n'est pas considéré libre car il obéit à ses instincts. Un homme civilisé n'est pas considéré libre car il obéit aux règles de son propre monde (qui ne se limite pas à environnement bien sûr). Il peut arriver que le guru casse certaines barrières morales si le disciple est prêt pour cela, de façon à l'introduire dans un espace de réalité plus vaste, qui ne soit plus définit par des repères pré-établis. C'est un moyen d'entrer de force dans l'aspect sauvage de la voie si on est trop habitué au confort du zafu. Mais on y rentre plus simplement par les circonstances brutes de la vie, dont le guru possède la clef. Là il peut y avoir un sens commun qui lâche pour faire place à une logique plus subtile, spécifique au champ tantrique. Dans cette logique, il y a beaucoup de liberté (quoique la notion de liberté à ce niveau reste à définir) et d'intrépidité. Du danger aussi. C'est vraiment l'énergie des corps qui se libère, et çà peut produire des effets bizarres, plus en terme de réactions psychologiques qu'en terme de sensations physiques d'ailleurs.


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  2. Partie 2 (Morgan Vasoni)

    On arrive alors tranquillement à la notion de l'avadhuta, très proche de celle du mahasiddha, ou même de l'aghori. Dans le cas des aghoris, il n'y a pas de plaisirs à vivre dans un charnier, il y a un coeur ouvert et une sincérité par rapport à la vie que nulle richesse tantrique, dans cette phase de l'apprentissage, ne saurait combler. Un animal, même le plus fidèle, ou bien un ivrogne, n'a pas ce niveau d'intensité de l'expérience intérieure, produite par "l'abisheka", distillée par le guru. La voie aghori, c'est vous êtes tranquillement au paradis à siroter du nectar avec les saints quand votre guru apparait courroucé et vous jette en enfer sans aucune raison. Il peut y avoir dans certains cas, une part mélodramatique, mais l'effet recherché est hautement initiatique et ne se limite surtout pas aux apparences, qui fascinent tant. Je crois que son équivalent dans le bouddhisme tibétain est le tchöd.

    Il est difficile voir impossible de comprendre la vision du monde et de la spiritualité d'un adepte de la voie dites "de gauche" (vamacharya), tant qu'on ne fait pas l'expérience de cette vision. Car d'extérieur elle apparait sauvage et dénuée de morale, mais de dedans, c'est une discipline stricte et une série de tests infligés par l'initiation afin d'atteindre un pallier où la rencontre avec l'enseignement des nâthas est possible à la suite d'un parcours déjà conséquent.


    Bien à vous,

    Morgan
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    Morgan Vasoni
    Président de l'Association Narayana
    www.narayana-ayurveda.com

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