mercredi 12 novembre 2014

Le foyer ou la boîte de Pandore



Le bouddhisme est à l’origine une religion de renonçants (pavrajita), pas de pères de famille (gṛhin), l’objectif ultime étant de renoncer à sa vie de laïc, afin de réaliser les objectifs spirituels prônés par le bouddhisme. Comment vivre en bon père de famille tout en gardant l’objectif bouddhiste à l’esprit, sans devenir schizophrène ? Une solution, qui est toujours celle proposée par le bouddhisme nikaya consiste à soutenir les renonçants, aspirer à de meilleures conditions dans les vies à venir, et à agir dans ce sens, tout en construisant du crédit. Agir dans ce sens, cela veut dire aussi pratiquer les cinq (pañcaśīla), dix (daśa kuśala) ou les onze préceptes que l’on trouve dans le Discours demandé par Ugra (S. Ugraparipṛcchā-sūtra T. Drag shul can gyis zhus pa’i mdo).

Ce Discours serait une sorte de sūtra proto-mahāyānique, qui daterait de l’époque avant que le divorce entre arhats et bodhisattvas ne soit consommé. L’idéal du laïc pratiquant, le bodhisattva, semble être de s’approcher le plus possible de celui du renonçant arhat. L’objectif de ce sūtra est d’inciter le bodhisattva à avoir du dégoût pour la vie qu’il mène, de se méfier de ceux avec qui il vie, de pratiquer les perfections, et de persuader les autres à pratiquer les perfections. Faute de quoi, si ses concitoyens devaient prendre naissance dans de mauvaises destinées, les tathāgatas lui en tiendraient rigueur.[1]

La vie de famille y est présentée comme le foyer de tous les maux.[2] C’est d’ailleurs pourquoi le « foyer » est appelé ainsi[3]. Plus particulièrement, l’épouse est la source de tous les maux et le sūtra propose une boîte à outils permettant au bodhisattva laïc de développer une image négative de sa femme : une ogresse, un serpent noir, un crocodile etc. A chaque fois à travers une série de trois pensées misogynes : elle est impure, puante, désagréable, elle est un futur être infernal, animal, habitant du monde de Yama, elle est un fardeau, une obligation, une charge, elle est un grand loup, un monstre marin, un chat immense etc. etc.[4]

L’image la plus positive est sans doute celle-ci :
"Elle est la compagne qui partageait bonheur et plaisir, mais elle ne sera pas la compagne qui partage ma vie suivante, elle est la compagne qui partageait nourriture et boisson[5], mais elle ne sera pas la compagne dans la rétribution des actes, elle est la compagne qui partageait mes plaisirs, mais elle ne sera pas la compagne qui partagera mes souffrances."[6]
Il y a par ailleurs une autre série de méditations permettant de se détacher de son fils (descendance). La vie en société n’était simplement pas une option pour l’idéal de l’éminent bodhisattva, qui a tout l’air d’un arhat raté et frustré, et dont le salut se situe en dehors du foyer, avec les autres renonçants. Le mariage n’est pas un sacrément dans le bouddhisme, mais un fardeau dont il faut se débarrasser au plus vite. En attendant, l’éminent bodhisattva peut pratiquer le don [7] et servir les brāhmaṇas et les śramaṇas, même si ceux-ci se comportent mal. Il le doit par respect de la robe du Bouddha, tout moine défaillant méritant sa grande compassion.[8]

Bref, la vie en famille et en société avait mauvaise presse, mais au moins l’éminent bodhisattva ne pouvait pas se faire d’illusion sur la nature de son environnement, contrairement à ceux qui pouvaient se croire à l’abri de passions mauvaises et de mauvais compagnons. Il était à la fois un pilier de sa famille, de la société dans laquelle il vivait et de la sangha qui lui apprenait à se mépriser lui-même et les siens.

L'Enseignement de Vimalakīrti, ou "Exposé de la loi concernant la libération inconcevable" (S. acintyavimokṣadharmaparyāya) et d’autres écrits du Mahāyāna mettront un peu de baume sur les humiliations subies par les bodhisattvas laïcs, en ridiculisant les héros des renonçants (pavrajita).

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[1] « O Eminent Householder, in the same way, if there is a bodhisattva living in a village, town, city, kingdom, or capital, if he fails to admonish even a single being and does not cause him to be mindful, if he is bom into any evil rebirth whatsoever, that bodhisattva will be blamed by the Tathagatas. » The Bodhisattva Path: Based on the Ugrapariprccha a Mahayana Sutra (Buddhist Tradition), Jan Nattier

[2] « Moreover, O Eminent Householder, the householder bodhisattva should be knowledgeable about the faults192 of living at home. He should train himself to think as follows: '"Home" is something that destroys the roots-of-goodness, crushes their sprouts, and causes their stems to fall. Therefore it is called "home." "Living at home" is the place of all the corruptions. It is the place of mental fabrication due to the roots of evil. It is the place of foolish ordinary people, the undisciplined, and the unguarded. It is the place of those who do what is not virtuous. It is the place where evil people gather. Therefore it is called "living." "Living at home" is declared to be the place of all painful things. It is the place where the roots of goodness that one has previously cultivated are impaired. Therefore it is called "living at home." » Jan Nattier

[3] « One will be criticized by those who are wise, by the Buddhas, and by the Buddha's disciples. Living there, one will be reborn in the lower rebirths. Living there, one will become devoid of a refuge due to desire. One will become devoid of a refuge due to hatred, fear, and delusion. Therefore it is called "home." Here one does not guard the śīla. » Jan Nattier

[4] Jan Nattier

[5] Peut-être l’origine du mot tibétain bza' zla (époux, épouse, litt. compagnon de table).

[6] « The thoughts that 'she is my companion in happiness and enjoyment, but not my companion in the next world'; that 'she is my companion in eating and drinking, but not my companion in experiencing the ripening of actions’; and that 'she is my companion in pleasure, but not my companion in suffering.’ Eminent Householder, the householder bodhisattva who lives at home should bring forth those three thoughts toward his own wife. » Jan Nattier

[7] « Moreover, O Eminent Householder, by giving at home, the householder bodhisattva should accomplish a great deal of giving, discipline, self-restraint, and gentleness of character. He should reflect as follows: 'What I give away is mine; what I keep at home is not mine. What I give away has substance; what I keep at home has no substance. What I give away will bring pleasure at another [i.e., future] time; what I keep at home will [only] bring pleasure right now. What I give away does not need to be protected; what I keep at home must be protected. [My] desire for what I give away will [eventually] be exhausted; [my] desire for what I keep at home increases. What I give away I do not think of as "mine"; what I keep at home I think of as "mine." What I give away is no longer an object of grasping; what I keep at home is an object of grasping. What I give away is not a source of fear; what I keep at home causes fear. What I give away supports the path to bodhi; what I keep at home supports the party of Mara. » P. 240-241

[8] « Moreover, O Eminent Householder, the householder bodhisattva who lives at home should undertake the eight-fold abstinence. He should wait upon, serve, and honor those brahmanas and sramanas who keep the precepts, possess good qualities, and possess virtuous attributes. And while waiting upon them, serving them, and honoring them faithfully, he should recognize his own offenses. And if he sees a monk who has fallen away from the conduct of a sramana, he should not disrespect him even in the slightest. Rather, he should think to himself: The reddish-brown robe of the Blessed One, the Tathagata, the Arhat, the Samyaksambuddha—who is without stain and who is free from any stain of the defilements—is permeated by morality; it is permeated by meditative absorption, wisdom, liberation, and the vision of the cognition of liberation. This being the case, it is the banner-of- sages of the Noble Ones.’ And having brought forth respect toward them, he should bring forth great compassion toward that monk. » P. 261-262

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