dimanche 1 mars 2015

Indispensable pour bien vivre ?



Le Guide des six états intermédiaires, attribué à Karma Lingpa (XIVème siècle), est une compilation de divers exercices spirituels préparant à faire face aux divers états de la conscience, et de ne pas être dupe de sa fragmentation. Les états de conscience les plus connus sont l’état de veille, l’état du rêve et l’état de sommeil profond/inconscience/coma. Le bouddhisme mahāyana (Vasubandhu en particulier) y ajoute un état intermédiaire entre la mort et la naissance suivante[1], qui allait prendre ultérieurement les proportions d’une destinée (gati) en miniature sous forme d’un « homunculus », avec un corps mental, des facultés sensorielles etc.

La compilation de l’entreprise familiale de Karma Lingpa[2] présente donc six états de conscience, à savoir (1) La naissance (skyes) dans une destinée et l’existence qui s’ensuit (gnas) jusqu’au moment de la mort, correspondant en gros à l’état de veille, (2) l’état du rêve (entre le sommeil profond et l’état de veille), (3) l’ « état modifié de conscience » au moment de la méditation, (4) le moment de la mort, (5) l’ « état modifié de conscience » de la réalité transcendante, correspondant dans ce cas au maṇḍala des divinités paisibles et courroucées et (6) l’état de « l’homunculus » (gandharva) en voie de devenir.

Ce sont selon Karma Lingpa, six moments clé susceptibles de constituer une brêche dans l’illusion, et permettant par là d’avoir un aperçu de la réalité transcendante. Pour chacun de ces « états modifiés de conscience », Karma Lingpa donne des exercices spirituels de préparation, ainsi que des instructions pour saisir ces moments opportuns afin de se libérer de l’illusion créée et maintenue par eux.

Ce n’était pas une idée neuve, car elle avait déjà inspiré les « six yogas de Naropa » (na ro chos drug), tels qu’ils sont présentés dans les Six instructions (sct. Ṣaḍdharmopadeśa tib. chos drug gi man ngag[3]) attribués à Tailopa, qui aurait reçu les différents yogas de différents maîtres. Selon ce texte, les instructions concernant les états intermédiaires de ce cycle furent attribuées à Sukhasiddhi.
« Au moment de la mort du yogi
Quand ses facultés et ses éléments se résorbent (sct. laya)
Et que la lune et le soleil sont résorbés au niveau du Coeur
Diverses samādhis émergent en le yogi
Quand la conscience (sct. vijñāna) se tourne vers les objets extérieurs
Ils lui apparaissent différemment, semblables à des objets en rêve
Les apparences de [l’état intermédiaire de] la mort dureront sept fois sept [jours]
Jusqu’à la naissance qui suit
A ce moment, [le yogi] pratique la réintégration du divin (devayoga)
Ou reste dans l’état continu essentiel
Puis, au moment de se tourner vers la naissance
A l’aide de la réintégration du Seigneur divin
Les apparences du devenir sont transformées par la réintégration du divin (devayoga)
Et la porte de l’état intermédiaire [du devenir] est fermée.
Voilà l’instruction de Sukhasiddhi
. »[4]
Ces instructions portent sur un système de trois états intermédiaires, à savoir 1. Celui entre la naissance et la mort (skye shi bar do), 2. Celui du rêve (rmi lam bar do) et 3. Celui de la mort ('chi ka dus kyi bar do). Ces trois états semblent correspondre respectivement à l’état de veille, l’état du rêve et un état disons d’inconscience profonde, correspondant à leur tour au trois plans du triple monde et par là au triple Corps éveillé. Trois états où « la conscience » est cloisonnée ou fragmentée. Le but des exercices spirituels est alors de décloisonner (tib. zang thal) « la conscience », de la sortir de ce carcan. La « conscience » décloisonnée est appelée la Lumière manifeste (tib. ‘od gsal)[5], à la fois transcendant les trois états cloisonnés de la « conscience » et immanent en eux.

Ce décloisonnement peut se faire à l’aide du devayoga (tantras), mais aussi sans lui (prajñāpāramita). L’instruction de Sukhasiddhi le rappelle :
« A ce moment, [le yogi] pratique la réintégration du divin (devayoga)
Ou reste dans l’état continu essentiel
. »
Mais elle suit néanmoins un chemin d’expédients (tib. thabs lam), transmis dans le cadre d’une consécration (abhiṣeka), donc de devayoga, et même de haṭhayoga : « la lune et le soleil sont résorbés au niveau du Cœur ». Nous sommes donc à l’époque du haṭhayoga, où la libération est devenue une question de yoga, de maîtrise de l’univers divin à la fois macrocosmique et microcosmique.

Il s’agit d’une approche très positive, c’est-à-dire qui attribue un certain degré de réalité (ou substantialité) à la « conscience », à son environnement et aux méthodes susceptibles de la libérer de tout ce qui la limite. Il s’agit d’une « conscience » qui peut exister sans corps physique, sans s’appuyer sur rien d’autre qu’elle-même. Elle peut quitter le corps à la mort « physique », emporter avec elle toutes les informations « karmiques », traverser divers états de « conscience », avant de s’allier de nouveau avec un corps (naissance) en s’associant avec une ovule (soleil) et un spermatozoïde (lune), qui par le karma dont cette « conscience » est porteur, se développent en un nouvel être vivant.

Le cycle des six yogas de Naropa et des six bardos de Karma Lingpa (attribués à Padmasambhava) est alors une méthode très concrète et pragmatique intervenant dans le cadre de cette approche très positive. Cette approche hyperpositive, qui est pourtant enseignée dans un cadre bouddhiste, semble néanmoins poser une « conscience » immortelle, dont l’existence physique dans le monde semble facultative, car « elle » peut s’en libérer, et de toute façon « elle » en est libre entre chaque mort et naissance. Tout comme on pourrait dire que « elle » en est libre dans les états modifiés de conscience que sont le rêve et le sommeil profond. Sans cette croyance, car il s’agit bien de cela, ces exercices (yoga) ne semblent pas avoir de raison d’être.

Mais dans le cadre de cette croyance et de la théorie du haṭhayoga, ils ont pour objectif de libérer « la conscience » de l’état de veille (corps illusoire), du rêve ainsi que de la mort et de l’état post-mortem. La « conscience » se manifeste en venant et en s’en allant. Quand « elle » vient, elle se déploie graduellement, après s’être associée avec le soleil (ovule) et la lune (spermatozoïde), grâce à la formation progressive des éléments, des facultés etc. Quand « elle » s’en va, ces mêmes facultés et éléments sont résorbés progressivement. Le soleil monte, la lune descend, les deux se rencontrent au niveau du Cœur, produisant un état de mahāsukha, qui éjecte la petite « conscience ». C’est la mort physique de ce corps. Le déploiement et la réabsorption de la « conscience » sont mis en scène dans les phases de création et d’achèvement d’un sādhana de devayoga. Dans le cadre du devayoga, tous les éléments, facultés etc. sont représentés par des dieux et des déesses du maṇḍala de la divinité centrale. Tout est divinisé.

Le plérôme de ces dieux est le même à « l’intérieur » qu’à « l’extérieur » du corps, qui n’est au fond qu’un déploiement de « la conscience ». Le devayoga englobe tout et donne ainsi un sens à la naissance, la mort et la naissance. La « conscience » qui ignore sa nature divine et qui se limite à ses corps et à ses états, souffre de ces changements continus et de sa fragmentation. Le devayoga se présente comme une solution à ce problème. Il n’est cependant pas obligatoire de passer par le devayoga, et ses représentations divines. Le même type d’exercices est possible sans passer par une approche positive associée au divin. Si le devayoga réussit et que l’adepte réintègre le divin, sortant du même coup de ses croyances temporaires, c’est merveilleux. S’il ne réussit pas, il est prisonnier d’une méthode qui pose une « conscience » qui naît, meurt et renaît (avec toutes les croyances associées) et qui tente de réintégrer sa nature divine à travers des pratiques multiples par l'effort.

Cette approche positive, qui a pris son essor au Tibet à partir du XIVème siècle, se proclame supérieure aux autres approches, et indispensable. Sans elle, la voie spirituelle serait incomplète. Ce qui ne lui pose pas de problème, car si on ne la complète pas dans cette vie-ci, on pourra, toujours selon son point de vue, la compléter dans une autre, ou dans un des nombreux paradis bouddhistes, si la « conscience » arriverait toutefois à s’y éjecter ou à y renaître après la mort.

Pour ceux qui sont naturellement enclins à ces croyances (Humphreys, Schnetzler, Evans-Wentz, les théosophes etc.), l’approche positive ne posera pas de problème, ni le fait que le bouddhisme soit une religion plutôt qu’une philosophie à vivre selon le sens de Pierre Hadot. Le bouddhisme (tibétain) pourrait-il être utile aux autres, pour qui le concept d’une « conscience » survivant la mort physique emportant avec elle la charge karmique de la dernière existence et prenant naissance dans un nouveau corps, dont le destin sera en fonction de la charge karmique présente dans la « conscience » qui l’habite ? Ces individus doivent alors accepter de s’engager dans des pratiques déterminées par des croyances qui ne sont pas les leurs, ou bien de se limiter aux pratiques compatibles avec leurs propres croyances naturelles, tout en acceptant de suivre une voie spirituelle incomplète. Par exemple comme Sam Harris, qui aime le Dzogchen, mais s’arrête quand il aurait dû poursuivre avec l’approche positive, supérieure et indispensable, lui permettant de bien gérer la situation post-mortem de sa « conscience » et de la guider vers un paradis pur au lieu de reprendre peut-être de nouveau naissance dans le corps d’un universitaire militant athée. Groundhog day !

Après le quatorzième siècle, une fois que l’approche positive avait pu se délester de l’approche négative, elle a proliférée (prapañca). Les méthodes positives se sont étoffées, enrichies et ont dominé la voie spirituelle proposée. Rien à redire de l’utilité des thérapies de tout genre, à condition d’être bien encadrées, par exemple dans une approche négative… et d’être toujours actuelles, c’est-à-dire adaptées à ceux à qui ils sont destinées.

Quand il y avait débat entre une partie plutôt négative et une autre plutôt positive, comme en Inde entre le bouddhisme et le brahmanisme, cela stimulait la pensée et la créativité. Mais quand l’approche négative est qualifiée nécessaire pour arriver à l’approche positive, qui ensuite prend son envol, le débat n’a plus lieu et la pensée et la créativité s’arrêtent, pour laisser place à l’imitation et la reproduction du même. Des méthodes positives se construisent sur d’autres méthodes positives, en oubliant qu’en fait il n’y a jamais eu de fondations. Certes, la nature a horreur du vide, mais ce dont elle comble le vide est aussi vide.

En lisant le texte de Karma Lingpa, on comprend que le devayoga est nécessaire pour ne pas être dupe des bardos post-mortem. Il est essentiel de pratiquer le devayoga quand on en a l’occasion. Cela permet de développer l’habitude de remémorer le divin dans toutes les situations de la vie et de préparer ainsi le passage dans le bardo, où « la conscience » sera confrontée à toutes sortes de visions, qui seront alors reconnues comme étant de nature divine. C’est le cas pour l’état intermédiaire de la Réalité (dharmatā). Si l’on rate cette occasion, on aurait encore une autre chance dans l’état intermédiaire du devenir quand « la conscience » se dirige vers une nouvelle naissance.

Pratiquer le devayoga permet de se préparer à la mort, mais surtout à l’expérience post-mortem, quand « la conscience », qui vient de perdre son corps physique, adopte un corps mental par habitude, si elle ne reconnaît pas la Lumière manifeste. Le yogi, qui a pris l’habitude de la génération et la résorption du corps de la divinité (yidam), au lieu de s’identifier avec un corps mental créé par habitude, se générera comme le corps de la divinité et toutes les visions, les sons etc. seront intégrés comme son maṇḍala. Si toutefois, il ne réussit pas et qu’il se trouve dans l’état du devenir et qu’il est sur le point de s’associer avec le soleil et la lune de ses futurs parents, il lui reste également des solutions, que lui propose le cycle de Karma Lingpa.

D’ordinaire quand "l’homunculus" s’apprête à prendre corps, il voit ses parents en train de copuler. S’il va naître homme/mâle, il ressentira de la jalousie pour le père et du désir pour la mère. Inversement, s’il va naître femme, il ressentira de la jalousie pour la mère et du désir pour le père. C’est ce désir qui sera le moteur de son association avec le « soleil » et la « lune » et donc de sa conception. Grâce à la pratique passée de devayoga, "l’homunculus" verra ses futurs parents comme la divinité en union (yab yum), sublimera ainsi son désir et évitera la naissance. Ou bien, s’il s’est entraîné en les quatre joies à l’aide du yoga sexuel avec une partenaire (mudrā), il identifiera les divers stades de réabsorption avec leur production de joies associées et reconnaîtra définitivement la joie naturelle (sahajānanda), que son maître lui avait montré au cours de la troisième consécration, « et ira immédiatement dans les vastes sphères supérieures ».[6]

Il n’est aucun doute en lisant l’ensemble des exercices de Karma Lingpa, que la pratique des phases de génération et de dissolution d’une divinité yidam avec leurs pratiques associées, ont principalement pour but de préparer à l’expérience post-mortem de l’adepte et à son maîtrise de celle-ci. Ce qui est vrai pour Karma Lingpa est d’ailleurs vrai pour le bouddhisme tibétain post 14ème siècle en général. La pratique du bouddhisme n’est pas faite pour cette vie-ci (tshe ‘di), les textes nous le répètent inlassablement. Elle est faite pour la vie à venir. C’est-à-dire, l’approche négative nous aide à nous défaire de nos illusions, et ainsi à mieux vivre notre vie et à affronter la mort avec lucidité, quelles que soient par ailleurs les croyances que l’on puisse avoir. En plus de cela, le bouddhisme propose des méthodes pour travailler la motivation et pour développer une attitude altruiste. C’est son approche positive et constructive permettant non seulement de vivre sans illusion mais en plus de bien vivre sa vie. Que demander de plus ?

Rien, si l’on ne pense pas au-delà d’une vie ; une vie à la fois. Ou bien si on peut aborder en confiance le futur quel qu’il soit, à cause d’une vie bien vécue. Si l’on croit en revanche à la survie post-mortem de « la conscience », que l’on n’est pas très certain des mérites de la vie vécue, on peut vouloir assurer ses devants et prendre des précautions. Voire aspirer à une certaine forme d’immortalité bienheureuse. Et alors, le bouddhisme tibétain propose cette approche hyperpositive. Mais celle-ci ne peut qu’exister ou n'est appropriée que lorsqu'on croit en une « conscience » qui survie à la mort, et qu’il convient de sauver d’une renaissance par la pratique d’une divinité. Sans cette croyance, elle est uniquement exotique ou superficielle. Les tibétains, le Dalaï-Lama en premier, s’intéressent à la science et ses éventuelles répercussions sur leur doctrine.
« Ma confiance en la science se base sur ma croyance fondamentale que, tout comme la science, le bouddhisme aspire à la compréhension de la nature de la réalité par des moyens d'investigation critique : si l'analyse scientifique devait démontrer que certaines revendications dans le bouddhisme étaient fausses, nous devrions accepter les conclusions de la science et abandonner ces revendications. »[7]
Si la science prouverait un jour que la « conscience » ne survie pas à la mort, sans aucune preuve du contraire, cela impliquerait pour le Dalaï-Lama que l’approche hyperpositive, le deuxième pan de l’enseignement tantrique du Bouddha, supérieur et indispensable, n’aurait plus de raison d’être. Il ne restera que l’approche négative et l’approche positive, pour bien vivre. Est-ce que ce serait vraiment catastrophique ?


***

[1] 1. La naissance (upapattibhava), 2. la période de la vie, de la naissance à la mort (pūrvakālabhava), 3. La mort (maraṇabhava) et 4. La période entre la mort et la naissance (antarābhava).

[2] Karma Lingpa étant mort relativement jeune, ce furent son père et son fils qui ont continué son traveil.

[3] TOH n° 2330

[4] rnal 'byor 'chi ba 'i dus kyi tshe//
dbang po rnams dang 'byung ba sdus//
zla nyi rlung rnams snying gar 'dus//
rnal 'byor ting nge 'dzin sna tshogs 'char//
rnam shes phyi rol yul song na//
rmi lam yul bzhin sna tshogs snang//
bdun bdun dus tshe 'chi snang dang*//
de nas skye bar 'gyur ba nyid//
de tshe lha yi rnal 'byor sgom//
yang na de nyid ngang Ia gzhag//
de rjes skye Ia phyogs pa 'i tshe//
mnga' bdag lha yi rnal 'byor gyis//
snang srid lha yi rnal 'byor sgom//
des ni bar do khegs par 'gyur//
sukhasiddhi'i upadeśa'o.

[5] « Lorsque quelqu’un fait l’expérience manifeste de la claire lumière fondamentale et non née de l’esprit, qui correspond au niveau le plus subtil de l’esprit, tous les processus grossiers du mental et les énergies qui y correspondent se sont dissous, ou retirés et ne fonctionnent plus. » Le monde du bouddhisme tibétain, SS le Dalaï-Lama, la table ronde, p. 127

[6] Nges par ngos zin nas skad cig gis yar gyi zang thal la ‘gro bar ‘gyur bas%

[7] Dans The Universe in a Single Atom: The Convergence of Science and Spirituality. "My confidence in venturing into science lies in my basic belief that as in science so in Buddhism, understanding the nature of reality is pursued by means of critical investigation: if scientific analysis were conclusively to demonstrate certain claims in Buddhism to be false, then we must accept the findings of science and abandon those claims."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire