samedi 31 octobre 2015

Entre l'esprit et la vacuité



La forme du bouddhisme appelé « zen » (ch’an, dhyāna) semble être une forme qu’adopta le bouddhisme mahāyāna sur le sol chinois en réaction contre certains aspects religieux du bouddhisme. Ce mouvement, car ce n’était pas encore une école bien définie, semble avoir commencé comme une transmission dans le cadre du Sūtra de l’Entrée à Laṅka (Laṅkāvatāra Sūtra), qui fut traduit pour la première fois en chinois (Taishō Tripiṭaka 670) par l’indien Guṇabhadra en 443. Dans le Registre des maîtres et disciples du Laṅka (tib. ling ka’i mkhan po dang slob ma’i mdo, IOL Tib J710), Guṇabhadra (394–468) est mentionné comme le premier maître de la transmission, suivie par Bodhidharma. Comme le Sūtra de l’Entrée à Laṅka enseigne la primauté de la conscience (vijñāna) et que tous les phénomènes sont les manifestations de la conscience, il est classé comme un texte Yogācāra-Vijñānavāda.
« Tout est esprit : le monde et le moi se ramènent à des contenus de conscience, des perceptions et des activités psychiques. »[1]
Le Yogācāra-Vijñānavāda est « une école bouddhiste idéaliste utilisant le yoga; elle se développa à Nālandā, en réaction à la doctrine nihiliste de Nāgārjuna »[2] Le « yoga », ce sont ici des exercices spirituels de toutes sortes susceptibles d’ouvrir l’esprit et de contribuer à l’éveil. La vacuité de Nāgārjuna n’est pas « nihiliste » et la doctrine du Yogācāra-Vijñānavāda, bien lue et comprise, ne pose pas de conscience absolue et n’est pas « idéaliste ». La vérité, plus subtile, se trouve entre les deux. Tantôt on peut basculer dans l’un et dans l’autre extrême, et c'est ce que l'on constate le long de l'histoire du bouddhisme.

Si le Yogācāra-Vijñānavāda s’est développé en réaction au nihilisme de la vacuité de Nāgārjuna, le Yogācāra-Vijñānavāda sur le sol chinois avait provoqué à son tour une réaction inverse. C’est ce qui transparaît de l’épisode du sixième patriarche, de son successeur Chen-Houei (Shenhui) et des polémiques qui s’en sont suivis. La transmission de l’Entrée à Laṅka devient alors plutôt une transmission du Sūtra du diamant (Vajracchedikā prajñāpāramitā sūtra), traduit en chinois en 401 par le traducteur kouchan Kumārajīva, qui penche plutôt vers la vacuité. Guṇabhadra, le premier traducteur du Laṅka disparaîtra de la généalogie, et c’est Bodhidharma qui est présenté comme le fondateur de l’école de la contemplation (dhyāna).

Houei-neng et Chen-houei semblent être en réaction contre une dérive ritualiste/réaliste du bouddhisme mahāyāna en Chine. Ils sont en réaction contre la méditation « accroupie », assise, d’un Śāriputra et utilisent contre celle-ci les arguments de Vimalakīrti. Ils sont en réaction contre les pratiques de la Terre pure, dans la mesure où celles-ci conçoivent la Terre pure dans un autre lieu, dans un autre temps. Ils sont en réaction contre la conception du Bouddha comme un être quasi-divin qui viendra nous sauver. Ils sont en réaction contre la prise de refuge en un tel Bouddha, en un Dharma fait de lettres et de paroles et en une communauté qui consiste en des hommes au crâne rasé et en robe. Ils sont en réaction contre tout ce qu’ils qualifient d’une poursuite de « marques » / « caractéristiques » / « attributs (essentiels) » / « signes » / « caractères (spécifiques) », (lakṣana) et qui éloigne de la vacuité.

Ils sont en réaction contre ces éléments, mais pas en les condamnant purement et simplement. Ils les intègrent et les reprennent à leur compte en les réinterprétant, comme le Bouddha l’avait fait avant eux avec le brahmanisme et le véritable brahmane (Dhammapāda XXVI). Pour que ces éléments soient réellement efficaces, il faut viser leur fond et pas leur forme.

Dans le Soûtra de l'Estrade, le prefet Wei Kiu de Chao-tcheou s'adresse à Houei-neng :
« - On m’a pourtant appris que, lorsque maître Bodhidharma convertissait l’empereur Wou des Liang, ce dernier lui demanda : “De toute Notre existence, Nous avons érigé des temples et des monastères, pratiqué l’aumône et fait des offrandes : y a-t-il là quelque mérite ?
- Pas le moindre !” répondit Bodhidharma à la grande vexation du souverain qui, sur-le-champ, le fit chasser du territoire chinois…
Je n’ai pas bien saisi le sens de cette histoire, conclut le préfet. Je vous prie, Révérend, de me l’expliquer.
- Vraiment pas le moindre mérite, répéta le Sixième Patriarche. Seigneur préfet, ne doutez point des paroles de maître Bodhidharma. L’empereur Wou croyait fermement à ses fausses pratiques ; il ignorait la juste méthode.
- Pourquoi donc n’a-t-il produit aucun mérite ?
- Ériger des temples et des monastères, pratiquer l’aumône et faire des offrandes, ce n’est rien d’autre que de s’exercer au bonheur. On ne peut pas tenir le bonheur pour un “mérite”, car le mérite réside dans le corps absolu et non dans les champs de bonheur. C’est dans notre intime réel que se trouvent les mérites - accomplissements et puissance : voir l’essence est accomplissement, rester dans l’égalité est puissance. C’est, à l’intérieur de soi, voir la bouddhéité et, à l’extérieur, pratiquer le respect. Il n’y a aucun mérite à mépriser le monde entier dans un moi-moi-moi ininterrompu. Notre essence est une creuse illusion et il n’y a pas de mérites dans le corps absolu 
[dharmakāya]. »
(Le soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-Neng (638-713), traduit par Patrick Carré (pp. 68-69)
C'est un élève de Chen-houei/Shenhui (élève de Houei-neng) qui est l’auteur du « Traité fixant le vrai et le faux au sujet de l’Ecole du Sud de Bodhidharma », où il raconte le débat entre son maître et le maître de la loi Tch’ong-Yuan. Le passage ci-dessus du Soûtra de l’Estrade y est par ailleurs repris. Ce texte, polémique, a visiblement été écrit dans une époque difficile pour l’école Ch’an naissant.
« Les précepteurs de dhyāna que l’on voit par le monde sont très nombreux et la confusion de ceux qui étudient le dhyāna est extrême. J’ai peur que le Māra du Ciel, Pāpiyān, et tous les hérétiques ne s’introduisent parmi eux pour jeter le trouble dans leur esprit et leur faire perdre la la loi correcte. »[3]
D’où les nombreux débats. Pour Chen-houei/Shenhui « Accroupissement, cela veut dire non production des pensées. Dhyāna, cela veut dire vue de la nature foncière. »[4]
« Le maître Yuan [lui] demanda :
— Maître de dhyâna, quelle méthode cultivez-vous, quelle pratique suivez-vous ?
— Je cultive la méthode de la prajnâpâramitâ, je suis la pratique de la prajnâpâramitâ,
— Pourquoi ne pas cultiver les autres méthodes, ne pas suivre les autres pratiques et se borner à celles de la prajnâpâramitâ ?
— Qui cultive la méthode de la prajnâpâramitâ est capable d’embrasser toutes les méthodes. Qui suit la pratique de la prajnâ-pâramita [possède] la racine de toutes les pratiques :
La prajnâpâramitâ,
la plus vénérable, la plus élevée, la première de toutes !
Sans naissance, sans destruction, sans allée ni venue !
Tous les Buddha en proviennent.»
Le Maître dit à ses amis religieux et laïcs :
« Si vous voulez obtenir de pénétrer dans le très profond dharmadhātu et d’entrer directement dans le samādhi de pratique unique, il faut d’abord que vous récitiez et lisiez le Sūtra de la prajñāpāramitā de diamant. »[5]
Le samādhi de pratique unique, explique Gernet, se dit ekayānasamādhi en sanscrit, et qu'il rapproche des propos du troisième chapitre du Vimalakīrtinirdeśa (Lamotte, p. 142 etc.).
« Le samādhi de pratique unique, c’est la pratique, en tous temps et dans les quatre attitudes (īryāpatha), de l’esprit véritable. » Vimalakīrti à ce sujet : « L’esprit véritable, c’est l’aire de bodhi. L’esprit véritable, c’est la terre pure. » Que votre esprit ne pratique pas le faux pendant que votre bouche parle du vrai. Ne parlez pas du samādhi de pratique unique sans pratiquer l’esprit véritable. Pratiquer seulement l’esprit véritable et, au milieu de tous les dharma, ne s’attacher à rien, voilà, ce qui s’appelle samādhi de pratique unique. L’accroupissement, l’immobilité de l’esprit véritable, l’expulsion du faux, la non production de l’esprit, voilà le samādhi de pratique unique [sic] »[6]
Il est très probable que c’est à cette pratique que se réfère Sakya Paṇḍita en parlant de la panacée blanche (tib. dkarpo cig thub). Il s’agit de la méthode enseignée par Houei-neng, le « recueillement de l’unique » (C. hsing san-mei sct. ekavyūha ou ekākāra samādhi) ou encore « le recueillement de l’unicité unifiée de l’univers ». (cf La lumière est-elle la même en Inde qu'en Chine ?)

Comme le « Traité fixant le vrai et le faux au sujet de l’Ecole du Sud de Bodhidharma » est un texte polémique probablement écrit par un élève inconnu de Chen-Houei, appelé Tou-Kou P’ei, c’est Chen-Houei qui a le beau rôle, et maître Yuan sert de faire valoir. Tout comme dans le « débat » entre Kamalaśīla et Moheyan.

Le traité explique qui est ce Maître Yuan[7].
« Il y avait alors le maître de la loi Tch’ong-Yuan du dit monastère[8]. Sa renommée, déjà, s’était répandue dans les deux capitales (Lo-yang et Tch’ang-ngan). Il était connu par delà les bornes du monde. Lorsqu’il était dans une assemblée de la loi, ses paroles étaient comme une source jaillissante et, dans toutes les questions qu’on lui posait, il savait vraiment découvrir la raison première. Après T’i-p’o (Aryadeva)**, il était bien le premier. Les gens de l’époque- l’appelaient Yuan de l’Est des monts et ce n’était pas pour rien. »[9]
**  Le document PT 116 donne une lignée de transmission de Wolun qui n’est pas chronologique. 1. Nāgārjuna 2. Bodhidharma, 3. Wuzhu 4. Jiang Mozang 5. Ardasīr (T. A rdan hwar) (6) Wolun (‘gwa lun) 7. Mahāyāna et 8. Āryadeva. S'agirait-il de cet Āryadeva ?

Maître Yuan ne sert pas toujours d’homme de paille ou de bouffon. On le retrouve à la fin du Traité de Bodhidharma (traduit par Bernard Faure), dans la partie Mélanges II, où il a plutôt des choses très sensées à dire, notamment sur l’homme et le Dharma : faut-il s’appuyer sur l’homme ou sur le Dharma. Cela fait penser au Sūtra des quatre refuges (S. catuḥpratisaraṇasūtra), que l’on retrouve également chez Vimalakīrti (ch. XII §12, Lamotte p. 380). Il est très probable que c’est ce dont parle ici Yuan.

« A mon sens, on ne doit s’appuyer ni sur le Dharma ni sur les hommes. S’appuyer sur le Dharma et non sur les hommes est sans conteste une vue partiale ; de même que s’appuyer sur les hommes et non sur le Dharma. »[10]
« C’est parce que vous estimez la sagesse, que vous vous laissez abuser par les hommes et par le Dharma. Si vous considérez quelqu’un comme juste, vous n’éviterez pas d’être induit en erreur par lui ; et même si vous tenez le Buddha pour supérieur aux hommes, vous n’éviterez pas pour autant les abus. Pourquoi ? Parce que vous vous méprenez quant au plan objectif, et que, en vous appuyant sur cet homme, vous accordez trop d’importance à l’esprit de foi. » 
Il dit aussi : « Les sots croient que le Buddha est supérieur aux autres hommes, et que le nirvāṇa est supérieur aux autres dharmas ; aussi sont-ils induits en erreur par les hommes et le Dharma. Si vous pensez que l’essence du Dharma ou la Limite du Vrai (bhūtakoti) transcendent toute connaissance ou non-connaissance, et que la nature propre est sans naissance ni extinction, vous ne faites encore que vous abuser vous-même. »[11]
Maître Yuan semble se trouver dans le même dilemme que le Bouddha au début de sa carrière, quand il n’avait pas encore décidé d’enseigner le Dharma.
« Quelqu’un demanda à maître Yuan : « Pourquoi ne m’enseignez-vous pas le Dharma ? »
Réponse : « Si j’avais un Dharma à t’enseigner, je ne pourrais plus te guider. Si j’établissais un Dharma, ce serait t’abuser, te trahir. Même si je possédais un Dharma, comment pourrais-je le révéler aux hommes ? Comment pourrais-je t’en parler? En fin de compte, tant qu’il y a des noms et des lettres, tout cela ne peut que t’induire en erreur. Le sens du grand Dao, comment pourrais-je t’en révéler la mesure la plus infime? Si je pouvais en parler, à quoi cela te servirait- il?  
Lorsqu’on le questionna encore, il s’abstint de répondre[12]. Par la suite, on lui demanda de nouveau : « Qu’en est-il de l’apaisement de l’esprit ? » Il répondit : « On ne doit pas produire la pensée du grand Dao. A mon sens, l’esprit en tant que tel est inconnaissable, obscur et de surcroît inconscient. »[13]
Non, vraiment pas un homme de paille !

Je le soupçonne d’ailleurs d’être à l’origine de la fameuse histoire zen des deux moines voyageurs. Si vous ne la connaissez pas, la voici :
« En s'apprêtant à traverser la rivière, deux moines Zen rencontrèrent une très belle jeune femme qui désirait aussi traverser, mais qui avait très peur.
Aussi l'un des moines la prit sur ses épaules et la porta jusqu'à l'autre rive.
Son camarade était furieux. S'il ne dit rien, il bouillonnait à l'intérieur car ce qu'avait fait l'autre moine était interdit !
Un moine bouddhiste ne devait pas toucher une femme.
Et non seulement il l'avait touchée, mais il l'avait aussi portée sur ses épaules.
Après de nombreux kilomètres ils atteignirent le monastère. En franchissant la porte, le moine en colère se retourna vers son compagnon et lui dit:
- Eh bien, je vais devoir parler de cette affaire au Maître et lui raconter ce que tu as fait. Car ce que tu as fait est interdit !
Le premier moine avait l'air surprit et demanda :
- De quoi parles-tu, qu'est-ce qui est interdit ?
- As-tu tout oublié ? demanda le second. Tu as porté cette belle jeune femme sur tes épaules !
Le premier moine rit et répondit :
- Oui, je l'ai portée. Mais je l'ai laissée près de la rivière, à des kilomètres en arrière. Mais toi, es-tu encore en train de la porter ? » (source)
Or, voici une anecdote similaire avec maître Yuan :
« Le maître de Dharma Zhi, apercevant le maître de Dharma Yuan dans la rue des bouchers, lui demanda : « Avez-vous vu les bouchers tuer des moutons ? »
Le maître de Dharma Yuan dit : « Mes yeux ne sont pas aveugles, comment ne les aurai-je pas vus? »
Le maître de Dharma Zhi dit : « Vous admettez donc les avoir vus ! »
Maître Yuan dit : « Mais vous, vous les voyez encore !
»[14]

***

[1] Patrick Carré, Soûtra de l’Entrée à Laṅkā, p. 7
[2] Inria.

[3] Discours de Chen-Houei devant l’assemblée en présence de maître Yuan.

[4] Jacques Gernet, p. 94

[5] Jacques Gernet, p. 99

[6] Jacques Gernet, p. 99-100, note 39. Il cite ici du T’an-king (Soûtra de l’Estrade), T.2007, p. 338b15-20 (T.2008 p. 352c25-353a1).

[7] Dans le Traité, il perd la face et probablement le débat quand il dit d’une citation du Sūtra du Lotus, que ce sont là des paroles de Māra. L’assemblée est choquée… Gernet, p. 89

[8] Le Ta-yun ssen de Houa-t’ai

[9] Jacques Gernet, p. 87

[10] Bernard Faure,p. 125

[11] Bernard Faure,p. 126

[12] Imitant en cela peut-être Vimalakīrti, quand on lui demande d’exposer la doctrine de la non-dualité (advayadharmamukha). Lamotte, p. 317

[13] Faure, pp. 127-128

[14] Faure, pp. 126

lundi 26 octobre 2015

Les thèses de Moheyan comme épouvantail



Dakpo Tashi Namgyal résume bien ce en quoi les thèses attribuées au maître chinois Moheyan sont jugées condamnables. Le problème est que cette présentation des thèses de Moheyan ne correspond pas à celle que l’on trouve dans les écrits qui lui sont attribués. Moheyan et ses thèses servent d’épouvantail. La subtilité de ses thèses semble échapper aux maîtres tibétains (ainsi qu'à Kamalaśīla qui est cité) qui les condamnèrent. Mais même la pratique de la mahāmudrā est présentée plutôt sous son aspect śamatha, avec le maintien de la vigilance, de l’investigation et l’application des antidotes, peut-être pour montrer patte blanche par rapport aux Étapes de la méditation. Le Zen tibétain n’est pas un exercice en léthargie. Pour rappel :
« Ne rien remémorer et ainsi
Rester ouvert, le corps détendu, les sens en éveil
La pensée vigilante (sct. apramāda)
Tout en diminuant la respiration
Sans discriminer entre les états passagers
L'on fait les quatre types d'activités dans l'égalité
C'est ainsi que la Sagesse devient expert en l’Engagement
. »[1](Extrait d’un texte attribué au maître Byang chub klu dbang).
Quand Sakya Paṇḍita compare la mahāmudrā des kagyupas à « la Grande Perfection de tradition chinoise », c’est pour la dénigrer. Dakpo Tashi Namgyal tentera de montrer en quoi la mahāmudrā diffère des thèses de Moheyan, ou plutôt de la caricature tibétaine de celles-ci. Extrait de Rayon de Lune :

« Le même critique dit aussi :
« L’actuel Mahamudra [des Kagyupas] ne diffère pas de la Grande Perfection de tradition chinoise25, où les expressions « réaliser sur la voie subite » et « réaliser sur la voie progressive » remplacent désormais « fondre d’en haut » et « grimper d’en bas ».
Cette position semble motivée par le seul désir de critiquer. La Grande Perfection, qui relève de l’Atiyoga, est l’enseignement ultime des Mantras Secrets, alors que le système de méditation de Hashang est dit s’inspirer de quatre-vingts sûtras. Ainsi, ces deux traditions différeraient non seulement par leur système de méditation, mais aussi par leurs sources. De plus, aucune autorité valide n’a jamais établi que la Grande Perfection était le système chinois. Assimiler la Grande Perfection à la méditation de Hashang, c’est rabaisser le Dharma au rang de non-dharma.

Cet érudit semble méconnaître le sens du Mahamudra, qui est fondamentalement en accord avec la Trilogie des dohâs, les Huit Trésors de dohas, le Cœur de l’accomplissement, l'Amanasi et d’autres cycles d’enseignements. Il a aussi écrit un compte rendu historique - commençant par : « Quant à l’avènement de tels systèmes religieux... » - qui n’est que pure spéculation et contredit le traité authentique des disciples de Kamalasila qui vient en préface aux Etapes de la méditation.

Il dit encore : « Bien que ce système s’inspire des écrits de l’abbé chinois [Hashang], on lui a donné le nom de Mahamudra. En fait, de nos jours, le Mahamudra ne diffère pas de cette tradition bouddhiste chinoise. » Ce jugement fallacieux reflète davantage le point de vue de son auteur que la vérité. Dire que ce système s’inspire des écrits de l’abbé chinois, que l’on a désormais baptisés Mahamudra, n’est aucunement un argument valide et prouvé. De nombreux érudits et accomplis bouddhistes connaissaient déjà ce terme, qui apparaît dans les tantras et leurs commentaires. Dissimulant sa méconnaissance des tantras qui mentionnent le Mahamudra, ce maître a associé arbitrairement deux systèmes. Lancer de telles affirmations sans s’appuyer sur de solides connaissances n’est pas la manière dépassionnée dont les érudits procèdent.

D’autres disent que le Chinois Hashang n’acceptait pas le principe causal appliqué au comportement humain et, tout en s’appuyant sur quatre-vingts sûtras, recommandait l’arrêt des pensées, bonnes ou mauvaises, dans le contexte de la vue et de la méditation. Quant à l’accomplissement, il n’acceptait aucun autre Éveil que la réalisation de l’esprit. On a prétendu que, de nos jours, ceux qui méditent sur le Mahamudra adoptent ce système, et certains érudits actuels, non sans arrogance, répètent ces propos sans les vérifier. Ces déclarations calomnieuses et dénuées de fondement trahissent un manque de perspicacité chez ceux qui ignorent les points essentiels de la méditation sur la vue et des doctrines qui définissent le Mahamudra. Les Etapes de la méditation (III) disent :
Certains pensent que, sous l’influence des actes vertueux et non vertueux engendrés par les pensées discursives, les êtres éprouvant leurs effets - diverses formes de naissance -, errent dans le samsara. Ceux qui s’abstiennent de toute pensée et de tout acte se libèrent entièrement du samsara. Aussi ne doit-on entretenir aucune pensée, ni pratiquer la générosité et les autres vertus, car l’enseignement de ces pratiques ne vaut que pour les sots.
Ces propos trahissent un rejet du Grand Véhicule dans son entier. Puisque celui-ci est le fondement de tous les véhicules, le rejeter, c’est rejeter tous les véhicules. Recommander de ne penser à rien, c’est renoncer au discernement caractérisé par l’analyse correcte. Étant donné que l’analyse correcte est la racine de la sagesse, la rejeter revient à en détruire la racine et donc à renoncer à la Connaissance supramondaine. Enseigner de ne pas s’appliquer à la générosité et aux autres vertus, c’est aussi écarter, en les rejetant, les moyens habiles que représentent la générosité et les autres [vertus].
[Voir aussi la traduction de Georges Driessens de cette partie, Les étapes de la méditation, pp. 139-140, et celle de Lamotte dans Le concile de Lhasa, pp. 348-349]
On trouve dans cette citation la réfutation de la thèse de Hashang. Bien que le système chinois semble rejeter non seulement l’analyse discriminante dans le contexte de la méditation sur la vue, mais aussi la pratique de la générosité et des autres vertus, affirmer que le Mahamudra récuse la causalité karmique dénote un manque de compréhension. Le fait que les Etapes de la méditation commencent par énoncer la position du système chinois concernant la causalité positive et négative montre que, puisque les quatre-vingts sûtras sont la base de ce système, l’abbé chinois connaissait certainement la loi du karma. En outre, le traité de ce critique rendant compte du débat entre Hashang et Kamalasila est si peu crédible qu’il en devient calomnieux, contradictoire et hors de propos. Il ne rapporte pas non plus la réfutation de la thèse de Hashang avec exactitude.
Prétendre que la méditation sur le Mahamudra de la nature fondamentale est identique à celle du système chinois est pure spéculation, mais nous n’en dirons pas plus sur cette réfutation, de crainte de trop nous étendre.

Cependant, pour dissiper cette idée fausse, nous expliquerons brièvement ce qui distingue le Mahamudra du système de Hashang. À propos de la conduite, Hashang soutient que les enseignements sur les accumulations de mérites et la purification des fautes s’adressent aux « sots » qui, n’en comprenant pas le vrai sens, pourraient dénaturer le réel. Le Mahamudra enseigne que même si, lorsqu’on a réalisé la vacuité, la causalité se révèle vide, il faut absolument s’efforcer de respecter la production interdépendante. Il y a également de nombreuses divergences subtiles [entre les deux systèmes], notamment sur la question de savoir si l’on perçoit les nombreuses choses produites en interdépendance comme ayant la même saveur, si l’on maîtrise [la réalité] superficielle, ou encore si l’on sait implanter en soi les semences du corps formel [d’un bouddha].

S’agissant de la méditation, le système de Hashang plaide pour un arrêt total des pensées et des activités mentales, tandis que dans le Mahamudra, le méditant doit, dès les premiers stades de la stabilisation méditative, rester constamment attentif à l’objet de concentration et, à l’aide de la vigilance, détecter l’émergence des obstacles que sont l’agitation et la somnolence. Pour Hashang, la méditation consiste à maintenir un état de tranquillité non conceptuelle, ni positive ni négative, tandis que dans notre système, cet état est un défaut de type « léthargique ». La méditation de Hashang ne sollicite ni examen ni analyse, alors que dans le Mahamudra, une investigation appropriée s’impose pour déterminer le sens de la méditation à l’aide de l’analyse correcte. Hashang préconise de rester dans un état indéterminé sans avoir recours à l’attention, tandis que le Mahamudra recommande de ne pas se laisser distraire un seul instant du sens de la méditation. Dans le système de Hashang, il suffit de s’abstenir de toute pensée, tandis que le Mahamudra considère cela comme une déviation et un égarement - des défauts que l’on doit éliminer.

En ce qui concerne la vue, Hashang n’accepte pas la connaissance issue de la réflexion et celle qui émane de la méditation, tandis que dans notre système, il faut rechercher la vue de la nature fondamentale à l’aide de ces deux connaissances, acquises respectivement par l’analyse intellectuelle et la méditation, puis en atteindre la réalisation. Le système de Hashang s’écarte de la vue qui réalise l’ainsité, tandis que le Mahamudra coupe court à toutes les conceptions duelles et garde la perception de la nature fondamentale.

Pour ce qui est du fruit, Hashang soutient que la libération s’obtient simplement en s’accoutumant à la continuité de l’état sans pensée, alors que pour nous, il est essentiel, même après la réalisation de la vraie réalité, de continuer sans distraction à éliminer les perceptions duelles les plus subtiles en développant cette réalisation. Il n’est donc pas admissible de dénigrer la vraie nature de la réalité en se fondant sur des spéculations simplement dictées par la jalousie[2]. Cela pourrait encourager certains adeptes confiants à rejeter le Dharma. »

Rayon de lune, Christian Charrier.


***

[1] dran ba myi brjed de yang ni//
yangs shing lus khlod dbang po phye//
bag dang ldan pa’i sems kyis ni//
dbugs kyang shin du bskyung bar bya//
rkyen gi go skabs myi dbye bar//
spyod lam rnam bzhir snyoms par spyad//
de ni shes rab thabs mkhas pa’o//

[2] Les propos de Sakya Paṇḍita, qui justifient peut-être cette remarque : « Moi aussi, je pourrais rassembler davantage de disciples, si j’enseignais la panacée auto-suffisante à ceux qui n’avaient reçu que l’initiation-bénédiction de Vajravārāhī, si je leur enseignais (ngo sprod) par la suite le sens 'qui ne s’atteint pas à travers l’effort', après avoir identifié une vague expérience contemplative comme le chemin de la vision. Je recevrais aussi davantage d’offrandes. Et puis les sots me considéreraient comme un Bouddha. » David Jackson, Enlightenment by a single means, p. 168 ‘di las bzlog pa byung gyur na// bstan la gnod par shes par gyis// bdag kyang rdo rje phag mo yi// byin rlabs tsam re byas pa la// dkar po chig thub bstan nas kyang*// myong ba cung zad skyes pa la// mthong lam du ni no sprad nad nas// rtsol bsgrub med pa’i don bstan na// tshogs pa’ang ‘di mang ba ‘dul// longs spyod ‘bul ba’ang mang bar ‘gyur// blun po rnams kyi bsam pa la’ang*// sangs rgyas lta bur mos pa skye//

Texte tibétain Wylie

kha cig//

da lta'i phyag rgya chen po dang //
rgya nag lugs kyi rdzogs chen la//
yas 'bab dang ni mas 'dzeg gnyis//
rim gyis pa dang cig car bar//
ming 'dogs bsgyur ba ma gtogs pa//
don la khyad par dbye ba med/
/

ces smra ba ni smra 'dod tsam du zad de/ rdzogs chen ni a ti yo ga zhes pa gsang sngags kyi mthar thug tu bzhed pa dang / hwa shang gi [187]sgom ni mdo sde brgyad bcu khungs su byas par 'dod pas/ de gnyis sgom rim gyi khyad par mi 'dra bar ma zad/ bstan khungs tsam yang mi 'dra ba'i phyir dang / rgya nag lugs kyi rdzogs chen yod pa tshad ldan sus kyang ma bshad pa'i phyir dang / rdzogs chen hwa shang gi sgom du smra na chos la chos min du skur ba btab par 'gyur ba'i phyir dang / phyag rgya chen po'i don/ do ha skor gsum do chung mdzod brgyad grub snying dang a ma na si'i chos skor sogs kyi dgongs par gnas pa'ang gtan ma go bar snang ba'i phyir ro//

de bzhin du/ chos lugs 'di 'dra 'byung ba yang / zhes sogs kyi lo rgyus bsdebs pa la'ang yid brtan ci yang mi snang ste/ sgom rim gyi dbu na ka ma la shi la'i slob mas yi ger bkod snang ba sogs kyi lo rgyus khungs btsun thams cad dang mi mthun pa'i blo bzo mang du snang ba'i phyir ro// yang /
rgya nag mkhan po'i gzhung lugs kyi// yi ge tsam la brten nas kyang // de yi ming 'dogs gsangs nas ni// phyag [188]rgya chen por ming bsgyur nas// da lta'i phyag rgya chen po ni// phal cher rgya nag chos lugs yin//
zhes pa'ang rang gi zhe 'dod bden par sgrub pa'i rdzun rib kho nar snang te/ rgya nag mkhan po'i gzhung la brten nas phyis phyag rgya chen por ming bsgyur ba'i khungs dang shes byed ci yang med pa'i phyir dang / phyag rgya chen po'i mtshan rgyud 'grel rnams dang paṇ grub thams cad la sngon nas grags zin pa'i phyir dang / de ston pa'i rgyud gzhung phal cher la rtog pa mtshungs pa'i rang skyon sbas nas chos chos min du kha tshon gcod pa nongs par 'gyur ba'i phyir dang / ma nges bzhin du bsnyon nas smra ba gzur gnas rnams kyi spyod yul ma yin pa'i phyir ro//

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dimanche 25 octobre 2015

Un jour sans fin (âmes sensibles s'abstenir)




« Vers la fin du xiiie siècle et le début du xive siècle, Tsongkhapa Losang Drakpa fonda la tradition bouddhiste appelée Guélougpa. Vers 1445, son étudiant et neveu[réf. nécessaire] Gendun Drup, le 1er dalaï-lama4, construisit le grand monastère de Tashilhunpo à l'ouest de Lhassa, à Shigatsé. Gendun Drup avait déjà reçu le titre de panchen d'un érudit tibétain contemporain, Bodong Choklay Namgyel, après qu'il eut répondu avec succès à toutes les questions du sage. Les abbés successifs du monastère de Tashilhunpo furent tous appelés à sa suite panchen. Puis, au xviie siècle, le cinquième dalaï-lama (1617-1682), fit don du monastère de Tashilhunpo à son professeur, Lobsang Chökyi Gyalsten. Appelé panchen en tant qu'abbé du monastère (15e), il reçut le titre distinctif de panchen-lama à sa mort, quand le cinquième dalaï-lama annonça qu'il renaîtrait et que l'enfant lui succéderait. » (wikipédia)

Le premier Panchen lama, Lobsang Chökyi Gyalsten (1567-1662), avait rédigé un texte intitulé La voie officielle des Vainqueurs, les racines de la précieuse Géden kagyu (tib. dGe ldan bka’ brgyud rin po che’i phyag chen rtsa ba rgyal ba’i gzhung lam[1]), qui devait constituer ce qu’on allait appeler « la mahāmudrā » Gélougpa (tib. dge ldan phyag rgya chen po). Ce maître accepta par ailleurs la tradition dzogchen de Padmasambhava comme une transmission authentique.[2]

Dans ce texte, et dans cette voie officielle (tib. gzhung lam), il recense toutes les traditions « officielles » de son temps (XVI-XVIIème siècle), tout en proclamant qu’ils conduisent au même objet:
« la mahāmudrā ‘lhan cig skyes sbyor’ de Gampopa, la mahāmudrā « du reliquaire » (ga’u ma) de Khyoungpo Neldyor, la quintuple mahāmudrā (lnga ldan) drikhoungpa de ’Jig rten mgon po (1143-1217), la Saveur unique (ro snyoms) de gTsang pa rGya ras), la mahāmudrā de Quatre syllabes ‘de Maitrīpa’ (yi ge bzhi ba), la traditon Zhi byed de Padampa Sangyé, la tradition gCod yul de Ma cig Lab sgron), le rDzogs chen de Padmasambhava et la Guide du Madhyamaka de Tsongkhapa, etc. »[3]
Samten Karmay explique que dans ce texte, le premier Panchen Lama fit la synthèse d’une tradition orale gélougpa existante, dBen sa brnyan brgyud, qui descendait de Tsongkhapa, avec les traditions tibétaines de même type de son époque.

La mahāmudrā de Quatre syllabes, est une tradition attribuée à Maitrīpa. Selon Padma Karpo (1527-1592), le texte a été composé par Gueutsangpa (1189-1258, "rgyal ba rgod tshangs pas mdzad pa phyag rgya chen po yi ge bzhi pa"). Voici la note de Samten Karmay (la traduction française libre est de moi) :
Il s’agit des quatre premiers syllabes du mot sanskrit « amanasikāra », que l’on traduit en tibétain par « yid la mi byed pa », non-engagement mental, selon les explications de Padma Karpo dans son phyag rgya chen po'i man ngag gi bshad sbyar rgyal ba'i gan mdzod[4] (f. 17b6), et qui fait partie du cycle connu sous le nom yid la mi byed pa'i chos skor (voir ZhL[5] p. 581). Le texte fondateur de cette instruction est le Yid la mi byed pa ston pa[6] (Tengyour vol. 68, n° 3094), mais certains[7] le considèrent comme non-authentique. On soupçonne cette instruction d’avoir un lien avec les thèses de Hva-shang Mahāyāna, réfutées au VIIème siècle par Kamalaśīla dans la troisième partie des Etapes de la méditation (sct. bhāvanākrama, Tangyour vol. 102, n° 5312, p. 39-2-2). (The Great Perfection, p. 144)
La pratique de la mahāmudrā des quatre syllabes est aussi mentionnée par Dakpo Tashi Namgyal dans son Rayon de lune (tib. nges don phyag rgya chen po'i sgom rim gsal bar byed pa'i legs bshad zla ba'i 'od zer).
« Il y a deux types d’individus qui peuvent aspirer à pratiquer le sens profond. Il faut impérativement savoir que l’on doit enseigner la voie profonde de façon instantanée aux adeptes dotés de prédispositions favorables, et progressivement aux autres. L’Abécédaire ancien et récent [ka dpe snga phyi gnyis ka] prévient : 
‘Selon l’intelligence propre à chacun,
On penchera pour la voie progressive ou instantanée.
Ce qui est un puissant médicament pour les adeptes de la voie progressive
Devient un poison pour les disciples de la voie instantanée,
Et le puissant médicament de ces derniers
Sera poison pour les premiers.
Aux individus dotés de prédispositions favorables,
On enseignera donc la voie instantanée,
Tandis qu’aux êtres dont le « karma de pratique » n’en est qu’à ses débuts
On montrera la voie progressive.’ 
Considérant la profonde voie [du Mahāmudrā] comme une voie à part entière, le vénérable Gampopa recommande de ne pas l’enseigner comme celle des tantras. Ainsi sa transmission ne nécessite pas, en guise de préliminaire, d’initiation qui fait mûrir [le potentiel d’Éveil]. Le refuge pris dans le maître et les Trois Joyaux, la méditation sur l’amour, la compassion et l’esprit d’Éveil, les offrandes de maṇḍala, la confession des actes nuisibles et les prières d’invocation adressées avec une dévotion fervente constituent la base sur laquelle on pourra guider directement les disciples vers la nature de l’esprit. À cet égard, il faudra, dès le départ, inciter le disciple d’intelligence supérieure, prédisposé à la voie instantanée, à découvrir la vue juste, puis lui donner les instructions essentielles permettant de placer l’esprit en absorption méditative sur celle-ci, comme lorsqu’on enseigne de nos jours la pratique du Mahāmudrā des Quatre Syllabes. »[8]
Les Quatre syllabes sont expliquées dans une note de Christian Charrier :
« Tib. yi ge bzhi pa. Référence au Mahāmudrā de Maitrīpa qui s’est propagé dans toute la lignée Dakpo Kagyu de Gampopa. Les quatre syllabes sont A, MA, NA et SI (cf. p. 147, n. 6). La première signifie aller droit à la base naturelle de l’esprit, la deuxième révèle les méthodes qui permettent de poser l’esprit, la troisième éloigne l’esprit des déviations, et la quatrième montre comment prendre l’esprit comme voie. Pour un aperçu des diverses traditions du Mahāmudrā, voir Dalaï Lama (1997[9]), p. 263 à 271. »
Dakpo Namgyal Tashi :
« On guidera le disciple de moindre intelligence, prédisposé à la voie progressive, depuis la pratique de la quiétude jusqu’à la méditation de la vision supérieure, comme lorsqu’on enseigne actuellement la méthode dite de l’« Union Coémergente »[10]. La raison [de ces deux approches] se trouve dans la somme des précieux manuels d’enseignements [de Gampopa], ses instructions orales, ses Réponses aux questions, et dans son testament qui figure dans les œuvres complètes de l’illustre Pamo Droupa et du vénérable Tussoum Khyènpa. »[11] 
« Plus tard, les tenants de la Lignée de Pratique adaptèrent les enseignements du Mahāmudrā aux pratiques des tantras, formant les célèbres « Cinq branches du Mahāmudrā » : l’esprit d’Éveil, la pratique d’une divinité qui relie [à l’Éveil], le gourou-yoga, la méditation du Mahāmudrā et la dédicace finale. Avant d’expliquer les traités tels que l’Union coémergente et les Quatre Syllabes, il est recommandé de commencer par les quatre préliminaires qui développent la méditation : réfléchir sur l’impermanence, visualiser Vajrasattva et réciter son mantra, offrir le maṇḍala, et unir son esprit à celui du maître. Puisque ces pratiques utilisent des éléments appartenant aux tantras, les disciples devront préalablement recevoir une initiation, complète ou abrégée, afin de faire mûrir [leur potentiel d’Éveil]. »[12]
Pour résumer, une fois de plus. Basée sur des instructions de « mahāmudrā » attribuées à Maitrīpa/Advayavajra, Gampopa introduisait ses disciples directement à la nature de l’esprit, et pas uniquement les « adeptes dotés de prédispositions favorables ». Quelle est l’origine de ces instructions ? L’origine « humaine » semblent être les écrits attribués à Maitrīpa/Advayavajra. Ceux-ci ont une certaine proximité de pensée avec le « Zen tibétain » et sa méthode « simultanée » (tib. cig char ba), ce qui ne semblait pas poser de problème à l’époque de Gampopa, qui fournit par ailleurs une grande quantité de sources canoniques pour sa méthode.

Mais la renaissance tibétaine est en pleine progression et l’attention se tourne vers les nouvelles méthodes très populaires que l’on dit originaires de l’Inde (le plus souvent du Népal). La compétition est rude et chaque « détenteur » veut se profiler en démontrant comment sa tradition est supérieure et celle des autres inférieures, voire suspectes ou hérétiques. Cela est notamment le cas des anciennes méthodes, utilisant des écritures, des transmissions et des pratiques ayant quelquefois un lien avec le « Zen tibétain ». Ces anciennes méthodes manqueraient de « peps » (sct. siddhi) selon les nouvelles. Sam van Schaik remarque dans « Tibetan Zen » que l’on ne peut pas vraiment distinguer entre un Zen « tibétain » et « chinois », mais qu’il faut plutôt les considérer comme des expressions du « Zen » dans deux langues différentes. Sakya Pandita non plus ne semblait pas pouvoir faire la distinction entre « Zen tibétain » et « Zen chinois ». Pour lui, les anciennes méthodes étaient tout simplement d’origine chinoise, et donc suspectes. Pour justifier ce point de vue, il se base sur la thèse du Testament du clan dBa’ (tib. dba’ bzhad), qui date du XI-XIIème siècle, et qui raconte la victoire du bouddhisme indien sur le bouddhisme chinois et la condamnation de ce dernier par édit royal.

Il s’attaque avec d’autres détenteurs de nouvelles méthodes (tib. gsar ma) aux « anciennes méthodes », et notamment la mahāmudrā et le dzogchen, dans la mesure où celles-ci sont proches du « Zen tibétain ». Ce que l’on reproche aux anciennes méthodes, hormis le fait qu’elles auraient des origines suspectes, est qu’elles manquent de « moyens » (upāya), si importantes dans les nouveaux tantras. Avec le succès de ces derniers, les détenteurs d’anciennes méthodes sont obligés de les inclure aussi dans leur offre et de s’aligner sur le pitch des détenteurs de nouvelles méthodes.

A Dakpo Tashi Namgyal (et à d’autres) incombe la tâche difficile de réunir les deux méthodes dans un seul cursus. Pour cela, on invente les différents types d’individus (deux ou trois). Approche déjà utilisée pour expliquer pourquoi certains en suivant une méthode infaillible du Bouddha s’éveillent et d’autres non. C’est tout simplement qu’il leur manque des facultés ou des dispositions, bref de "la pratique". La méthode simultanée ancienne, attribuée à Maitrīpa et susceptible d’avoir des liens avec le « Zen tibétain », est destinée aux « adeptes dotés de prédispositions favorables ». L’autre méthode, progressive et s’appuyant sur les nouvelles méthodes est destinée à tous les autres. Comment distinguer un « adepte doté de prédispositions favorables » d’un adepte ordinaire ? Uniquement rétroactivement. Celui qui est réputé ou déclaré éveillé avait sans doute des prédispositions favorables. Les autres êtres dont le « karma de pratique » n’en est qu’à ses débuts doivent continuer sur le chemin progressif, le parcours de nombreux upāya, jusqu’à ce que, dans une vie ou une autre ou dans le bardo, en saisissant « le moment crucial », le moment de s’éveiller se présente. Jusque là, ils vivront un genre de Groundhog day



***

[1] Il en existe une traduction anglaise : The Gelug/Kagyu Tradition of Mahāmudrā, Dalai Lama, Alexander Berzin.

[2] The Great Perfection, Samten Karmay, p. 144

[3] lhan cig skyes sbyor ga’u ma/
lnga ldan ro snyoms yi ge bzhi/
zhi byed gcod yul rdzogs chen dang/
dbu ma’i lta khrid la sogs pa/
so sor ming ’dodgs (sic) mang na yang/
nges don lung rigs la mkhas shing/
nyams myong can gyi rnal ’byor pas/
dpyad na dgongs pa gcig tu ’babs/

[4] a ma na si kā ra zhes pa, gang du dmigs pa'i gnas sam rten gzhi med pa la bya dgos par shes te/ Source : Dharmadownload


[5] Zhal lung bdud rtsi’i thigs phreng ba composé par dKon-mchog bstan-pa’i sgron-me (1762-1823), Gung-thang

[6] Dégé : Colophon: yid la mi byed pa ston pa bdag med pa gsal ba slob dpon chen po gnyis med rdo rjes mdzad pa rdzogs so/ /rgya gar gyi mkhan po badz+ra pA Ni dang / bod kyi lo tsA ba gnyan chung gis bcos pa rdzogs so
toh: 2249

[7] Karmay ne donnent malheureusement pas de détails.

[8] zab don nyams su len par byed pa'i gang zag la'ang gnyis yod pa'i skal ldan sbyangs pa can la zab lam cig car du bstan pas chog pa dang / dang po'i las can la zab lam yang rim pas ston dgos pa'i rnam dbye shes dgos te/ ka dpe snga phyi gnyis ka las/ gang zag blo yi khyad par gyis/ /rim gyis pa dang cig car ba/ /rim gyis pa yi sman chen de/ /cig car ba yi dug chen yin/ /cig car ba yi sman chen de/ /rim gyis pa [225]yi dug tu 'gyur/ /des na sbyangs pa'i 'phro can la/ /cig car ba ni bstan par bya/ /sems can dang po'i las can la/ /rim gyis pa ni bstan par bya/ /zhes gsungs pa ltar ro/ /

de ltar na zab lam 'di nyid ston tshul la'ang / rje sgam po pa ni 'di nyid gsang sngags la ma bltos pa'i gseng lam du bzhed pas/ 'di nyid kyi sngon 'gror yang smin byed kyi dbang dgos par ma gsungs shing / bla ma dang dkon mchog la skyabs su 'gro ba dang / byams snying rje byang chub kyi sems sgom pa dang / de dag la maṇḍal dbul zhing sdig pa bshags pa dang / mos gus drag po bskyed nas gsol ba 'debs pa'i tshul kho na la brten nas sems don nyid la khrid tshul gsungs la/ de la'ang dbang po rab cig car ba'i rigs can la thog mar lta ba btsal/ de nas lta thog tu mnyam par 'jog thabs kyi man ngag ston pa deng sang gi phyag rgya chen po yi ge bzhi pa'i khrid tshul lta bu dang /

En ce qui concerne la référence "ka dpe snga phyi gnyis ka" ci-dessus :
"ye shes mkha' 'gros rje btsun tai lo la gsungs pa'i ka dpe snga ma dang / rje btsun tai lo pas nA ro pa la gsungs pa'i ka dpe phyi ma." C'est le colophon du texte "nA ro chos drug gi khrid yig bde chen gsal ba'i 'od zer stong ldan" qui nous renseigne. Il s'agit d'un commentaire sur les Six yogas de Naropa de l'école Drikhoung kagyu.

[9] H.H. the Dalai Lama, The Gelug / Kagyü Tradition of Mahamudra, Ithaca, Snow Lion Publications, 1997.

[10] Note de Christian Charrier : Lhan cig skye sbyor. Tradition du Mahāmudrā qui s’est répandue dans la lignée Karma Kagyu, selon laquelle la coémergence de l’esprit est le corps absolu qui imprègne tout. Toutes les pensées discursives et les consciences conceptuelles sont la dynamique ou les vagues du corps absolu assimilé à un océan, et les apparences en sont la luminosité. Pensées et apparences pures ou impures se manifestent simultanément sans être dissociées de la nature fondamentale de l’esprit. Voir plus loin le chapitre intitulé « Définition complète de la coémergence ».

[11] dbang po dman pa rim [226]gyis pa'i rigs can la/ zhi gnas nas rim pas lhag mthong la khrid pa deng sang gi lhan cig skyes sbyor gyi khrid tshul lta bu mdzad par snang ste/ de'i rgyu mtshan ni/ gsung 'bum rin po che'i khrid yig dang zhal gdams dang zhus lan rnams dang / dpal phag mo grub pa dang rje dus mkhyen gyi gsung 'bum du rje'i zhal gdams yi ger mdzad pa rnams las shes pa yin no/ /

[12] de nas phyis sgrub brgyud pa rnams kyis/ gsang sngags kyi nyams len dang sgo bstun nas phyag rgya chen po lnga ldan zhes grags pa las/ byang chub kyi sems dang yi dam gyi lha dang bla ma'i rnal 'byor dang phyag chen rnams rim pas sgom zhing rjes bsngo ba bya ba rnams kyi phyag bzhes dang / lhan cig skyes sbyor dang yi ge bzhi pa'i khrid la'ang thog mar sgom skye bar byed pa sngon 'gro bzhi sbyor zhes/ mi rtag pa'i skor/ rdor sems kyi sgom bzlas/ maṇḍal dbul ba/ bla ma'i rnal 'byor rnams sbyor bar mdzad de/ tshul de ltar byed na gsang sngags dang bsres par snang bas sngon du smin byed [227] kyi dbang rgyas bsdus gang rung zhig nges par dgos te/

Les cinq branches de cette nouvelle Mahāmudrā sont :  1) byang sems; 2) lha sku; 3) mos gus; 4) gnas lugs; 5) bsngo ba, en français : 1) la pensée d'éveil 2) le corps de la divinité 3) la dévotion 4) l'état naturel 5) la dédicace.

vendredi 23 octobre 2015

"Le corps est le Dharmadhātu"

« Le Bodhisattva fait du Plan d’Essence (Dharmadhātu) sa demeure, et des quatre esprits infinis[1] son estrade d’ordination[2]. Tous ses actes, en fin de compte, relèvent du Dharmadhātu. Pourquoi ? Parce que le corps est le Dharmadhātu. Sautillez, trépignez : aucun de vos mouvements ne vous fera sortir du Dharmadhātu, non plus qu’y entrer. Si vous utilisez le Dharmadhātu pour accéder Dharmadhātu, vous n’êtes qu’un sot. Parce que le Bodhisattva voit parfaitement le Dharmadhātu, on [97] parle de la pureté de l’œil du Dharma. On nomme également ainsi le fait de ne voir dans le Dharma ni naissance, ni durée ni extinction. Le sūtra dit de « ne pas détruire l’ignorance ni l’avidité »[3], mais l’avidité n’étant pas née à l’origine, elle ne saurait être maintenant détruite. L’ignorance et l’avidité, qu’on les cherche à l’intérieur, à l’extérieur ou entre les deux, demeurent invisibles et insaisissables. Et quand bien même les rechercherait-on de la sorte dans les dix directions, nul caractère ne saurait être saisi. Il est donc inutile de rechercher la délivrance en les détruisant. »
Extrait du Traité de Bodhidharma, Mélanges I, pp. 96-97

Le Dharmadhātu tel que défini ici est la « maison » (Yampolsky « home », Carré « l’auberge ») de notre corps (de chair) qui abrite le triple corps (trikāya), qui sert de refuge véritable.

Chez Gampopa, la pensée-en-soi (cittatva) naturelle est le dharmakāya manifeste, les apparences naturelles sont la lumière du dharmakāya, les représentations naturelles sont les remous (rlabs) du dharmakāya et leur indissociabilité naturelle est le principe (artha) du dharmakāya.[4]

Le Dalaï-Lama vient de livrer un message dans le cadre de la COP21, dans lequel il dit que "notre monde est notre seule maison".

La véritable spiritualité se passe dans ce corps, dans ce monde.

***

[1] Un peu différents de ceux que l’on connaît dans le bouddhisme tibétain. On les trouve dans le Soûtra de l’Estrade : « Infinis sont les êtres, mais nous les libérerons tous. Infinies les passions, mais nous les briserons toutes. Infinis les enseignements, mais nous les étudierons tous. Suprême est la voie de l’Eveil, mais nous la parcourrons jusqu’au bout (Ter). » Carré, p. 46

[2] Voir « Tibetan Zen » de Sam van Schaik sur l’utilisation des estrades/plateformes et les ordinations de bodhisattva qui y furent données en masse.

[3] Dans le Vimalakīrti-nirdeśa (Lamotte, 1962, p. 156), le passage où le laïc Vimalakīrti, après avoir rempli le bol à aumônes de Subhūti d’une excellente nourriture, lui dit : « Révérend Subhūti (...) prends cette nourriture si, sans détruire l’amour, la haine ou l’erreur, tu ne demeures pas en leur compagnie ; si, sans détruire la vue fausse sur le moi, tu pénètres dans le chemin à voie unique ; si, sans détruire l’ignorance ni la soif de l’existence, tu produis la science et la délivrance... »

[4] rang sems lhan cig skyes pa chos sku dngos// snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od// rnam rtog lhan cig skyes pa chos sku'i rlabs// dbyer med lhan cig skyes pa chos sku'i don// Extrait de : chos rje dwags po lha rje'i gsung*/ snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig bzhugs so/

Les Confessions de Bodhidharma


Daruma-zō peint par Hakuin
Parmi les manuscrits chinois de Dunhuang se trouve un texte avec des propos attribués à Bodhidharma (Damo lun, Manuscrit de Dunhuang conservé à Pékin sous la cote « su 99 », Stein 2715, Stein 3375, Pelliot 2923, 3018, 4634 et 4795.), qui avait été traduit en français par Bernard Faure sous le titre "Le traité de Bodhidharma". Ce texte daterait probablement de la moitié du VIIème siècle (Traité, p. 34). Hormis le Traité des deux accès, il comporte aussi deux lettres attribuées à Bodhidharma.

On apprend dans la première lettre que l'auteur (Bodhidharma?) s'est dévoué longuement à toutes sortes de pratiques, y compris celles qui visent une naissance dans les Terres pures. Jusqu'à la rédaction de cette première lettre, il avait cru à l'existence de ces Terres pures et des enfers et croyait changer de forme physique en obtenant le Dao et ses fruits. Il avait mis toute son énergie dans toutes sortes de méthodes, jusqu'à ce qu'il ne saisisse la nature-de- Dharma [dharmatā] et pratiquai à peu près l’Ainsité [tathātā]. Ce fut la fin de la chasse aux "caractères spécifiques [lakṣana]" avec son cortège de naissances et d'extinctions.

L'expérience d'Advayavajra fut un peu la même. Après avoir étudié avec les plus grands (Naropa etc.) et pratiqué les tantras les plus éminents jusqu'à l'âge de cinquante ans environs, il se mit à la recherche de la même "paix profonde" que Bodhidharma et le trouva seulement quand il arriva au bout de sa quête désespérée dans un coin perdu de l'Inde profonde. L'Eveil se révèle alors à lui, en prenant la forme d'un mahāsiddha (on reconnaît ce que l'on veut bien voir).
- Je suis passé par d'innombrables épreuves, mais jusqu'à maintenant, je n'ai jamais réussi à vous rencontrer. Seigneur, je vous demande ne serait-ce que la plus petite faveur.
- Si tu me vois, tu seras libéré, mais si tu ne me vois pas, tu sera libéré [pareillement].
Si tu me vois, tu seras asservi, mais si tu ne me vois pas, tu seras asservi [pareillement].
Alors que viens-tu chercher sur la montagne Cittaviśrama (Repos de la conscience) ? C'est lorsque les cognitions et souvenirs (tib. dran rtog) s'évanouissent dans leur élément (sct. dhātu), que tu trouves le repos. Je ne suis que cela
.

Voici la traduction de Bernard Faure :   

J’ai toujours admiré les anciens sages, et longuement cultivé toutes les pratiques. J’ai toujours estimé les Terres Pures [des Buddhas], et recherché les enseignements qui nous sont parvenus comme un homme assoiffé [recherche de l’eau]. Ceux qui ont réussi à rencontrer Sakya[muni] et à obtenir la Voie suprême sont des millions, et innombrables sont ceux qui ont obtenu les quatre fruits. [Jusqu’ici] je pensais vraiment que les mansions célestes étaient d’autres pays et que les enfers existaient quelque part ; j’étais persuadé qu’en obtenant le Dao et ses fruits, on changeait de forme physique. Je déroulais les sūtras pour y chercher des bénédictions. Dans la plus grande confusion, je tournais en rond, entraîné par mon esprit et créant du karma. Ainsi passai-je plusieurs années, sans m’accorder le moindre repos. Enfin, je parvins à reprendre contact avec la paix profonde et soumettre les objets à l’esprit-souverain. Mais j’avais cultivé pendant trop longtemps des pensées fausses, et, emporté par mes émotions, je percevais des caractères spécifiques [lakṣana]. Quant aux transformations qui se produisaient, j’avais le désir de les résoudre. Finalement je saisis la nature-de- Dharma [dharmatā] et pratiquai à peu près l’Ainsité [tathātā]. Pour la première fois je réalisai que dans le carré d’un pouce [73] n’est rien qui ne se trouve. La perle claire [de l’esprit] pénètre les destinées les plus obscures. Du haut jusqu’en bas, des Buddhas aux insectes, il n’est rien qui ne soit synonyme de pensées fausses, produites par l’esprit de spéculation. C’est pourquoi j’ai mis par écrit mes pensées les plus secrètes. Pour l’instant, j’exposerai les Stances sur les expédients pour accéder à la Voie, comme préceptes pour ceux qui ont des affinités pour ce type d’éveil. Si vous avez le temps, lisez-les.
Grâce au dhyāna assis, vous finirez à coup sûr par voir votre nature originelle.
Même si vous fusionnez et purifiez votre esprit,
La pensée qui surgit, en l’espace d’un instant, vous entraîne dans la transmigration.
Dans cet état, la mémoire ne fait que produire une vie dépravée.
Même si vous recherchez le Dharma et spéculez [sur l’esprit], vous ne pouvez échapper au karma.
De plus en plus souillé par la transmigration, d’esprit a du mal à atteindre l’ultime.
Le Sage, en entendant les huit mots[1], s’éveilla soudain au principe.
Il réalisa pour la première fois que ses six années de pratiques ascétiques avaient été vaines.
Le monde entier est rempli de créatures démoniaques.
Qui crient en vain et se lancent dans des discussions absurdes.
[74]Avec de fausses explications, ils prêchent les êtres.
Ils discutent de remèdes, et s’avèrent incapables de guérir une seule maladie.
Tout est calme, foncièrement exempt de vision de caractères spécifiques.
Comment le bien et le mal, le vrai et le faux, existeraient-ils ?
La naissance elle-même est non-naissance, l’extinction elle-même est non-extinction.
Le mouvement est non-mouvement, la concentration non-concentration.

Extrait du Traité de Bodhidharma, traduction de Bernard Faure, Seuil Sagesses, pp. 72-74

***

Autre extrait du même Traité (parties Mélanges I, p. 80).
Question : "Qu'est-ce que l'esprit de Buddha?"
Réponse : "L'absence de marques spécifiques [lakṣana] de l'esprit est nommée Ainsité (tathātā). Le fait que l'esprit ne puisse être modifié est nommé Essencité (dharmatā). Le fait que l'esprit ne dépende de rien est nommé libération (vimokṣa). Le fait que la nature spirituelle soit affranchie de tout obstacle est nommé éveil [bodhi]. Le fait qu'elle soit paisible et éteinte est nommé Nirvāṇa.


[1] « Tous les phénomènes sont impermanents, ce sont des dharmas qui naissent et s’éteignent. Lorsque la naissance et l’extinction ont disparu, la quiétude est joie. »

jeudi 22 octobre 2015

La lumière est-elle la même en Inde qu'en Chine ?



La carrière d’Houei-neng débute avec le défi lancé par le cinquième patriarche. Ses disciples perdent leur temps à faire des rituels d’offrandes et des prières à renaître dans des champs de bonheur.
« Permettez-moi de vous apprendre ceci : ce qui, pour l’homme, compte le plus, c’est qu’il est né et qu’il mourra. Vous, mes disciples, vous passez vos journées à accomplir des rituels d’offrandes en invoquant les champs de bonheur sans vous soucier d’échapper au douloureux océan des morts et des renaissances. Vous égarez votre essence dans la quête du bonheur [sct. abhyudaya tib. mngon mtho] : comment cela pourrait-il vous sauver ? »[1]
La suite est connue, la stance d’Houei-neng fera de lui le sixième patriarche qui enseignera sa méthode, le « recueillement de l’unique » (C. hsing san-mei sct. ekavyūha ou ekākāra samādhi) ou encore « le recueillement de l’unicité unifiée de l’univers »[2], où la droiture constitue le lieu de la pratique ainsi que le "champ de bonheur", en citant Vimalakīrti. Ce « recueillement de l’unique » n’est pas une énième pratique fétiche.

Elle est la « droiture » à tout moment, que l’on marche, que l’on soit debout, assis ou couché, soit pendant les quatre postures (sct. īryāpatha), ou encore la « post-méditation » (tib. rjes thob ye shes S. pṛṣṭha-labdha), qui est l’engagement (sct. upāya) de la sagesse (sct. prajñā) dans le monde.
« Les égarés s’attachent à l’apparence des choses et croient qu’il existe réellement quelque « samādhi de l’unique ». Ils redressent leur esprit et restent assis sans bouger, chassent les illusions sans plus produire de pensées - telle est leur « absorption unifiante ». Mais alors, ils s’adonnent à une méthode qui les assimile à des objets inanimés et, par surcroît, dresse maints obstacles sur la Voie.
La Voie n’est que communication et fluidité : à quoi bon ces figements ? Quand la pensée s’arrête, fluidité et communication s’arrêtent aussi, et l’on se trouve enchaîné. S’il s’agissait uniquement de rester assis sans bouger, Vimalakīrti aurait eu tort de gourmander Shāriputra, lequel passait son temps assis dans la forêt
. »[3]
Dans cette « méthode » « sans méthode », le recueillement (sct. samādhi) et la sagesse (sct. prajñā) sont en égalité. Et c’est leur égalité qui sert de lampe, qui éclaire. « Où est la flamme est la lumièreLa flamme est le corps de la lumière, et la lumière, l’activité de la flamme. »[4]

On retrouve cette image dans l’introduction de Gomchung, neveu de Gampopa.
« La pensée-en-soi (sct. cittatva) est le corps réel (sct. dharmakāya) naturel (sct. sahaja). Les apparences (sct. abhāsa) sont la lumière du corps réel naturel. L'accès à cette essence des actes de conscience et des expériences c’est l’Eveil (sct. buddha). Ne pas y accéder, c'est l'errance (sct. saṃsāra). »[5]
Dans le Soûtra de l'Estrade :
« Une seule flamme peut chasser des ténèbres accumulées pendant mille ans, un seul instant de sagesse peut mettre un terme à une ignorance vieille de dix millénaires : ne pensez plus à l’instant de conscience qui vient de passer mais seulement à celui qui va arriver, et, quand cet instant imminent est toujours positif, il porte le nom le ‘Bouddha en corps de jouissance’.
Une seule mauvaise pensée a pour rétribution la disparition de mille ans de bien ; une seule pensée positive a pour rétribution la cessation de mille années de mal. Lorsque l’instant de conscience immédiatement à venir est positif depuis son absence de commencement, on l’appelle Bouddha en corps de jouissance
. »[6]
Le très tantrique Tailopa dans son fameux Mahāmudropadeśa semble être sur la même ligne que Houei-neng :
« Par exemple, une obscurité qui a duré des milliers d’éons
Peut être dissipée en allumant une seule lampe
De même, un seul instant d’essence lumineuse, qui est l’essence de la pensée individuelle
Peut dissiper toute l’obnubilation d’actes négatifs et de non-connaissance cumulés pendant des éons
»[7]
Se pourrait-il que la mahāmudrā de Tailopa et le « recueillement de l’unique » d’Houei-neng éclairent pareillement ?


***

[1] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 33,

[2] Kobayashi : “concentration on the unified oneness of the universe.”

[3] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 33

[4] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 35. Yampolsky : « If there is a lamp there is light; if there is no lamp there is no light. The lamp is the substance of light; the light is the function of the lamp. Thus, although they have two names, in substance they are not two. Meditation and wisdom are also like this. »

[5] sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku dang*/snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od/sems rig pa'i ngo bo 'di rtogs na sangs rgyas/ma rtogs na 'khor ba yin/

[6] Le Soûtra de l’Estrade du sixième patriarche Houei-neng, Patrick Carré, p. 45


[7] Chants de plénitude, Joy Vriens, éd. Yogi Ling, p. 96.

dper na bskal pa stong du bsags pa'i mun pa yang*/
sgron me gcig gis mun pa'i tshogs rnams sel/
de bzhin rang sems 'od gsal skad cig gis/
bskal par bsags pa'i ma rig sdig sgrib sel/

Le Bouddha nous avait prevenu, aller-retours entre le futur et le passé


Concile de Clermont
Grâce au Concile de Lhasa de Paul Demiéville (PUF, 1952), basé sur des documents de Dunhuang, nous savions déjà que la version tibétaine de cet événement n’avait pas eu lieu tel qu’il été rendu dans les divers écrits historiques et hagiographiques. Il se serait agi plutôt d’un échange de lettres plutôt que d’un débat/concile. Le livre de Sam van Schaik, Tibetan Zen, le confirme. Toutes les versions tibétaines de cet événement semblent dérivées de la même narration, qui date probablement du XI-XIIème siècle. Le document-mère étant le Testament du clan de dBa’ (tib. dba’ bzhad), qui a pour objectif de raconter les origines du bouddhisme au Tibet et de distribuer les meilleurs rôles à son propre clan (Sam van Schaik, Tibetan Zen, p. 13). Dans le Testament, le roi Trisong Détsen choisit la délégation indienne et établit un bureau de traduction pour traduire toutes les oeuvres bouddhistes connues en tibétain. Les versions plus tardives du Testament ainsi que d’autres versions renforcent, à force de détails, l’idée que l’Inde fut l’unique source valide pour les écritures bouddhistes.

Sakya Paṇḍita (1182–1251) se servira de l’événement, et du Testament de dBa’, dans ses polémiques contre la mahāmudrā et le dzogchen, en y ajoutant quelques éléments surnaturels pour appuyer la justice divine de l’entreprise. La traduction du passage qui suit est celle que l’on trouve dans La Profusion de la vaste sphere: Kong-chen rab-'byams (Tibet, 1308-1364). Sa vie, son oeuvre, sa doctrine de Stéphane Arguillère (2007). Les parties entre crochets carrés ont été ajoutés par moi. 


“[24 d] Au temps du roi Khri-srong lde-btsan. il y avait des moines chinois qui disaient: “Les mots sont inconsistants; on ne s'Éveille pas au moyen d’un Dharma conventionnel. Comprendre l'esprit, telle est la blanche panacée[1].” Ils écrivirent des traités tels que La Roue du repos dans la contemplation [bsam gtan nyal ba'i 'khor lo], le Message de la contemplation [bsam gtan gyi lon, lon étant la transcription tibétaine du chinois lun], le Nouveau message [bsam gtan gyi yang lon], L’Introduction doctrinale [lta ba rgyab sha] et L’Esprit des quatre-vingt sûtra [mdo sde brgyad cu khungs, titre tibétain pour l'antologie chinoise Zhujing yaochao T. 2819, fragment PT 996]. Cette “panacée blanche” se répandit alors dans tout le Tibet[2]. Alors, comme [cet enseignement] ne s’accordait point avec la tradition religieuse de l’Inde, dBa’ Ye-shes dbang-po [25a] fut mandé par le roi, qui lui demanda: “Des formes indienne et chinoise de la Religion, laquelle est authentique?” Ye-shes dbang-po [probablement le premier abbé de Samyé selon Samten Karmay. Il appartenait au clan de dBa' comme son nom l'indique] répondit: “Voici quelles furent les dernières paroles du maître Śāntaraksita : ” Comme le maître Padmasambhava a confié le royaume du Tibet aux douze déesses gardiennes, les infidèles n’y viendront pas. Toutefois, de même que le jour et la nuit, la droite et la gauche, la lune montante et la lune descendante sont étroitement interdépendantes, de même en va-t-il de l’orthodoxie et de l’hérésie dans la Religion. Après mon trépas, viendra un abbé de Chine qui, dédaignant méthode et discernement, prônera la “blanche panacée”, en disant que l’on s’éveille par la seule compréhension de [ce qu’est] l’esprit[3].

Le Bienheureux a dit dans un sūtra qu’entre les cinq décadences [qui affectent progressivement la Religion], la décadence doctrinale consiste en la complaisance à l’égard de la vacuité[4]. Ce n’est pas le cas du seul Tibet: il est de la nature de tous les individus qui prolifèrent à [l’époque de la] quintuple décadence de s’y complaire. La propagation de cette [hérésie] serait nuisible à la Religion en général. Par conséquent, vous inviterez alors de l’Inde mon disciple, un grand docteur du nom de Kamalaśīla; qu’il débatte avec l’abbé de Chine. Vous pratiquerez la tradition de celui qui aura eu le dessus.” Voilà quelle fut sa prophétie; et je prie [votre majesté] que nous fassions de la sorte.”

Extrait de la Profusion de la vaste sphère de Stéphane Arguillère. Mon blog Pouvoirs surnaturels et ventriloquie au Tibet sur le même sujet.

***
[1] Note de SA : 651 La panacée, en tibétain: (dkar po gcig thub, littéralement: “le blanc seul puissant”, c’est à dire l'unique remède universellement efficace. Cette idée est entièrement tirée au clair par D. Jackson dans Enlightenment by a Single Means. II est à noter que ce thème est entièrement absent de l’œuvre de Klong-chen rab-’byams.

[2] Dang-po ni rgyal-po Khri-srong lde-btsan gyi dus su rGya-nag gi dge-slong na-re / tshig ma
snying-po med tha-snyad kyi chos kyis ’tshang mi rgya sems rtogs no dkar-po chig thub yin zer /
de’i bstan-bcos bSam-stan nval-ba'i ’khor-lo // bSam-gtan gyi lon / Yang-lon / lta-ba'i/ rgyab-sha / mDo-sde brgyad-cu khungs zhes bya-ba brtsam nas / dkar-po chog thub ’di Bod khams thams-cad
du ’phel lo /

[3] Nga ’das-pa’i ’og tu rGya-nag gi mkhan-po zhig ’byung des thabs dan g shes-rab bskur-ba 'debs-pa dkar-po chig thub ces bya-ba sems rtogs-pa ’ba’-zhig gis tshang-rgya’o zhes zer-ba gcig ’byung-bar ’gyur /

[4] Note de SA : Ce thème de la "complaisance à l’égard de la vacuité” est très étroitement lié à celui du mépris pour les accumulations de mérite, autrement dit. pour l’aspect de méthode [upāya] complémentaire du discernement [prajñā] sur le Chemin. La critique philosophique de la Mahāmudrā s’esquisse sous le couvert de la critique historico-philologique de ses sources supposées. Il est vraiment curieux que Sa -pan ne semble pas penser à l'influence du Sems-sde sur la Mahāmudrā. Elle ne pouvait guère lui échapper, cependant, puisque (1) les Sa-skya-pa étaient dépositaires de nombre d’enseignements issus de la première diffusion du Dharma au Tibet; (2) Sa-skya pandita s’est intéressé de près aux questions d’authenticité des anciens tantra (on sait quelle importance il a eu dans la reconnaissance de la tradition de Vajrakīla chez les gSar-ma-pa).

Pour le bSam-gtan nyal-ba’i ’khor-lo attribué à Moheyan, SA écrit que l'on trouve des éléments d’identification dans le Grub-mtha’ mdzod de Longchenpa, p. 404, dans la série des 119 préceptes.

mardi 20 octobre 2015

L'esprit ou les siddhi ?



On parle quelquefois de la mahāmudrā et du dzogchen (atiyoga) en un seul souffle. Gampopa les place au même niveau dans sa classification des trois voies.[1] Selon Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje), l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa, disciple de Milarepa que les hagiographies considèrent comme un maître de mahāmudrā, Réchungpa aurait suivi un maître dzogchenpa lors d’un de ses voyages au Népal. La népalaise Bharima, une des épouses de Tipupa, maître tantrique, l’aurait alors converti aux pratiques de la ḍākinī incorporelle (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu sct. ḍāka-niṣkāya-dharma), en lui expliquant que le dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhi.

Est-ce un fait véritable de la vie de Réchungpa ? Impossible à savoir, mais c’est certainement l’opinion de l’hagiographe Gyadangpa (XIIIème siècle). Notons qu’il n’est pas question ici de mahāmudrā mais de la pratique dzogchen comme une exclusivité tibétaine. On pourrait se demander pourquoi d’ailleurs.

La mahāmudrā telle qu’elle fut enseignée par Gampopa et ses disciples directs était considérée par Sakya Paṇḍita (1182-1251) comme du « dzogchen chinois »[2].
« Il n’y a pas de différence entre la mahāmudrā de nos jours et la tradition chinoise de dzogchen, hormis les expressions « en descendant du haut » et en « remontant du bas » pour qui remplacent « simultané/subite » et « graduel ».
Disons que ce qu’avaient peut-être en commun la mahāmudrā (de Gampopa) et le dzogchen « sans siddhis » (selon Bharima/Gyadangpa) du Tibet, était le « Zen tibétain »… si occupé à regarder l’esprit (tib. sems la blta ba), au point de négliger les dieux et démons comme fournisseurs de siddhi.

Après avoir accusé les coups de Sakya Paṇḍita et d’autres, les kagyupas et les dzogchenpas/nyingmapas se sont ressaisis, et ont mis tout en œuvre pour doter leurs systèmes de siddhi. Réchungpa venant à la rescousse des uns, Padmasambhava des autres. L’âge d’or des hagiographes et des gter ston. Depuis, et la mahāmudrā et le dzogchen ont tout ce qu’il faut en matière de siddhi, au point d’en arriver à oublier de regarder l’esprit ?

Depuis, la position tibétaine officielle était (et toujours d'ailleurs) de regarder à la fois l'esprit et de chercher les siddhi. Dans notre société du spectacle, le plus spectaculaire ayant cependant tendance à l'emporter.

Les hagiographes tibétains racontent que Maitrīpa cherchait désespérément à devenir un vidyādhara comme Kṛṣṇācārya/Kāṇha, pour avoir les mêmes pouvoirs (sct. siddhi). Tāranātha raconte comment il va voir le siddha Śavaripa avec toute la panoplie du vidyādhara : ornement d'os traditionnels et tous les accoutrements d'un vajrakāpālika. Śavaripa y pointe cependant son doigt et les réduit en poussière en disant "Que feras-tu de cette illusion, enseigne plutôt le sens authentique en détail." (bka' babs bdun ldan p. 566 "da khyod sgyu ma ci bya/gnas lugs kyi don gya cher shod). Ce fut le début hagiographique de la carrière un peu à contre-courant de Maitrīpa/Advayavajra.

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[1] David Jackson, Enlightenment by a Single Means, pp. 14-17

[2] Sdom gsum rab dbye (p. 50) : « da lta’i phyag rgya chen po dang/ /rgya nag lugs kyi rdzogs chen la/ /yas ‘bab dang ni mas ‘dzegs gnyis/ /rim gyis pa dang cig char bar/ /ming ‘dogs bsgyur ba ma gtogs pa/ /don la khyad par dbye ba med.”»