lundi 12 octobre 2015

Que faire d'une cotte de mailles qu'on vous offre ?


Cotte de mailles tibétaine
Dans mon blog « Un gourou en action, histoire édifiante » sur Ma gcig Zha ma, nous avions vu qu’elle avait été vendue au gourou rMa lotsāva en échange d’une cotte de mailles (tib. khrab), cousue de fils de soie, ainsi qu’un cheval noir. Que pouvait bien faire un gourou avec une cotte de mailles ? C’est un objet assez singulier à offrir à son gourou. En faisant une recherche rapide dans les Annales bleues, on tombe sur d’autres occasions, où la cotte de mailles apparaît comme un objet d’offrande à un gourou, et notamment parmi des réchungpistes.

‘Gos lotsāva (gZhon-nu-dpal, 1392-1481) raconte comment Dus gsum mkhyen pa (Karmapa I 1110-1193) va voir Réchungpa à Lo ro pour y recevoir les instructions du chemin ésotérique (tib. thabs lam) (AB p.476). Il reçoit aussi des instructions de deux anciens disciples de Milarepa au Bhoutan (AB p. 478) et rencontre un disciple de Nāropa au monastère fortifié de gzhu snye’i bar rdzong, qui lui donne des instructions du chemin ésotérique. Il arrive trop tard pour voir Gampopa une dernière fois et se met en route en amenant avec lui plusieurs chevaux et cottes de mailles (p. 479), pour payer ses respects à sGom pa, son neveu, qui résida alors à Lha lung. C’est à partir de l’âge de 50 ans que démarre la carrière de gourou de celui qui deviendra le premier Karmapa. Il s’installe au Khams (à skam po gnas nang) où 1000 moines le rejoignent. Il sert de médiateur lors des conflits dans la région et il expédie des offrandes très généreuses à sGam po, le siège des gampopistes.

Juste avant de raconter l’histoire de Dus gsum mkhyen pa, ‘Gos lotsāva raconte, avec beaucoup d’égards, celle d’un étrange personnage autrement assez inconnu. Il s’agit de Lho la yag pa Byang chub dNgos grub. Son grand-père, sTar ka Bodhirāja, fut un grand expert en tantras anciens, aux nombreux siddhis, et qui vécut jusqu’à l’âge de 112 ans. Le père de Byang chub dNgos grub avait étudié les anciens et les nouveaux tantras et sa mère était réputée pour être la manifestation d’une jñānaḍākinī. Le fils de prêtre (tib. jo sras), comme l'appelait Gampopa, Byang chub dngos grub, était un enfant surdoué et hypersensible. Enfant, il tomba p.e. dans les pommes quand un ami brûla un puce dans le feu. Gampopa l’aurait accueilli à bras ouverts, en disant qu’il était la réincarnation d’un ancien disciple. Il passa quatre ans avec Gampopa, et à une occasion, il offrit plusieurs cottes de mailles à Gampopa, ce dernier faisait semblant de les aimer (AB p. 472). Plus tard, il va rendre hommage à sGom pa en amenant avec lui des chevaux à offrir (AB p. 473).

Dans la partie sur Taklung Thangpa Tashi Pal (1142–1210), un des disciples principaux de Phamodroupa (1110-1170), lui avait fait des offrandes de à trois occasions, parmi lesquelles généreuses offrandes de nombreuses robes (tib. ber) et cottes de mailles (tib. khrab) (p. 620).

Et encore un autre grand-disciple de Phamodroupa, nommé, gYam bzang chos rje (1169-), disciple de Zwa ra’i sKal ldan Ye shes Seng ge. Avant de rencontrer son gourou, il resta avec un autre maître à ‘Chad dkar, à qui il présenta des offrandes, parmi lesquelles une bonne armure (AB p. 654).

Je n’ai pas trouvé d’autres occurrences dans les Annales bleues, qui semblent être associées avec des disciples et descendants de Gampopa, qui avaient aussi une connexion avec Réchungpa et le chemin ésotérique (tib. thabs lam). ‘Gos observe néanmoins que lorsque le fisl du prêtre offre des cottes de mailles à Gampopa, ce dernier fait semblant d’apprécier (comment ‘Gos a-t-il pu savoir cela ?), ce que l’on peut prendre comme un indice. Gampopa est en effet connu pour ne pas être un fana de tantra et il n’est pas impossible que la cotte de mailles est une offrande emblématique tantrique. J’y reviendrai.

Encore une dernière anecdote des Annales bleus qui concerne le fondateur du Drikhoung kagyu, Jigten soumgoeun (1143-1217). Pour montrer que l’offrande au maître peut aussi être interprétée comme un présage. Quand il rencontra son maître Phamodroupa, il voulait lui faire offrande d’un beau cheval, mais Phamodroupa réfusa (ce qui attristait beaucoup Jigten Soumgoeun), car il voyait cela comme un mauvais présage. Cela voudrait dire qu’il devait partir en voyage (Dan Martin, Treasury of Lives). Dans une autre version de cette rencontre, il aurait cependant répondu « Je n’accepte pas d’animaux en offrande » (AB p. 596). Si offrir un cheval au maître présage un voyage, que pourrait présager l’offrande d’une cotte de mailles ? L'accroissement de son pouvoir politique ou militaire ?

Notons que dans le cas de Ma gcig Zha ma, c’est le maître rMa lotsāva qui offre un cheval noir et une cotte de mailles au père et au frère[1] de Ma gcig (AB p. 221) en échange de celle-ci. Des biens digne d’un maître, pour acheter une mudrā. Est-ce que cela en dit quelque chose sur la valeur de Ma gcig elle-même ou de son frère ?

Autre hypothèse encore. Ces anecdotes ont peut-être été composées pendant l’époque mongole, où les chevaux et les cottes de mailles étaient peut-être tout simplement des cadeaux pour montrer son estime. Une coutume mongole ? Les khans offraient-ils peut-être des chevaux et des cottes de mailles aux lamas tibétains pour montrer leur estime, et cette coutume avait été adoptée par les tibétains ?

Le protecteur bSe khrab à l'armure de cuir
Pour revenir sur l’hypothèse tantrique. Il existe un dharmapāla du nom de Bse khrab, Armure de cuir. Les armures pouvaient être en cuir, ou des véritables cottes de mailles [2]. Ce protecteur portait une robe en soie (tib. tsi ber) avec par-dessus une armure en cuir (tib. bse khrab). Rappellons que le nom du protecteur de l’école Kagyupa, Ber nag can, signifie Celui qui porte une robe (tib. ber) noire. Rappellons aussi que Taklung Thangpa Tashi Pal offait de nombreuses robes (tib. ber) et armures (tib. khrab) à Phamodroupa (voir ci-dessus pour la référence).

Le protecteur Ber nag can avec dPal ldan Lha mo

Or, pendant la fête du nouvel an tibétain, on offre au protecteur bSe khrab des chevaux (tib. mgon rta), des yacks (tib. mgon g.yag) et des chiens (tib. mgon khyi). Il s’agit sans doute de l’intégration d’un rituel tibétain prébouddhiste. On lui fait également offrande d’armes qui sont déposées dans son temple. Et on pratique des rituels d’offrandes au protecteur pour lui demander d’exercer son activité. Une prière spécifique précise ce que le protecteur doit faire avec les armes qui lui sont présentées. Une massue pour réduire en poussière les obstacles et les ennemis du Dharma, un lasso pour ligoter les troupes des méchants ennemis, une épée pour atteindre le cœur des méchants ennemis, un arc et des flèches pour transpercer tous ceux qui font du mal, l’épée de sagesse qui tranche la tête de ceux qui haïssent la Doctrine du Bouddha et les êtres [3]. Le tout évidemment hautement symbolique (on espère) et comme l’expression de l’habile récupération (sct. upāya) de rituels anciens.

Revenons à Gampopa quand le fils du prêtre lui offre des armures. Quelle que soit la portée de cette offrande - marque d’estime, de standing, simple objet de valeur, ou objet de signification tantrique – Gampopa « fait semblant d’apprécier ». Contrairement à Phamodroupa, il ne refuse pas l’offrande (parce que ce serait un mauvais présage, parce qu’il n’aime pas les armes, ou les objets tantriques…). Il l’accepte comme une offrande, mais sans apprécier ce qui lui est offert. Il n’est pas mesquin. Il a la classe.


[1] Probablement surtout au frère, ailleurs les Annales bleues font allusion à cette vente en ne mentionnant que le frère.

[2] Antiquities of Indian Tibet, Partie 1, August Hermann Francke, p. 101 Ce livre mentionne dix-huit armures rapportées de Guge par le prince bLo gros mchog ldan (1440-1470), fils du roi 'Bum lde de Leh, dont les quatre meilleures étaient : 1. dmu khrab zil pa 2. ma mo'si mun sgribs 3. khrab cgung dka' ru 4. lha khrab dkar po.

[3] Warriors of the Himalayas: Rediscovering the Arms and Armor of Tibet, Donald J. LaRocca,Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) pp 46-47

Warriors

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