samedi 28 novembre 2015

"Les véhicules, c'est pour entraîner les sots"


Extrait du Concile de Lhasa (traduit par Paul Demiéville) : 

Question posée par la délégation indienne :

« — Quelqu’un pourrait dire que les sūtra parlent d’un ciel de Dhyāna nommé Grand Fruit[1]. Dans ce ciel, on est sans notions (sct. saṁjñā) de l’esprit ; cependant, il comporte encore (des objets) à examiner (sct. parīkṣya), ainsi qu’une orientation (sct. pratilambha). Chez ceux qui ont obtenu le recueillement (dit) «sans notions de l’esprit»[2], et qui ont accompli l’abolition des notions de l’esprit (sct. citta-vedita-nirodha), comment y aurait-il pareille différenciation ? (Et cependant) lorsqu’au commencement on accède à la pensée du sans-notion, c’est, tout d’abord, par cette méthode de différenciation que l’on examine la pensée du sans-notion; bien qu’une différenciation ne se manifeste pas (une fois qu’on est entré dans le recueillement ou dans le ciel dits sans notions), c’est (néanmoins) par elle qu’originellement l’on (y) accède : en ce sens, cette différenciation (y) existe. De ces deux (thèses), laquelle est la vraie? Que répondriez-vous à qui vous le demanderait?

Réponse. — Il est dit dans le Laṅkā-sùtra :
«Les exercices mystiques, les incommensurables, les recueillements supra-[sensibles,
Et le reste jusqu’à l’abolition (des perceptions et) des notions dans ce qui [n’est qu’esprit tout cela est introuvable
D’après ce texte de sūtra, le Véhicule céleste qui fait l’objet de votre question n’est absolument que fausse notion et différenciation de notre propre esprit : à deux reprises déjà, nous avons répondu à cette question. Selon ce texte de sūtra, c’est entièrement du fait des fausses notions de notre propre esprit, et en raison de la différenciation, due à ces fausses notions, (qui nous fait imaginer) des notions de l ’esprit, qu ’on naît dans ce ciel. C’est pourquoi un sūtra dit qu’ «on appelle Buddha ceux qui sont dégagés de toute notion ». Quant à ce que vous dites : «Laquelle est vraie?», nous répondons : Qu’il y ait soit du vrai, soit du faux, c’est là, dans le bouddhisme, indifféremment une vue hérétique.

Question. — Il pourrait se trouver quelqu’un pour dire : Puisqu’au début, lorsqu’on n’a pas encore aboli les notions de l’esprit, on examine (le sans-notion) par cette porte (de notion différenciée qu’est la notion du sans-notion), il y a donc différenciation : c’est en ce sens que, dans les sept volumes du Laṅkā, il est dit que c’est en examinant (le sans-notion) par cette porte (de notion différenciée) qu’on accède à la porte subite ; (c’est) aussi (de la même façon qu’) on accède au ciel du sans-notion différencié, où se manifeste l’absence de notions de l’esprit. Et si (l’objecteur supposé) disait que, puisqu’il y a (dans le ciel du sans-notion) orientation et différenciation, (ce ciel) comporte donc des notions de l’esprit et ne peut être dénommé « sans notions de l’esprit» : si l’on vous interrogeait ainsi, que répondriez-vous?

Réponse respectueuse. — À ce que vous dites, que « puisqu’au début, lorsqu’on n’a pas encore aboli les notions de l’esprit, on examine (le sans-notion) par cette porte (de notion différenciée qu’est la notion même du sans-notion), il y a donc différenciation; qu’en ce sens il est dit dans les sept volumes du Laṅkā que c’est en examinant (le sans-notion) par cette porte (de notion différenciée) qu’on accède à la porte subite», nous répondons : A cette idée, nous avons déjà répondu dans un texte antérieur, et voilà que vous posez de nouveau la même question ! Il y a plusieurs manières, pour les êtres, de posséder des pensées de fausses notions et de différenciation.

Question. — (En réponse à votre doctrine selon laquelle), lorsqu’on se dégage des fausses notions et des pensées de différenciation, tout est absolument insai­sissable, nous disons encore (une fois) que (par l’examen de cette notion différenciée qu’est la notion du sans-notion) on accède aussi au ciel du sans- notion différencié, (où l’absence de notion) se manifeste ; et nous disons à nouveau que, puisqu’il y a (dans ce ciel du sans-notion) orientation et différenciation, (ce ciel) comporte donc des notions de l’esprit et ne peut être dénommé « sans notions de l’esprit». Si quelqu’un vous posait pareille question, qu’auriez-vous à répondre?

Réponse. — Cette question est la même que la précédente. Que, dans ce Véhicule céleste, il y ait des notions ou qu’il n’y en ait pas, qu’il comporte différenciation ou ne la comporte pas, — tout cela n’est que fausses notions et différenciation de notre esprit. C’est pourquoi le Laṅkā-sūtra dit que le triple monde n’est qu’esprit et que, hors des notions de l’esprit, tout est insaisissable. »

Fin de l'extrait.

Je relève dans cet échange intéressant le terme « véhicule céleste » (sct. deva-yāna), que l’on trouve dans le Laṅkā-sūtra et qui y fait partie d’une série de cinq véhicules, à savoir les véhicules classiques : 1. śrāvaka, 2. prayeka-buddha, 3. tathāgata, 4. Le véhicule brahmanique (sct. brahma-yāna) et 5. Le véhicule céleste.

Demiéville présente et traduit le passage dont ils sont extraits :
« Véhicule de dieu, Véhicule de Brahma, et celui d'Auditeur,
Et de Tathāgata, et de Pratyeka — de ces Véhicules je parle.
Bien, quant aux Véhicules, qui soit définitif, tant que l’esprit est en travail;
Lorsque l’esprit s’est converti, plus de Véhicule ni de Véhiculé.
La non-institution d’aucun Véhicule, voilà ce que j’appelle le Véhicule Unique;
C’est afin d’entraîner les sots que je parle d’une multiplicité de Véhicules.»[3]
Ailleurs dans le même sūtra, il nous est présenté une série de cinq familles ou potentiels (sct. gotra), à savoir les trois que nous connaissons bien : 1. la famille des véhicules du śrāvaka, 2. la famille des véhicules du pratyeka-buddha, 3. la famille des véhicules du tathāgata, puis 4. le potentiel incertain et 5. l’absence de potentiel.[4]

Souvent, dans le cadre de la doctrine bouddhiste mahāyāna, on interprète le terme « véhicule » par « ce qui sert à transporter » ou une voie. Le véhicule ou la voie de l’auditeur (ou śrāvaka) conduirait alors à l’état d’auditeur etc. Il en va de même pour le terme « famille » que l’on interprète comme une sorte d’affiliation : p.e. quelqu’un fait partie de la famille des auditeurs. Le « véhicule » et la « famille » sont alors considérés comme une identité, qui nous incombe, que l’on pourrait choisir ou à laquelle on pourrait adhérer.

Mais les extraits du Laṅkā-sūtra semblent plutôt suggérer que ces séries désignent cinq sortes d’individus, qui sont eux-mêmes des véhicules. Il ne s’agit donc pas d’un individu qui choisirait ou s’installerait dans un véhicule qui le transportera à tel ou tel fruit. Par exemple, le véhicule céleste, n’est pas un véhicule ou une voie qui conduit à un état de dieu. Le « véhicule céleste » est la pensée qui évolue dans un des « cieux », le « véhicule de Brahma » est la pensée qui évolue dans le monde de Brahma. Il en va donc de même pour la pensée qui évolue dans la sphère du śrāvaka, du pratyeka-buddha, et du tathāgata. Ou encore pour la pensée qui évolue ou « se transporte » dans tel ou tel dhyāna ou « ciel de Dhyāna » (voir les questions ci-dessus).

Tant que la pensée est « en travail »[5], elle « se transporte » (sct. yāna) en tel ou tel état etc. et les « véhicules » sont multiples. Mais lorsque la pensée ne « se transporte » pas, « lorsqu’elle s’est convertie »[6], il n’y a « plus de Véhicule ni de Véhiculé ». « La non-institution d’aucun Véhicule, voilà ce que j’appelle le Véhicule Unique ». Quand il n’y a plus de « véhicule », il n’y a plus de « migrant (tib. 'gro ba)».[7]

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[1] Quatrième dhyāna (note de Paul Demiéville).

[2] Asaṁjñā-samāpatti (note de Paul Demiéville).

[3] « Deva-yānam brahma-yānaṁ śrāvakyam tathaiva ca | |
Tathāgataṁ ca pratyekaṁ yānān etān vadāmy aham | |
Yānānām nāsti vai niṣṭhā yāvac cittarn pravartate | |
Citte tu vai parāvṛtte na yānaṁ na ca yāninah | |
Yānar-vyavasthānaṁ naivāsti yānam ekaṁ vadāmy aham | |
Parikarṣanārthaṁ bālānāṁ yāna-bhedaṁ vadāmy aham | | »
lha yi theg dang tsangs pa'i theg/
nyan thos kyi'ang de bzhin te//
de bzhin gshegs dang rang rgyal gyi//
theg pa de dag ngas bshad do//
ji srid sems can 'jug pa'i bar//
theg pa dag la thug pa med//
sems ni shin tu gyur pa na//
theg pa med cing 'gro ba'ang med//
theg pa rnam par gzhag med kyang//
sems can rnams ni drang ba'i phyir//
theg pa tha dad ngas bshad de//
theg pa gcig tu ngas bstan to//

[4] gzhan yang mngon par rtogs par 'gyur ba'i rigs lnga yod de/ lnga gang zhe na/ 'di ltar nyan thos kyi theg pa mngon par rtogs par 'gyur pa'i rigs dang / rang sangs rgyas kyi theg pa mngon par rtogs par 'gyur ba'i rigs dang / de bzhin gshegs pa'i theg pa mngon par rtogs par 'gyur ba'i rigs dang / gang du'ang ma nges pa'i rigs dang / rigs med pa dang lnga'o/

[5] ji srid sems can 'jug pa'i bar//

[6] sems ni shin tu gyur pa na//

[7] theg pa med cing 'gro ba'ang med//

5 commentaires:

  1. Sots are 'sods' in English, aren't they? Interesting that the Sanskrit means 'children' or Iess literalist) 'the immature' while the Tibetan just reads 'sentient being.' Wasn't there a big discussion about this Sutra verse before? Suzuki translated it undiplomatically as 'the ignorant.' I think it's a little wrong to translate the tone of this passage as if it were despising people who believe in another Vehicle or a multiplicity of Vehicles. Paternalistic as it may sound on the surface, we genuinely like children, enjoy seeing how they stumble around trying things out, and admire their capacity for growth. I would stick with the translation 'children,' personally. We're all children here. We're all just playing around while the world around us is on fire.

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  3. Dear Dan,

    I don’t know the sexual preference of « sots ». Are sots sods ? Sod is short for sodomite (e.g. sod it !), isn’t it ? I didn’t notice that the Tibetan version reads ‘sentient being’, interesting yes. One would have expected byis pa (bāla). I see that Thanissaro B. translates bala (like in bala sutta) as fool. Fortunately for the children their status has improved a lot through the centuries (in French we even speak of « enfants roi », spoiled children), but that doesn’t change the fact that they are very silly creatures indeed (Daddy is only joking children !).

    Perhaps Demiévile chose « sot » because of « sages et sots », with a nice bit of alliteration. The wise and the foolish like in mdo mdzangs blun, and there we do have the blun po, that Sakya Pandita loves to hate. I expect the Buddha’s bala is Sakya Pandita’s blun po.

    But as you suggest, lets go along with our time and use more diplomatic and politically correct translations. Endearing fools ? ;-)

    Joy

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  4. Sorry, Joy. My mistake! I guess the French is better connected to besotted, as in stupified. But then again I'd reiterate that we are all besotted and stupified by the five poisons, that chances are slim we'll ever figure out how to get out from under their influence either individually or collectively without putting in years and lives-worth of difficult work. No reason for us to get all paternalistic, least of all with children (they hate it; and they can read our hypocrisy like a book). I know I'm like a child. I can't stop playing with these words that are meant for the much more serious adult business of making meaning.
    I think Helmut Tauscher was doing a technical study of these Sutra verses, although I couldn't find it listed anywhere at right this very moment. I can't see how a different Sanskrit manuscript reading could have been misread to justify the Tibetan translation, so I'm thinking the Tibetans translated wisely, concerned about 'tone' for a change rather than sticking to a fixed glossary (as we so often presuppose they must!).
    -D

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  5. Yes, the five poisons are whizzing around our ears these days, and between my ears too! And since I rely on conventional words I hardly understand (especially in my exchanges with others), I must be a byis pa too (byis pas ma rtogs tha snyad tshig la brten, from rab tu mi gnas pa'i rgyud).
    Joy

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