samedi 24 septembre 2016

Les dévots du bouddhisme


Dévot bouddhiste du Gandhara, Victoria and Albert, Londres

Les dévots du bouddhisme, Marion Dapsance, éditions Max Milo

L’anthropologue Marion Dapsance vient de publier un livre-enquête sur le milieu bouddhiste tibétain en France. L’objectif principal de ce livre est de démontrer, que contrairement à la représentation médiatique du bouddhisme (tibétain), qui serait rationnel, compatible avec les sciences, égalitariste, etc., bref une spiritualité moderne, en réalité il se comporte comme une véritable religion. Son attrait particulier en occident serait dû à un malentendu[1]. Il y a un décalage entre le discours et la pratique. Pour en prendre la mesure, Marion Dapsance s’est rendue sur le terrain (dans ce cas le mouvement Rigpa de Sogyal Rinpoché) en tant qu’observatrice. Ses observations et analyses sont pertinentes. Son analyse sur l'influence de la théosophie (avec par ailleurs son surexploitation de la réincarnation) m'a l'air juste.

Selon l’auteure, la représentation d’une spiritualité moderne, remonterait au philologue Eugène Burnouf (1801-1852), spécialiste de langues anciennes et orientales, et « s’est rapidement muée en une véritable légende urbaine ». Cette représentation privilégie « une vision livresque des traditions asiatiques » aux dépens de la réalité : « des pratiques rituelles et dévotionnelles des bouddhistes d’Asie. » Selon Dapsance « s’intéresser qu’à certains textes en laissant de côté tout ce qui fait la vie quotidienne des bouddhistes d’Asie constitue, en termes de compréhension du phénomène, un biais méthodologique lourd de conséquences. C’est aussi une forme de mépris envers les populations concernées. » Je reviendrai sur cette phrase.

Le « vrai bouddhisme » selon l’occident serait une spiritualité rationnelle, qui ferait justement l’économie des « pratiques rituelles et dévotionnelles », et qui serait parfaitement compatible avec la sécularisation, la déchristianisation de la société, et « la science comme critère absolu de vérité ». Les principaux porte-paroles français du “bouddhisme en Occident” seraient « le sociologue et journaliste spécialiste des religions Frédéric Lenoir, l’ancien biologiste et porte-parole français du Dalaï Lama Matthieu Ricard, le politologue Bruno Etienne et le sociologue des religions Raphaël Liogier ».[2] Ce bouddhisme-ci, qui se distingue des autres religions par sa parfaite compatibilité avec la société occidentale moderne, n’est pas celui que l’on rencontre en Asie, ni même dans les centres bouddhistes en occident. L’enquête de Marion Dapsance raconte son propre parcours dans quelques milieux bouddhistes et rapporte les expériences de quelques bouddhistes et ex-bouddhistes occidentaux de ces mêmes milieux. Le livre s’appuie également sur des thèses d’oeuvres anglophones, où le terme orientalisme figure souvent, et notamment sur le travail de Donald S. Lopez, auteur de Fascination tibétaine du bouddhisme de l'Occident.

C’est vrai que le bouddhisme « universel » occidento-compatible du XIVème Dalaï-Lama est un projet, voire un voeu pieux, il n’est une réalité, ni au Tibet, ni même en occident. Il ne le sera peut-être jamais. Au même titre que des déclarations d’intention du type « toutes les religions prêchent la paix et l’amour entre tous les hommes ». Ce projet n’est cependant pas une trahison du « vrai bouddhisme », qui serait au fond une simple religion comme toutes les autres. L’histoire du bouddhisme fut mouvementée avec de nombreux va-et-vient entre la foi et la raison pour faire court. Burnouf ne fut vraiment pas le premier à vouloir (re)présenter un bouddhisme plus philosophique, rationnel, universel et se méfiant des pratiques rituelles et dévotionnelles. Les Asiatiques eux-mêmes n’avaient pas attendu l’occident pour ce faire. Le bouddhisme est quelquefois présenté comme une réforme du brahmanisme, le Bouddha mettant en cause la Révélation comme connaissance valide (sct. pramaṇa), le tout-rituel, les formules magiques, le système des castes, … Nāgārjuna et le madhyamaka, enchérirent. Les maîtres du Naturel (sahajika), plutôt portés sur le mystique, enseignèrent le non-agir, la non-méditation. Saraha demanda « À quoi bon les lampes à beurre, le culte des dieux ? » en émettant des critiques sévères envers toutes les méthodes, y compris bouddhistes etc. etc. Voir de multiples autres exemples du bouddhisme comme une spiritualité plus épurée sur mon blog.

Ce serait une forme de mépris envers les scythes, les gandhariens, les indiens, les tibétains etc. de les juger incapables d’être aussi rationnels que Burnouf et d’enfermer les populations concernées uniquement dans les pratiques rituelles et la dévotion. Certes, les choses ont bien changé depuis le XIIème siècle tibétain pour de nombreuses raisons différentes. Et le bouddhisme tibétain est en effet devenu une véritable religion. Les malentendus entre maîtres tibétains et disciples occidentaux dans les années 70-80 n’ont pas aidé. Et il est advenu ce qui ne pouvait qu’advenir. Ce n’est pas comme si le bouddhisme que l’on trouve actuellement dans les centres bouddhistes en France ou ailleurs avait toujours été le même, c’est-à-dire très rituel et dévotionnel, et que Burnouf (suivi des porte-paroles du « vrai bouddhisme ») était le premier à vouloir faire du bouddhisme une religion rationnelle. On trouve cet intérêt rationnel tout le long de l’histoire du bouddhisme, et il en fait partie intégrante. Cela est d’ailleurs vrai aussi pour les pratiques rituelles, et plus tard, la dévotion (bhakti). La représentation rationnelle n’est pas l’invention de Burnouf ou d’un autre occidental.

Autre problème dans l'analyse de Marion Dapsance est que le concept d’expédient (sct. upāya) est uniquement traité dans son aspect caricatural de « folle sagesse » ou de « moyen habile ». C’est passer complètement à côté d’une des plus grandes subtilités du bouddhisme. Oui, quelquefois le concept d’upāya est tellement subtil qu’il échappe même à des bouddhistes de longue date, cela dit sans aucune forme de mépris.

Puisque dans le bouddhisme, toutes les choses sont sans identité propre (P. anātman), c’est-à-dire sans cœur, noyau ou essence, qui soit l’un des extrêmes bon-mauvais, vrai- faux, être-non-être etc. « Toute chose n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou elle est et n’est pas, ou elle n’est ni n’est pas. » (Pyrrhon, disciple du Sage des Scythes (Sakamūni)). Les méthodes bouddhistes ne peuvent donc s’appuyer sur rien de déterminé (sct. anta tib. mtha’) et doivent utiliser des « positions adoptées conditionnellement » (sct. vyavasthā P. vavatthāna) et des expédients (sct. upāya). Aussi, certaines méthodes bouddhistes ont été appelée quelquefois des non-méthodes. Toute méthode bouddhiste est un expédient (sct. upāya). Il est important de garder cela à l’esprit.

Au moyen-âge indien, le bouddhisme était en concurrence avec d’autres « religions » (voir Indian Esoteric Buddhism de Ron Davidson. Les religions étaient en concurrence pour obtenir les faveurs de la cour (constructions de temples etc.). Les rois s’intéressaient surtout à des mandarins capables de prévoir les événements, les jours fastes et néfastes, de les aider à étendre leurs pouvoirs et leurs richesses, de leur garantir une descendance, de faire tomber la pluie en période de sécheresse, de guérir les maladies causées par les démons, les planètes etc. Toutes ces choses s’obtenaient en s’adressant aux dieux et leurs agents, par le biais de rituels. Celui qui allait murmurer dans l’oreille du roi, devait pouvoir lui offrir tout cela. C’était vrai aussi pour les bouddhistes.

Ne soyons pas trop orientalistes ou angélistes, les bouddhistes étaient des produits de leur temps et « croyaient » comme tous leurs contemporains en l’efficacité des « sciences religieuses » (tib. rig gnas sct. vidyā-sthāna) comme nous croyons en celle des sciences contemporaines. Le monde était peut-être une illusion (māyā), mais afin d’agir dans le monde il fallait passer par les « sciences » qui furent celles de l’époque. Comme le bouddhisme, ses doctrines et ses méthodes, ne sont pas une Révélation, quand les sciences évoluent, il peut évoluer avec elles, en « abandonnant » les « sciences » anciennes. Il appliquera la même ironie aux méthodes suivant les nouvelles sciences. En quelque sorte, le bouddhisme ne se situe pas dans ses doctrines et les méthodes. S’il faut le situer à tout prix, ce serait plutôt dans l’attitude ironique envers celles-ci et envers toute chose. Cela explique partiellement son pouvoir d’adaptation. Juger le bouddhisme sur ses théories et ses pratiques serait passer à côté de lui, et en même temps nous ne pouvons que le juger sur ce que les bouddhistes en font...

Au moyen-âge, pour faire concurrence aux méthodes populaires des autres religions, le bouddhisme n’a pas hésité à les émuler, tout en les adaptant à ses propres doctrines[3]. On trouve la même ironie par rapport à son propre objectif. Le bouddhisme ne cherche même pas à obtenir l’éveil, puisque celui-ci ne « s’obtient » pas (Sūtra du Cœur). La nature de l’éveil est particulière, tout comme celle des méthodes pour « l’obtenir ».

Si donc, pour diverses raisons, le bouddhisme (tibétain) se comporte de plus en plus comme une véritable religion, ce qui fait qu’il pourrait toujours être du « bouddhisme » (le « vrai bouddhisme ») c’est la notion de non-essence (P. anatta), dont découle l’approche des expédients (sct. upāya) et des « positions adoptées conditionnellement » (sct. vyavasthā P. vavatthāna). Sans cela, le « bouddhisme » perd son « âme » et devient comme les autres religions : essentiellement dogmatique.

Si, comme les anthropologues, on laisse de côté cette idée « bouddhiste » cruciale, et que l’on étudie les comportements, les discours, les doctrines, les rituels des bouddhistes, il est certain que rien ne distingue le bouddhisme tibétain des autres religions, surtout à l’époque actuelle. Et sans ironie (sct. upāya) par rapport à eux-mêmes et leur bouddhisme, même les bouddhistes ne seraient pas des « vrais bouddhistes ». Si par « vrai bouddhisme » on se base sur ce que le bouddhisme lui-même présente comme ses critères fondamentaux : les trois caractéristiques[4] ou les quatre sceaux de la doctrine[5]. Alternativement, on pourrait se baser sur le Sūtra des quatre refuges (sct. catuḥpratisaraṇasūtra), pour trouver quatre autres critères.[6] Quand le bouddhisme lui-même parle de critères de « vrai bouddhisme » dans des textes pré-Burnouf, il ne parle pas de pratiques rituelles ou dévotionnelles, qui seraient son essence que les occidentaux voudraient couvrir. Le premier des quatre refuges est d’ailleurs très explicite « La Loi est le refuge et non l'homme ».

Si un maître joue son rôle sans ironie sur ce rôle, sur lui-même, ses disciples et va même jusqu’à réifier et à dérouler une « folle sagesse » (mot et concept qui n’existe pas en tibétain), en « détruisant les égos », en « brisant les concepts », en mettant « la vie du disciple sens dessus dessous », tout en étant à la fois « notre compagnon principal, notre famille, notre mari, notre femme et notre enfant chéri » (type d'expression utilisée par Chogyam Trungpa, Sogyal Rinpoché, Dzongsar Khyentsé Rinpoché...) en passant par toutes sortes d’harcèlement, il est capable d’ouvrir les portes de l’enfer ici et maintenant. C’est ce que montre très bien le livre de Marion Dapsance. Les comptes-rendus d'anciennes « assistantes » dans son livre montrent la réalité sordide de la « folle sagesse » en action..

Mes quelques critiques jusqu’à maintenant (je n’ai pas fini de lire le livre) concernent une certaine cécité partielle (que Dapsance partage avec des grands bonnets universitaires étatsuniens) par rapport à l’attitude critique et ironique du bouddhisme depuis ses débuts, qui voudrait que le bouddhisme ait toujours été rituel et dévotionnel, et que c’est l’occident qui, depuis peu, lui projette une image moins religieuse, comme un énième colonialisme, spirituel cette fois-ci. C’est passer à côté de l’histoire du bouddhisme souvent recouverte par les fausses autobiographies, hagiographies diverses et autres légendes de mahāsiddha. Et aussi la non mention de l’attitude ironique du bouddhisme, même vis-à-vis de ses propres doctrines et méthodes, qui est au cœur de ce qu’il veut être. Si on ne voit pas cela, on passe à côté d'une particularité importante du bouddhisme. J’ai évidemment mes propres biais et il est très possible que ce bouddhisme n’existe nulle part, n'ait jamais existé et n'existera jamais. D'ailleurs, comment n’importe quelle méthode pourrait-elle garantir aboutir à l’ironie ?

***

[1] Voir aussi l’article de l’Express ‘Dérives sexuelles, humiliations et business, la face cachée du bouddhisme’ d’Anna Benjamin du 14/09/2016
« Qu'est-ce que le bouddhisme pour Occidentaux?
C'est un bouddhisme qui dit privilégier la méditation et serait une sorte de psychothérapie, de pratique tournée vers le bien-être. Il est très différent du bouddhisme enseigné en Asie qui ne consiste pas à améliorer son état ou sa dépression. Traditionnellement, les Tibétains laïcs ne font pas de méditation, ils récitent des prières, font des dons aux monastères, tentent de purifier leur karma en usant de reliques. En réalité, beaucoup d'Européens en rupture avec le christianisme se sont imaginé cette religion comme une spiritualité idéale, en prenant le christianisme comme contre-modèle: on dit refuser les êtres surnaturels, les dogmes, le clergé, les prières, mais on y adhère sans problème dès lors qu'ils se rattachent au bouddhisme. Les Asiatiques, eux, ne considèrent pas que le bouddhisme soit sans dieux, sans rituels, sans clergé, sans foi
. »

[2]La rencontre du bouddhisme et de l’Occident” dans la sphère médiatico-académique française: Une sotériologie théosophique Marion DAPSANCE Columbia University, New York. 2015 ⎸ANUAC. VOL. 4, N° 1, GIUGNO 2015: 124-144


[3] « Āryadeva ou Indrabhūti, à qui sont attribuées les versions tibétaines du Cittaviśuddhiprakaraṇa, est très conscient du caractère provisoire des moyens que l’on choisit pour donner corps à la pensée éveillée. Il rappelle que peu importe la méthode, ce qui importe c’est qu’elle procède d’une pensée pure et qu’on s’y applique avec un mental unifié.[8] A cette condition, on peut utiliser tous les moyens du monde, on est capable d’ingérer et de supporter tous les poisons. Qui peuvent même devenir du nectar. Ce qui rend possible cette transformation est la pensée éveillé, pas la méthode en elle-même. La pensée éveillé n’est pas une pensée magique. Au moyen âge indien et tibétain, période très théocentrée, les dieux étaient omniprésents dans les méthodes du monde. On s’adressait à eux pour accomplir les divers objectifs d’une existence humaine. Pas de problème, dit Āryadeva ou Indrabhūti. S’il faut passer par là, allons-y, mais toujours en procédant à partir de la pensée éveillée. » Une proposition modeste

[4] « Toutes les choses (sct. dharma) sont impermanentes (P. anitya), 2. Toutes les choses sont insatisfaisantes (P. duḥka) et toutes les choses sont sans identité propre (sct. anātman). »

[5] « Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Tous les phénomènes (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ). »

[6] « 1. La Loi est le refuge et non l'homme
2. l'esprit de la lettre est le refuge et non la lettre
3. Le sūtra de sens définitif (sct. nītārtha tib. nges don) est le refuge et non le sūtra de sens à élucider (sct. neyārtha tib. drang don).
4. La connaissance principielle (sct. jñāna tib. ye shes) est le refuge et non pas les perceptions sensorielles avec la conscience mentale (sct. vijñāna tib. rnam shes). »

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