vendredi 28 octobre 2016

Une idée reçue peut en cacher une autre


Sysyphe

Dans les livres Le Bouddhisme: idées reçues sur le bouddhisme et Idées reçues Le Bouddhisme, qui sont un seul et même livre, Bernard Faure s’attaque aux idées reçues et plus particulièrement au « dogme » orientaliste qui serait réducteur en ce qu’il appauvrit la tradition,[1] c’est-à-dire qu’il la débarrasse de toutes « superstitions » (croyances, pratiques rituelles et dévotionnelles…). L’idée que ce bouddhisme « réducteur » puisse être un bouddhisme ancien est selon lui une illusion (voir Introduction).

Faure rappelle que l’historien comme le sociologue des religions doivent dans leur description la plus objective possible de l’évolution de la doctrine et des communautés bouddhistes s’appuyer sur « ce que les bouddhistes en font », puisque le bouddhisme n’a pas d’essence.
« Ici, l’historien s’en tient à la multiplicité des sources et des pratiques, essayant d’inclure plutôt que d’exclure. Il retient donc les deux types de croyance et s’efforce de les prendre également au sérieux. »
L’étude du bouddhisme et éventuellement l’évaluation de celui-ci doivent donc prendre en compte toutes les croyances, doctrines, pratiques, et expressions de ceux qui s’appellent des bouddhistes, et Asiatiques de préférence. En exclure quelques-unes, en vertu d’un dogme « orientaliste », d’une « antiquité illusoire », ou autre serait une réduction. Il est évident que ce parti-pris profite au bouddhisme vu et vécu comme une religion. Si, pour utiliser une image, le bouddhisme comportait aussi bien des éléments de silence et de sobriété, des éléments de critique, ironie etc. que des éléments bruyants, spectaculaires et performatifs, les premiers risqueraient d’être éclipsés par les derniers dans l’observation « objective » par un historien et un sociologue des religions.

C’est aussi en quelque sorte figer les religions dans leur « religionité » et empêcher ou rendre plus difficile leur éventuelle transformation en autre chose, voire leur dissolution par obsolescence. Vouloir opposer un « bouddhisme » à un « néobouddhisme » c'est fermer les yeux devant le fait que « le bouddhisme » a toujours été la somme d’une série de « néobouddhismes ». Une telle attitude est biaisée dans le sens que toutes les nouvelles greffes religieuses sont accueillies comme autant de nouvelles expressions de l’arbre de bodhi (l'idée bouddhiste d'expédient provisoire - upāya - permettant cela), tandis que toute tentative de l’élaguer est rejetée comme une réduction.

Le bouddhisme, ou un des bouddhismes avait défini, assez tôt, des critères pour une orthodoxie bouddhiste, comme par exemple :
« Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Toutes les choses (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ). »
Un autre élément important du bouddhisme, quel qu’il soit, est l’importance accordée à l’idée de l’éveil (bodhi). Du sommeil de l’ignorance (avidyā), de l’illusion du rêve, à la nature de la réalité etc. Le Bouddha est par définition celui qui est éveillé, avec « peu de poussière devant les yeux » (SN VI.1), libéré des deux voiles (āvaraṇa) des connaissables (jñeya) et des afflictions (kleśa). Il prône un accès aussi direct que possible à la réalité sensorielle et intelligible, sans spéculation, tout en utilisant son discernement et son intelligence (prajñā).

Dès ses premiers enseignements (selon les divers canons), il proclame son Dharma, défini souvent contre la religion dominante de son époque, le brahmanisme. Ou bien, il réinterprète celui-ci et ses objectifs par rapport à son Dharma. Il s’attaque notamment à tout ce que l’on croit savoir et ce que l’on fait par habitude, par tradition, par facilité sans utiliser sa propre intelligence. Il invite ses étudiants à mettre à l’épreuve ce qu’il enseigne à tester ses méthodes (comme si on testait de l'or) et à découvrir par eux-mêmes ce que le Bouddha avait cru découvrir. Nous n’avons pas à faire ici à un fondateur de « religion » qui reçoit une révélation d’un être surnaturel et qui veut l’imposer comme une injonction divine.

On peut évidemment passer par-dessus cette singularité du « bouddhisme », avec toutes ses productions littéraires, sa logique etc., ne regarder que « ce que les bouddhistes en font », de nos jours et en occident, déclarer que c’est cela le bouddhisme véritable et en conclure que ce bouddhisme est une religion comme toutes les autres, tout en traitant d’autres catégories de bouddhistes de « néobouddhistes » pratiquant un bouddhisme livresque. Un peu dur à avaler quand-même pour l’historien des religions. Est-ce qu’il est sage de faire ainsi de l’audimat religieux pour déterminer ce qu’est réellement une religion ?
« Il se peut que l’attrait du bouddhisme aux yeux des Occidentaux soit plutôt un élan vers la spiritualité qu’un retour au religieux, et que cette spiritualité bouddhique offre une réponse crédible aux angoisses produites par le monde moderne. C’est ce bouddhisme idéalisé, purement « spirituel », que j’appelle « néobouddhisme » pour le distinguer des diverses formes de bouddhisme dont la tradition s’est maintenue, tant bien que mal, en Asie. »
Il faudrait voir les définitions d’une spiritualité et d’une religion utilisées par Bernard Faure, mais il semblerait qu’aucune des formes, reformes ou transformations du bouddhisme en Asie ne puisse être qualifiée de spiritualité, contrairement à l’évolution du bouddhisme en occident, où celui-ci devient aussitôt un « néobouddhisme ». Serait-ce dû aux valeurs « occidentales » ? La démocratie, les droits universels de l’homme, la laïcité, la parité homme-femme etc. aussi imparfaites qu’elles soient. Si c’est le cas, comme le semblent penser certains maîtres bouddhistes, cela voudrait-il dire que le « vrai bouddhisme » de l’Asie ne soit pas occidento-compatible ? Le bouddhisme est-il condamné à rester la tradition qui « s’est maintenue, tant bien que mal, en Asie » ? Autrement dit, on tire un trait maintenant au-delà duquel le bouddhisme ne pourra plus évoluer, s’adapter etc. au risque de devenir du « néobouddhisme » ou un « modernisme bouddhiste » ? Pour quelle raison voudrait-on interdire ou reprocher au bouddhisme de se moderniser ? Même si c’était sous la « pression » de l’occident... De quelle nature serait d’ailleurs cette pression ? Conversions forcées, interventions militaires... ? Si des maîtres asiatiques comme par exemple le Dalaï-Lama, tiennent des « thèses néobouddhistes » pour quelque raison que ce soit, trahiraient-ils leur tradition ou sortiraient-ils de leur rôle pour autant ?

Je ne vois pas pourquoi une religion ne puisse pas se développer, se moderniser, s’adapter, devenir une spiritualité voire moins ou pire… A partir de là, on est en droit de se demander qu’est-ce qui peut bien motiver certains « historiens et les sociologues des religions » à unir leurs forces pour défendre la « religionité » des religions contre une tendance moderniste, spiritualisante et laïcisante.

***

[1] « Elles tendent à ériger en dogme ce qui n’était qu’un aspect parmi d’autres de la doctrine, à imposer une orthodoxie en lui attribuant une antiquité illusoire. En les remettant en question, on vise essentiellement à restaurer en partie sa complexité et sa richesse à la tradition bouddhique. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire