mercredi 30 novembre 2016

La grande compassion


Lokapuruṣa jain (homme cosmique)


Les quatre « qualités incommensurables » (tib. tshad med bzhi), ou encore « séjours célestes » (sct. brahmavihārāḥ tib. tshangs gnas bzhi), c’est ce qui, selon le Bouddha, permet d’être à pied égale avec Brahma. C’est pourquoi dans le canon pāli il les enseigne à de jeunes brahmanes (Tevijja Sutta DN 13)) qui lui demandent la voie qui mène vers Brahma. Ces quatre qualités sont essentielles dans le bouddhisme, tout en prédatant celui-ci.

Les bouddhistes tibétains aiment faire précéder leurs pratiques par une prière qui exprime ces quatre qualités sous la forme de quatre souhaits. Le vers correspondant à la compassion dit
« Puissent tous les êtres sensibles être libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. » (explication du dalaï-Lama)
Le bodhisattva, candidat à l’éveil, aspire à une vue, une pratique et une action éveillées, pour être l’égal du Bouddha. Un des traités de Maitreya, l’Abhisamayālaṃkāra explique :
« Engendrer la pensée éveillée, c’est aspirer
À l’Éveil authentique et parfait pour le bien des êtres
. »
Et le Bodhisattvabhūmi d’Asaṅga :
« La pensée éveillée a donc pour but l’Éveil et les êtres. »
La Marche vers l’Éveil de Śantideva :
« Combler de bonheur les malheureux
Qu’affligent mille tourments,
Les libérér de leurs souffrances et de leur ignorance :
Où trouve-t-on de tels bienfaits ?
Où trouve-t-on ami semblable ?
Où trouve-t-on pareil mérite
? »
Les « tous les êtres » n’est pas un vœu pieux, ce n’est pas un concept vague qui fait de nous un bienfaiteur de l’humanité pour pas cher, c’est-à-dire au prix de quelques récitations et visualisations quotidiennes. C’est le même Śantideva qui nous engage à décloisonner le monde, de faire sauter les verrous artificiels de petits soi, et de traiter l’élimination de la souffrance et des causes de la souffrance à grande échelle. Comme il est difficile d’oublier l’ombre de Dieu et du Bouddha[1], il est aussi difficile d’oublier l’ombre du petit soi. Aussi, la voie de l’Éveil et ses méthodes provisoires comportent encore de nombreuses références à soi et autrui. Quand Asaṅga écrit « La pensée éveillée a donc pour but l’Éveil et les êtres. », l’Éveil, c’est « soi » qui y goutte, l’action éveillée altruiste est destinée aux « autres », sans ne jamais les abandonner. L’action éveillée, ce sont les six perfections, mais pas seulement. Les six perfections sont en fait la part éveillée de toute action que l’on puisse mener pour le bien des êtres. Avec Asaṅga le bodhisattva dirait, là où il y a souffrance, je contribuerai à l’éliminer avec ses causes. Éliminer les causes requiert de la sagesse, pas la transcendantale mais la terrestre. C’est la sagesse engagée.

L’Éveil est l’élimination de la souffrance et des causes de la souffrance de chacun, il ne peut être goutté que directement, mais - toujours provisoirement parlant- goutter l’Éveil est une chose, l’engagement en est une autre, même s’il peut découler de celui-ci.

La compassion que l’on propose comme un geste de magnanimité n’est pas l’engagement que propose Śantideva, qui ne dit en fait pas autre chose que tout ce que nous faisons égoïstement pour nous-mêmes, nous continuons de le faire pour "nous-mêmes", mais en faisant sauter les verrous du petit « soi » et en y incluant tous. Quand il y a alors douleur quelque part c’est aussi nécessaire et urgent de s’en occuper que nous le faisons maintenant pour notre corps-esprit étroit. C’est à une autre échelle, c’est la « grande compassion », ou compassion écologique au sens le plus large du terme. Cela enlève tout le côté gnagna et calculateur aux notions de « compassion » que l’on donne ou ne donne pas ou que l’on ressent ou ne ressent pas en fonction des envies, de l’humeur, à la tête du client etc. La grande compassion est une urgence. Ce n’est même pas un geste grandiose…


***

[1] « Nouvelles luttes. Après que Bouddha fut mort, on montra encore des siècles durant son ombre dans une caverne - ombre formidable et effrayante. Dieu est mort : mais telle est la nature des hommes que des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on montrera encore son ombre. Et quant à nous - il nous faut vaincre son ombre aussi ! » Gai Savoir.

jeudi 24 novembre 2016

A quoi sert une identité ?



Je reçois dernièrement sur mon timeline Facebook des messages sponsorisés de la part d’adeptes de Dordjé Shougden, divinité dont le Dalaï-Lama déconseille la pratique, ce qui lui attire toutes sortes d’hostilités. Le dernier message sponsorisé reçu de la site http://video.dorjeshugden.com contient une vidéo enregistrée lors de la visite du Dalaï-Lama au Ladak en 2012. On le voit en train de plaisanter avec un groupe d’autres lamas. Les propos m’ont intéressé. Pour être clair, je ne suis pas du tout la ligne de l’auteure de l’article, Kay Beswick, qui juge qu’il s’agit d’une attaque en règle sur les kagyupas. J’ai mon propre point de vue sur ce qui se passe ici.


Durant cette discussion filmée, le DL dit avoir entendu parler de problèmes de sectarisme au Ladakh. Des laïcs ladakhi lui avaient dit, auparavant nous n’avions pas de sectarisme au Ladakh, mais depuis quelque temps, la concurrence entre les diverses écoles s'intensifie. Il s’agit apparemment de sectarisme entre les diverses écoles du bouddhisme tibétain en général et entre les écoles kagyupa en particulier. Le DL propose qu’une fois par an on organise des rencontres pour que les membres des différentes écoles apprennent à se connaître et que l’on arrête de dire « je suis Géloug », « je suis Kagyu », je suis Nyingma », voire parmi les kagyupa « je suis Droukpa Kagyu, je suis Kamsang Kagyu, je suis Taklung Kagyu » etc. le DL répète en plaisantant qu’il aimerait réunir toutes ces écoles une fois par an, pour qu’ils puissent tous se battre ensemble…

Namkyen Gyaldar, drapeau de Karmapa XVI

Il se lance alors dans une digression sur les identités et les symboles identitaires. « J’avais vu une petite banderole ‘Young Drukpa Kagyu Association’ là-bas, avec un dragon. Je pensais que Droukpa voulait dire du Bhoutan. Cela ne sert à rien, ce n’est pas bien. Et ils font des drapeaux aussi ! Auparavant, la maison du Karmapa avait fait un drapeau avec une vague. Je n’y voyais pas une grande utilité. 


Drapeau Drigoung
La maison de Drigoung Rinpoché aussi a son drapeau avec dans l’angle un soleil, une lune et la lettre Hūṃ. Et votre drapeau [il s’adresse à un moine Droukpa Kagyu], comment est-il ? 


Drapeau Droukpa
Un dragon ?! D’accord, ça va. C’est un dieu chinois, il vaut mieux aller en Chine dans ce cas. Pourquoi suivez-vous des animaux ? Ce n’est pas très utile, il n’y a pas de sens à cela. »

Un moine semble alors lui expliquer que les symboles sur les drapeaux avaient été fabriqués suite à des visions (tib. gzigs snang) qu’avaient eu les grands lamas de ces lignées. « Oh, c’était donc la vision pure de quelqu’un (tib. dag snang), quelqu’un a eu une vision, il s’agit de la prophétie de quelqu’un. Je ne crois pas en toutes ces choses, vous comprenez ? Arrêtez avec cela. Vraiment, je ne pense pas que ce soit bien. » Il s’adresse alors à un moine Gélougpa pour lui demander si eux aussi ont un drapeau. Le moine répond qu’il n’y en a pas. « Allez-y, faites en un ! Quel pourrait être un symbole approprié ? Une tête de yack pour donner de coups de cornes à tout le monde ? ». Le Dalaï-Lama rit.



Les replis identitaires ont toujours existé dans le bouddhisme tibétain, mais à en croire le DL, ils semblent être en progression. Symboles, drapeaux, uniformes, réunions de masse pour montrer le grand nombre d'adeptes…

Uniformes Droukpa
Avec des passages en acte. Justement au Ladakh, où des monastères Droukpa kagyu étaient repris par le Karma Kagyu en mettant les moines à la porte. Le chef de l’école Droukpa Kagyu avait publié une lettre ouverte en septembre 2014 pour demander de mettre fin à cela. Des troubles semblent avoir eu lieu pendant diverses visites de Karmapa Trinley Thaye Dorje (Lettre ouverte de Lodreu Rabsel Rinpoche, voir controverse des Karmapas) au Ladakh et à Taiwan. Sans oublier justement les adeptes de Dordjé Shougden.

Et tous ces replis identitaires et manifestations essentialistes au nom d'un bouddhisme qui enseigne qu’il n’y a pas d’identité essentielle (sct. ātman) ? Et pour son plus grand bien ?

mardi 22 novembre 2016

Marier Ciel et Terre, encore et toujours ?


Shiva portant Sati sur son trident (app. 1800), Los Angeles County Museum of Art

Les différentes formes d’ésotérisme enseignent la consubstantialité du Ciel et de la Terre, du macrocosme et du microcosme, que ce qui se trouve dans le Ciel se trouve sur la Terre, et le corps divin (la gnose autoengendrée) dans le corps humain. Les diverses initiations, consécrations et mystères ont pour but d’imprimer la carte Céleste sur le territoire Terrestre.

Cela passe par un marquage du territoire, d’abord mythologique puis symbolique. En Inde, nous avons le Brahmāṇḍa Purāṇa qui raconte l’origine des lieux énergétiques (sct. śakti pīṭha) en Inde.
« L'origine de Bhairava remonte à l'histoire de Dakshayani ou Satī, la femme de Shiva. Sati, fille du roi des dieux Daksha, avait décidé d'épouser Shiva contre l'avis de son père, qui voyait en lui un ascète, qu'il associait aux animaux et aux démons. Un jour, Daksha organisa un sacrifice rituel yagna, auquel il invita tous les dieux, sauf Sati et Shiva. Sati vint seule au yagna, où Daksha parla ouvertement de Shiva avec mépris. Sati, ne supportant pas d'entendre son mari insulté, se jeta dans le feu sacrificiel. Quand Shiva l'apprit, il sema la destruction dans le yagna, tua Daksha et le décapita. Puis, il prit le corps de Sati sur ses épaules et fit le tour du monde en courant éperdument pendant des jours. Comme cela risquait de détruire le monde, Vishnu, le troisième dieu de la trinité, découpa avec son chakra (disque divin) le corps de Sati en morceaux qui tombèrent épars. Les lieux où ces morceaux sont tombés s'appellent les Shakti Peetha. Shiva prit la forme de l'effrayant Bhairava pour monter la garde autour de ces lieux. » (source Wikipédia).

Śiva, l’Homme, le Puruṣa, la Conscience, le Ciel imprime sa volonté sur la Śakti, La femme, la Prakṛti, La Matière, la Terre. La Carte est imprimée sur le Territoire par le démembrement (réorganisation) de la Femme.

Carte du Tibet, la démone ogresse couchée sur le dos

Il en va de même pour le territoire du Tibet, qui avait besoin d’être dompté/réorganisé. Nous retrouvons le même type de symboles. Le Territoire est une déesse/démone (sct. rākṣasa tib. srin mo), sur lequel doivent être édifiés des monuments symboliques (phalliques), comme autant de clous pour clouer la démone et la fixer sur la Terre. Ici aussi, c’est le Ciel, par l’intermédiaire de ses représentants mâles, qui imprime sa volonté sur la Terre.

Srinmo du Tibet (illustration des archives d'Erwan Temple)

Les 24 haut-lieux qui marquent le Territoire shivaïte permettent d’y installer le culte de Śiva, qui consiste en cérémonies d’offrandes, pèlerinages etc. Il en va de même des monuments symboliques sur le Territoire tibétain. Ces haut-lieux sont protégés par des Dharmapalas et des protecteurs de champs (sct. kṣetrapala) qui surveillent et maintiennent le culte. Après le marquage de l’espace, il faut marquer le temps à l’aide d’un calendrier qui fixe les dates cultuelles, en fonction de la position des astres/dieux dans le Ciel. Les cérémonies ont pour but de réactualiser le culte, en « remerciant » les gardiens du culte et leurs sbires de leurs services rendus et en le demandant de continuer etc.

Tout cela concerne plutôt le culte extérieur du « Ciel », qui emprunte au cérémonial impérial pour sa liturgie, et qui utilise une grande richesse ornementale pour tous les sens, afin de "soulever de grands élans de piété". L’ésotérisme est initialement destiné à un cercle plus restreint d’initiés. Les mystères leur donnent la possibilité de devenir les pareils des dieux, par une intériorisation du culte, qui est le mariage du Ciel et de la Terre, du macrocosme et du microcosme. Il s’agit d’imprimer la carte du Ciel sur le Territoire du corps (« pratiquer » tib. sgrub pa), autrement dit de diviniser et rendre immortel le corps, qui est en fait un corps divin en puissance, ou un corps divin depuis toujours. Celui qui réussit est un siddha (tib. grub thob). Quand la Carte a été imprimée avec succès (sct. siddhi) sur le Territoire, c’est le Ciel qui prend la relève et c’est le dieu qui est dans le siège conducteur (théopathie).

Lors des mystères, les 24 haut-lieux cultuels et les êtres surnaturels qui les fréquentent sont imprimés à l’intérieur du corps-territoire, qui devient un corps divin, un objet de culte, indifférencié de son original macrocosmique. Le Cakrasaṁvara Tantra est une version ésotérique bouddhiste calquée sur la version shivaïte.
« En réaction à [la prise de contrôle des 24 lieux par Bhairava et sa compagne Kalaratri], Mahavajradhara et sa suite se manifestèrent dans le monde sous une forme Śaiva. Ils subjugèrent les divinités hindoues et prirent contrôle de leurs lieux de culte. Ainsi, ils établirent le maṇḍala de Cakrasamvara sur la terre et ils y résidèrent depuis, sous des formes occultes, accessibles aux fidèles. » (Davidson 1991; David B. Gray 2007, pp. 44–54)
Le tantra enseigne aussi la prise de contrôle du « Territoire intérieure ».

En théorie, le bouddhisme ésotérique est initialement apparu comme une partie intégrale du mahāyāna, pour doter celui-ci d’expédients (sct. upāya). Notamment des expédients existants dans d’autres traditions, populaires parmi les classes privilégiées. Fort de son succès, le bouddhisme ésotérique est devenu mainstream dans certains pays. Officiellement, il est toujours une partie du bouddhisme mahāyāna, mais dans la pratique il est devenu la forme privilégiée et dominante du bouddhisme au Tibet. C’est évidemment aux Tibétains de décider de sa pertinence pour eux.

Et c’est aux bouddhistes occidentaux de décider de la pertinence d’imprimer ces Cartes sur leurs Territoires extérieurs et intérieurs respectifs. Ces cultes, qui, officiellement servent toujours d’expédients (sct. upāya), véhiculent des contenus et des images, qui ne sont pas sans impact. Ils marquent le Territoire intérieur, c’est leur rôle. Les images nous conditionnent (Lakoff etc.).

Est-il toujours pertinent de penser en termes dualistes anciens comme Ciel et Terre, l’Esprit et la Matière, l’Homme et la Femme ? Est-il toujours pertinent de considérer que les astres sont des dieux, et de faire comme si nous en sommes toujours à sept ou neuf astres/dieux à influencer notre destin ? Comme si la science s’était arrêtée au moment où les diverses Révélations furent fixées par écrit une fois pour toutes. Est-il toujours pertinent d’employer un « cérémonial impérial » et féodal dans notre façon d’aborder le Ciel, ses représentations et ses représentants ? Quelle que soit la nécessité des cultes divins, n’existe-t-il pas d’autres façons d’obtenir le même type de résultats ? Notamment dans le bouddhisme, où le Bouddha pāli avait enseigné l’accès au Lieu de Brahma (brahmavihāra), par le développement des qualités habituellement attribuées à Brahma. Vous voulez devenir le pareil de Brahma ? demande-t-il aux jeunes brahmanes, devenez son pareil en développant ses qualités leur répond-il. La bienveillance (maitrī), la compassion (karuṇā), la joie altruiste (muditā) et l’équanimité (upekṣā).

Je suis en train de travailler à la traduction d’une série de textes du XIIème siècle ou avant, où le bouddhisme sur le sol tibétain n’était pas encore complètement sous la domination ésotérique, où les expédients n’avaient pas encore pris le dessus sur les qualités à développer, et où la sagesse était encore sage et non folle. Cela ne veut pas dire évidemment qu’une bonne pratique des expédients n’est pas possible. Mais si les expédients mentionnés ci-dessus avaient leur raison d’être dans l’époque où ils étaient apparus, il n’est pas certain que ce soit toujours le cas. Des grands maîtres tibétains ont déjà suggéré qu’il faut peut-être changer de cap, ne serait-ce qu’en occident. Le XVIe Karmapa Rangjoung Rigpai Dorjé (1924-1981) estimait que de toutes les méditations, la Mahāmudrā serait la plus profitable aux Occidentaux, parce qu’elle approche directement la conscience et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures. Quand le Dzogchen est enseigné aux Occidentaux, on en reste souvent au premier stade, plus « space » et plus cool. Ses citations se prêtent parfaitement au format Facebook affichées sur un joli arrière-fond de ciel bleu vide. Au deuxième stade de Dzogchen ce ciel sera bondé d’êtres surnaturels exigeants. C’est ce qu’il faut pour marier le Ciel et la Terre.

lundi 21 novembre 2016

Les Instructions sur le Mahāyāna Uttaratantra

Maitreya enseigne les traités à Asaṅga et Vasubandhu

Klaus-Dieter Mathes
mentionne dans son article The Pith Instructions on the Mahāyāna Uttaratantra (Theg chen rgyud bla’i gdams pa)[1] la présence de ces instructions dans la Collection des écrits kadampa (tib. bKa’ gdams gsung ’bum KSB). Il s’agit d’une collection évolutive gérée par Alak Sengkar Rinpoché. Cette collection en 120 volumes de pétcha a apparemment fait l’objet d’une réédition en quatre volumes (format de livre) par l’éditeur Si khron mi rigs dpe skrun khang en 2006[2].

Le titre du texte est très évocateur ; il s’agit des instructions pour mettre en pratique le traité Mahāyāna Uttaratantra attribué au futur Bouddha Maitreya, qui fait partie d’un ensemble de cinq traités. Ce traité avait été introduit au Tibet par Rngog blo ldan shes rab (1059-1109) avec son commentaire. Cette traduction et sa transmission sont celles du « Système dialectique » (tib. mtshan nyid lugs). À cette transmission et à ce système sont opposés un autre système, dit « Système méditatif » (tib. sgom lugs), qui descendrait de bTsan Kha bo che (né en 1021). Ce ne sont pas des termes neutres, comme un simple lecteur des Chants de Milarepa pourrait le savoir. Les termes opposent une approche intellectuelle « sèche » (tib. rtog ge skam po) à une approche méditative se basant sur l’expérience directe. Il est très probable, que l’inventeur des noms des deux systèmes appartenait au « Système méditatif », et que ce système soit postérieur au système de Rngog. Celui qui dresse la classification et qui invente les catégories est logiquement celui qui a accès à l’ensemble des approches, et se situe dans une époque ultérieure.

Les traductions du « Système méditatif » furent transmises ensemble avec des « instructions » (tib. gdams pa) selon ‘Gos lotsāwa Gzhon nu dpal (1392-1481). D’après Mathes, les « Instructions sur le [Mahāyāna] Uttaratantra » ([Theg chen] rgyud bla’i gdams pa » mentionnées par ‘Gos lotsāwa correspondraient en fait au titre même du texte faisant partie du KSB. Jamgoeun Kongtrul (1813-1899) le classe dans sa description du « Système méditatif » de bTsan Kha bo che (Mathes). On prend note de ces références, mais rien ne nous indique si les Instructions sur le Mahāyāna Uttaratantra datent en effet du XIIème siècle.

Je passe outre les passages dans l’article sur le système gzhan stong qui font suite à la mention d’une liste de transmission à la fin des Instructions sur Mahāyāna Uttaratantra. Il s’agit en gros d’une tentative de faire remonter le « Système méditatif » à Maitrīpa, par le biais de bTsan Kha bo che, qui aurait été un disciple de Sajjana (le Cachemirien), à qui Maitrīpa aurait transmis le Ratnagotravibhaga (RGV), un autre nom pour le Mahāyāna Uttaratantra. Les hagiographies tibétaines présentent Maitrīpa comme le maître indien qui aurait redécouvert le RGV ensemble avec le Dharmadharmatāvibhāga. Ces éléments hagiographiques ne peuvent pas être pris au sérieux. Ils ont pour but de faire remonter les Instructions sur le Mahāyāna Uttaratantra et la vue gzhan stong (de Dolpopa) à Sajjana, Maitrīpa et finalement (et c’est l’objectif) au futur Bouddha Maitreya, pour en faire un Buddhavacana.

Les Instructions sur le Mahāyāna Uttaratantra comportent des éléments qui s’accordent mal avec l’approche et les thèmes que l’on trouve dans le Commentaire des distiques de Saraha (DG 2268) attribué à Maitrīpa/Advayavajra, et qui pourraient être indicateurs de révisionnisme hagiographique.

Voici quelques exemples en vrac :

Dans ce texte (Instructions sur le Mahāyāna Uttaratantra), Maitrīpa se nomme Maitreyanātha, sans doute pour accentuer son lien particulier avec Maitreya. Ce Maitreyanātha était très fier et se prenait pour le plus grand érudit du monde. Cela décida Bouddha Maitreya de lui donner un coup de main et lui apparut en son rêve pour lui indiquer où trouver les deux traités perdus. Cette partie est un exemple classique d’hagiographie tibétaine. Quelques éléments potentiellement anachroniques : on y trouve le terme « Introduction » (tib. ngo sprad), des multiples références aux yoga énergétique (tib. rtsa rlung), la gnose autoengendrée (tib. rang byung ye shes) en tant que élément éveillé présent dans tous les êtres comme leur nature, le mot gnose autoengendrée comme synonyme de nature de Bouddha, des éléments de guruvāda généralement plus tardifs et leur présence dans un texte plutôt mahāyāna, la mention « le guru qui montre que la Luminosité est la gnose autoengendrée, est un Bouddha », les points-vajra (que l’on retrouve plus tard chez Longchenpa), « la sagesse spontanée sera un Bouddha », le dharmadhātu en tant que l’élément lumineux parfaitement pur » (tib. chos dbyings ‘od gsal ba’i khams rang bzhin rnam par dag pa », etc. qui sont des termes qui ne correspondent pas à leur époque (XIIème s.). À creuser davantage. Le texte termine d’ailleurs en véritable hagiographie, y compris des prédictions.

On ne peut pas faire l’économie de véritables recherches philologiques sur l’authenticité des sources tibétaines, en faisant des recoupements, en étudiant la terminologie et les concepts utilisés dans certains textes et en déterminant s’ils s’accordent avec l’époque à laquelle ils sont censés avoir apparu et avec les auteurs auxquels ils sont associés. Ce qui n’est clairement pas le cas pour ces Instructions sur le Mahāyāna Uttaratantra.

On ne peut pas faire, comme le fait Mathes dans sa conclusion, comme si ces Instructions sont en effet (tout comme les cinq traités) une œuvre de Maitreya, qui remontent à Sajjana et donc à Maitrīpa, faire l’impasse sur une note critique, et prendre les éléments hagiographiques simplement comme des éléments historiques.

J’aimerais bien en savoir plus sur la Collection des écrits kadampa (tib. bKa’ gdams gsung ’bum KSB). Comment s’est-elle constituée, quand et par qui ? Admettons qu’il s’agit d’une transmission orale, qui avait été mise par écrit plus tard. Ce serait intéressant à savoir.

***

[1] The Pith Instructions on the Mahāyāna Uttaratantra (Theg chen rgyud bla’i gdams pa) – A Missing Link in the Meditation Tradition of the Maitreya Works, publié dans The Illuminating Mirror, Contributions to Tibetan Studies Edited by David P. Jackson and Franz-Karl Ehrhard, Volume 12

[2] bKa’ gdams gsung ’bum phyogs sgrig (dpe cha)
1–30. bKa' gdams gsung ’bum phyogs sgrig thengs dang po. 30 vols. (dpe cha) and 1 vol.dkar chag (book format), Si khron mi rigs dpe skrun khang, 2006. ISBN 978-7-5409-3249-X. Facsimile edition of the original manuscripts.

31–60. bKa’ gdams gsung ’bum phyogs sgrig thengs gnyis pa. 30 vols. (dpe cha) and 1 vol.dkar chag (book format), Si khron mi rigs dpe skrun khang, 2007. ISBN 978-7-5409-3431- 6. Facsimile edition of the original manuscripts.

61–90. bKa’ gdams gsung ’bum phyogs sgrig thengs gsum pa. 30 vols. (dpe cha) and 1 vol. dkar chag (book format), Si khron mi rigs dpe skrun khang, 2009. ISBN 978-7-5409-4283-0. Facsimile edition of the original manuscripts.

91–120. bKa' gdams gsung 'bum phyogs bsgrigs thengs bzhi pa. 30 vols. (vols. 91-120). Si khron mi rigs dpe skrun khang, 2015. ISBN 978-7-5409-6135-0. Facsimile reproduction of the original manuscripts.

dimanche 20 novembre 2016

Mutatis mutandis



On le savait déjà, mais c’est bien de s’en rappeler. Mutatis mutandis.
Extrait de Le christianisme médiéval par Jacques Le Goff.

« [774] Le christianisme se présentait aux hommes du IVe siècle, plus encore que comme un dogme, une théologie ! ou une institution, comme un style de vie, l’idéal d’un homme nouveau.

Le culte, la liturgie, la dévotion furent les expressions et les instruments de cette mutation de la psychologie, de la sensibilité et du comportement.

Tout comme la richesse ornementale gagna l’intérieur des églises, la musique chrétienne s’enrichit. Elle demeurait hostile à l’usage de tout instrument, n’utilisant que la voix humaine. Le IVe siècle fut donc la grande époque du chant des psaumes et des hymnes a capella. Les noms d’Hilaire de Poitiers et d’Ambroise de Milan s’attachent à cette histoire. Saint Augustin a dit l’impression que produisaient sur lui les chants de l’église de Milan au temps d’Ambroise : « Combien j’ai pleuré à entendre vos hymnes, vos cantiques, les suaves accents dont retentissait votre église! Quelle émotion j’ai recueillie! Ils coulaient dans mon oreille, distillant la vérité dans mon cœur. Un grand élan de piété me [775] soulevait, et les larmes ruisselaient sur ma joue, mais elles me faisaient du bien ».

La liturgie se chargeait d’emprunts au cérémonial impérial[1] dont les principaux bénéficiaires étaient Dieu et les évêques. Baisers, génuflexions se multipliaient. Le culte eucharistique du banquet se transformait de plus en plus en cérémonie où le fossé se creusait[2] entre les divers ordines de participants : catéchumènes, pénitents et énergumènes renvoyés après l’avant-messe, laïcs parqués dans les nefs, clergé isolé dans le chœur. Le prêtre qui célébrait face au peuple commença à se retourner vers l’est : « Désormais toute l’assemblée constitue comme une vaste procession menée par le prêtre, et en marche vers le soleil, vers le Christ Seigneur » (Josef Jungmann).

Au delà du culte et hors même des églises, le christianisme opéra un grand bouleversement dans les cadres chronologiques de la vie humaine[3]. Le repos dominical fut imposé, un nouveau calendrier rythma l’année, ordonnée autour de deux grands moments : Noël ramené au milieu du IVe siècle au 6 janvier au 25 décembre, Pâques qui, malgré un geste du pape Léon Ier acceptant pour 455 la date du 24 avril indiquée par le comput alexandrin, reste une fête non seulement mobile mais dont la date varie à travers la chrétienté. Une longue période de pénitence précède Pâques : c’est le carême et ses restrictions. Adaptation à un temps de pénurie, qu’on retrouve avec la pratique du jeûne et, s’accordant avec la ruralisation de l’économie et de la vie, la célébration, pour prier Dieu en faveur de moissons fécondes, des Rogations pendant trois jours avant l’Ascension (coutume fixée en Gaule à la fin du Ve siècle par Mamert de Vienne).

L’instruction s’éteignait[4]. Le christianisme ne s’intéressait pas à la jeunesse, encore moins à l’enfance. L’enseignement, réduit de plus en plus à l’enseignement religieux, était confiné à l’audition de la lecture de l’Écriture et des chants pieux. Sauf pour le clergé, l’enseignement oral tendait à se généraliser.

Deux pratiques, en dehors du culte eucharistique et des fêtes liturgiques, tendaient à absorber la nouvelle vie religieuse : les pèlerinages et, surtout, le culte des martyrs et des reliques.

Les pèlerinages, qui unissent une tendance pénitentielle et régressive (retour aux sources) avec des traditions [776] de mobilité, de tourisme et d’instabilité, poussent des foules de plus en plus nombreuses vers Jérusalem et les lieux saints de l’Orient. Mais déjà des endroits sacrés deviennent, en Occident, des buts de pèlerinage, Rome, auprès de Saint-Pierre, et, dès le Ve siècle, Tours, auprès de Saint-Martin.

Le culte des reliques des martyrs enfin connaît une vogue extraordinaire. Chaque église en acquiert dans les lieux privilégiés : Rome, l’Orient. Victrice de Rouen nous raconté au milieu de quel délire populaire les reliques saintes firent leur entrée à Rouen vers 396. Les reliques de saint Étienne, premier martyr, découvertes à Jérusalem en 415, firent le tour de la Méditerranée, soulevant les passions, les controverses, les concurrences, mais aussi la ferveur et les miracles, comme en témoigne saint Augustin. À Rome, dès 354, sur vingt-quatre jours de fête, vingt-deux sont des fêtes de martyrs. Augustin dénonce les marchands ambulants qui « vendent les membres des martyrs, à supposer que ce soit bien ceux des martyrs ». L’Église tente vainement de s’opposer au démembrement des corps des martyrs, à la mise en pièces détachées des squelettes. Le succès de la dévotion l’impose. Le culte des martyrs et de leurs reliques, témoin de la barbarisation d’une mentalité de plus en plus attachée à la matière, à l’objet[5], révèle et développe trois grands courants de croyance et de comportement. D’abord la peur de la maladie, rendue plus forte par la régression de la médecine[6]. Aux martyrs on demande d’être d’abord des thaumaturges thérapeutes. Puis la recherche du salut par l’entremise des corps saints : l’enterrement près du tombeau d’un martyr est de plus en plus désiré et les martyrs attirent à l’intérieur des villes le monde des morts que l’Antiquité maintenait à distance des lieux habités, loin de l’espace urbain. Enfin, la hantise du diable et des démons, les nouveaux ennemis du genre humain que les reliques mettent en fuite.

Le christianisme ne changea pas grand-chose aux structures socio-économiques. Malgré certaines méfiances, aménagements, changements de justification, il ne toucha pas aux trois grands principes de la vie économique romaine : « le respect de la propriété privée, l'observation des engagements, la légitimité du profit » (Jean Gaudemet), ni à l’esclavage, ni au service militaire. [777]
Mais il modifia profondément les mœurs et la psychologie. De nouvelles valeurs, des comportements nouveaux «'imposèrent.
La tendance ascétique qui faisait disparaître les jeux, les thermes, le théâtre bouleversait les techniques du corps et de l’esprit.
L’accent mis sur le jeûne, la chasteté, voire la virginité, révolutionnait la vie alimentaire, sexuelle et psychique.
Les pratiques de pénitence, d’humilité, de charité (de l'amour fraternel à l’aumône) entraînaient de nouvelles relations sociales. Subordination et solidarité à l’intérieur lies rapports de classe prenaient des formes nouvelles, celles du Moyen âge. »

***

Aussi de nombreux parallèles avec l'époque actuelle, que je n'explicite pas. 

[1] La métaphore du maṇḍala est une métaphore impériale (sāmantamaṇḍala, cercle des feudatairesIndian Esoteric Buddhism, a social history of the tantric movement, Ronald M. Davidson p. 117 

[2] L'hiérarchie céleste comme modèle terrestre.

[3] Pour ses Exercices spirituels, Ignace de Loyola, a choisi pour un véritable bombardement à tapis « carpet bombing » d’images, un « impérialisme radical de l’image » écrit Roland Barthes,(Sade, Fourier, Loyola p. 71) qui a pour but « la privation d’images », une exténuation d’images pour occuper le terrain du mental.« L’image est la matière constante des Exercices : les vues, les représentations, les allégories, les mystères (ou anecdotes évangéliques », suscités continûment par les sens imaginaires, sont les unités constitutives de la méditation. » Voir La vision et les vues

[4] La religion (spirituelle ou séculière) remplace la justice (égalité) par la charité (inégalité) et la sagesse par la foi. Voir La charité et la foi.

[5] Idolâtrie, fétichisme, pensée magique,... les symboles ne sont plus les doigts qui pointe la lune, mais deviennent des objets de culte en soi.

[6] La sagesse étant remplacée par la foi, les maladies deviennent les symptômes de désordre microcosmique/macrocosmique.

  







vendredi 18 novembre 2016

La Charité et la Foi


Le corps de saint Ambroise, en compagnie des saints diacre Gervais et Protais dans le cathédrale de Milan (photo)

Selon Paul (chapitre 17 des Actes des Apôtres, 16-24), la meilleure sagesse du monde n’est même pas à la hauteur de la folie de Dieu. Sagesse et folie sont alors inversées et c’est la folie qui peut conduire à la sagesse divine. Plus quelque chose semble être fou et faible, et plus elle sera susceptible d’apporter la sagesse.

En l’an 90, après la conjuration de 89, l’empereur Domitien décide de faire tomber des têtes et surtout d’exiler les intellectuels de la ville. Il s’en prend en particulier aux philosophes, n’appréciant guère, lui qui se fait nommer "Maître et Dieu", la possibilité d’une critique. Le stoïcien Épictète, opposant à la tyrannie, est ainsi contraint de quitter la ville.

Sous Théodose, le christianisme devient en 392 la religion officielle de l’Empire romain et les chrétiens furent placés sous l’autorité de l’évêque de Rome, le pape.

Ambroise de Milan (mort en 397) fixa l’attitude de l’Église en face de l’état, et substitue, dans le De Officiis ministrorum, les nouvelles vertus cardinales aux anciennes, la Charité remplaçant la Justice et la Foi, la Sagesse.[1] « L’idée du mariage mystique entre l’âme et le Verbe, issue de l’exégèse du cantique des Cantiques, deviendra un des fondements de la piété et de l’ascèse médiévales. » C’est la bhakti à l’occidentale. Ou bien, plus tard, un mariage mystique entre le sujet et l’idéologie…

En 529, l’empereur byzantin Justinien (483-565) ferma l’école d’Athènes, ce qui eut pour conséquence que les derniers philosophes néoplatoniciens prirent refuge en Iran. La tradition philosophique (Platon et Aristote) continue en Orient, où a lieu la première confrontation entre hellénisme et monothéisme, et est intégrée en la religion. Cette philosophie domestiquée est réimportée dans la théologie occidentale par Albert le Grand etc.[2] L’humanisme, la réforme, la modernité en sont des dommages collatéraux.

L’histoire d’une religion est parsemée d’orthodoxies, d’hétérodoxies, de différences doctrinaires, de disputes, d’hérésies, d’excommunications, de mises à l’index, d’autodafés, de schismes, de sectarisme, de reformes, d’intégrisme, de traditionalisme, … La religion n’aime pas beaucoup les critiques (« la sagesse »), et se sent à chaque nouvelle « attaque » obligée de rafraîchir et de ravaler sa façade religieuse. Notamment en mettant en avant la Charité et la Foi, au lieu de la Justice et de la Sagesse, comme jadis Ambroise de Milan.

La Justice n’admet pas l’inégalité, que la Charité chérie, car elle n’aurait pas de raison d’être s’il n’y avait pas de différence entre les riches et les pauvres, et que les premiers ne pouvaient pas faire pleuvoir leur bienveillance (« trickle down effect ») sur les derniers et avoir de la commisération pour eux, n’y étant en rien pour leur misère. Au lieu de payer des impôts permettant une redistribution équitable et un niveau de vie décent, ils préfèrent donner quand le cœur leur en dit, à des causes qu’ils approuvent et tant qu’elles ne mettent pas en cause leurs propres projets. La charité leur permet d’être gagnants à deux reprises : ils profitent de l’inégalité pour s’enrichir et ils passent pour des bienfaiteurs de l’humanité en étant charitables. Un double win-win pour soi…
« Redistribuer (tib. slog pa) ce que l'on a d’abord volé, dérobé ou obtenu frauduleusement en le distribuant ensuite comme un don est comme le balancer dans l'eau. Cela n'a pas de sens. » (Guirlandes de joyaux du chemin éminent, Gampopa)
La foi consiste en ne pas se poser des questions et à serrer les rangs. Adhérer aux révélations et aux injonctions de grands prophètes et maîtres du passé, parce que nos ancêtres l’ont toujours fait, que nous avons appris à le faire nous-mêmes dès notre plus jeune âge et parce que nos proches le font toujours. Même si ce que l’on croit semble en contradiction avec la sagesse ou la raison, ne pas perdre de vue que la meilleure sagesse du monde n’est même pas à la hauteur de la folie de Dieu ou de la folle sagesse du maître. Quand un frère ou une sœur en la foi, ou un des représentants de la foi est attaquée de l’intérieur ou de l’extérieur, resserrer les rangs, pour protéger la foi. Une foi peut d’ailleurs aussi être un « roman national » ou en être indissociable. La foi c’est donc serrer les rangs autour d’une idée, d’une personne, d’un groupe de personnes, sans se poser de questions (« la sagesse »).

Dans l’histoire des religions, il y a des moments où « la sagesse » regagne terrain face à la foi et où la charité n’est pas de la magnanimité mais un acte naturel ou un devoir humain. Je préfère ces moments-là.


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[1] Le christianisme médiéval, Jacques le Goff

[2] Alain de Libéra, Penser au Moyen-Âge

jeudi 17 novembre 2016

Derrière les coulisses du Guide du Naturel


Babel fish

Au XI-XIIème siècle, le moine tibétain Dro Shérab Drak (’Bro Shes rab Grags) rentre au Tibet avec probablement dans ses bagages deux traductions tibétaines sur le Naturel. Le Sahajasiddi (SS) attribué à Indrabhūti, qu’il aurait traduit auparavant[1] avec le pandit cachemirien Somanātha au Tibet. Et le commentaire de ce texte (Sahajasiddhi-padhhati SSP) composé par Lakṣmīṅkārā, qu’il avait traduit au Népal avec un maître indien au Mānavihāra, « après avoir bien écouté ses explications ». Au Népal, Shérab Drak, s’appelait Prajñākīrti (son nom tibétain traduit en sanskrit). Et c’est de ce nom sanskrit qu’il signait sa traduction faite au Népal. Nous n’avons pas d’autres précisions sur l’identité de ce maître indien.

Mais il existe un autre colophon donnant des informations intéressantes sur la présence d’Advayavajra au Népal et la rencontre entre Shérab Drak avec Advayavajra. Avec le prince indien parmi les paṇḍits Śrī Abhayadeva (tib. rgyal po’i sras dpal ’jigs med lha) Shérab Drak travailla sur le commentaire Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā qu’il termina tout seul. Le colophon de ce texte nous intéresse plus particulièrement.
« Traduit par le traducteur tibétain, le moine de ’Bro, Shes rab Grags, après en avoir fait la demande à plusieurs reprises au maître indien, le grand guru Maitrīpāda, et après l’avoir bien écouté. Ce commentaire détaillé de la version condensé du Hevajratantra composé par le bodhisattva Vajragarbha, fut difficile à trouver et n’avait pas encore été traduit au-delà du chapitre Tattva. C’est à cet effet que le moine traducteur de ’Bro l’avait acquis à Lalitapaṭṭana (Lalitpur, Patan) au Nepal de paṇḍita Maitrīpāda. Ayant ramené le manuscrit avec lui au Tibet, il l’avait traduit après que le moine et yogi Dbang phyug Grags pa lui en avait fait la demande. »[2]
Le cercle d’Advayavajra/Maitṛipada avait joue un rôle important dans la production de textes qui seront inclus dans les canons tibétains. Vajrapāṇi à lui seul avait collaboré avec divers traducteurs tibétains au Népal sur 39 textes, parmi lesquels le traducteur attitré d’Atiśa, tshul khrims rgyal ba. Il est également l’auteur de quelques textes comme son propre Commentaire du Sūtra du Cœur (toh : 3820), résolument dans la perspective du système de Maitrīpada (ca. 1007-1085). On remarque l’expression « traduit après avoir bien écouté [le maître indien] » (tib. legs par mnyan te bsgyur ba’o), que l’on trouve à la fois dans le colophon du commentaire Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā, et où le maître fut Maitṛipada, que dans le colophon du Guide du Naturel (Sahajasiddhi-padhhati SSP), où le maître fut « le maître indien au Mānavihāra[3] », sans précision du nom du maître.

Les sessions de traduction étaient très souvent publiques. Un maître expliquait un texte, les disciples étrangers écoutaient, interrogeaient le maître ou son entourage et firent leurs traductions. Pas forcément sur place et en présence du maître. Les traducteurs célèbres (Kumārajīva, Hsüan-tsang[4], Amoghavajra, Rinchen Zangpo …) travaillaient avec leurs équipes.
« La prédication du bouddhisme est un vaste processus de traduction de textes qui étaient censés véhiculer la parole du Buddha et de ses premiers disciples. Pendant longtemps, ces textes ont été transmis oralement, et quand il fut décidé de les coucher par écrit, les manuscrits n’ont pas interrompu cette chaîne première de transmission. Le rituel bouddhique prescrit la récitation d’une quantité substantielle de textes. L’enseignement se faisait de manière orale, de maître à disciples, et les textes étaient souvent dictés avant d’être révisés. La traduction, quand elle était nécessaire, se réalisait sous la forme de conférences publiques. » (Georges-jean Pinault, Les Tokhariens, passeurs et interprètes du bouddhisme, dans Asie Centrale, transferts culturels le long de la Route de la soie)
Dans notre cas, Shérab Drak avait « bien écouté les explications » de la Démonstration du Naturel (SS) (d’Indrabhūti) auprès du « maître indien » du monastère Mānavihāra, avant d’amener « le texte » (SS et SSP ?) avec lui, et de traduire le commentaire (SSP) seul au Tibet, comme il l’avait fait pour le Hevajra-piṇḍārtha-ṭīkā ? Ou bien avait-il fait la traduction au Népal (vers 1070), comme le suggère Kragh, puisque Shérab Drak avait signé la traduction de son nom sanskrit.

Voilà comment le colophon du commentaire du Sūtra du Cœur par Vajrapāṇi raconte comment cela se passa au Népal :
« Lorsque des ami spirituels tibétains étaient venus demander des instructions au vénéré guide Vajrapāṇi au Népal, dans la ville de Lalitapura (tib. ye rang gi grong khyer), le jour où le Guide commença son instruction, au matin, les amis spirituels tibétains récitèrent un sūtra. Le guide demanda alors au traducteur ce qu'ils récitaient. Le traducteur répondit que c'était le Sūtra du cœur. "Alors, si le cœur de la perfection de la sagesse est connu au Tibet, la prédiction du Bouddha est vraie. »
« Connaissent-ils les instructions du sens du Cœur (sct. hṛdayārtha tib. snying po'i don) ? » Le traducteur répondit que non. « Alors, je vais vous donner ces instructions ». Il donna les instructions du sens du Cœur qui furent mis par écrit et pratiquées avec énergie.
»[5]
Vajrapāṇi donne en effet un commentaire du Sūtra du Cœur, mais il s’agit essentiellement d’une exposition de la doctrine de son maître Advayavajra. On remarque d’ailleurs, que les commentaires de texte du cercle d’Advayavajra, se font toujours en incluant le texte racine qui est commenté, ce qui est aussi cas pour le Guide du Naturel. On imagine bien le maître récitant ou lisant le texte-racine, vers par vers, en le commentant. Ce procédé se retrouve dans la forme de nombreux commentaires tibétains. Le Guide du Naturel (SSP) était peut-être un texte en sanskrit, traduit en tibétain par la suite, mais c’est plus probablement les explications orales du « maître au Mānavihāra », dont Shérab Drak avait pris des notes, et dont il avait rédigé/traduit ensuite le commentaire tibétain, comme ce fut le cas pour le commentaire du Sūtra du Cœur de Vajrapāṇi. Si c’est le cas, pourquoi attribuer le commentaire à Lakṣmīṅkārā ? Probablement, comme pour toutes les attributions de ce type, pour donner plus d’autorité au texte. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas/plus de version sanskrite du SS et du SSP.

***

[1] Selon Ulrich T. Kragh, Somanātha se serait rendu au Tibet autour de l’an 1055. Somanātha y serait resté environ six ans (app. 1061), avant de retourner pendant six ans en Inde (app. jusqu’à 1067) pour y chercher d’autres enseignements. Plus tard, il résidait de nouveau au Tibet pendant une période d’environ six ans (app. jusqu’à 1073). De cette deuxième période, aucune collaboration avec un traducteur tibétain n’est connue. Kragh pense que Somanātha maîtrisait suffisamment bien le tibétain pour s’exprimer directement dans cette langue, comme il s’avère des colophons de textes sur le Kalacakra Tantra traduits en tibétain. 

[2] DG1180 rgya gar gyi mkhan po bla ma chen po mai tri zhabs la/ bod kyi lotsA ba ’bro dge slong shes rab grags pas mang du gsol ba btab nas/ legs par mnyan te bsgyur ba’o// //kye’i rdo rje’i bsdus pa’i rgyud kyi rgya cher bshad pa/ byang chub sems dpa’ rdo rje snying pos mdzad pa/ rnyed par dka’ ba ’di sngon de kho na nyid kyi le’u yan chad kyi ’grel pa las ma bsgyur ba las/ da kyi bal po’i yul gyi grong khyer chen po rol pa zhes bya ba nas/ ’bro dge slong lotsA bas/ paNDi ta mai tri zhabs las rnyed de/ bod yul du dpe spyan drangs nas/ dge slong rnal ’byor pa spyod pa dbang phyug grags pas gsol ba btab ste bsgyur ba’o// //.

[3] rGya gar gyi mkhan po chen po ma na bi ha ra la. « The Gopālarājavaṃśāvalī, the earliest of the local chronicles, compiled during the reign of Jayasthitimalla (1382–1395), claims that the Caitya at Guṃvihāra and a monastery, the Mānavihāra, were established by Mānadeva. » Alexis Sanderson, The Śaiva Age, dans Genesis and Development of Tantrism, édité par Shingo Einoo, p. 74. Mānadeva (464–505) fur le premier roi historique Licchavi.

[4] Hsüan-tsang étudia les textes du Yogācāra auprès de Śīlabhadra au monastère de Nalanda. Il ramena les textes en Chine avec lui, et obtint le support matériel pour procéder à la traduction des textes Yogācāra avec une équipe de traducteurs en Chine.

[5] « Reçu du précepteur (sct. upādhyāya) indien lui-même et édité par le moine Seng ge rgyal mtshan . » Ce dernier était un disciple de Ngog blo ldan shes rab (1059-1109).


dimanche 6 novembre 2016

Plaques tectoniques bouddhistes


La dorsale océanique

Jiun, Eric Rommeluère, a rectifié quelques erreurs factuelles dans mon billet « Continuons d’ajuster » sur l’historique de l’Institut d’Études Bouddhiques (précédemment Université Bouddhique Européenne), qui s’est développé à partir de l’association Dharma Orient-Occident fondée par Lama Denys de Karma Ling et le cinghalais Mohan Wijayaratna au milieu des années 1990. Jiun précise qu’au moment de la nouvelle phase (UBE), Karma Ling, ayant une vision plus traditionnelle, se retira du projet. Les trois grands axes de l’UBE étant : « ne pas proposer un discours bouddhiste traditionnel mais un discours de réflexion critique ; ne pas offrir le discours d’une tradition, mais montrer la diversité et la variété des bouddhismes ; ne pas laisser la parole aux seuls bouddhistes, mais également aux observateurs du bouddhisme ». L’Institut d’Études Bouddhiques (anciennement UBE) semble se situer à mi-chemin entre une approche purement académique et des approches traditionnelles. À la fois critique et bienveillant. La plupart des membres de l’Institut d’Études Bouddhiques sont d’ailleurs aussi et surtout des pratiquants bouddhistes. Je me retrouve parfaitement dans ces trois axes et dans l’attitude à la fois critique et bienveillante.

La thèse et le livre de Marion Dapsance procèdent du monde académique. Ils sont critiques, mais pas bienveillants, du moins pas envers la communauté (néo)bouddhiste et certains enseignants. Certains intellectuels français sont considérés par Dapsance comme les porte-paroles du (néo)bouddhisme, ce qui voudrait dire implicitement que tel soit leur volonté, ce qui reste à prouver. Il faudrait d’abord que ce néobouddhisme existe et ensuite que ces intellectuels se considèrent comme ses porte-paroles. La critique du livre s’appuie sur une caricature du « bouddhisme », qui est en fait principalement le bouddhisme tibétain tel qu’il est pratiqué actuellement en France dans le mouvement Rigpa du maître tibétain Sogyal Rinpoché, vu par les yeux de l’anthropologue. La pratique étant celle que l’on peut observer en allant dans des centres Rigpa. La thèse et le livre ne s’occupent pas de la doctrine et de la pratique historiques du bouddhisme à d’autres époques et dans d’autres lieux. Pour l’historien et le sociologue des religions « il n’y a pas à proprement parler de bouddhisme, il n’y a que des bouddhistes. Ou, si l’on veut, le bouddhisme n’est pas une essence, il est ce que les bouddhistes en font. » (Bernard Faure, Idées reçues Le Bouddhisme). Ici et maintenant.

Le bouddhisme (sous ce libellé) commence, selon Marion Dapsance, lorsque Eugène Burnouf l’invente comme une sorte d’anti-christianisme, une doctrine rationnelle et athée, que certains ne manquent pas de qualifier de nihilisme ou de culte de néant, qui est compatible avec la république laïque. Le vide religieux ainsi apparu est rapidement rempli par des idées de type spiritiste et théosophique, où les mahātma du Thibet jouent un rôle important. Ce cocktail improbable – vide et apparences en quelque sorte – semble avoir été idéal pour accueillir à bras ouverts les mahātma Thibétains suite à l’invasion chinoise du Tibet en 1959. Les maîtres Tibétains se sont prêtés au rôle qui les attendait. Une première rencontre basée sur un double malentendu.

Il se trouve que le bouddhisme tibétain se comporte de plus en plus en véritable religion, à un plus haut degré que d’autres formes du bouddhisme, surtout depuis la renaissance tibétaine[1]. Seule la notion d’expédient (sct. upāya) pouvant éventuellement atténuer son caractère religieux. Le bouddhisme tibétain fut donc accueilli par un public français « nihiliste », « théosophe » ou les deux à la fois. L’érudition et le charisme de la première génération des maîtres tibétains, nés et éduqués au Tibet, sur le sol français ayant pu accomplir le miracle de servir à la fois les attentes « nihilistes »/philosophiques que « théosophiques »/thaumaturges. Les adeptes de méditation assise, de la doctrine et de la logique bouddhiste côtoyaient les sadhaka, yogis, dévots et les fans de Lobsang Rampa sans trop de problèmes.

Qu’est-ce qui a changé depuis cette époque à part l’usure normale de toute « liaison amoureuse » (Trungpa) ? Peut-être un peu moins d’érudition, un peu moins de charisme, une part de rêve évaporé, mais aussi un culte de la personnalité accrue. La dévotion semble désormais suffire comme voie complète vers l’éveil. Le bouddhisme tibétain est en voie de devenir un véritable « lamaïsme ». Il suffit de (re)naître tulkou pour être un grand maître, le fluide éveillé compensant d’éventuelles lacunes en formation et en expérience. La transmission est devenue un événement de masse. Une ou deux fois par an, le maître, parfois retransmis sur des écrans géants, donne des conseils, une initiation et des bénédictions. La dévotion fera le reste, si l’éveil n’a pas lieu cette vie-ci, ce sera surement pour une autre.

C’est la part la plus visible du bouddhisme. Celle qui lit, réfléchie, étudie, pratique dans les situations de la vie quotidienne moderne est quasi invisible, difficile à discerner par le sociologue et l’anthropologue, ou qualifié de néobouddhisme. Avec un tel a priori le « vrai » bouddhisme ne peut qu’être religieux.

Autre chose qui a changé depuis la période de lune de miel, c’est que l’écart entre le philosophique (pratique, au sens de Pierre Hadot) et le religieux semble s’accroître. Il y a les (néo)bouddhistes qui veulent épouser les valeurs universelles « occidentales » et penchent vers une approche plutôt séculière et rationnelle, du moins dans la description du parcours, et il y a ceux qui veulent adhérer au plus près à la tradition, avec ses croyances, ses rituels, sa dévotion, et qui n’accepteraient pas que l’on sacrifie le moindre élément traditionnel au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce qui revient souvent dans la pratique à garder tout l’eau du bain, car le bébé pourrait s’y cacher. En fait « l’eau du bain » constitue le fonds de commerce du sociologue et de l’anthropologue, « le bébé » étant sans doute le bouddhisme essentiel qui est introuvable ou indiscernable.

Le climat actuel, avec tous ses replis identitaires (forcément traditionnels), voudrait que chacun rejoint ses rangs et fasse front. Et les moutons seront bien gardés. « Le bouddhisme » est donc invité à mieux se définir et à choisir son camp, et tout semble indiquer qu’en France, ce camp sera la religion. Le bouddhisme français a déjà son temps d’antenne parmi les monothéismes, il y a des scouts bouddhistes, des aumôniers bouddhistes, le bouddhisme participe, en grande pompe, aux réunions œcuméniques et de prières pour la paix dans le monde etc. Il y aura sans doute un jour un Conseil français du culte bouddhiste, un grand temple bouddhiste de France etc. Et « le bouddhisme » semble prêt à accepter cette place qu’il est invité à occuper.

De l’autre côté, il y a des formes de bouddhisme plus séculières, plus rationnelles (« matérialistes » diront même certains Traditionnalistes) et plus occidento-compatibles, qui surgissent et qui sont aussitôt classées dans une des nombreuses catégories néobouddhistes. Elles ne bénéficieront pas des privilèges réservés aux religions (temps d’antenne, etc.). Quand on cherche à connaître l’opinion bouddhiste sur tel ou tel sujet, on ne leur demandera pas leur opinion. Médiatiquement, elles n’existent pas. C’est comme si le bouddhisme devait rester cantonné et figé dans une sorte de réserve religieux antique.

Pour finir, il y a des produits dérivés du bouddhisme comme la pleine conscience ™, l’altruisme, certains yantras, certains yogas bouddhistes qui sont présentés hors de tout cadre religieux ou philosophique bouddhiste, et sont en train de conquérir des grands parts de marché du marché spirituel/New Age.

Tout cela mériterait d’être débattu dans les milieux bouddhistes. Mais les débats publics ne sont pas très populaires dans les milieux bouddhistes français, qui n’aiment pas beaucoup les vagues, et qui sont plutôt de tendance anti-intellectualiste. Tout cela n’est que paroles futiles, prapañca, laver son linge sale en public, occasion d’endommager ses vœux et engagements, etc. Il vaut mieux « pratiquer » tranquillement dans son coin, comme si la « pratique » se limitait à ce que l’on fait sur un coussin et ne s’étendait pas à tous les domaines d’une vie pleinement vécue en société. Évidemment, cela n’est pas facile, et l’on fera des erreurs (qui sait, en créant même du mauvais karma…), mais si des bodhisattvas sont prêt à aller dans les enfers, pourquoi ne pas s’engager dans le monde en prenant sa part de responsabilité avec éventuellement la part de « mauvais karma » associé.

Si une anthropologue pointe du doigt des choses qui posent problème, pourquoi « le bouddhisme » devrait se sentir aussitôt attaqué dans son ensemble, comme si le bouddhisme se limitait justement à ces choses censées poser problème. Pourquoi le bouddhisme serait-il obligé de réagir comme d’autres religions dès qu'on effleure un de ses symboles ? Le bouddhisme tibétain n’enseigne-t-il pas :
« Si quelqu'un au milieu d'une foule
Révélait des choses confidentielles et disait des méchancetés
Le voir comme un maître spirituel et
S'incliner devant lui avec respect, voilà la pratique des fils des vainqueurs
. »[2]
Et par la suite « transformer toutes les mésaventures en la voie de la bodhi »[3] ?

Cela n’a même pas besoin d’être fait par religion ou par philosophie, mais tout simplement parce que c’est une des façons les plus efficaces pour traiter les adversités.

Ne voyez dans ce billet qu'une position adoptée conditionnellement (sct. vyavasthā).

***

[1] Le Dalaï-Lama, lui, parle actuellement du bouddhisme tel qu’il était enseigné à Nalanda (Inde).

[2] Les trente-sept pratiques des bodhisattvas

[3] L’entraînement de l’esprit en sept points

jeudi 3 novembre 2016

Continuons d'ajuster


Le Monde des religions

Le 2 novembre 2016 fut publié dans le Monde des religions un article signé de Philippe Cornu (accès libre) suite à la sortie du livre de Marion Dapsance, « Lés dévots du bouddhisme », qui contient des pages virulentes contre le bouddhisme occidental et son déni de la religiosité du bouddhisme, et qui reprend des parties de sa thèse « Ceci n’est pas une religion l’apprentissage du dharma selon Rigpa (France) » (EPHS, 2013), basée sur son enquête sur le mouvement Rigpa et son chef Sogyal Rinpoché. En préambule de sa thèse, elle remercie Donald Lopez (dont on trouve les œuvres dans la bibliographie) de son suivi informel depuis le début de l’enquête.

La sortie du livre fut suivi d’une série d’articles publiés par l’auteure et d’interviews avec l’auteure dans la presse.

La thèse se divise en deux parties : Lamas entre deux mondes et S’asseoir avec un maître de folle sagesse. Le premier chapitre de la première partie raconte les conditions de la venue de lamas tibétains en occident et notamment l’influence de la théosophie sur le désir occidental de lamas (« mahātmas »), suivant les thèses de Donald S. Lopez[1]. Le deuxième raconte la vie de Sogyal Rinpoché, ses origines, sa venue en occident, la publication du Livre de la mort. La partie Lignée d’incarnations successives d’un « livre tibétain » reprend principalement les thèses de Donald S. Lopez[2], y compris l’influence théosophique.

La seconde partie rend compte de l’expérience personnelle de son immersion dans le mouvement Rigpa ainsi que de l’expérience personnelle d’autres disciples et ex-disciples. 1. Apprendre à contempler le maître – 2. Du sangha au mandala 3. Le théâtre de la folle sagesse 4. Retraites à Lerab Ling.

La thèse se termine par une épilogue où est abordé le futur de certains (ex-)disciples.

1. Fonder son propre centre (le cas de Philippe Cornu) 2. La révolte des dakinis (le mandala secret du lama, le « Lama care », les allégations d’abus…) 3. Retour du maître au pays (recadrage médiatique de Sogyal Rinpoché comme un lama tibétain authentique, « relation maître-disciples »), 4. “Rent a Monk” (bouddhisme new-age).

La thèse « Ceci n’est pas une religion » est plus nuancée que le livre « Les dévots du bouddhisme » qui est nettement plus polémique et comporte des éléments nouveaux ou développés en plus de détails, comme par exemple les témoignages d’anciens disciples (les "dakinis", Olivier Raurich,...), l’importance du thème du bouddhisme comme un anti-christianisme, l’aspect commercial et business,… Les titres des capitres :

Introduction - Un bouddha à Monaco - Le bouddhisme à travers l’histoire occidentale - Papes jaunes et gourous de secte - Une hippie vieillissante - Où j’essaie de soigner mon esprit - La diva du Bouddha - À la découverte de Boubouland - Femmes introduites à la nature de l’esprit - Reliques télévisuelles et maux de l’Occident - Novlangue bouddhiste - L’apparition - L’homme d’affaires nous dévoile sa sagesse - Mon impureté karmique - Convaincre les Occidentaux - Le sanctuaire de l’activité éveillée - La science tibétaine de l’esprit - Servir le maître - La journée type d’une dakini - Rencontre avec un déserteur - Journal d’un éveillé.

La thèse principale du livre (reprenant celle de la thèse) est l’invention d’un bouddhisme occidental au XIXème siècle pour servir de contre-feu au christianisme/catholicisme. Le bouddhisme occidental ou néobouddhisme aurait donc (toujours) un fond antichrétien. Le néobouddhisme est alors présenté comme une spiritualité rationnelle, délestée des aspects religieux encombrants pour un anti-chrétien. Cependant, quand on regarde la réalité du bouddhisme en France, sur le terrain, on découvre un bouddhisme tout ce qui est de plus religieux. Les néobouddhistes français s’engagent sans sourciller auprès d’un gourou tibétain, et sont prêts à accepter de lui, ce qu’ils n’auraient jamais accepté du clergé chrétien. Le bouddhisme est une religion qui ne dit pas son nom selon l'auteure.

Mais le livre prend un ton polémique (cela commence par le titre) pour lancer un pavé dans la mare médiatique. La thèse soulève cependant pas mal de problématiques réels que les bouddhistes français feraient bien de traiter, au lieu de les passer sous silence en se tournant vers la messagère. Don’t kill the messenger. Faire des adversités des associés n’est-ce pas un des slogans du bouddhisme tibétain ?

Malheureusement, les réactions bouddhistes officielles choisissent de prendre pour cible l’auteure et ses motifs en traitant son livre «digne de la presse à scandale». C’est dommage. Dans la thèse et le livre, on trouve de nombreux thèmes susceptibles de « débats d’idées et de questionnements de fond ».

Philippe Cornu, président de L'Institut d'Études Bouddhique, est l’un des premiers étudiants occidentaux de Sogyal Rinpoché, et l’un des responsables du centre Rigpa de Levallois-Perret (wikipédia) jusqu’à 2008 environ.[3] Il défend un bouddhisme tibétain plutôt traditionnel et « religieux » par rapport au « néobouddhisme », comme il s’avère de ses observations dans Le livre des morts tibétain (notamment dans le chapitre « L’aventure occidentale du Bardo Thödröl »). Philippe Cornu fut à l’origine de L’association « Dharma Orient-Occident, Traditions, Sciences et Culture », plus tard l’Université bouddhique européenne (2002) et depuis 2012 l’Institut d’études bouddhiques.
« Contrarié de voir son double positionnement à l’égard du bouddhisme suspecté dans les deux milieux qu’il fréquentait – sa posture de pratiquant était selon lui « mal vue » dans le monde universitaire, tandis que sa démarche intellectuelle était traitée comme un possible « obstacle » chez Rigpa –, Philippe Cornu décida de créer une association qui puisse permettre aux « pratiquants-chercheurs » d’enseigner leurs connaissances suivant des modalités qui leur seraient propres. Ces dernières consistent essentiellement en une présentation et en une confrontation des différentes doctrines bouddhiques, sans étudier les pratiques (religieuses, culturelles, sociales) effectives. Il s’agit, en somme, d’une approche théologique du bouddhisme. » (Thèse de Dapsance)
Cornu fait sans doute référence à ces initiatives quand il écrit dans Le Monde des Religions que « ce réquisitoire met en péril les patients efforts réalisés pour ajuster des enseignements spirituels de haute volée à un contexte occidental pressé, sans en gommer les subtilités, travail auquel je m’attèle, comme bien d’autres, dans mes traductions et ouvrages depuis plus d’une vingtaine d'années. »

Quand on regarde Le livre des morts tibétain on a du mal à discerner les efforts d’ajustement des enseignements (pratique du Bardo, prières, mantras, visualisations…) qui sont le plus souvent livrés  tels quels en traduction française. Les interprétations précédentes (Evans-Wentz, Jung, Lama Govinda, Trungpa) de ce type d’instructions, qui tentent justement un ajustement, réussi ou non, sont considérés comme trop symboliques, trop psychologiques, non conformes au « Dzogchen » et au tantrisme, voire « dangereuses » puisque le public occidental non averti pourrait passer à côté de quelque chose d’essentiel. C’est en fait l’aspect religieux qui y fait défaut selon Cornu. Mais en quoi consisteraient alors les efforts d’ajustement ? En quoi, par exemple, les instructions du bardo telles qu’elles sont présentées dans Le livre des morts tibétain de Philippe Cornu sont-elles « extraites de [leurs] habits culturels asiatiques » ?

Et c’est bien un des débats qui pourrait être profitable à tous et qui pourrait réduire la confusion autour du bouddhisme occidental. Si un bouddhisme sans religieux est incomplet, que l’on explique dans un pays où la religion ne va plus de soi, en quoi les éléments religieux sont essentiels et nécessaires. Par exemple, la relation de maître à disciple, telle qu’elle est encore enseignée et pratiquée, est-elle toujours souhaitable ou possible ? D’autres formes de transmission moins contestées existent dans le bouddhisme. On peut évidemment reprocher à la pleine conscience (mindfulness) et aux autres « méditations laïques » d’être trop « ajustées » au « contexte occidental pressé », et de manquer de fond bouddhiste, mais il faudrait alors expliquer qu’est ce qui manque, et pourquoi ce qui manque est essentiel à un bouddhiste de notre temps. En quoi la thèse (et le livre qui en procède) ne serait-elle qu'une tentative de « discrédit de l’ensemble du bouddhisme tibétain » et quel est précisément le « danger »[4] ?

Je m’efforce personnellement à mettre en lumière des aspects du bouddhisme tibétain, qui sont universels, moins religieux, et parfaitement compatibles avec la société moderne et les valeurs occidentales. Si c’est une réduction par rapport au bouddhisme traditionnel, tant pis, si c’est une réduction par rapport à ce dont le bouddhiste occidental aurait besoin, j’aimerais apprendre pourquoi. Voilà un débat qui pourrait être utile.

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[1] Fascination tibétaine.

[2] The Tibetan Book of the Dead, A Biography

[3] « Philippe Cornu fut l’un des tout premiers étudiants de Sogyal Rinpoché en France. Chez Rigpa, il était présenté, jusqu’à 2008 environ (année où il prit ses distances avec le groupe en raison des allégations d’inconduite sexuelle de la part de Sogyal Rinpoché émanant de certaines étudiantes), comme « l’érudit » du groupe, l’instructeur Dzogchen le plus avancé, la référence en matière de textes tibétains. » Thèse de Dapsance.

[4] « Ce que je trouve dangereux, c’est le discrédit que Madame Dapsance jette sur l’ensemble du bouddhisme tibétain, par ailleurs en péril, par le biais d’une « étude » qui ne souffle mot des efforts d’adaptation ni de l’universalité du message bouddhique – même s’il doit s’extraire de ses habits culturels asiatiques. »