jeudi 3 novembre 2016

Continuons d'ajuster


Le Monde des religions

Le 2 novembre 2016 fut publié dans le Monde des religions un article signé de Philippe Cornu (accès libre) suite à la sortie du livre de Marion Dapsance, « Lés dévots du bouddhisme », qui contient des pages virulentes contre le bouddhisme occidental et son déni de la religiosité du bouddhisme, et qui reprend des parties de sa thèse « Ceci n’est pas une religion l’apprentissage du dharma selon Rigpa (France) » (EPHS, 2013), basée sur son enquête sur le mouvement Rigpa et son chef Sogyal Rinpoché. En préambule de sa thèse, elle remercie Donald Lopez (dont on trouve les œuvres dans la bibliographie) de son suivi informel depuis le début de l’enquête.

La sortie du livre fut suivi d’une série d’articles publiés par l’auteure et d’interviews avec l’auteure dans la presse.

La thèse se divise en deux parties : Lamas entre deux mondes et S’asseoir avec un maître de folle sagesse. Le premier chapitre de la première partie raconte les conditions de la venue de lamas tibétains en occident et notamment l’influence de la théosophie sur le désir occidental de lamas (« mahātmas »), suivant les thèses de Donald S. Lopez[1]. Le deuxième raconte la vie de Sogyal Rinpoché, ses origines, sa venue en occident, la publication du Livre de la mort. La partie Lignée d’incarnations successives d’un « livre tibétain » reprend principalement les thèses de Donald S. Lopez[2], y compris l’influence théosophique.

La seconde partie rend compte de l’expérience personnelle de son immersion dans le mouvement Rigpa ainsi que de l’expérience personnelle d’autres disciples et ex-disciples. 1. Apprendre à contempler le maître – 2. Du sangha au mandala 3. Le théâtre de la folle sagesse 4. Retraites à Lerab Ling.

La thèse se termine par une épilogue où est abordé le futur de certains (ex-)disciples.

1. Fonder son propre centre (le cas de Philippe Cornu) 2. La révolte des dakinis (le mandala secret du lama, le « Lama care », les allégations d’abus…) 3. Retour du maître au pays (recadrage médiatique de Sogyal Rinpoché comme un lama tibétain authentique, « relation maître-disciples »), 4. “Rent a Monk” (bouddhisme new-age).

La thèse « Ceci n’est pas une religion » est plus nuancée que le livre « Les dévots du bouddhisme » qui est nettement plus polémique et comporte des éléments nouveaux ou développés en plus de détails, comme par exemple les témoignages d’anciens disciples (les "dakinis", Olivier Raurich,...), l’importance du thème du bouddhisme comme un anti-christianisme, l’aspect commercial et business,… Les titres des capitres :

Introduction - Un bouddha à Monaco - Le bouddhisme à travers l’histoire occidentale - Papes jaunes et gourous de secte - Une hippie vieillissante - Où j’essaie de soigner mon esprit - La diva du Bouddha - À la découverte de Boubouland - Femmes introduites à la nature de l’esprit - Reliques télévisuelles et maux de l’Occident - Novlangue bouddhiste - L’apparition - L’homme d’affaires nous dévoile sa sagesse - Mon impureté karmique - Convaincre les Occidentaux - Le sanctuaire de l’activité éveillée - La science tibétaine de l’esprit - Servir le maître - La journée type d’une dakini - Rencontre avec un déserteur - Journal d’un éveillé.

La thèse principale du livre (reprenant celle de la thèse) est l’invention d’un bouddhisme occidental au XIXème siècle pour servir de contre-feu au christianisme/catholicisme. Le bouddhisme occidental ou néobouddhisme aurait donc (toujours) un fond antichrétien. Le néobouddhisme est alors présenté comme une spiritualité rationnelle, délestée des aspects religieux encombrants pour un anti-chrétien. Cependant, quand on regarde la réalité du bouddhisme en France, sur le terrain, on découvre un bouddhisme tout ce qui est de plus religieux. Les néobouddhistes français s’engagent sans sourciller auprès d’un gourou tibétain, et sont prêts à accepter de lui, ce qu’ils n’auraient jamais accepté du clergé chrétien. Le bouddhisme est une religion qui ne dit pas son nom selon l'auteure.

Mais le livre prend un ton polémique (cela commence par le titre) pour lancer un pavé dans la mare médiatique. La thèse soulève cependant pas mal de problématiques réels que les bouddhistes français feraient bien de traiter, au lieu de les passer sous silence en se tournant vers la messagère. Don’t kill the messenger. Faire des adversités des associés n’est-ce pas un des slogans du bouddhisme tibétain ?

Malheureusement, les réactions bouddhistes officielles choisissent de prendre pour cible l’auteure et ses motifs en traitant son livre «digne de la presse à scandale». C’est dommage. Dans la thèse et le livre, on trouve de nombreux thèmes susceptibles de « débats d’idées et de questionnements de fond ».

Philippe Cornu, président de L'Institut d'Études Bouddhique, est l’un des premiers étudiants occidentaux de Sogyal Rinpoché, et l’un des responsables du centre Rigpa de Levallois-Perret (wikipédia) jusqu’à 2008 environ.[3] Il défend un bouddhisme tibétain plutôt traditionnel et « religieux » par rapport au « néobouddhisme », comme il s’avère de ses observations dans Le livre des morts tibétain (notamment dans le chapitre « L’aventure occidentale du Bardo Thödröl »). Philippe Cornu fut à l’origine de L’association « Dharma Orient-Occident, Traditions, Sciences et Culture », plus tard l’Université bouddhique européenne (2002) et depuis 2012 l’Institut d’études bouddhiques.
« Contrarié de voir son double positionnement à l’égard du bouddhisme suspecté dans les deux milieux qu’il fréquentait – sa posture de pratiquant était selon lui « mal vue » dans le monde universitaire, tandis que sa démarche intellectuelle était traitée comme un possible « obstacle » chez Rigpa –, Philippe Cornu décida de créer une association qui puisse permettre aux « pratiquants-chercheurs » d’enseigner leurs connaissances suivant des modalités qui leur seraient propres. Ces dernières consistent essentiellement en une présentation et en une confrontation des différentes doctrines bouddhiques, sans étudier les pratiques (religieuses, culturelles, sociales) effectives. Il s’agit, en somme, d’une approche théologique du bouddhisme. » (Thèse de Dapsance)
Cornu fait sans doute référence à ces initiatives quand il écrit dans Le Monde des Religions que « ce réquisitoire met en péril les patients efforts réalisés pour ajuster des enseignements spirituels de haute volée à un contexte occidental pressé, sans en gommer les subtilités, travail auquel je m’attèle, comme bien d’autres, dans mes traductions et ouvrages depuis plus d’une vingtaine d'années. »

Quand on regarde Le livre des morts tibétain on a du mal à discerner les efforts d’ajustement des enseignements (pratique du Bardo, prières, mantras, visualisations…) qui sont le plus souvent livrés  tels quels en traduction française. Les interprétations précédentes (Evans-Wentz, Jung, Lama Govinda, Trungpa) de ce type d’instructions, qui tentent justement un ajustement, réussi ou non, sont considérés comme trop symboliques, trop psychologiques, non conformes au « Dzogchen » et au tantrisme, voire « dangereuses » puisque le public occidental non averti pourrait passer à côté de quelque chose d’essentiel. C’est en fait l’aspect religieux qui y fait défaut selon Cornu. Mais en quoi consisteraient alors les efforts d’ajustement ? En quoi, par exemple, les instructions du bardo telles qu’elles sont présentées dans Le livre des morts tibétain de Philippe Cornu sont-elles « extraites de [leurs] habits culturels asiatiques » ?

Et c’est bien un des débats qui pourrait être profitable à tous et qui pourrait réduire la confusion autour du bouddhisme occidental. Si un bouddhisme sans religieux est incomplet, que l’on explique dans un pays où la religion ne va plus de soi, en quoi les éléments religieux sont essentiels et nécessaires. Par exemple, la relation de maître à disciple, telle qu’elle est encore enseignée et pratiquée, est-elle toujours souhaitable ou possible ? D’autres formes de transmission moins contestées existent dans le bouddhisme. On peut évidemment reprocher à la pleine conscience (mindfulness) et aux autres « méditations laïques » d’être trop « ajustées » au « contexte occidental pressé », et de manquer de fond bouddhiste, mais il faudrait alors expliquer qu’est ce qui manque, et pourquoi ce qui manque est essentiel à un bouddhiste de notre temps. En quoi la thèse (et le livre qui en procède) ne serait-elle qu'une tentative de « discrédit de l’ensemble du bouddhisme tibétain » et quel est précisément le « danger »[4] ?

Je m’efforce personnellement à mettre en lumière des aspects du bouddhisme tibétain, qui sont universels, moins religieux, et parfaitement compatibles avec la société moderne et les valeurs occidentales. Si c’est une réduction par rapport au bouddhisme traditionnel, tant pis, si c’est une réduction par rapport à ce dont le bouddhiste occidental aurait besoin, j’aimerais apprendre pourquoi. Voilà un débat qui pourrait être utile.

***

[1] Fascination tibétaine.

[2] The Tibetan Book of the Dead, A Biography

[3] « Philippe Cornu fut l’un des tout premiers étudiants de Sogyal Rinpoché en France. Chez Rigpa, il était présenté, jusqu’à 2008 environ (année où il prit ses distances avec le groupe en raison des allégations d’inconduite sexuelle de la part de Sogyal Rinpoché émanant de certaines étudiantes), comme « l’érudit » du groupe, l’instructeur Dzogchen le plus avancé, la référence en matière de textes tibétains. » Thèse de Dapsance.

[4] « Ce que je trouve dangereux, c’est le discrédit que Madame Dapsance jette sur l’ensemble du bouddhisme tibétain, par ailleurs en péril, par le biais d’une « étude » qui ne souffle mot des efforts d’adaptation ni de l’universalité du message bouddhique – même s’il doit s’extraire de ses habits culturels asiatiques. »

3 commentaires:

  1. Bonjour Joy,

    Je me permets de rectifier des erreurs factuelles. L’association Dharma Orient-Occident a été fondée conjointement par Lama Denys (de l’Institut Karma Ling) et le cinghalais Mohan Wijayaratna au milieu des années 1990. Lama Denys était assez actif les premières années, mais le projet a été concrètement pensé et développé par Frédéric Lacombe, un disciple de Lama Denys. Il ambitionnait alors de créer une université sur le modèle des universités bouddhistes anciennes (Nalanda) ou modernes. Intelligent, visionnaire, Frédéric Lacombe a très vite su s’entourer et fédérer de nombreuses personnes autour de ce projet. Philippe Cornu et moi-même l’avons rejoint quelques années après la création de l’association. Lorsque Frédéric Lacombe est entré en retraite de méditation, l’équipe collégiale de direction, une vingtaine de personnes au total, a donné une nouvelle inflexion au projet initial qui s’est reflétée dans le changement de nom : Université Bouddhique Européenne. Ce développement s’est construit autour de trois axes forts : ne pas proposer un discours bouddhiste traditionnel mais un discours de réflexion critique ; ne pas offrir le discours d’une tradition, mais montrer la diversité et la variété des bouddhismes ; ne pas laisser la parole aux seuls bouddhistes, mais également aux observateurs du bouddhisme. Lama Denys avait une vision plus traditionnelle et ne s’est plus reconnu dans ces inflexions. Les principaux chargés de cours ont alors été Dominique Trotignon, Philippe Cornu, Jérôme Ducor et moi-même. Des chercheurs comme l’anthropologue Lionel Obadia ou le politologue Raphaël Liogier ont très vite également soutenu ce projet. Pendant plusieurs années, Dominique Trotignon en a été le président. Il fut ensuite remplacé par Philippe Cornu. L’appellation Université Bouddhique Européenne n’était pas toujours bien perçu et compris par les universitaires français à qui nous faisions / à qui nous souhaitions faire / appel, nous restions aussi très francophone. L’Université Bouddhique Européenne est donc devenue en 2012 l’Institut d’Études Bouddhiques. Jérôme Ducor est actuellement son président. L’Institut d’Études Bouddhiques est un réel espace de liberté où nous abordons les sujets qui ne sont pas abordés ou qui ne peuvent pas être abordés dans les centres bouddhistes. Car nous ne faisons pas de catéchèse, nous questionnions le bouddhisme. Notre approche est tour à tour historique, anthropologique, philosophique, politique, sociale et herméneutique. Pour une réflexion sur les thèses de Marion Dapsance, j’ai écrit un article, Cachez ce Bouddha que je ne saurais voir! (http://zen.viabloga.com/news/cachez-ce-bouddha-que-je-ne-saurais-voir)
    Amicalement,
    Eric Rommeluère

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  2. Merci pour toutes ces précisions Eric.

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  3. C'est extrêmement simple, le gourou doit nourrir le disciple comme la maman pingouin doit nourrir son petit, et ça lui coûte largement aussi cher que de faire mille kilomètres pour aller chercher du poisson au bord de la banquise et le ramener. Il faut lire pour le savoir des livres d'enseignants sérieux, par exemple "Spiritual cannibalism" de Rudi et "Before the sun" qui parle du même Rudi (un gourou américain disciple de Nityananda, qui a eu pas mal de succès à son époque, mais qui est curieusement oublié. Forcément, puisque pour lui il faut énormément "travailler"). Rudi expose clairement de quelle façon il nourrit ses disciples en énergie raffinée tout en réparant leur système énergétique totalement défaillant. Il explique également qu'une fois que le système des chakras est fonctionnel (ce qu'il n'est quasiment chez personne, d'où nécessité de l'intervention d'un maître qui pratique la "chirurgie énergétique"), il faut transformer l'énergie pour la raffiner de plus en plus, ce qui veut également dire trouver des sources. D'après lui, les grands saints sont des sources d'énergie extraordinaires. Cela dit, vu le mauvais usage qu'en feraient la plupart des gens, et ce que cela peut éventuellement coûter (plusieurs saints du Mont Athos signalent que la chandelle se consume en brûlant, au sujet de l'enseignement spirituel), cela va généralement avec des conditions drastiques. Rudi n'en posait pas, mais la plupart des maîtres en posent. Shenphen Dawa dit que le maître donne littéralement sa vie au disciple, il dit qu'il ne connaît personne qui soit prêt à donner sa vie à n'importe qui (voir enseignement de 60p sur Putri Repung, passages du début sur le dzogchen). Pour ce qui est du raffinement de l'énergie, on trouve cela expliqué dans le taoïsme.
    Bref, sans maître, on est à peu près certain d'aller nulle part, puisqu'on n'a ni système fonctionnel, ni énergie. Ensuite, ceux qui ne vont nulle part peuvent évidemment se convaincre qu'ils vont quelque part. Il leur suffirait de lire quelques biographies de saints bien choisies, de n'importe quelle tradition, pour savoir où ils en sont.
    J'ai personnellement croisé un prêtre capable de transmettre de l'énergie raffinée (son père était un saint), je peux dire que cela change la vie pour quelques jours, malheureusement, toujours d'après les pères du Mont Athos, il faudrait être nourri tous les jours pendant des années pour pouvoir voler de ses propres ailes. C'est pour cette raison que les disciples habitent généralement avec les gourous. Il faut également préciser que si le disciple n'éprouve pas pour le maître un amour très fort, il ne peut pas recevoir son énergie, ou très mal.

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