vendredi 20 janvier 2017

Penser le monde



Le bouddhisme (ou plutôt les Renonçants – śramana - à l’origine de ce qui est devenu le bouddhisme) se présente depuis ses débuts comme une voie du milieu entre l’être et le non-être, qui ne dit ni que les choses (dharma) sont, ni qu’elles ne sont pas, mais qu’elles se produisent de causes et de conditions (p. paṭiccasamuppāda). Étant produites par des causes et des conditions, les choses ont trois caractéristiques : elles sont impermanentes (p. anicca), insatisfaisantes (p. duḥka) et sans identité propre ou essence (p. anatta).[1]

Comme le bouddhisme, à ses débuts, s’est notamment défini contre le brahmanisme, qui lui se présentait comme une voie de l’être, où les choses et les individus avaient une essence (sct. ātman), la caractéristique de la non-essence (sct. anātman) prit une importance particulière dans les débats. C’est cette position de défense ou d’attaque dans les polémiques qui a conduit au développement d’une approche négative par rapport à une théorie de l’être trop positive à l’égard de la voie du milieu. Cette approche négative avait valu au bouddhistes le qualificatif « nāstika », dont l’équivalent à notre époque serait plutôt nihilistes, matérialistes ou athéistes. « Nāstika » est le contraire de « āstika », ceux qui croient à l’être (asti).

Cette qualification est injuste, car les bouddhistes n’adhèrent pas non plus à l’extrême du non-être. Mais la troisième possibilité de production conditionnée est intolérable aux croyants, puisqu’il semble « nier » l’être. Pour les croyants, dualistes, il n’y a souvent que deux possibilités.
« Celui qui n'est pas avec moi est contre moi, et celui qui n'assemble pas avec moi disperse. » (Matthieu 12:30, Louis Segond).
Si l’on perd de vue que le bouddhisme, à ses débuts, s’est défini contre une voie de l’être (pour rétablir la position du milieu), et que l’on ne prend pas cette position bouddhiste comme une position provisoire (sct. vyavasthā p. vavatthāna), mais comme un dogme, on fait fausse route.

Par rapport à l’autre extrême, celui du non-être, position traditionnellement attribuée aux Cārvāka ou aux Lokāyata (« matérialistes »), les bouddhistes pouvaient passer pour des religieux, des adeptes à une croyance de l’être. Les bouddhistes finirent d’ailleurs par fixer certaines croyances ou le manque de certaines croyances comme une vue fausse (sct. mithyā-dṛṣṭi). Notamment dans le Mahācattārīsaka Sutta (MN117).
« Et qu'est-ce, bhikkhus, que la vue erronée ? 'Il n'y a rien qui soit donné, rien qui soit offert, rien qui soit sacrifié. Il n'y a pas de fruit ni de résultat aux bonnes et mauvaises actions ; il n'y a pas ce monde, il n'y a pas d'autre monde ; il n'y a pas de mère, pas de père ; il n'y a pas d’être renaissant spontanément ; il n'y a pas de samanas ni brahmanes dans le monde qui, progressant correctement et pratiquant correctement, font connaître ce monde et les autres mondes, les ayant connus et réalisés par eux-mêmes’ : voici, bhikkhus, ce qu'est la vue erronée de cet individu. »[2]
Il faudrait, ici aussi, ne pas oublier qu’il s’agit d’une position provisoire, par rapport aux vues du non-être, et ne pas en conclure que la vue juste serait d’affirmer le contraire, car cela ferait basculer du côté de l’être. Cela ressort plus particulièrement du Sabbāsava Sutta MN 2 (Toutes les impuretés mentales[3]).

À la vue juste, qui est celle de la production conditionnée, correspond une pratique qui navigue également entre l’être et le non-être. Si elle peut adopter des pratiques et méthodes indifférenciables de celles des autres voies, elles sont « provisoires », et des expédients habiles (sct. upāya), qui ont pour but de maintenir dans le Milieu.

Le Milieu est la production conditionnée (bouddhisme ancien), la vacuité (Madhyamaka) ou l’élément réel/dharmadhātu (Yogācāra). La vacuité ou le dharmadhātu se situent tout comme la production conditionnée entre l’être et le non-être. S’ils sont perçus et traités comme une essence (ātman) ou comme l’être, et font l’objet de cultes dans ce sens, ils ne sont plus à proprement parler bouddhistes.

Il ne faut pas non plus élever la non-essence (sct. anātman) comme une essence. La non-essence n’est que la position provisoire contre la tendance d’attribuer une essence aux choses et aux êtres. À défaut de cette tendance, de ce déséquilibre du Milieu, la non-essence (sct. anātman) n’a pas de raison d’être. Dans ce cas, elle risque de devenir un dogme. Proclamer au nom du bouddhisme un non-soi qui nie l’existence d’un soi serait une erreur.

Le soi existe en tant que produit de causes et de conditions. Traditionnellement, les causes et les conditions du soi sont la forme physique, les sensations, les perceptions, les formations mentales et les consciences. Ce que nous prenons pour le soi, une essence, est un ensemble de ces cinq constituants. Le soi n’est donc ni existant de façon indépendante ni non-existant. Les êtres projettent néanmoins une essence sur la forme physique, les sensations, les perceptions, les formations mentales et les consciences qu’ils s’approprient. L’acte de s’approprier évoque un sujet qui approprie et des objets qui sont appropriés, ce que le bouddhisme appelle « moi et mien ».
« Cela est mien, je suis cela, cela est mon Soi ? » (p. etam mama, eso ‘ham asmi, eso me attâ ti).
Sans l’appropriation, il n’y aurait pas de moi ni de mien, mais des ensembles de formes physiques, de sensations, de perceptions, de formations mentales et de consciences non-appropriés, les « nôtres » étant indissociables de ceux des « autres ». Ce n’est donc pas vraiment le « soi » qui est le problème, celui-ci n’est que produit par des conditions, mais l’appropriation.

Aussi, dans le huitième chapitre de la Marche vers l’éveil (Bodhicāryāvatara), Śantideva ne s’attaque non pas au « soi » mais à l’appropriation d’un soi. Après avoir longuement exposé les désavantages d’un soi individuel, il propose de ne plus s’approprier une partie des formes physiques, de sensations, de perceptions, de formations mentales et de consciences, de les appeler « moi » et de prendre soin de ce « moi », mais de s’approprier toutes les formes physiques etc., de les considérer « moi » et d’en prendre soin. Śantideva est un pragmatique qui connaît bien l’être humain. Comme il est impossible au mental de ne pas former de moi et de mien, il propose de continuer à bien prendre soin de « soi », mais en y incluant tous les autres, effaçant par-là la distinction entre soi et autrui, et en accédant au dharmadhātu par un autre biais.
« Et c'est ainsi que, en méditant sur les trois portes de la liberté, le bodhisattva dissout les concepts de moi et d'autrui, les concepts d'être qui agit et d'être qui pâtit et les concepts d'être et de non-être. »[4]
Le soi, le moi et le mien, les formes physiques, les sensations, les perceptions, les formations mentales et les consciences apparaissent mais sont produits de causes et de conditions, et n’ont ni être ni non-être. Leur flux est continu. Ce n’est pas la naissance-mort conditionnée d’un être conditionné qui en approprie une partie, qui y changera quelque chose. C’est le dharmadhātu, qui n’est ni pur ni impur. Qui n’est autre que la production conditionnée. Comme les produits de la production conditionnée dépendent des causes et des conditions, en intervenant au niveau des causes et des conditions (si on me permet cette image), les produits peuvent changer. Si un être conditionné ou un groupe d’êtres conditionnés changent les causes, ils pourront changer les produits, en fonction évidemment des autres causes et conditions. Le cours du flux, qui est continu, peut ainsi être modifié.

Les civilisations ont des structures profondes, qui soutiennent d’autres couches de superstructures. Dans son article Taking Anatman Full Strength and Śāntideva’s Ethics of Truth[5], Tom Pepper s’appuie sur les trois ordres de la structure : le symbolique, l’imaginaire et le réel, tels que les conçoit Jacques Lacan, pour expliquer sa vision du mental collectif.
« Lacan propose une métaphore. Si nous prenons une table, la table imaginaire recoupe les fonctions de cet objet, on mange dessus, elle peut servir à poser un vase, elle marque le repas, etc. La table symbolique, c'est le mot table tel qu'il vient se lier dans le discours : à table !, faire table rase - le signifiant table peut aussi s'insérer dans d'autres expressions, comme table des matières. Enfin, le réel se constitue du reste, soit ce que l'on ne connaît pas. »[6]
Pour Tom Pepper, il existe des multiples systèmes mentaux ou subjectivités collectives, des multiples systèmes symboliques/imaginaires sur la terre, dans sa ville etc. Chaque individu a des appartenances multiples.

Le symbolique est le champ du langage. L’être humain, le sujet, entre dans un système symbolique déjà en existence. Son « cerveau » se cale donc sur lui et il doit apprendre le langage pour faire sens de son monde. Marcel Conche fait une jolie description des mondes dissemblables et incommunicables, sauf à comprendre leur langage spécifique.
« [D]ans l’univers, se trouvent des mondes innombrables. Le hérisson vit dans son monde, l’abeille vit dans son monde, de même la fourmi, etc. Pourquoi « monde » ? Parce que l’abeille reçoit les impressions qui n’ont de significations que pour elle, des significations « abeille », mais elle ne reçoit pas les significations « fourmi ». Et toutes ces significations « abeille » forment pour l’abeille un réseau, une structure, donc un monde fini. Ces mondes sont dissemblables et incommunicables. Le hérisson n’a rien à dire à l’abeille et réciproquement. L’homme peut étudier le hérisson mais ne peut pas se mettre à la place du hérisson pour vivre le monde en hérisson. Il ne peut pas atteindre le for intérieur du hérisson, qui est inatteignable par la connaissance puisque celle-ci ne saisit que l’objectivable. On peut comprendre comment fonctionne un hérisson mais on ne peut pas éprouver le sentiment de soi du hérisson, si tant est que le « soi » signifie quelque chose quand on parle d’un hérisson.
Par conséquent, il n’y a pas d’unité entre ces mondes dissemblables. Il existe une infinité d’espèces et, donc, une infinité de mondes, sans unité de surplomb — cela, Épicure l’avait bien vu. La Nature est le tout de cette infinité de mondes mais elle n’est pas comme un dieu qui voit tout, un principe totalisant. La Nature est une multiplicité inassemblable, un ensemble non unifiable, une totalité intotalisable
. »[7]
Le langage, qui est d’ordre symbolique, permet de créer des catégories, des abstractions et de produire une construction du monde permettant de concevoir comment fonctionnent les choses et ce que nous pouvons faire. Cela concerne aussi bien les choses « matérielles » indépendants du mental que les structures sociales.[8] Aucune pensée n’est possible en dehors du langage. Quand il nous arrive de nous trouver « sans voix », ce n’est pas à cause d’une pensée que nous n’arriverions pas à exprimer, mais c’est à cause d’une expérience que nous n’arrivons pas à penser de façon symbolique, ajoute Tom Pepper.
« L'imaginaire est l'ordre de tout ce à quoi le sujet se prend et en quoi il se rassemble : images, fantasmes, représentations, ressemblances et significations. Champ par excellence du narcissisme, du corps comme image, de la fantaisie et des fantasmes, de tout ce qui est pour le sujet sa réalité en tant qu'il s'y retrouve, la partage et, pourrait-on dire, y ressemble. »[9] 
« L'imaginaire est souvent supposé à tort précéder le symbolique. […] En fait l'imaginaire humain, fiction de la totalité unifiée, est uniquement permis par le symbolique, donc lui succède. »[10]
« Le réel a un statut particulier, du fait que l'on ne l'atteint pas. Le réel est inaccessible ».[11] C’est tout ce qui est occulté par le symbolique.

Il ressort de ce triple ordre, qui a d'ailleurs des allures du triple corps (trikāya), que les sensations et les perceptions non-verbales sont des constructions sociales tout autant que le langage et les concepts. Atteindre une « pure perception » ou pure expérience (tib. rig pa tsam) ne permettra donc pas d’échapper à la construction culturelle et à atteindre l’ultime, le réel, qui est inaccessible. Au contraire cela nous empêcherait de voir comment nos perceptions sont culturellement construites, toujours selon Tom Pepper.
« Tenter d’aller « au-delà de la pensée » est par conséquent le contraire de l’éveil : c’est la réification absolue de notre construction conditionnellement produite du monde, c’est prendre - à tort – notre structure imaginaire pour la réalité indépendante du mental. »[12]
C’est uniquement à travers la reconnaissance de la structure symbolique/imaginaire comme une construction sociale et sujet à changement que nous pouvons réduire la souffrance humaine. Selon Pepper, le langage c’est ce qui permet de devenir éveillé.

Il est d’ailleurs dit dans les Suttas que la capacité à utiliser la pensée avec sagesse et intelligence (yoniso-manasikāra) est un remède aux fermentations (āsava) et la condition pour l’émergence de la vue juste (Mahavedalla Sutta MN 43 PTS: M i 292), pour l’entrée dans le courant (sotāpattiyanga) et pour les facteurs d’éveil (Samyutta Nikaya 46, 2.49,51)[13]

Le mental est pour Pepper un système symbolique/imaginaire soutenu par des individus multiples, qui le reproduisent et qui l’habitent, chacun prenant une place unique, avec sa propre perspective et ses propres expériences physique, permettant ainsi au système de s’adapter et de se développer.[14]

La « réincarnation » est alors la continuation du système symbolique, au-delà de la vie et du corps individuel, qui en fait partie. Si ma forme physique, sensations, perceptions, formations mentales et consciences font partie du système symbolique, je devrais, comme le propose Śantideva, prendre soin du bien-être des autres, autant que du mien, et de la marche du système symbolique (Corps) dans son ensemble.

***

[1] Cette série de trois caractéristiques est appelée « les trois caractéristiques » (sct. trilakṣana) ou avec l’ajout d’un quatrième vers « les quatre racines de la Loi » (tib. bka' rtags kyi phyag rgya bzhi). À savoir :
« Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Tous les phénomènes (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ)
. »

[2] Mahācattārīsaka Sutta (MN117).

[3] Traduction française sur le site Buddha-vacana

[4] Chapitre six du Daśabhūmika Sūtra. Soutra des Dix Terres, traduit en français par Patrick Carré.

[5] Publié dans Non + x n° 8 en 2013.

[6] Source Wikipédia

[7] Marcel Conche, Épicure en Corrèze, Gallimard (2014), pp. 112-114

[8] « The symbolic is the ―order,” in Lacan’s terms, of language and other systems of meaningful communication. Language always occurs between multiple individuals, and to become fully human is to enter into an already existing symbolic system and so become part of a collective mind. Or brain must, in a sense, ―tune in” to the mind that already exists in order to become part of human consciousness. Language, obviously, does not seek to label the world—as if we were trying to paste labels onto every individual thing so that we could use the label to refer to the concrete particular in its absence. Instead, we must understand language as functioning to create categories, abstractions, and to produce a construal of the world which enables us to conceive of how things work and what we can do—both mind-independent things and social structures are categorized and construed in language. »

[9] Patrick GUYOMARD, auteur de l’article sur jacques Lacan dans l’Universalis.

[10] Source Wikipédia

[11] Source Wikipédia

[12] « To try to get ―beyond thought,” then, is the very opposite of awakening: it is the absolute reification of our dependently arisen construal of the world, the delusory mistaking of our imaginary structure for mind-independent reality. » Taking Anatman Full Strength

[13] BUDDHIST DICTIONARY Nyanatiloka

[14] « Not only will there always be multiple collective minds, but since a mind is a collective, it requires multiple individuals participating in its reproduction, and each individual must necessarily inhabit a unique place in the system, having unique perspective and bodily experiences, or the system would fail to adapt and grow, would fail to exist. » Taking Anatman Full Strength

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