dimanche 11 juin 2017

Malentendus en série



L’article « Le bouddhisme vu par les médias français : le grand malentendu » de Philippe Cornu publié le 09.06.2017 sur le site Ina Global tente d’expliquer pourquoi la double dimension spirituelle/religieuse et philosophique du bouddhisme est mal connue par les médias et intelligentsia occidentales, et par conséquent par le public français. La faute semblerait incomber quasi entièrement aux médias et intelligentsia à en croire l’article.

Les raisons habituelles passent la revue : culte du néant, orientalisme, bouddhisme rationnel, spiritualité laïque etc. dès le XIXème siècle. Le message du bouddhisme serait de nos jours brouillé par l’amalgame entre bouddhisme, hindouisme, développement personnel et New Age. S’ajoute à cela « les instrumentalisations actuelles de la Mindfulness (Pleine conscience et surtout méditation laïque) où une approche méditative est extraite du bouddhisme », délestée de la pratique spirituelle associée. Le bouddhisme a l’image d’une religion pacifiste et tolérante (à tort comme le montrent les nouvelles de Myanmar) et les bouddhistes « endossent presque toujours une image fantasmée : on alterne entre le portait du bobo « branché » empreint de zénitude, et celui du bouddhiste pur qui devrait se comporter comme un saint. »
« Pas question pour lui de s’énerver ou se mettre en colère, il sera détaché des biens matériels, restera serein en toutes circonstances, se montrera généreux, apolitique et écologiste, mangera bio et végétarien, ne boira pas d’alcool, bref sera un modèle de vertu ... et les remarques pleuvent sur le malheureux contrevenant : « Tu n’es pas très zen dans la vie ! », « Je croyais que tous les bouddhistes étaient végétariens ». Revers de la médaille, l’injonction d’impeccabilité en dit long sur les attentes d’un public qui projette sur le bouddhisme ses espoirs d’une spiritualité idyllique évitant les travers du « religieux » dont l’image est devenue ruineuse dans les médias français. » (Le grand malentendu)
Le « bouddhisme authentique » et le bouddhiste authentique feraient défaut dans les représentations des médias et intelligentsia occidentales. Quand une anthropologue va observer les bouddhistes dans leur milieu, c’est-à-dire dans le centre bouddhiste d’un maître bouddhiste authentique, et publie ses conclusions dans un livre jugé à charge, ses observations sont laissées de côté et seules les dénonciations de scandale sont retenues. Où les médias et intelligentsia françaises pourraient-elles trouver la double dimension du « bouddhisme authentique » et les vrais bouddhistes si ce n’est auprès de maîtres authentiques dans des centres bouddhistes en France ?

Il n’y a pas de bouddhisme un et indivisible qui serait authentique et qu’il conviendrait de bien connaître et appliquer. Il y a eu toujours, et dès le départ, de multiples formes de bouddhisme nées à des époques différentes et dans des contrées différentes. Toutes ces formes de bouddhisme partagent-elles une sorte d’essence qui ferait qu’elles soient authentiques ? Chaque nouvelle terre ayant accueilli le bouddhisme lui a infligé sa propre forme d’« orientalisme » et l’a adapté à ses besoins, le plus souvent davantage au niveau des pratiques (upāya) qu’au niveau de la théorie qui pouvait être réinterprétée dans des commentaires. Le « réel buddhadharma », dont les doctrines et les pratiques constituent les voies spirituelles complètes qui sont actuellement proposées aux occidentaux, a été enrichi par les théories et pratiques de toutes les époques et contrées qu’il a traversé avant d’arriver en Occident. C’est notamment le cas du bouddhisme tibétain, particulièrement riche en éléments religieux. Si le « bouddhisme authentique », proposé aux occidentaux sous sa forme tibétaine avec tous ses éléments religieux, doit être considéré comme « une voie spirituelle complète » et exigeante[1] qu’il convient de suivre de façon précise en se souciant moins de « sa liberté individuelle et de son développement personnel »[2], est-il toujours du « bouddhisme authentique » ?

Si connaître le « bouddhisme authentique » est à ce prix, avec un rôle central joué par le gourou (guruvāda), est-il étonnant que « l’intérêt philosophique de la pensée bouddhique reste […] largement méconnu » de la philosophie occidentale ? Qui est d’ailleurs véritablement coupable de « mépris philosophique » ? Il existe bien une philosophie bouddhiste (Nāgārjuna, Vasubandhu, Dignāga, Dharmakīrti, Ratnākaraśānti, Jñānaśrīmitra…), mais est-ce qu’elle est véritablement étudiée par les adeptes bouddhistes et enseignée par les maîtres ? Il suffirait de regarder les programmes des différents centres bouddhistes français pour voir que la philosophie y occupe une place négligeable. À quoi les bouddhistes passent-ils le principal de leur temps ? De quoi les médias et intelligentsia devraient-ils rendre compte dans leurs publications ?

Le bouddhisme authentique est le plus souvent présenté à travers trois piliers, appelés les trois entraînements, à savoir la moralité, la méditation et la sagesse. La méditation est sans doute la pratique la plus répandue et de plus en plus généralisée, même parmi les non-bouddhistes. La philosophie bouddhiste est à classer dans le dernier pilier, la sagesse. Le premier étant la moralité qui est de l’ordre d’essayer de ne pas s’énerver ou se mettre en colère, se détacher des biens matériels, rester serein en toutes circonstances, se montrer généreux, ne pas s’intoxiquer, ne pas se méconduire sur le plan sexuel… Un bouddhiste est par définition quelqu’un qui pratique les trois entraînements, un maître bouddhiste lui servant de modèle dans ces domaines.

La folle sagesse ayant passé par là depuis les années 70, les choses ont un peu changé, mais ce n’est pas la faute aux médias et intelligentsia occidentales. Les maîtres qui pensent détenir la « folle sagesse », considérée comme un signe de la plus haute réalisation d’un mahāsiddha, peuvent se permettre de ne se conformer ni à la sagesse, ni à la moralité, ni à la méditation, dans le cas de comportements spontanés par exemple, quelquefois aidés par de l'ivresse. Les médias et intelligentsia occidentales ne comprenant pas[3] la folle sagesse, « les remarques pleuvent sur le malheureux contrevenant », si ce ne sont pas des accusations, voire des procès. Aussi, c’est autour des maîtres de « folle sagesse », briseurs de concepts, que les scandales éclatent le plus souvent. Certains disciples ayant mal compris la « folle sagesse » ou la fonction du gourou et dont l’indignation n’est pas comprise par leurs condisciples, se tournent alors vers les médias. Et c’est ainsi que les malentendus s'enchaînent et perdurent.

Ce sont les bouddhistes et non pas les médias et intelligentsia occidentales qui sont en premier lieu responsables de leur propre image. Si cette image ne correspond pas à la réalité, ils peuvent la corriger. Sur les forums et les réseaux sociaux, la règle est qu’il appartient à celui qui se plaint de la mauvaise qualité des publications ou du manque de représentation de ses points de vue ou de leur déformation, de les publier et les faire connaître. Si certaines représentations des médias et intelligentsia occidentales concernant le bouddhisme correspondent à la réalité et que c’est l’image qu’ont les bouddhistes d’eux-mêmes qui n’y correspond pas, c’est aux bouddhistes de faire le ménage. S’ils trouvent déplaisant d’être traités de dévots et d’anti-intellectuels, ils pourraient atténuer un gouroucentrisme (guruvāda) pouvant donner lieu à des dérives de type sectaire et revaloriser l’étude de la philosophie bouddhiste. Si ça se trouve, par la merveilleuse loi des causes interdépendantes, la perception des médias et intelligentsia occidentales changera en conséquence.

On ne peut pas reprocher à nos intellectuels d’être incapables de sortir d’eux-mêmes et de rester enfermés dans une pensée ethnocentrée et « protectionniste », sans pointer les positions intégristes du côté bouddhiste, le Dalaï-Lama étant le séquoia qui cache la forêt. J’ai pu constater moi-même que l’ouverture (outgoingness) du bouddhisme tibétain des années 70 a définitivement fait place à autre chose.

Le bouddhisme tibétain n’est pas vraiment une religion prosélyte. Mais il pratique néanmoins les quatre choses pour attirer les êtres (sct. catvāri-saṃgraha-vastūni tib. bsdu ba'i dngos po rnam pa bzhi)[4] Il évite les sujets qui fâchent dans une première approche. Ainsi, en occident, il ne mettra pas tout de suite l’accent sur la mort et l’impermanence, le karma, la renaissance dans les six mondes, les vœux et les engagements… Il préfère commencer par des sujets plus plaisants comme le premier pan du dzogchen qui parle d’ouverture et d’espace, de relâchement, de la liberté totale de la folle sagesse, la dévotion qui est une pratique à la portée de tous, etc. Les autres sujets sont éventuellement abordés dans un cadre plus contraignant (samaya) et beaucoup plus religieux si l’adepte va jusque-là.

Pour ajouter à la complexité du problème, le Dalaï-Lama parle et écrit de plus en plus souvent d’un monde qui irait mieux sans religion, il a publié « Au-delà de la religion : Une éthique pour le nouveau millénaire » et défend une éthique laïque. Suite aux attentats de Paris, il a déclaré « Arrêtez de prier pour Paris – les humains ont créé ce problème et les humains doivent le résoudre ». Droukchen Rinpoché demande à ses nonnes de sortir dans le monde pour agir, au lieu de prier dans les monastères.[5] Simultanément, d’autres maîtres tibétains (p.e. Thinley Norbu R. et son fils Dzongsar Khyentsé R., Khandro R., Sogyal R. etc. etc.) s’opposent à certaines valeurs occidentales en restant enfermés « dans une pensée ethnocentrée et « protectionniste », tout en se montrant moderne à un niveau plus gadget. De quel côté est alors le « bouddhisme authentique » ?

Dernier malentendu en date aux Pays-Bas, publié le 9 juin 2017. Réaction de Rigpa Nederland à l'article "Nous n'avons pas eu connaissance des faits concrets mentionnés par Oane Bijlsma et nous ne pouvons par conséquent pas porter de jugement à ce sujet".

***

[1] Car il ne permet pas « la spiritualité à la carte pratiquée par nos contemporains [et] la volatilité de leurs engagements spirituels ».

[2] « Qui plus est, à l’ère de l’hypermodernité, force est de constater que dans les milieux spirituels, on se soucie davantage de sa liberté individuelle et de son développement personnel que de suivre un chemin spirituel précis et exigeant tel que le propose le bouddhisme authentique. »

[3] « Or le bouddhisme— qui n’est pas toujours bien compris des pratiquants occidentaux eux-mêmes —suppose une patiente démarche de transformation intérieure et non une représentation sociale de perfection ostentatoire. »

[4] La générosité, les paroles agréables, les activités bénéfiques et la cohérence entre les paroles et les actes.

[5] Source 

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