mercredi 11 octobre 2017

Un dualisme qui nous manipule ?


La main, Jiří Trnka (1965)
Pour que l'idée d'un dualisme corps-esprit puisse fonctionner, il faut une interface dans laquelle corps et esprit puissent interagir. A cet effet, le corps est parcouru de cavités et de viscères, dans lesquels des souffles puissent circuler, pour l’animer. Ce qui l’anime en dernière ligne c’est l’esprit (spiritus, pneuma), un souffle, venu d’ailleurs, qui entre dans l’être humain (in-carne) et qui l'anime. L’esprit ou encore l’âme. La mort est donc simplement la séparation du corps et de l’esprit : l’esprit quitte le corps, qui n’est alors plus animé. L’esprit s’en va ailleurs.

Mais selon certains spiritualistes, un autre esprit, plus fort que celui qui était obligé de partir, peut très bien entrer le même corps abandonné par la suite, pour l’animer à son tour. C’est le cas du vetāla par exemple. Un esprit désincarné indien, capable de ré-animer des corps. Et, après avoir acquis les pouvoirs d’un vetāla (sct. vetāla-siddhi) par diverses façons, un siddha aussi peut ré-animer les corps des morts. Il suffit de prendre le contrôle du système des cavités et de viscères avec son propre souffle. Il paraît que Maitrīpa s’amusait ainsi au charnier de Sītāvana (tib. bsil ba’i tshal). Au lieu de déplacer les corps à la main, il les animait en les faisant marcher quelques pas, pour les déposer ailleurs. On ne se rend pas compte du ménage à faire sur un charnier, cela ne se fait pas tout seul vous savez.

C’est aussi utile quand on cherche de la main d’œuvre pas cher. Dans son Histoire du Bouddhisme[1], Tāranātha (1575-1634) raconte comment le temple d’Otantapūri dans le sud de l’Inde fut construit à l’aide d’un « corps magique en or » (tib. ro dngos grub can) yoguiquement animé. Zhang rinpoché (T. Zhang G.yu-brag-pa Brtson-'grus-grags-pa, 1123-1193), fondateur de la branche Tshalpa kagyu que l’on présente comme belliqueux, aurait utilisé des armées de soldats magiques pour ses guerres. Je vois tout de suite devant moi l'armée du Mordor, composée d'Orques et de Trolls… Ou de golems.

Il semblerait que les vetāla puissent aussi « entrer » les corps de personnes vivantes, dont l’esprit est plus faible. C’est donc comme si l’esprit fort du vetāla prend le dessus sur l’esprit faible de la personne possédée. C’est-à-dire que le vetāla contrôle les viscères du corps. Si vous parlez lentement, que vous dormez beaucoup, que vous êtes joueur (?) et que votre corps tremblote, parlez-en à votre médecin. Vous êtes peut-être possédé par un vetāla. Comme il n’est pas commode de piloter le corps d’un autre, les gestes d’un zombie (vetāla) sont lents, la langue sortie bouge de façon désordonnée et les bras sont étendus (pour contaminer d’autres personnes rien que par le toucher). Le vetāla derrière le volant a beaucoup de mal à faire pencher en avant le corps qu’il possède. Aussi explique-t-on les portes basses dans les maisons tibétaines comme une astuce pour empêcher les vetālas d’y entrer.[2]

C’est par un autre « procédé d’entrée » que les démons ont été domptés au Tibet.
« Le Dict de Padma contient un exemple de conversion particulière. Les 24 territoires (S. pīṭha) sont contrôlés par les dieux et démons (S. vighna) sous les ordres de Rudra en faisant souffrir les habitants. Rudra, résidant à Pretapuri, doit être converti pour que la doctrine bouddhique puisse se répandre. Evidemment, Vajrapāṇi sera de la partie. Ce sont Hayagrīva et Vajravārāhi, le cheval et le sanglier, qui sont chargés de cette mission par la congrégation de bouddhas. Hayagrīva pénètre par la "porte du bas" de Rudra, jusqu’à ce que sa tête de cheval sorte par le sommet de la tête de Rudra. Les bras et les jambes de Rudra s’étendent. Vajravārāhi pénètre par le bhaga (vagin) de sa compagne (Umā), et sa tête de sanglier sort du sommet de la tête de la compagne. L’union (T. zhal sbyar) de "Cheval" (Hayagrīva) et de "Cochon" (Vajravārāhi) donne naissance à une manifestation de Vajrapāṇi portant le nom Bhurkumkuta (T. rta phag zhal sbyar dme ba brtsegs pa bskrun %). » Blog La promotion fulgurante de l’ambitieux yaksha Vajrapāṇi 
C’est vrai que le dualisme corps-esprit à une capacité illimitée de stimuler notre imaginaire. Il y a par exemple le transfert volontaire de la conscience (‘pho ba), qui permet d’éjecter le principe conscient (âme, esprit,… ?) dans le Cœur, ou dans une autre partie du corps, d’une divinité, ou vers une terre pure spécifique. Une autre variante yoguique permet encore un autre type de transfert , c’est le transfert du principe conscient (tib. grong ‘jug) sur le corps inanimé d’un autre. Une des conditions de réussite est que le corps doit être assez frais et les viscères en bon état. Le corps du yogi qui entre un autre corps meurt évidemment, puisqu’il n’est plus animé. Et le corps inanimé de la personne fraîchement décédée est alors animé par le principe conscient éjecté. C’est un procédé dont raffolent les hagiographes pour sauver des lignées de transmission. On le rencontre dans l’hagiographie de Marpa, où le fils Darma Dodé meurt prématurément, mais réussit à transférer son principe conscient dans le corps d’un pigeon voyageur qui vient de mourir. Le pigeon/fils de Marpa s’envole pour l’Inde, où le corps d’un jeune brahmane fraîchement décédé lui servira de nouveau support. Le jeune brahmane qui s’appelle Tipoupa (Pigeon, le bien nommé) et sauvera les transmissions tantriques des Kagyupas avec Réchungpa. Il y a bien d’autres exemples où ce phénomène yoguique a sauvé plus d’une transmission...

Le même dualisme rend possible le principe des tulkous, dont le principe conscient, après la mort, reprend volontairement naissance, souvent dans de bonnes conditions, dans une bonne famille etc., pour reprendre la charge d’un monastère etc. Et puis tout simplement le dualisme corps-esprit rend possible la ré-incarnation de tout un chacun. C’est lui qui permet les sorties hors du corps (HSC), les expériences de mort éminente (EMI), les voyages astraux, les possessions diverses avec leurs exorcismes associés, l’existence de toutes sortes d’esprit désincarnés, des corps immatériels, dits d’arc-en-ciel etc. etc. C’est lui qui sert souvent de base et de « preuve » aux spéculations.

Sans le dualisme corps-esprit, on s’ennuierait à mort dans une voie spirituelle, ou même dans une salle de cinéma. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer !


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[1] 53. Rgya-gar chos-’byung, pp. 250–252. Trad. Lama Chimpa et Chattopadhyaya [1970] 1990, pp. 262–264.

[2] Bryan J Cuevas,Travels in the Netherworld : Buddhist Popular Narratives of Death and the Afterlife in Tibet (2008)

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