lundi 13 novembre 2017

Le Dhamma qui se trouve dans notre propre esprit



« Ajahn Buddhadasa [1906-1993] a travaillé sans relâche à rétablir les principes essentiels de ce qu’il appelait « le bouddhisme pur », c’est-à-dire celui transmis directement par le Bouddha, avant qu’il soit enterré sous les commentaires, le ritualisme, les politiques cléricales, etc. Il basait son travail sur une recherche extensive des textes palis (le Canon pali et les Commentaires) et en particulier sur les discours du Bouddha (le Sutta Pittaka) en s’appuyant toujours sur sa propre expérience et sa pratique de ces enseignements. » (source : Dhamma de la Forêt)
Louis Gabaude de l’Ecole française d’Extrême-Orient a publié en 1988 Une herméneutique bouddhique contemporaine de Thaïlande : Buddhadasa Bhikkhu, où il explique la méthode d’interprétation de la doctrine bouddhique mise en avant par Buddhadasa. Celui-ci distingue entre « langage humain » (puggalādhiṭṭhāna) et « langage dhammique » (dhammādhiṭṭhāna). Pour lire et traduire un texte en pāli, il faut un dictionnaire de mots, un dictionnaire d’interprétation du sens par le contexte et un « dictionnaire des principes du Dhamma qui se trouve dans notre propre esprit ».[1] « Le Dhamma c’est la loi de la nature, sa voix. »[2]

Buddhadasa se voyait comme un restaurateur du bouddhisme authentique, qu’il considérait corrompu par le canal de l’institution monarchique et par la littérature post-canonique, y compris le Visuddhimagga[3] de Buddhaghosa (Vème s.), un brahmane.[4] Buddhadasa est notamment très critique de son interprétation de la production conditionnée à cheval sur trois existences. Il rappelle qu’avant d’être bouddhiste la Thaïlande avait adopté les doctrines hindouistes et brahmanistes en particulier le contenu des « Trois mondes » de Pra Ruang.
« C’est du brahmanisme, ou de l’hindouisme, qui était venu mêlé aux Commentaires, aux Sous-commentaires et aux livres composés ultérieurement comme le Visuddhimagga. Cela n’était pas dans le Tipiṭaka. Beaucoup d’éléments hindouistes – il y a un soi, des paradis, etc. – ont si profondément pénétré l’esprit des gens que c’est irréformable. D’une manière générale, ce n’est pas réformable, ou très peu. Pourtant j’ai osé le faire ! »[5]
On peut donc, selon Buddhadasa, parler du Dhamma en langage humain (anthropomorphique ou mythologique), avec un homme-individu qui naît, meurt et renaît, ou en langage doctrinal où l’homme-individu n’en est pas un et est un ensemble d’agrégats, d’éléments, de facteurs mentaux etc. A force de parler positivement d’individus, on risque de croire que l’individu est permanent.[6]
« Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies… » Montaigne, Apologie de Raymond de Sebonde
« Nous ne parlons généralement que de ce qui est exprimable en langage humain et les gens en veulent beaucoup. Finalement, on s’attache à son âme (viññāṇ), à celle de celui-ci ou de celui-là. Ils sont déjà morts, déjà incinérés, et pourtant ils ont un soi tourbillonnant [dans des existences successives] qui leur appartient en permanence ! Cela n’est pas du bouddhisme mais un éternalisme (sassata-diṭṭhi) prébouddhique. »[7] 
« Une fois qu’on tomba à l’époque des commentateurs , il y eut partout des gauchissements : on expliqua le Dhamma suprême sous forme de croyance à l’éternité. Même la production conditionnée, on l’expliquait à la moindre occasion, sous forme de moi : une fois mort, c’est le même homme qui [re]naît. Autrement dit, c’était devenu quelque chose d’entièrement matériel. »[8]
Le langage « dhammique » est moins dangereux parce qu’il n’incite pas à l’attachement. Au niveau du langage « dhammique », Buddhadasa distingue encore entre le langage doctrinal conventionnel et la vacuité, qui signifie vide de soi.
« N’allez pas regarder ces éléments en tant qu’ils sont terre, eau, feu, air, [mais] regardez-les en tant qu’ils ne sont pas un soi, qu’ils n’ont pas de soi. »[9]
La vacuité est ce qui se trouve au-delà de la convention courante (samutti), mais aussi au-delà de la convention doctrinale (paññatti). Pour Buddhadasa, la vacuité est la vérité suprême (paramattha).

Pour retrouver le bouddhisme authentique, Buddhadasa utilise quatre principes d’interprétation, s’appuyant sur des suttas spécifiques. Le Kālāmasutta lui indique les critères relatifs aux croyances. Le Gotamīsutta permet de critiquer la Pratique. Les quatre Mahāpadessasutta fournissent les critères d’authenticité en matière de discipline (vinaya) et de doctrine (dhamma). Le principe de base est que la méthode (théorie et pratique) doit suivre les lignes de force, les grandes orientations des suttas. Les principes ou critères sont la simplicité (1), la finalité (2), l’utilité immédiate (3), le détachement (4) et la vacuité (5).

(1) Un ensemble de points de doctrine peuvent être ramenés à un « cœur ». « Le cœur du Dhamma, c’est le cœur de l’homme. Le cœur de l’homme, c’est le cœur du Dhamma. » Gabaude explique que ce n’est pas tant les Quatre nobles vérités ou les trois caractères de tout existant ou autre « cœur » doctrinal, mais l’impact de l’enseignement relatif au détachement et la vacuité qui constituent ce cœur.

(2) Conduire à la prise de conscience de la souffrance et à l’extinction de la souffrance.

(3) Si plusieurs explications sont possible, il faut choisir celle qui peut immédiatement servir et être mise en pratique, basé sur des fondements canoniques comme « immédiatement visible » (sandiṭṭhiko), « non reporté à plus tard » (akāliko), « soumis à la considération de chacun » (ehipassiko), « menant [au Nibbāna] (opanayiko), « destiné à être compris individuellement par les sages » (paccataṃ veditabbo viññuhi).

(4) Concourir au détachement du moi et du mien.

(5) « Le Tipiṭaka est quelque chose qu’on a complété sans cesse. Au début, il était minuscule, puis il augmenta, jusqu’à apparaître sous la forme qu’il a aujourd’hui. Voilà pourquoi il y a des parties qui concernent la Vacuité et d’autres non. On doit mettre ces dernières de côté, ou bien faire preuve d’assez d’intelligence pour rapporter à la Vacuité ce qui ne s’y rapporte pas, pour l’empêcher de s’en écarter. »[10]

C’est notamment sur les critères de type (3) que se base Buddhadasa pour justifier son interprétation psychologique des renaissances et de la cosmologie qui leur est liée.
« Les êtres infernaux seraient sous la terre ; les animaux dans la savane ; les peta dans le monde des peta ; les démons (asura) seraient des esprits invisibles qui se trouveraient dans leur monde… Je pense que ses explications ne servent à rien. Elles ne sont pas ‘sandiṭṭhiko’, intérieurement perceptibles. Or ce qui n’est pas ‘sandiṭṭhiko’ n’est pas le Dhamma du Bouddha. »[11]




Le site Dhamma de la Forêt a publié une série de traductions française de livres de Buddhadasa Bhikkhu.

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[1] Gabaude, p. 59

[2] Gabaude, p. 73

[3] Gabaude, p. 79

[4] « Il était brahmane de naissance et cela pousse beaucoup de chercheurs à penser que plusieurs dizaines de thèmes brahmaniques – le ciel, l’enfer, Rahu qui mange la lune, etc. – ont été alors insérés dans le Tipiṭaka au point qu’on s’y réfère comme à des paroles du Bouddha. » Gabaude, p. 107

[5] Gabaude, p. 79

[6] Gabaude, p. 86

[7] Gabaude, p. 86

[8] Gabaude, p. 99

[9] Gabaude, p. 97

[10] Gabaude, pp. 113-121

[11] Gabaude, p. 116

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