mercredi 31 janvier 2018

L'essence orgeuilleuse


Détail Tombe de Rekhmirê

Nous sommes de la poussière d’étoiles. Mais sur la terre, tout pousse de bas en haut, et se construit de bas en haut. Les racines et les fondements sont en bas, et la végétation et les superstructures en haut. Cela va tellement de soi qu’on en arrive parfois à l’oublier et n’avoir d’yeux que pour ce qui dépasse le sol. Il en va de même pour une société, qui ne peut pas fonctionner sans des couches stables et permanentes en apparence que l’on peut prendre pour acquises. C’est sur ces couches que se reposent les couches supérieures (hiérarchies), qui sans elles s'écrouleraient ou ne pourraient pas se développer. A un niveau microcosmique, la “conscience” “acquise” par l’homme est le fruit d’une longue évolution, sans laquelle elle n’existerait pas.

Les hommes ont développé des civilisations avec des lois (dharma) qui les survivent, mais ces civilisations et lois ne peuvent pas se passer des générations d’humains. On pourrait en arriver à croire que ces civilisations sont quasi-éternelles, tandis que les hommes sont périssables. Les hommes, participant aux civilisations, atteignent cependant une certaine part immortelle grâce à elles. Mais “l’immortalité” des civilisations et des hommes dépend néanmoins d’une “infrastructure”: la terre, la végétation, la faune, des hommes... Quand on oublie cela, et que l’on est quelque peu aveuglé par la part “immortelle” et “immatérielle”, on pourrait penser que cette part immortelle précède l’homme et tout ce qui le constitue. On se fixe alors sur le haut de la pyramide, en oubliant ce qui le supporte. Quand on pense que la “conscience” est le plus haut que puisse atteindre l’homme en la séparant de tout le reste qui la soutient, on l’essentialise. On en fait une essence orgueilleuse qui pense (eh oui, l'essence se pense) qu’elle peut exister sans tout le reste et qu’elle en est même l’essence: c’est-à-dire que tout le reste ne pourrait pas vivre sans elle. C’est la superstructure qui se prend non seulement pour l’infrastructure mais comme l’essence, la vie et la vérité.

La même tendance d’essentialisalisation et de l’hiérarchisation des essences ainsi conçues se trouve dans l’homme, la société, la civilisation. Non seulement la “conscience” est immortelle, mais même l’individu le serait et pourrait re-naître... Les mondes peuvent périr, mais leur essence est préservée, de façon à ce que les mondes peuvent se former de nouveau, quasi à l’identique. Idem pour le Dharma, la loi éternelle. Elle peut périr, mais elle sera re-découverte par un avatar, un messie, ou un autre envoyé du plérôme-superstructure. Et cette Loi (féodale) dira les hiérarchies “naturelles”, où le ciel commande à la terre, l’âme au corps, l’intellect au désir, l’homme à l’animal, le mâle à la femelle, etc. et (re)mettra de l’ordre dans le chaos, avec un aplomb surprenant.

Dans la révolution financo-informatique que nous vivons, les nouveaux dieux veulent faire croire que sans la finance et l’informatique rien n’est possible. C’est l’infrastructure qui a besoin d’eux et doit leur faire des sacrifices : le temps, la disponibilité de cerveau, leurs enfants, leurs vies… en échange de quelques pluies éparses. La dette est le nouveau péché originel. Avec les “droits d’accès” comme indulgences pour acheter un coin de ciel. On naît endetté envers les dieux, et on passera la dette à ses enfants. C’est oublier que tous les serveurs sont fabriqués pièce par pièce, au moindre coût, dans des ateliers sordides par les couches les plus basses de la société et tournent avec des énergies, dont les sources se trouvent à différents coins du globe, souvent défendues manu militari. Pour donner l’illusion au consommateur qu’il suffit de pousser sur un bouton, pour que la magie opère.



Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ? Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée.
N’avait-elle que des palais
Pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide
Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.

Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?

Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
Pleura. Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?

A chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?

Autant de récits,
Autant de questions.

Questions que pose un ouvrier qui lit, Bertold Brecht

mardi 30 janvier 2018

Être, être déterminable et ne pas être



« Pour Thomas d'Aquin, les femmes n'ont guère de choix « existentiel» : elles doivent être « déterminées ou déterminables ». Aristote avait comparé la « femelle » à « la matière aspirant au mâle comme à une forme», c'est-à-dire à une détermination. Transposée sur un plan juridique, cette métaphore trouve sa conséquence ultime. Une femme est déterminée quand elle appartient à un homme dans un cadre légal, c'est-à-dire matrimonial (secundum legem matrimoni) ; elle est déterminable quand rien n'empêche qu'elle appartienne à quelqu'un. » Penser Au Moyen âge, Alain De Libera, Éditions Points, 1991. 207
Pour Aristote, « l’esclave est une sorte de propriété animée » (Politique). « Y-a-t-il quelqu’être pour lequel il soit préférable et juste d’être esclave ? », demande Aristote. Le philosophe répond en affirmant que l’autorité et la hiérarchie sont naturelles parce que nécessaires et utiles. Par exemple, l’âme commande au corps, l’intellect au désir, l’homme à l’animal, le mâle à la femelle, et certaines notes le font même à d’autres en musique. L’inversion de ces hiérarchies naturelles est un symptôme de dérangement, comme dans la vieillesse, où le corps commande à l’âme, ou dans un ménage disharmonieux, où la femme commande à l’homme. » Source

Dans le chapitre sur le Karma du Précieux ornement de la libération de Gampopa, qui se base en grande partie sur l’Abhidharmakośakārikā de Vasubandhu, on lit que les rapports sexuels avec sa mère, sœur ou autre parent féminin sont interdits, ainsi qu’avec une femme mariée sous la protection du roi ou d’un autre. La version française de Padmakara traduit d’ailleurs « avoir des rapports sexuels avec une personne déjà engagée avec quelqu’un d’autre »[1]. Une note explique : « Le texte tibétain mentionne les femmes qui sont ‘ déjà la propriété d’un homme, d’un roi, etc. ‘. Nous nous sommes permis d’adapter à notre époque et à notre société. »[2] Pour voir en détail à quoi peut faire référence cette phrase un peu énigmatique, voir Frédérique Apffel Marglin, Wives of the God-King, The Rituals of the Devadasis of Puri, Oxford University Press (1985), sur le cas des devadasi de la ville de Purī en Inde.

J’ai écrit ailleurs (Esprit et matière, homme et femme, même débat) sur l’influence des diverses paires métaphoriques sur les rapports homme-femme. Elles partagent toutes une division entre une « superstructure » (discours ou cadre conceptuel) permanente et une « infrastructure » changeante, où la superstructure « détermine » « l’infrastructure ». Ainsi, dans le couple ciel et terre, le ciel « détermine » la terre, c’est-à-dire il imprime son modèle sur la terre, par le biais de ses agents évidemment. Dans de nombreuses traditions (religieuses), y compris de nos jours, l’astrologie était/est une science qui permet de connaître les intentions du ciel, des astres/dieux. Dans le couple esprit/âme et corps/matière, c’est l’âme de l’univers/l’âme individuel qui « anime » ou donne forme à la matière (rūpa). De même, dans le couple homme-femme, c’est l’homme (détenteur de la lignée familiale ou gotra) qui « détermine » la femme. Dans le couple Puruṣa et Prakṛti, et leurs représentations, on voit que des attributs masculins sont attribués au Puruṣa et des attributs féminins au Prakṛti. Puruṣa signifie mâle, homme, personne, héros, principe vital, esprit, âme de l'univers, et Prakṛti nature, ordre naturel, forme primitive, fondement. « Ce qui détermine » est un principe actif se manifestant sous divers tattva, et ce qui est déterminé est une matière passive.

L’homme est le chef de la famille (gṛhapati), et accomplit les rituels domestiques[3] au foyer. C’est l’homme, le propriétaire de la femme, qui détermine la femme en l’accueillant dans sa gotra, quand elle quitte le foyer paternel (gotra parbārtana). La gotra est un élément déterminateur (de l’ordre du ciel, de l’âme, du principe actif…), que l’homme peut imprimer dans la matière déterminable (garbha) qu’est la femme. Cette détermination devient quasi-définitive et ineffaçable après la naissance d’un fils. Quand elle a donné un fils à son mari, et que ce dernier meurt, la femme, qui a été déterminée par la gotra de son défunt mari, ne pourra plus se marier (c'est-à-dire être déterminée par un autre homme) ou avoir d’autres enfants[4]. Dans les Jatakas, fils de veuve (vidhavāputta) est une insulte[5]. Comme une veuve n’est pas « auspicieuse » (maṅgala), elle est aussi exclue des cérémonies. Dans les civilisations du périmètre hindou, des veuves ont même suivi leurs maris sur les bûchers funéraires (satī), probablement dans le cadre d’anciennes coutumes kṣatriya. Si elles avaient des fils, un des fils (porteur de la gotra) pouvait devenir son nouveau chef/propriétaire. Généralement dans la civilisation indienne, en absence d’héritiers, une propriété échoit au roi. Idem pour les veuves, propriétés de leurs maris défunts, ou plutôt de sa gotra. Au sens stricte de la loi familiale hindoue, et par extension de la loi du karma bouddhiste telle qu’expliquée dans l’Abhidharmakośakārikā, avoir des rapports sexuels avec une telle veuve « déjà engagée avec quelqu’un d’autre » serait interdit. Se rendre coupable de cette forme d’inconduite sexuelle, conduirait à une naissance en tant qu’esprit avide (preta). Si on a néanmoins la chance de renaître homme (mâle), on aura « un ennemi plein de hargne en guise de conjoint. »[6] On paie le prix pour déranger l’ordre naturel comme dirait Aristote[7]. La loi du karma, plutôt misogyne (d’un point de vue moderne et « orientaliste »), semble être assez en accord avec Aristote et Thomas d'Aquin en matière matrimoniale, hiérarchies et ordre naturel.

Notre corps natif n’est qu’une « infrastructure » qui doit encore être déterminée par une « superstructure », pour ceux qui ont la chance de « bien naître ». Un corps natif sans gotra, sans statut, n’est rien, et n’a pas de droits. C’est un « bâtard », qui n’existe qu’au niveau de son infrastructure. Une bête de somme (bât) en quelque sorte. Il ne s’agit bien sûr pas de dénigrer des valeurs anciennes étant confortablement assis dans les valeurs actuelles (bien que malmenées), mais de suggérer à des bouddhistes souhaitant maintenir et respecter à la lettre des traditions dites bouddhistes, de réviser leurs positions. L’année 2017 fut un annus horribilis pour le bouddhisme. Elle avait été marquée par des scandales dans les cercles du bouddhisme, avec des prises de position très conservatrices de certains protagonistes refusant la modernité et les valeurs occidentales. 2017, c’était également le départ du mouvement « me too » avec la dénonciation des abus de pouvoir vis-à-vis de la femme. La continuation du feuilleton scandaleux des sans-papiers. On pourrait dire que dans nos sociétés actuelles, les sans-papiers et les migrants (en transition entre deux superstructures) sont considérés comme une sorte de personnes « indéterminées » et donc sans droits. Les murs et les portes fermées matériels et immatériels (avec le fameux « accès » et les « droits d’accès ») se multiplient partout. Le nombre de gens se trouvant « dehors » aussi.

Le bouddhisme, plutôt « universaliste », a su offrir une gotra à ceux dépourvus de gotra, de kula, de lignée familiale. Le Bouddha proposa à ses adeptes de devenir des fils ou des filles de famille, des fils et des filles du Bouddha. Il donna « refuge » à tous ceux qui étaient sans gotra. Il leur offrit une appartenance (Viens Baddha !). Il ne faut pas sous-estimer cet attrait qu’avait le bouddhisme sur les sans-droits. Voir aussi les conversions au bouddhisme des intouchables en Inde (Ambedkar).
« Une question connexe, fort discutée, est celle du gotra. Le mot, dont le sens primitif est « vacherie », désigne une parenté spirituelle, l’appartenance d’une famille à un certain personnage mythique ou semi-mythique, parmi lesquels figurent au premier rang les « sept grands ṛṣi » de la tradition védique, Gautama, Bharadvāja, Viśvāmitra, Jamadagni, Vasiṣṭha, Kaṣyapa, Atri, puis le sage Agastya. Ce type de parenté joue un rôle dans les rites funèbres ; à propos du mariage il est mentionné à partir des Sûtra domestiques et dans toute la Smṛti, y compris Kaurilya, non sans certaines discordances à vrai dire. Avec le temps les sept ou huit éponymes sont devenus quarante-neuf, avant d’aboutir à un total de plusieurs milliers, par une fragmentation interne analogue à celle qui a marqué l’évolution de la classe en caste. Le bouddhisme et le jaïnisme tiennent compte de la théorie des gotra, et si le Buddha se laisse interpeller du titre de Gautama, c’est parce que les Çâkya se considèrent comme issus du ṛṣi Gautama. On peut dire que la parenté du gotra a été sentie dans une large mesure comme une parenté réelle ; peut-être l’était-elle d’ailleurs pour certaines familles de brahmanes, et c’est bien des brâhmanes qu’est partie toute la théorie ; n’a-t-on pas admis que chez les kṣatriya et les vaiśya le gotra qui compte est celui du prêtre familial qui agit en leur nom ? »[8]
Cette générosité et universalisme initial n’ont pas empêché les diverses classifications hiérarchiques du bouddhisme ultérieur (la théorie des gotras du mahāyāna, les trois tours de la roue, les trois véhicules, les neuf véhicules etc.). Dans le tantrisme, il existe également des familles spirituelles (gotra). Les divinités tantriques (mâles ou femelles) sont entourées de divinités secondaires, Yoginī, appartenant à différents gotra, clans ou familles (kula), d’où le nom Kaula donné à cette forme de culte[9]. Dans le livre de Frédérique Apffel Marglin, on voit comment, après une série de cérémonies, les courtisanes (devadasi) de Purī accèdent au gotra de Jagganāth, dont elles sont alors considérées être les épouses. Officiellement, le mariage de ces devadasis doit être consumé par le roi ou un prêtre brahmane,[10] après que la devadasi ait reçu un mantra lors d’une initiation (guru dikhya) donnée par le guru de la famille royale (rājaguru) et des devadasis. Au cours des siècles, les rituels autours des devadasi ont changé et subi l’influence śākta. Actuellement à Purī, une cérémonie śakta (dédiée à Kālī)[11] fait partie du cérémoniel de la devadasi.

L’entrée dans un clan (gotra, kula) est comme l’entrée dans un corps mystique. Corps dans le sens d’un ensemble, dont on peut faire partie ou non. La notion de gotra comporte forcément la notion de ceux à l’intérieur et à l’extérieur du cercle. Être né humain (corps natif) ne suffit pas. Il faut encore être « déterminé » par un agent du ciel, de l’âme de l’univers, ou entrer dans la Vérité dite par les maîtres de Vérité. Si l’on naît femme, il faut être déterminé par un homme « de famille », doté d’une gotra. Sinon, on n’est personne, et par conséquent sans droits et sans dents.

Deux citations pour finir.
« On ne me contrôle jamais, mon visage est évident. Ceux à qui on demande cette carte que je ne porte pas se reconnaissent à quelque chose sur leur visage, que l’on ne peut mesurer mais que l’on sait. Le contrôle d’identité suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie. Le contrôle est un geste, une main sur l’épaule, le rappel physique de l’ordre. Tirer sur la laisse rappelle au chien l’existence de son collier. On ne me contrôle jamais, mon visage inspire confiance. » L'art français de la guerre, Alexis Jenni
« So taking refuge is a landmark of becoming a Buddhist, a nontheist. You no longer have to make sacrifices in somebody else’s name, trying to get yourself saved or to earn redemption. You no longer have to push yourself overboard so that you will be smiled at by that guy who watches us, the old man with the beard. As far as Buddhists are concerned, the sky is blue and the grass is green—in the summer, of course. As far as Buddhists are concerned, human beings are very important and they have never been condemned—except by their own confusion, which is understandable. »  The Heart of the Buddha, Chögyam Trungpa, p. 73
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MàJ 02022018
L'Inde «manque» de 63 millions de femmes

MàJ 03022018 Autre conséquence, situation similaire en Chine avec l'enfant unique (mâle de préférence), où les poupées sexuelles en silicone ont le vent en poupe à cause du manque de femmes... article en tibétain

[1] Le Précieux ornement de la libération, p. 110

[2] Le Précieux ornement de la libération, p. 341, note 65.

[3] Notamment les cinq grands sacrifices (mahāyajña) : oblations aux dieux (deva), aux démons (bhūta), aux mânes (pitṛ), aux hommes (nṛ), l’accomplissement de l’hospitalité. Masson-Oursel, Paul. L'Inde Antique Et La Civilisation Indienne, Par P Masson-Oursel, H. De Willman Grabowska Et Philippe Stern. Avant-Propos: Le génie De L'Inde. La Renaissance Du Livre, 1933.

[4] Sauf dans certaines exceptions par un membre de la même gotra, p.e. un frère du mari défunt.

[5] Renou, Louis. La Civilisation De L'Inde Ancienne. 1981, p. 80

[6] Le Précieux ornement de la libération, p. 111

[7] « un ménage disharmonieux, où la femme commande à l’homme »

[8] Renou, Louis. La Civilisation De L'Inde Ancienne. 1981, p. 78,79

[9] Padoux André, and Jeanty Roger-Orphé. The Heart of the Yogini: the Yoginihrdaya, a Sanskrit Tantric Treatise. Oxford University Press, 2014.

[10] Wives of the God-King, p. 67

[11] Syāmā Pūjā Bidhi, ou Mahākālī Saparyā Vidhih. Wives of the God-King, p. 217

dimanche 28 janvier 2018

Présence grecque en Inde

Représentation d'étrangers en habits grecs, jouant des carnyx et des flûtes aulos. Porte septentrionale du Stupa  I de Sanchi

La présence des grecs/ioniens en Inde, et leur influence, est bien documenté. Les liens entre les Maurya et les grecs sont connus. Le Kalinga était un royaume antique du centre-est de l'Inde qui correspond grosso modo à l'état d'Odisha, entre autres connu pour la guerre sanglante de Kalinga (261 av. J.-C.) menée par l’empereur maurya Ashoka. Ce serait suite aux massacres qu’Ashoka se convertit au bouddhisme. Les mauryas et notamment le grand-père d’Ashoka, Chandragupta, entretinrent des relations étroites avec les Grecs. L’empereur Khārabēḷa/Khāravēḷa[1] de Kalinga de la dynastie Mahameghavahana étend son empire, entre autres en battant Démétrios, le roi Indo-Grec de Bactria, gouvernant de Begram [Bagram] (ou Kapiçi). Il protège toutes les religions, mais, semble-t-il, en favorisant les jains.

Les Grecs/Ioniens (Yavana ou Yona) ne sont pas limités à une simple présence au Gandhara. [2] Il semble assuré que, même vers le début de l'ère chrétienne, le terme Yavana ait désigné trois catégories différentes d'étrangers, les Grecs, les IndoGrecs et les habitants de l'Orient romain. Alors que les deux premières catégories résidaient dans les régions nord-ouest et ouest du sous-continent, la troisième était fixée dans la péninsule et s'adonnait principalement à des activités marchandes. Ailleurs dans le Mahābhārata, les Yavana sont rabaissés au rang des śūdra de même que les Dravidiens, les habitants du Kalinga (Odisha) et les śaka. Dans le Deccan oriental et en Inde du Sud, les Yavana semblent avoir été partie prenante dans les transactions commerciales locales. C'est pour la même raison que des preuves matérielles de leur présence, monnaies, lampes et poteries, ont été retrouvées en grand nombre dans ces régions. Le Grec Héliodore signale sa dévotion à Vishnou dans l'inscription du pilier de Besnagar, et se définit lui-même comme membre de la secte Bhāgavata.[3] Aux alentours de Puhar ou de Kaveripūmpaṭṭinam (Tamil Nadu), l'attention des passants était souvent attirée par les habitations des Yavana dont la prospérité ne déclinait jamais[4]. Stein fait valoir que, d'un point de vue social, « quels qu'aient pu être les Yavana », ils avaient été absorbés par la société indienne, et qu'il est peu probable que des colonies grecques aient existé vers le début de l'ère chrétienne 53. O. Stein, « Yavanas in Early Indian Inscriptions ».

Pour revenir sur le pilier d'Héliodore, le site wikipedia anglais est plus complet et donne d'autres interprétations possibles des inscriptions. Ainsi, Héliodore ne serait pas forcément un dévot de Vichnou (Bhagavan), mais pourrait aussi être un adepte du bouddhisme (Allan Dahlaquist). D'ailleurs, la devise pour gagner le ciel fait très "bouddhiste".
Trini amutapadani‹[su] anuthitani
nayamti svaga damo chago apramado

« Trois pas (préceptes) immortels … si pratiqués mènent au ciel :
le contrôle de soi, la charité et la conscience. »
La traduction de Richard Solomon : "(These?) three steps to immortality, when correctly followed, lead to heaven: control, generosity, and attention."

Trois pas vers l'immortalité qui, bien suivis, conduisent (nayamti) vers le ciel (sct. svārga P. sagga) :
le contrôle de soi (P. damo), la générosité/don/sacrifice (P. cāgo) et la diligence/vigilance/attention (P. appamādo). Dans le bouddhisme Pāli, "appamāda" recouvre la pratique de l'attention (sati), de la lucidité (paññā) et  de l'énergie (kusala viriya). Notons tout de même la présence du garuḍa qui surmonte le pilier.

Se pourrait-il que les « roitelets indo-grecs » aient pu influencer les rites autour de la royauté en Inde, et se pourrait-il que ces rites remontent aux Sumériens ? Alternativement, ces rites viennent-ils d’un terreau commun plus ancien ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit de rites très anciens autour de la royauté et de la fertilité. Les festivals de la ville de Purī autour de Jagganāth nous offrent une occasion d’explorer ces questions. 

Pour un article plus complet sur la présence grecque en Inde : La présence des Yavana en Inde ancienne de Ray Himanshu Prabha et Nolot Edith.


Guerrier Yavana, Grottes d'Udayagiri (Jaina), prés de Bhubaneswar en Odisha

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MàJ 07022018 The Greeks of Afghanistan Revisited


[1] Alain Daniélou places Kharavela somewhere between 180 BCE and 130 BCE, mentioning him as a contemporary of Satakarni and Pushyamitra Shunga. Source

[2] Ray Himanshu Prabha, Nolot Edith. La présence des Yavana en Inde ancienne. In: Topoi, volume 3/2, 1993. pp. 455-477; doi : 10.3406/topoi.1993.1480

[3] Journal of the Royal Asiatic Society, 1909, p. 1053.

[4] Paṭṭinappālaî 214-7. Puhar est la ville de Manimékhalaï.

samedi 27 janvier 2018

Juggernaut ou la procession du soleil

Le Juggernaut vu par les Victoriens. Un fidèle se fait écraser sous les roues du char
Série de billets autour du culte de Jagannātha dans la ville de Purî en Inde.
"Juggernaut: an idea, custom, fashion, etc., that demands either blind devotion or merciless sacrifice," 1854, a figurative use of Juggernaut, 1630s (Iaggernat), "huge wagon bearing an image of the god Krishna," especially that at the town of Puri, drawn annually in procession during which (apocryphally) devotees allowed themselves to be crushed under its wheels in sacrifice. Altered from Jaggernaut, a title of Krishna (an incarnation of Vishnu), from Hindi Jagannath, literally "lord of the world." Etymonline
Quand on lit les traductions françaises du mot « anglais » Juggernaut (Jaggernat chez Balzac ou Jagernat chez Anatole France), on trouve poids lourd, poids écrasant, force fatale ou rouleau compresseur. Ce mot, utilisé en anglais, concentre l’horreur des Victoriens éprouvée face aux manifestations de ferveur religieuse en Inde. Et notamment dans la ville de Purī (dans l'état de l'Odisha), où l’on adore le Seigneur du monde, le Jagannātha (tib. ‘gro ba’i mgon po), par des processions de grands chars (Rath Yatra) transportant le dieu avec sa famille (frère et sœur, Balabhadra et Subhadra), considéré comme une forme de Vishnou (ou de Krishna). À l’origine cette forme fut une pierre bleue (ombilicale ?[1]), vénérée par le montagnard śavara Basu. Le roi de Malava, Indradyumna, avait envoyé des émissaires brahmanes partout, et lorsqu’ils trouvèrent Basu, la pierre fut transportée à Purī, où commença la construction d’un temple (en 1174), qui prit quatorze ans. Le temple actuel est un bâtiment pyramidal surmonté de la roue et du drapeau de Vishnou. La roue, symbole solaire par excellence. Le rouleau compresseur auquel rien ne résiste…

Le dieu est célébré lors de quatre festivals, celui du Char (Rath Yatra), au début de l’été et de la saison des pluies, étant le principal. Les chars du Seigneur du monde et de son frère et sa sœur traversent alors la ville de Purī à plusieurs occasions, suivant un trajet déterminé avec des stations[2], pour que les gens puissent les voir et recevoir leurs bienfaits (darśana). (wikipedia) C’est à l’occasion de ces processions que les Victoriens voyaient des dévots se jeter sous les roues des chars gigantesques, et se faire écraser par le Seigneur du monde pour aller directement au paradis[3]. Accidents, suicides ou sacrifices ? Pour la langue anglaise, le Juggernaut signifie désormais « une idée, une coutume, un mode etc. qui demande une dévotion aveugle ou des sacrifices sans merci. »

Le roi (Gayapati) de Purî faisant office de balayeur 
Un autre aspect du culte du « Juggernaut » a retenu mon attention. Le rôle du balayeur joué par le roi. En effet, un des rites principaux du festival s’appelle « Chera Pahara », balayer l’eau. C’est le Seigneur du monde (ou plutôt Indra) qui fait la pluie et le beau temps et fait en sorte qu’il pleuve souvent le jour des Chars. Ce jour là, c’est le roi habillé en balayeur qui balaie autour des chars avant que la procession ne se mette en marche. Ce rite marquerait aussi le fait que ce jour là, il n’y a pas de différence entre le roi et le moindre sujet du royaume, le balayeur. L’explication suivra dans un des billets suivants.
« Las ! Les rayons du soleil dans un ciel sans nuages s’étendent partout
Cependant, tout reste obscur pour les non-voyants [4] Le Naturel s’étend partout,
Mais reste inaccessible à ceux qui sont aveuglés. » Dohākośa-nāma Mahāmudropadeśa de śavaripa (Chants de Plénitude).
Nous retrouvons le thème de la nature partagée du roi et du balayeur dans les cycles des mahāsiddhas, notamment dans les hagiographies du roi Indrabhūti, sa sœur Lakṣmīṅkārā et le balayeur Hāḍipa/Jālandhara ou encore dans la légende du roi Gopīcand(ra) du Bengale, le Gopicandra Nāṭaka. Le mahāsiddha Mayanāmatī/Mayanā, sait que seule une initiation de Hāḍipā (le balayeur) pourra sauver Gopīcandra (le roi), qui a du mal à abandonner son royaume, pour se mettre au service d’un balayeur. Le mahāsiddha fait passer la mère sorcière du roi par une série d’épreuves terribles, autour des thèmes chamanistes/alchimistes classiques du démembrement et de la restauration. Car mythologie, légendes, rites et alchimie se croisent dans le Juggernaut. Voir The Alchemical Body de David Gordon White (p. 296-297, p. 299). Dans le Guide du Naturel, Indrabhūti réussit à abandonner son royaume, grâce à sa sœur Lakṣmīṅkārā, et devint le siddha Lvavapa.[5]

Dans les hagiographies des 84 mahāsiddhas (d’Abhayadatta[6]), on trouve l’histoire de Guru Bhadrapa, qui, pour briser sa fierté de brahmane, doit balayer chez un yogi hors-caste, après lui avoir apporté de la viande de porc et de l’alcool.[7]

Dans la ville de Purî en Inde, il y a en a qui croient aller au paradis en se jetant sous les roues du Char du Seigneur du monde. D’autres, comme Saraha et Advayavajra, menacent ceux qui font des pratiques avancées (gaṇacakra) de travers, de finir foulés sous les pieds du Seigneur du monde, ou écrasés par le Juggernaut…
« Ils mangent, ils boivent et éprouvent la joie de l'union
Les cercles [divins] se remplissent constamment
Par cette instruction ils concrétiseront l'autre monde
[Mais s'ils ne le concrétisent pas, ajoute Advayavajra]
La tête de ces étourdis sera écrasée sous les pieds [du Seigneur du monde]
. » (DKG n° 24)
Le nom Jagganātha apparaît aussi dans le Guide du Naturel (Sahajasiddhi-paddhati) sous la forme de Śrī Sarvajagganātha, un yogi qui vint à Oḍḍiyāna pour y trouver l’ainsité (sct. tathatā) auprès de Siddhavajra. Ce dernier lui enseigna : « Fils de ma famille, l’ainsité du Corps, du Verbe, de la Pensée et de la gnose de tous les tathāgata des trois temps n'est ni effort, ni écrit, ni symbole, ni prédicat ni discours (sct. śabda), mais l’ainsité est l'entrée dans l'objet de tous les éveillés). De ce fait, on ne le trouvera pas à travers aucun effort, écrit, symbole, prédicat et discours. » Il n’y a pas de lien évident entre ce yogi et le culte de Jagganāth, bien que certains historiens indiens considèrent cette occurrence dans le Sahajasiddhi comme une preuve de l’influence bouddhiste sur le festival.

Tejaprabhā

En ce qui concerne l’aspect mythologique du culte de Jagganātha, le trio divin céleste pourrait en rappeler un autre, cette fois-ci bouddhiste : Tejaprabhā, assis sur son char, avec son entourage de planètes, parmi lesquels le soleil et la lune. Mais c’est peut-être encore la thèse du culte solaire comme l’origine de toutes les religions de Charles-François Dupuis qui expliquerait le mieux les nombreux points de convergence entre cultes religieux. J’y reviendrai.

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[1] « Les « dieux de village » étaient donc surtout féminins, mais n’avaient pas de forme anthropomorphe à l’origine. Ces déesses étaient représentées par des pierres non taillées, des arbres ou de petits autels.[4] Pour les villageois elles étaient à l’origine du village, et une pierre ombilicale (« navel stone ») pouvait la représenter, ou simplement une tête placée à même la terre, la terre ou le territoire du village constituant alors son corps. Elles étaient ambivalentes, capables de déclencher des calamités, des épidémies etc. ET de les arrêter. Il n’y a pas mal de ressemblances avec le culte de la déesse mère Cybèle. » Source 

[2] La raison de la sortie serait une visite à la tante du Seigneur, qui a son temple dans la même ville.

[3] « Though many foreign accounts of the festival have been dismissed by Orissan scholars as the incorrect and disrespectful statements of infidels, one such Friar Odoric (ca. 1321 AD) is quoted in Hobson Jobson as stating, “Many pilgrims who have come to this feast cast themselves under the chariots so that the wheels may go over them saying that they desire to die for their God and the car passes over them, and crushes them and cuts them asunder and so they perish on the spot.” The fact remains, however, that many Hindus believe that a death under the wheels of the chariot would bring them salvation. An issue of the Puri Gazetteer of 1929 mentions some suicides occurring in this fashion while scholars admit that evidence exists that points to many instances of people lying down their bodies before the chariots, allowing the wheels to crush them. » Source

[4] Écrits gnostiques, Évangile selon Philippe, Pléiade, p. 357 « (56) Un aveugle et un voyant se trouvant dans l’obscurité, ils ne diffèrent pas l’un de l’autre. Survienne la lumière, alors le voyant verra la lumière et l’aveugle restera dans l’obscurité. »

[5] Voir Le Guide du Naturel
[6] Caturaśīti-siddha-pravṛtti (grub thob brgyad cu rtsa bzhi’i lo rgyus PKTG 5091)

[7] Cette histoire est publiée en français dans Le Guide du Naturel, éd. Yogi Ling.