mercredi 28 février 2018

Les portes de la gloire (kīrtimukha)

Prasat Kok Po A, Angkor, Siemreap, Cambodge, IXème s.
Porte de la Gloire "phytomorphe" à la Giuseppe Arcimboldo. Le mot "mukha" dans kīrtimukha signifie à la fois porte et face. Deux flots (sens et sensibilité, selon DKR...) lui passent par les bras pour être dévorés par la Porte de la Gloire, qui serait aussi le Temps (Kāla)

Giuseppe Arcimboldo, portrait phytomorphe
Les fruits, emblématiques du caractère éphémère et périssable des choses.

Saturne/Kronos (le Temps) dévorant ses enfants, Goya
  Chez Kāla, Kronos et Saturne, passer dans sa bouche est passer par la porte... de la Gloire.

La porte d'Orcus dans les jardins de Bomarzo, Italie, xvie siècle
Orcus/Horkos peut à la fois désigner un dieu (Pluton, Dis Pater), ou les démons des Enfers.

Eglise de San Petronio à Bologne
L'Enfer selon Coppo di Marcovaldo (Florence, 1225 - 1276)

La porte de l'Enfer chez Dante (1265-1321)
"Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance"
La Porte de l'Enfer de William Blake (1757-1827)
La Porte de l'Enfer de Rodin (1840-1917)
Des sentiers menant à la Gloire (Kubrick)

Porte de la Gloire phytomorphe, servant d'entrée dans le monde (Marie-Noëlle Pécarrère)
L'origine du monde, Gustave Courbet (1866)

Voir aussi mon billet "Le puits de l'oubli"













     

lundi 26 février 2018

"Châteaux aériens"

Castle in the air, Kiwatsu
Dans son blog Ce qu'est vraiment le bouddhisme, Matthieu Ricard, en s’appuyant sur un enseignement de Dzongsar Khyentse Rinpoché sur le Soutra du Cœur, ou L’Essence de la Connaissance transcendante (donné au Népal en avril 2017), parle des deux vérités du bouddhisme. Ces deux vérités sont la vérité conventionnelle, ou « expédiente » (saṃvṛti-satya) et la vérité ultime (paramārtha-satya).

MR rappelle que le bouddhisme a pour but d’éradiquer la souffrance et les causes de la souffrance, que sont l’ignorance et les états mentaux afflictifs (haine, désir, manque de discernement,…). L’ignorance dite « fondamentale » est définie comme « le fait de ne pas reconnaître la véritable nature ultime des phénomènes ». Et pour cette « ignorance fondamentale » il existe comme seul et unique remède la « vérité ultime».

Il me semble qu’en abordant les choses de cette façon, c’est-à-dire en essentialisant et « l’ignorance » et « la vérité ultime » (qui est sa remède), on crée des fantômes qui risquent de nous faire passer à côté de l’essentiel (désolé…). Si la vérité ultime est la nature des phénomènes, connaître la nature des phénomènes est connaître la vérité ultime. Le bouddha a si souvent parlé de la nature des phénomènes, ou plutôt des (trois) caractéristiques des phénomènes, que ces caractéristiques sont devenues comme les critères « ultimes » de l’orthodoxie de sa doctrine (les quatre sceaux). Les phénomènes sont impermanente (P. anitya), insatisfaisants (P. duḥka) et sans essence (P. anātman). Quand on connaît à la fois les phénomènes et leurs caractéristiques, ou « nature ultime », ils n’auront pas le pouvoir de nous mettre en tous les états (afflictifs) et de nous faire souffrir.

Il ne s’agit donc pas de guérir un mal mystérieux (l’ignorance) par un remède (vérité ultime) qui amenera (par quel moyen de transport ?) les êtres graduellement (pourquoi graduellement ?) à l’expérience directe ( ?) de la vérité ultime, c’est-à-dire à la nature impermanente, insatisfaisante et impersonnelle des phénomènes, autrement dit de la vérité conventionnelle. Cette vérité ultime « dépasse les concepts et les mots », c’est-à-dire que la nature impermanente, insatisfaisante et impersonnelle des phénomènes (non-superficielle) n’est pas accessible quand on reste à la « surface », les concepts et les mots, des phénomènes. Il ne suffit pas de la penser et de la nommer, elle est assimilée et « vécue ».
« Si vous êtes conscient d’anicca, l’incertitude, vous saurez lâcher prise et ne plus vous accrocher à rien.
Vous dites : « Ne cassez pas mon verre ! » Pouvez-vous empêcher que se casse un objet dont la nature est d’être cassable ? S’il ne se casse pas aujourd’hui, il se cassera plus tard. Si vous ne le cassez pas vous-même, quelqu’un d’autre le fera, et si personne ne le fait, alors ce sera peut-être une poule qui le cassera ! Le Bouddha nous apprend à accepter ces choses-là. Il a pénétré la vérité des choses, il a vu que, fondamentalement, ce verre est déjà cassé. Dans le verre intact, il voyait le verre cassé. À chaque fois que vous utilisez ce verre, vous devriez considérer qu’il est déjà cassé car un jour viendra, inévitablement, où il se brisera. Utilisez le verre, prenez-en soin jusqu’au jour où il vous glissera des doigts et se cassera. Ce ne sera pas un problème. Pourquoi ? Parce que vous aurez compris et accepté sa nature « cassable » avant qu’il ne se casse
Vous dites : « Ne cassez pas mon verre ! » Pouvez-vous empêcher que se casse un objet dont la nature est d’être cassable ? S’il ne se casse pas aujourd’hui, il se cassera plus tard. Si vous ne le cassez pas vous-même, quelqu’un d’autre le fera, et si personne ne le fait, alors ce sera peut-être une poule qui le cassera ! Le Bouddha nous apprend à accepter ces choses-là. Il a pénétré la vérité des choses, il a vu que, fondamentalement, ce verre est déjà cassé. Dans le verre intact, il voyait le verre cassé. À chaque fois que vous utilisez ce verre, vous devriez considérer qu’il est déjà cassé car un jour viendra, inévitablement, où il se brisera. Utilisez le verre, prenez-en soin jusqu’au jour où il vous glissera des doigts et se cassera. Ce ne sera pas un problème. Pourquoi ? Parce que vous aurez compris et accepté sa nature « cassable » avant qu’il ne se casse. » Méditation et sagesse, Volume 1, Ajahn Chah
Les deux vérités peuvent donc être abordées sans trop les essentialiser et sans faire appel au mystère, à des méthodes mystérieuses et à un fruit mystérieux, auquel il faut rendre hommage. Quand on est éveillé, ouvert aux deux vérités, le verre et le verre cassé, on peut aborder les choses, et les gens, habilement (upāyakauśalya). L’enseignement du Bouddha ne concerne pas qu’une vérité, l’ultime, mais les deux. C’est avec les cinq perfections initiales (« activité initiale ») qu’on évolue dans la vérité conventionnelle, que l’on soit « éveillé » ou non. Si on est éveillé, on a également la sixième perfection pour évoluer habilement dans la vérité conventionnelle.

Dire que « lorsque le Bouddha enseignait la générosité, la discipline, la patience, la diligence, la méditation analytique, etc., ce n’était pas vraiment ce qu’il pensait ou ce qu’il voulait dire » est un non-sens. Advayavajra nous le rappelle dans La destruction des vues fausses (Kudṛṣṭinirghātana), traduit en anglais par Klaus-Dieter Mathes. Les six perfections (activité initiale et sagesse) se pratiquent dans leur ensemble, tout comme les deux vérités sont inséparables. Penser qu’on peut rester dans la « vérité ultime », sans la vérité conventionnelle est s’illusioner. Comment pourrait-on dissocier les phénomènes de leur nature impermanente (P. anitya), insatisfaisants (P. duḥka) et sans essence (P. anātman), et prétendre demeurer dans cette dernière, une nature dissociée de ce dont elle est censée être la nature. La sagesse dissociée de la vérité conventionnelle est une « sagesse folle ».

dimanche 25 février 2018

Désirs et siddhis, une question de perspective

Mur d'ex voto, ND de la Garde Marseille
L’homme a toujours cherché à être à l’abri de revers de fortune en matière de sa prospérité, sa descendance, la fertilité de ses champs et de son cheptel, sa santé physique et mentale, sa virilité, sa carrière et sa tranquillité posthume... Les différents objectifs dans le cadre de la recherche d’une vie confortable (par les moyens dont on dispose) peuvent être appelés « désirs » (kāma). Shingo Einoo [1] compare dans son article les rituels que l’on trouve dans divers textes (védiques, shivaistes, bouddhistes…) pour réaliser ces désirs, ou pour réussir ces objectifs. Les listes des « objectifs » auxquels les rituels pourvoient parlent d’elles-mêmes. Il y a très peu de différences en ce que « désiraient » les indiens, qu’ils pratiquaient les Védas, les saiva tantras ou les tantras bouddhistes.

Les rituels védiques qui accomplissaient ces objectifs étaient appelés « kāmya » et se pratiquaient par des sacrifices le plus souvent les jours de pleine lune ou de nouvelle lune (kāmyeṣṭi). Comme le remarque Einoo, les mêmes objectifs et désirs changent de nom dans les tantras : on ne parle plus de kāma mais de siddhi. On pourrait traduire siddhi par « fins » ou desseins. Fin dans le sens qu’on y aspire, et fin dans le sens d’un objectif atteint ou réussi. Les listes de siddhi que proposent les tantras ne présentent pas de différences essentielles avec celles des kāma. L’homme change finalement peu avec les âges, les croyances et les rituels qui passent. Et même les méthodes (védiques, shivaistes, bouddhistes…) ne sortent pas du cadre de séries de sacrifices à des dieux et des démons considérés comme les agents qui font tourner le monde ou le kāmadhātu.
« La magie a la même finalité que la mécanique. Il s'agit d'essayer d'arracher à la nature ses secrets, c'est-à-dire de découvrir les processus occultes qui permettent d'agir sur la nature pour la mettre au service des intérêts humains. Mais la [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire. » Le voile d’Isis, Pierre Hadot, p. 116
Nous appelons cette méthode pour accomplir les « intérêts humains » (kāma, siddhi) « magie », mais ceux qui utilisaient « les rituels » pour les accomplir n’avaient aucune notion de magie, d’êtres surnaturels etc. Tout cela faisait simplement partie de leur quotidien. Comme il peut être normal pour nous de nous adresser à un courtier pour prendre une assurance afin de nous protéger contre certaines calamités. Le mot magie vient de mage, un spécialiste en sciences occultes. Nous sommes obligés d’ajouter l’adjectif « occultes », mais pour ceux qui les consultaient les mages étaient des véritables professionnels au même titre que ceux qui nous donnent une « aide professionnelle » de nos jours. La magie antique est devenue la mécanique et la science en passant par la magie naturelle.

La plupart des religions que nous pratiquons actuellement ont connu leur essor quand la magie antique et la magie naturelle n’avaient pas encore (entièrement) disparus. Les « sciences » étaient encore « religieuses » et pas encore fragmentées en sciences indépendantes. Les agents de la Nature, les dieux, les démons et les génies n’avaient pas encore disparues de la scène. Pour donner un exemple, le médecin de Gand Jan Palfijn (1650–1730), d’après qui est nommé l’hôpital de Gand du même nom, croyait que certaines malformations du corps (« monstres ») étaient dues à « l’Opération du Démon »[2].

Illustration du livre de Jean Palfijn
Les religions ont souvent le regard tourné vers le passé, quand leur fondateur avait reçu sa transmission directement, par vision ou autrement d’un Dieu ou d’un être surnaturel. Elles considèrent souvent que la religion était alors au stade le plus pur de son existence, et que par la suite les choses pouvaient seulement se dégénérer. L’objectif était alors de préserver autant que possible la religion dans son état virginal. Dans la pratique cela revient souvent à garder intacts et entiers (« arrested development ») les « sciences religieuses » et le magisme, y compris celles qui aident les « croyants » à accomplir leurs désirs (kāma, siddhi, voeux). Cela n’empêche pas que les sciences « issues » des « sciences religieuses » (tib. rig pa'i gnas) aient continué leur propre évolution de leur côté. Le « respect des traditions » condamne les religions à rester figées dans le passé. 

Les « sciences religieuses » sont aussi « matérialistes » que les sciences modernes, mais cela n’empêche pas certains religieux de qualifier les sciences modernes de matérialistes et les « sciences religieuses » de spirituelles. Nous avons donc le luxe, pour accomplir nos desseins, de pouvoir nous adresser à des professionnels, ou de faire appel à des officiants de rituels religieux pour réaliser les kāma ou les siddhi.

Pour justifier la pratique de ces rituels, certains bouddhistes pointent quelquefois vers l’inséparabilité des deux vérités : relative et absolue. Pratiquer une religion uniquement de façon « intérieure » ou « mystique » ne suffit pas. Il faut aussi faire les rituels qui appartiennent, selon eux, au domaine de la vérité relative. Seulement, une des sources de la pratique associée des deux vérités est le Kudṛṣṭinirghātana) attribué à Advayavajra/Maitrīpa, définie les pratiques « relatives » comme étant les cinq premières perfections du bodhisattva, la sixième, la sagesse, étant du domaine de la vérité absolue. Les rituels sacrificiels relatifs aux kāma et siddhi, avec leur monde imaginal de dieux et démons, n’entre pas en jeu.

Ce monde imaginal et magique est comme une troisième vérité, entièrement religieuse celle-ci, ajoutée à la vérité absolue et la vérité relative. Henk Blezer[3] montre que les instructions du Bardo (de Karma Lingpa 1326–1386 et d’autres) introduisent un nouvel « état intermédiaire », ou dans ce cas intercalé, qui correspond justement à ce monde imaginal, et qui permet toutes sortes de rituels sacrificiels en vue d’obtenir les siddhi.

Certains vajrayanistes traditionalistes ont tendance à considérer la vérité relative comme intègrant cette troisième vérité. Nier ou ignorer ce monde imaginal et les rituels qui vont avec est alors considérer comme ne pas respecter ou ignorer la vérité relative tout court. La même tactique est utilisée quand des critiques sont émises sur les éléments de la troisième vérité du bouddhisme tibétain. On est alors accusé de matérialisme ou de nihilisme, et d’attaquer le bouddhisme tout court, comme si c’étaient ces élements-là qui le définissaient spécifiquement.

Je le rappelle régulièrement dans mon blog, quand Réchungpa visita le Népal avec son maître Dzogchen (kyi ston), une pratiquante de bouddhisme Newar lui dit que le Dzogchen était une pratique que l'on trouvait uniquement parmi les yogis tibétains et que c'était une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis… Un siècle plus tard, le nouvel état intermédiaire (troisième vérité) fut introduit, et cela n’a pas changé depuis.

Les désirs (kāma) sont la cause de la souffrance dit le bouddhisme, mais si l’on passe par les rituels tantriques que propose le bouddhisme tibétain (après les Védas et les saiva tantras), ils ne sont plus des désirs, mais des siddhi. Les lamas et la pratique des rituels aideront à les réaliser.

Ex voto Eglise de Bonfin

***

[1] From kamas to siddhis, Tendencies in the Development of Ritual towards Tantrism,Shingo ElNOO, publié dans le livre Genesis and Development of Tantra.

[2] « Description anatomique des parties de la femme, qui servent à la generation: avec un traité des monstres, de leur causes, de leur nature et de leur differences; et une description anatomique de la disposition surprenante de quelques parties externes et internes de deux enfants nés dans la ville de Gand » 

[3] 1997, Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept, Research School CNWS, School of Asian, African, and Amerindian Studies, p. 27

lundi 19 février 2018

Récapitulatif Purī, Jagganāth, Dionysos, devadasī etc.


Dionysos peint par Amasis

Depuis le début de cette année (2018), j’ai publié une série de billets inspirés par le festival de chars de Purī et le livre Wives of the God-King de Frédérique Apffel Marglin. La série commence par l’origine de l’expression « Juggernaut », exprimant l’horreur de la dévotion populaire à laquelle rien ne résiste, que les victoriens avaient fait connaître aux anglais, et par à la France (Balzac, Anatole France,…).

Les fêtes autour de la trinité[1] du dieu Jagganāth de Purī frappent par ses aspects « carnavalesques » ou « dionysiaques » très festifs. Le carnaval pourrait avoir pour l’origine le « char naval » qui fait son entrée dans la ville au début du printemps ou de la mousson, pour annoncer le retour du dieu de la végétation et de la vie. A l’occasion de cette fête, les barrières tombent, les distinctions sociales sont quelque peu suspendues, et les rôles peuvent même être temporairement inversés (le roi devient le balayeur), pour être aussitôt reprises à l’issu des fêtes, jusqu’à la prochaine fois.

C’est le roi Anantavarman Chodaganga Deva (r. 1077–1150) qui aurait fait construire le temple de Jagganāth la ville de Purī dont le culte est plus ancien et pourrait avoir des origines tribales. Ce roi fut à l’origine un Shivaïte mais devint un Visnouite sous l’influence de Ramanuja. La tradition raconte que le temple de Jagganāth fut construit par le légendaire roi Indradumna, et que Guṇḍicā fut la femme de ce dernier. Le culte de Jagganāth s’est enrichi au cours des siècles, mais on peut déceler une tendance générale « syncrétiste » et harmonisatrice. Les rôles sont bien répartis entre les brahmanes et les descendants tribaux « śavara » (Daitā). Les premiers s’occupent du corps mystique du dieu (et du roi qui est son représentant terrestre) et les deuxièmes plutôt des « corps physiques » des dieux et du roi. Les Daitā se comportent comme la famille de sang du roi.

Frédérique Apffel Marglin observe la dichotomie pur-impur classique à l’œuvre dans la société de Purī, mais également une autre qui concerne l’auspicieux (maṅgala) et l’inauspicieux (amaṅgala). Tout ce qui relève du « pur » (le symbolique divin) fait partie de la mission des brahmanes. Ce sont eux qui sacrifient aux dieux et qui conduisent les rituels. Il y a les brahmanes du temple qui servent les dieux quotidiennement, et les rājagurus qui couronnent le roi et la reine, les initient et jouent également un rôle dans la consécration des devadasī, les servantes du dieu. Tout comme le roi représente le dieu Jagganāth, les devadasī sont comme les représentantes terrestre de la déesse Lakṣmī (Vénus), garante de l’auspicieux (maṅgalam), et les épouses du dieu Jagganāth (et du roi). Le roi est à la fois marié à la Terre (Bhūdevī) et à Lakṣmī, la déesse de l’abondance et de la fertilité. Il a non seulement la mission ordinaire d’un roi, mais aussi celle de rendre fertile la faune et la flore de son royaume. Cette dernière mission passe par des rites de fertilité, qui peuvent faire appel à des hiérogamies réelles ou symboliques. Les rites de fertilité ont depuis toujours été reliés à l’élément « liquide » corporel. Dionysos est le dieu de l’eau et du liquide. Lakṣmī et les devadasī sont également reliées à l’élément liquide. Le liquide qui garantit la fertilité de la terre peut être le sang versé d’un animal à cornes mâle, le liquide séminal d’un « ascète », « homme sauvage », « licorne » etc. ou, dans les rituels śakta et kaula, le liquide « séminal » d’une femme représentant Lakṣmī, Durgā ou équivalent. Ce dernier liquide est la cinquième « M » (maithuna) des rituels tantriques (faisant abstraction de variations ultérieures). Les deux premiers sacrifices de « liquide » corporel ont pour but d’attirer l’abondance et la fertilité. Avec le tantrisme, on bascule dans autre chose, l’objectif devient double. Ce n’est pas seulement dans l’intérêt de la terre que sont effectués ces rituels, mais aussi dans le but de la recherche de pouvoirs individuels (siddhi) voire de libération (mokṣa) individuelle de celui qui les pratique. Je laisse de côté les formes ultérieures atténuées de ces rituels.

Il y a des hiérogamies qui font très clairement partie de la fonction royale. Quand le Bouddha installe le solaire futur Bouddha Ajita Maitreya comme son régent, et que l’on devait imaginer le rituel correspondant, leurs auteurs s’étaient sans doute laissé inspirer par les rituels d’intronisation (abhiṣeka) connus. Ce n’est pas un hasard que les initiations ressemblent à des intronisations, où un être ordinaire au départ (le berger Dumuzi, etc.) devient roi et représentant du dieu par son intronisation. Et c’est en effet ce qui semble s’être passé (Indian Esoteric Buddhism, Ronald Davidson). Le Bouddha du mahāyāna est à la fois un roi universel et un Bouddha. Un certain type d’hiérogamie royale faisait partie des premières consécrations. En subissant les influences śakta et kaula, cette hiérogamie a évolué. Les « intronisations » se sont démocratisées par la suite… De nos jours les « intronisations » peuvent même être faites « en masse ». Les fonctions des rois (époux de la déesse Terre) peuvent être assumées par des princesses

Ce n’est pas tant que je regrette cette démocratisation des initiations ésotériques ou l’ouverture de la fonction royale aux femmes, mais plutôt que je trouve que ces idées ne sont plus de notre temps. Avons-nous besoin de rites de fertilité (au service d’un roi), aussi atténués et symboliques soient-ils ? Croyons-nous toujours en le pouvoir de rituels où des liquides corporels sont versés pour attirer l’abondance et la fertilité ? Faut-il toujours sacrifier des bœufs et des boucs, même symboliquement si ces derniers sont remplacés par des courges, des tormas etc. ? Croyons-nous toujours que ces sont des dieux et leurs agents qui font tourner le monde, se lever le soleil, faire pousser la végétation etc. en échange de sacrifices ? Faut-il maintenir l’idée d’un Bouddha-roi universel et son modèle féodale pyramidale, ou d’une conception de la femme « déterminée et déterminable » ? Je m’oppose en tout cela aux Traditionalistes. D’ailleurs, il en va des devadasī comme il en va des cordonniers, leurs vies étant nettement moins « auspicieuses » (ou « réussies ») que celles de ceux qu’elles servent (élites) ou de ceux qui les servent (pèlerins).

Même symboliques, même en tant que métaphores, ces idées nous influencent (Lakoff). Quelle sorte de « bénédiction », ces rituels et les idées qu’ils véhiculent pourraient-ils transmettre ? On retourne au rite, « parce que le rite est lui-même retour. Il est réappropriation. Il jette un pont entre présent et passé et établit une continuité entre les âges. »[2] C’est comme une astuce pour accéder à « l’immortalité ». C’est essentiel d’avoir une conscience historique et de se sentir lié aux ancêtres et à l’humanité toute entière, mais faut-il pour autant préserver et réactualiser des modèles de pouvoir archaïques avec leurs croyances ?

***

[1] Voir aussi l’article de Kerasia A. Stratiki, Les ‘Dionysoi’ de Patras Le mythe et le culte de Dionysos dans la Periégèse de Pausanias dans le livre Redefining Dionysos (2013), pour des similarités avec le culte de Jagganāth.

[2] Confucius, Jean Levi, p. 37

dimanche 18 février 2018

Auspicieux pour qui ?


Le Manimékhalaï (env. VIème s.), traduit du tamoul ancien en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer, raconte la conversion au bouddhisme de la devadasī Manimékhalaï de la ville de Puhār (Kaveripimpattinam ou Champāpati) dans le sud de l’Inde. L’auteur est un bouddhiste qui fait l’apologie du bouddhisme. Un bouddhisme, où les dieux et les génies ont une place et contribuent à l’abondance du pays. Il faut dire que le culte de ceux-ci fait partie de la vie sociale de la ville, où le roi organise tous les ans des fêtes en l’honneur d’indra, qui durent 28 jours. Pendant cette période, la ville était fréquentée par des dieux et des génies sous une apparence humaine. Le roi était conseillé par le « Grand Prêtre » (rājaguru ?).

Durant le festival de Purāh, le grand tambour d’Indra, gardé dans le temple en son honneur, était sorti et fixé sur le cou de l’éléphant royal. « Le bruit que faisait ce tambour […] était si terrifiant que le dieu de la mort lui-même n’osait pas sortir de son repaire. Le fracas du tambour inspirait l’héroïsme et on le vénérait avec des offrandes de sang

Saule indien (salix tetrasperma)

« Celui qui le frappait appartenait de droit à la plus ancienne tribu. C’est lui qui rythmait la proclamation de l’édit : « Puisse la prospérité régner longtemps sur l’antique cité que protège la déesse de la fortune [Lakṣmī]. Puisse la terre être bénie trois fois chaque mois par la pluie. Puisse les astres suivre leur juste cours grâce à la vertu de nos rois. » Pour contrecarrer l’influence des planètes néfastes et les intrigues des perfides démons, on vit arriver à la suite d’Indra, leur souverain, les quatre cohortes des trente- trois dieux appelées : Vasu, Rudra, Aditya, Ashvini, ainsi que les dix-huit Gaṇa (les fantaisistes compagnons de Shiva) qui ont acquis le rang d’êtres célestes grâce à des actes méritoires, accomplis durant leurs vies passées dans le monde des hommes. Tous ces êtres divins étaient descendus sur la Terre pour goûter les plaisirs de la ville. Ils étaient venus si nombreux que la cité céleste était restée déserte comme jadis le fut la ville de Puhār lorsque le roi Chola Karikâl Valavan partit pour conquérir les royaumes du Nord, ainsi que le relatent les savants historiens qui gardent la mémoire des événements du passé. Le hérault proclama : « Décorez de festons les larges avenues. Nettoyez les lieux d’assemblées. Mettez des jarres emplies d’eau potable, des plantes fleuries dans des vases d’argile et des statues portant des lampes dans leurs mains.

« Décorez les maisons de palmes d’aréquier, de branches de vanji [saule indien, salix tetrasperma], de tiges de bananier chargées de fruits de cannes à sucre. Ornez les plinthes de lianes fleuries Attachez entre les colonnes des guirlandes de perles. « Enlevez le sable souillé et répandez du sable frais les rues de la vieille ville où vont se dérouler les fêtes sous les grands arbres qui servent d’abri. Déployez de grands étendards suspendus aux corniches. Erigez des drapeaux attachés à leurs hampes. « Que les prêtres experts dans les rites, différents chacun des dieux, accomplissent les cérémonies prescrites dans leurs temples, commençant par celui du dieu qui porte un œil sur son front (Shiva) et terminant par le génie qui veille sur l’ordre public et se tient au carrefour central de la ville[1]. « Que les enseignants des vertus civiques prennent place pour leur leçon de morale sur le sable fin répandu sous les dais ou dans les édifices publics. Que les représentants des diverses religions, qui tous prétendent détenir la vérité, s’assemblent pour en discuter sur sièges qui leur sont réservés dans la salle de l’académie. Evitez rixes et violences même envers des ennemis. « Telles sont les règles à observer durant les vingt-huit jours où les dieux et les hommes se promènent amicalement réunis, jouissant de la beauté de la nature, les dunes de sable, dans les jardins fleuris, les îlots du fleuve et les lieux de bain au bord des rivières. » C’est ainsi qu’au son du tambour le hérault entouré des guerriers aux épées fulgurantes, des chars, des cavaliers, des éléphants, proclama le commencement des fêtes splendides en ajoutant une prière : « Puisse la faim, la maladie, la violence, s’éloigner à jamais et puisse la pluie, toujours plus abondante, apporter la prospérité. »[2]

L’héroïne de l’histoire, Manimékhalaï, refuse de participer aux festivités en accomplissant ses devoirs de devadasī, servante de la déesse de fortune et d’abondance Lakṣmī. Sa grand-mère, également une devadasī, le regrette, et accable la mère Mādhavi et Manimékhalaï de reproches. Déjà sa fille Mādhavi avait voulu se consacrer à la vie monastique au lieu d’assumer ses devoirs de devadasī. Maintenant c’était le tour de Manimékhalaï.
« Amie ! Pareille à la déesse de la fortune, quelle est la cause de ton chagrin ? N’as-tu plus nul égard envers les habitants, sages ou fous, de la ville ? Pour des filles telles que nous, la vie que tu prétends mener est un manquement condamnable aux usages. »
Il était inimaginable pour la grand-mère que sa fille et petite-fille veuillent renoncer à leurs devoirs de courtisanes expertes en les arts pour suivre une vie monastique. Mais Mādhavi était toute à fait consciente des désavantages de la condition de la femme et des « trois façons dont les femmes honnêtes terminent leur vie dans ce vaste monde entouré d’océans » (mort de tristesse, mort sur le bûcher, vie éprouvante de veuve). L’histoire de sa propre mère avait fait tourner Manimékhalaï vers la religion. Les villes étaient entourées par des « jardins de délices » ou des « jardins de plaisir », où les devadasī se rendaient pendant le festival d’Indra. Les jardins étaient uniquement accessibles aux visiteurs célestes (dieux et génies, sans doute sous une forme humaine…) et furent gardés par des démons, « un lacet à la main », « qui lui servait à capturer les délinquants qu’il frappait à mort et dévorait ensuite. »[3] Ceux qui venaient quémander les services des devadasī dans ces jardins, étaient forcément des « visiteurs célestes », puisque les humains ordinaires ne pouvaient pas y pénétrer…

Dans un des jardins de Purāh, Upavanam, se trouve cependant un piédestal magique (l’œuvre de Maya) où l’on pouvait discerner les empreintes des pieds du Bouddha. Par concession, c’est dans ce jardin où Manimékhalaï accepte d’aller. Elle traverse la ville et rencontre toutes sortes d’ascètes : Jaïna (qu’un ivrogne convainc de boire de l’alcool, car il n’y a pas d’insectes dedans...), Kālāmukha. Dans les rues, il y a des spectacles de danseurs travestis (Pêdi) avec des barbes frisées et de longues tresses de cheveux noirs, les bouches et les yeux maquillés, les palmes teintées de rouge.

Manimékhalaï passe par un endroit où est célébré le jeune dieu Murugan (fils de Śiva), une sorte de culte virginal (kumarā/kumarī), où les enfants sont mis à l’honneur. Certaines personnes s’en prennent à Manimékhalaï « Une mère qui permet à sa fille, si jolie qu’elle n’a pas besoin d’aucun fard, de choisir le chemin ardu de la vie monastique, est une femme cruelle et indigne. » Une fois dans le jardin Upavanam, le prince Udayakumarā, le fils du roi, entend parler de l’histoire et de la beauté de la devadasī, et veux la ramener à la raison. Il entre le jardin et s’adresse à Sutāmati, l’amie de Manimékhalaï.
« « Je sais pourquoi tu es venue dans ce lieu isolé et que tu n’es pas venue seule. La tendre fille appelée Manimékhalaï, aux jeunes seins naissants, vient d’atteindre la puberté. Elle a maintenant l’âge où les enfants cessent de balbutier des mots confus pour s’exprimer correctement. Ses dents de lait sont tombées pour faire place à de nouvelles dents pareilles à des rangées de perles. Ses grands yeux semblables à des carpes rouges s’allongent jusqu’à ses oreilles pour leur conter les secrets merveilleux du dieu de l’Amour. Elle est maintenant prête à subir les assauts des mâles qui, sous l’effet des cruelles flèches d’Eros, perdent toute retenue. Pourrais-tu m’expliquer pourquoi cette charmante fille a quitté le monastère des moines pour venir seule avec toi dans ce jardin ? »[4] 
Mais la réponse très sage de Sutāmati n’empêchera pas le prince de tomber éperdument amoureux de Manimékhalaï. N’arrivant pas à ses fins, il décide de passer par la grand-mère de Manimékhalaï pour faire pression sur Manimékhalaï.[5] Désésperée, Manimékhalaï prie la déesse Manimékhalā qui lui conseille d’aller dans un charnier, « où ne se hasardent que les amis des morts » et où se trouve un vaste temple dédié à la déesse noire, et « entouré d’arbres aux longues branches ployant sous le fardeau des têtes tranchées qui y sont suspendues ». La déesse plonge Manimékhalaï dans le sommeil et la transporte dans l’île de Manipallavam où se trouve le piédestal du Bouddha. Le sage Aravana Adigal (une sorte de Nāgārjuna) lui rappelle ses naissances antérieures et lui donna pour mission de soulager les hommes de la faim grâce au bol magique « Vache d’abondance ».

C’est donc par d’autres moyens, davantage ascétiques mais toujours « magiques », que Manimékhalaï l'ex-devadasī bouddhiste procurera « l’abondance ».

On comprend par l’histoire que Manimékhalaï était sur le point d’être officiellement consacrée comme une « femme auspicieuse » (mangala nārī) et une devadasī et que ce moment passera dans un « jardin de délices », où un « visiteur céleste » lui fera la cour, le jardin n’étant simplement pas accessible aux autres. Le mariage indien d’une fille passe souvent en deux stades. Un premier « mariage » est célébré à l’âge de la puberté dans la maison de la fille (ghara jagyā) et une deuxième cérémonie appelée « remariage » (punāhah bibāha) dans la maison de l’époux. Les devadasī ont également deux cérémonies. Une première (sāḍhi bandhana), avant leur puberté, où elles sont mariées à la divinité. La deuxième a lieu après leurs premières règles (pratama rāja darśana) et implique la consommation du mariage avec le roi ou un brahmane du temple, au bout de six jours « d’impureté » et un bain purificateur le matin du septième jour. La devadasī prend alors une poignée de sable et dit « Puissè-je avoir autant de maris qu’il y ait des graines de sables dans ma main. »[6] Le mariage peut être consommé par le roi en personne, mais une simple rencontre peut suffire. Le premier « mari » de la devadasī est le serviteur du temple (paṇḍā) qui a financé les frais du deuxième mariage. Dans la pratique, les femmes devadasī viennent souvent de la communauté des intouchables (dalit) et leur première nuit est attribuée au plus offrant.[7] Cette option libère les parents de la charge de payer la dot de leur fille.
« When a dancing-girl attains adolescence, her mother makes a bargain with some rich man to be her first consort. Oil and turmeric are rubbed on her body for five days as in the case of a bride. A feast is given to the caste and the girl is married to a dagger, walking seven times round the sacred post with it. Her human consort then marks her forehead with vermilion and covers her head with her head-cloth seven times. In the evening she goes to live with him for as long as he likes to maintain her, and afterwards takes up the practice of her profession. In this case it is necessary that the man should be an outsider and not a member of the kasbi caste, because the quasi-marriage is the formal commencement on the part of the woman of her hereditary trade. » The ocean of story, being C.H. Tawney'stranslation of Somadeva's Katha sarit sagara 
« Over time, however, the tradition began to change, and the devadasi became less respected. “Many ended up becoming the mistress of a particular ‘patron’ - often a royal, or nobleman - as well as serving in the temple," says Harris, "and eventually, the connection with the temple became severed altogether. Today, although there are still many women called devadasi, and who have been dedicated to the goddess, a lot of them are essentially prostitutes.” »[8]
La vie d’une devadasī, tout comme la vie d'une mudrā (ou d'une ḍākinī du mandala secret du lama...),  n’est pas également « auspicieuse » (mangala) pour toutes les parties concernées. Contrairement à ce que dit Sarah Harris, cela n’est pas forcément un développement récent. Manimékhalaï et son amie Sutāmati connaissaient bien les déboires des devadasī, ne serait-ce qu’à travers la vie de leurs mères et grand-mères. Leur attitude représente aussi le point de vue du bouddhisme dans cette région, à cette époque. Le peuple était peut-être moins friand des « hiérogamies » que les élites (Inde, Népal, Tibet,…). Était-ce uniquement par ferveur religieuse que Manimékhalaï voulait se consacrer à la vie monastique ou aussi partiellement par refus de la condition d’une devadasī ? Comme c’était le cas pour la mère de Sumangala ?

***

[1] Génie qui prend la forme d’un pillier (herma).

[2] Daniélou, pp. 27-29

[3] Daniélou, p. 37 et Daniélou, p. 26

[4] Daniélou, p. 50

[5] Daniélou, p. 57

[6] Marglin, p. 74. « The saying in Marathi is ‘Devdasi devachi, bayko saarya gavachi', means servant of God but the wife of whole town. » Source

[7] The Guardian 'Devadasis are a cursed community'

[8] The Telegraph, India’s ‘prostitutes of God’ 

vendredi 16 février 2018

Les Vajrācārya du Népal


Charya Nritya

La structure sociale de la vallée de Katmandou fut codifiée pour la première fois dans le Nepalarastrasastra, à la demande du roi Malla d’origine Maithili Jayasthithi Malla (1354–1395). Le système des castes Newar est « à double tête » : hindou et bouddhiste. Du côté hindou la plus haute place est occupée par les brahmanes Rājopādhyāya (ou Déva-bhāju). Du côté bouddhiste, cette place est occupée par les Vajrācārya (ou Guru/Gu-bhāju) non-célibataires (gṛhastha). Ce statut leur donna accès à la mise en œuvre des rituels de type śakta ou kaula. « On pourrait donc dire que les Newar pratiquent un amalgame des deux religions qui se sont fortement imbriquées pour constituer un ensemble religieux unique en Asie. »[1] Gayādhara, était un prêtre non-célibataire, qui aurait persuadé Drokmi lotsāwa à renoncer à son statut de moine[2]. Tipoupa (Des histoires à coucher debout (âmes sensibles s'abstenir)) était un Vajrācārya, qui vivait avec sa femme et ses servantes, susceptibles de donner un coup de main pour les initiations. Quoiqu’en disent les hagiographies tibétaines, le Népal était le plus grand fournisseur de bouddhisme tantrique du Tibet. Son modèle n’était pas le moine contemplatif, mais le tantrika vajrācārya, proche du pouvoir.

Quand les Malla arrivèrent au pouvoir, les quelques riches Licchavi qui restèrent devinrent les « Bhāro », de riches marchands puissants. C’est à ce clan qu’appartenait la famille dont le grand-père d’Asu le newar fut le prêtre domestique (tib. mchod gnas). » (Les Bharo de Kathmandou dans les hagiographies tibétaines)

La très aisée famille Bharo faisait aussi de la prospection d’or au Tibet, et avait ses propres prêtres domestiques (tib. mchod gnas). Le grand-père d’Asu le newar (qui s’établit au Tibet en mariant une tibétaine) fut un de leurs prêtres domestiques non-célibataires. Le Népal était la plus grande source de bouddhisme vajrayāna pour le Tibet. Ceux qui l’enseignaient et donnaient les initiations aux tibétains étaient souvent des Vajrācārya (Guru/Gu-bhāju) non-célibataires. Il y eut pendant la Renaissance tibétaine un double apport de bouddhisme : celui de maîtres monastiques comme Atiśa, et un bouddhisme davantage tantrique et non-monastique (gu-bhāju, yogi, répa, ngakpa, lcang lo can, …). Et c’est ce dernier bouddhisme qui selon les hagiographes de Milarépa aurait fait s’exclamer ce dernier qu’il « aurait rempli le Tibet tout entier de saints ! » (Blue Annals, p. 455-456, Deb sngon p. 396-397).

Ce que l’on apprend des éléments hagiographiques du prêtre domestique du clan Bhāro, Avadhūtipa, c’est que ceux qui reçoivent des transmissions tantriques comme le cycle de Vajravārahī, ne sont pas des moines, mais des laïcs appartenant aux élites népalaises. Sur ce point, les hagiographies disent la vérité à leur manière. Les moines-siddha considérés comme étant à l’origine de ces transmissions ne restèrent pas dans leurs monastères et rendirent leurs vœux. Maitrīpa dans sa cellule de moine avec une femme et de l’alcool, Nāropa quittant sa vie monastique pour chercher Tailopa, Virūpa jetant son rosaire dans les latrines en quittant son monastère etc. Si ça se trouve, ils étaient des rājagurus ou des prêtres domestiques des élites népalaises, hagiographiquement transformés en siddhas.

Reprenons le cas d’Avadhūtipa le mineur, que l’on trouve quand-même au service d’une famille aristocrate newar au Népal, faisant des rituels quotidiennement, quel que puisse être par ailleurs son éventuel passé siddha.

Avadhūtipa (tib. bsod nyoms pa) (Painḍapātika) le majeur fut un disciple de Virūpa (AB p. 390) et aurait reçu un cycle de Vajravārahī (Phag mo gzhung drug) de Virūpa, que ce dernier aurait reçu de Lakṣmīṅkārā d’Oḍḍiyāna. Ce cycle fut passé ensuite à un certain siddha indien du nom de lDong ngar ba, qui le transmit à Avadhūtipa le mineur (alias Jinadatta, tib. rgyal bas byin). Avadhūtipa le mineur partit pour le Népal, où il fut accueilli par le clan Bhāro de Kathmandou et dont il devint le prêtre domestique.

Toute "vision pure" (tib. dag snang) à part, et contrairement à la description de son corps de gloire par l’hagiographe Tsangnyeun Héruka dans la Vie de Marpa, voici comment Nag tsho Tshul khrims rgyal ba (1011 -1064) décrit sa rencontre avec Nāropa.
« Puisque j'étais parti seul comme un moine insignifiant pour inviter le Seigneur Atiśa et que celui-ci devait rester encore un an à Magadha, j'avais eu l'intention de visiter le Seigneur Nāropā, dont la réputation était immense. Je voyageais vers l'est de Magadha pendant un mois, comme j'avais appris que le Seigneur demeurait dans un vihara connu sous le nom de Phullahari. J'étais très chanceux de le rencontrer. Le jour de mon arrivée, on disait qu’un prince féodal était arrivé pour lui rendre hommage. J'y suis donc allé et voyais qu'un grand trône avait été érigé. Je m'asseyais en face. La foule commença à s'exciter "Le Seigneur arrive !"Je regardais et voyais que le Seigneur était assez corpulent, aux cheveux blancs teintés en rouge (avec du henné) et portant un turban vermillon. Il était porté (sur un palanquin) par quatre hommes et mâcha du bétel. Je saisis ses pieds en pensant "Il faut que j'entende ce qu'il dit". Mais les gens me poussaient de plus en plus fortement et de plus en plus loin de son siège et finalement j'étais éjecté hors de la foule. Alors j'ai pu voir la face du Seigneur, mais je n'ai pas pu l'entendre. » (Tibetan Renaissance, Ron Davidson p. 317, p.412 note 44 Rnal 'byor byang chub seng ge'i dris lan, SKB III.277.4.5-278.2.2).
La réalité semble être que les « vajrācārya » étaient plutôt des prêtres non-célibataires d’un statut social élevé, fréquentant les élites, et sans doute leur donnant des transmissions en échange d’or etc. Pour avoir accès à ces transmissions, des aventuriers lotsāwa tibétains devaient également leur offrir de l’or. Généralement, et presque par définition, seules les classes sociales supérieures ont accès à de l’or (crédit ou autre). Il s’agit donc sans doute au départ de transmissions destinées à des élites, qu’elles soient népalaises ou tibétaines. Ce qui n’empêche pas que les membres de clans élitistes puissent avoir envie de partager un certain temps la vie d’un siddha, d’un avadhūta ou d’un heruka. Marie-Antoinette avait bien son Trianon.


***

Sweepers and Scavengers in Third World Cities, notamment le chapitre 4.1 The Sweepers and the Scavengers: Who are they?


[1] Source Zone Himalaya

[2] Ron Davidson, Tibetan Renaissance. « From the beginning, Gayadhara was clearly depicted as a dubious figure who retained his lay status and apparently influenced Drokmi in this direction. As with all our hagiographical subjects, Gayadhara’s story becomes more elaborate over time, and the later sources give him an extensive background of questionable veracity. »

jeudi 15 février 2018

Le prix de la Paix


Autel de la Paix
Le roi du Népal était considéré comme un avatar du dieu Vishnou. Lors du couronnement du dernier roi Birendra en 1975 (mort lors du massacre royal en 2001), de la terre provenant d’une fourmilière fut placé sur ses oreilles, de la terre provenant du temple de Vishnou fut mise sur sa bouche et tout son corps fut couvert de terre provenant du seuil de la maison d’une prostituée, afin de le rendre viril. Son visage, son estomac, ses cuisses et ses pieds furent couverts de boue et de divers symboles de force, de longévité et de sagesse[1]. La boue provenait du fond d’un lac, de la défense d’un éléphant, d’une montagne, de la confluence de deux rivières, de la boue des écuries d’éléphants et de vaches, du site du mât d’Indra et du seuil de la maison d’une prostituée indique sa page wikipédia.[2] Il fut « oint » (abhiṣeka) avec de l’eau provenant de divers jarres.[3] Les rois de la dynastie Shah du Népal (y compris le roi démis actuel) avaient également le privilège de faire l’offrande arati au Seigneur Jagganāth de Purī, assis sur le trône d’or Ratna Singhasan dans le temple de Jagganāth à Purī.[4] Après l’abolition de la monarchie au Népal, un cérémonie d’exorcisme de l’ancien roi eut lieu (katto).
« There are deep spiritual ties between Odisha and Nepal. Adi Shankaracharya had established the rituals and practices in both Jagannath and Pashupatinath temples and Nepal, which comes under the spiritual jurisdiction of the Puri Shankaracharya’s Govardhan Math. »[5]
Les Malla arrivèrent au pouvoir dans la vallée de Katmandou autour de l’an 1200, et soutenaient la langue Maithili de la région de Mithila (Videha), d’où provenait Maitrīpa/Advayavajra selon certaines sources. C’est-à-dire que la langue Maïthili avait un statut comparable à celui du sanskrit dans la cour des Malla au Népal. De nombreux prêtres brahmanes de Mithila furent invités à Katmandou et de nombreuses familles de cette région s’y étaient établies sous le règne des Malla.

Les Malla acceptaient la déesse Taleju Bhavani/Bhawani (Durgā/Kālī) comme leur divinité tutélaire. Elle garantit la grandeur et l’abondance du pays, et protège le règne et la succession des dynasties dans la vallée de Katmandou. Le mantra de Taleju joue un rôle crucial dans la succession du roi. La Kumarī est considérée comme une manifestation d’apparence humaine de cette déesse. La beauté et la majesté de Taleju est telle que le roi du Népal n’y avait pas toujours résisté. On raconte aussi qu’elle avait montré son courroux face à une reine jalouse. C’est suite à ces épisodes que la déesse ne serait plus apparue au roi, et ne se manifeste désormais uniquement sous la forme d’une jeune fille (kumarī)[6], jusqu’à ce que celle-ci atteint l’âge de l’adolescence. Taleju serait à l’origine une déesse du sud de l’Inde (Tulajapur Karnataka), qui devint la divinité tutélaire (kul deuta/kuldevatā) des Malla au XIVème siècle. Les Shah qui prenaient la suite des Malla l’adoptèrent également. Chaque roi du Népal devait être initié par un guru mâle et une Yoginī ou Dūtī[7]. La divinité du palais à Purī est Kanaka Durgā. Taleju est une manifestation de Durgā.

Durga tue le démon-buffle Mahishasura
Selon la mythologie indienne, Durgā fut la seule capable de tuer le démon-buffle. Kālī est une manifestation courroucée de Durgā, qui émergea de Durgā après que celle-ci abattit le démon-buffle. Les dieux avaient lancé un sort pour que la seule façon de tuer le démon-buffle passe par l'exposition d’un sexe féminin. Durgā ne savait pas cela quand elle engagea le combat. Par sa colère, quatre autres déesses furent produites, et l’une d’elles, Mangalā, lui susurrait l’astuce dans l’oreille. Durgā enleva ses habits, plaça chacun de ses deux pieds sur une colline distante et quand le buffle passa au-dessous d’elle, entre ses jambes en regardant vers le haut et qu’il vit son sexe, elle le transperça de son trident.


La colère qui s’ensuivit la transforma en la furieuse Kālī, ou Kālī émergea d'elle. Les dieux, désespérés par ses ravages firent appel à Śiva (Mahādev), qui pour la dompter se coucha par terre. Dans sa fureur, Kālī ne le voyait pas, et, en l’enjambant Śiva, celui-ci eut une érection et pénétra Kālī, ce qui eut pour effet de faire disparaître toute sa fureur.[8]

Le double aspect de Durga/Kali
Il y a donc un lien d’identité divine entre Durgā, Kālī, Taleju et la Kumarī. Et il y a des liens d’amitié entre les dynasties de Purī et du Népal, qui durent jusqu’à nos jours. Le rituel śakta de Kālī fait partie du cérémoniel des rois de Purī. D’autres rituels śakta faisaient partie du cérémoniel royal népalais. Les rituels relatifs au culte virginal de la Kumarī sont toujours pratiqués. Michael Allen les décrivait dans The Cult of Kumari Virgin Worship in Nepal (1967). Alfred Gell, qui le cite[9], ne manque pas d’observer les points de convergence entre les rituels de Purī et de Katmandou. 

Kumarī
« At nightfall eight buffaloes representing the demon are killed by having their throats slit so that the blood jets high towards the shrine that contains the Taleju icon. A few hours later at about midnight a further 54 buffaloes and 54 goats are killed in a similar manner. As may well be imagined, the small courtyard [of the Taleju temple) is by then awash with blood… At this point, usually about 1.00 A.M. the small Kumari-elect is brought to the entrance. She is supposed to walk by herself, in a clockwise direction around the raised edge until she reaches the bloody Taleju shrine. She must enter it, still maintaining a perfectly calm demeanour, and if all is well she is then taken upstairs to a small room for the installation ceremony… after the usual purificatory and other preliminary rites, the chief priest performs the main ceremony in which he removes from the girl’ s body all of her previous life’s experience so that the spirit o f Taleju may enter a perfectly pure being. The girl sits naked in front of the priest while he purifies each of her sensitive body areas in turn by reciting a mantra and by touching each area with a small bundle of such pure things as grass, tree bark and leaves. The six sensitive parts are her eyes, throat, breasts, navel, vagina and vulva. As he removes the impurities the girl is said to steadily become redder and redder as the spirit of the goddess enters into her.

At this stage the girl is dressed and made up with Kumari hairstyle, red tika, third eve, jewellery, etc., and then sits on her beautifully carved wooden throne on the scat of which the priest has painted the powerful sri yantra mandala of Taleju. She also holds the sword of Taleju and it is at this point that the final and complete transformation takes place. It is worth noting that though from now until her disqualification some years later she will be continuously regarded as Kumari, it is also believed that it is only when fully made up and sitting on her throne that identification is complete. At other times, especially when casually playing with friends, she is partly herself and partly Kumari. » (Allen 1976: 306-307).
Les rituels sont entre autres la réactualisation de faits mythologiques, notamment ceux de la femme/maîtresse des animaux/vierge et l’homme-taureau sauvage. La fertilité du pays, où le roi comme l’époux de la déesse-terre, joue un rôle essentiel, et le retour de la vie sont rendu possible par l’écoulement de liquides corporels : le sang d’une bête à cornes sacrifiée, les fluides sexuels d’une femme-symbole, ou l’hiérogamie de personnes représentant des dieux. Ces noces sont une mise en scène de ce qui se joue dans les cieux et ont pour but d'attirer l’abondance. Les religions et les rituels évoluent mais ont du mal à abandonner entièrement leurs formes anciennes. Plusieurs strates peuvent coexister.

Déméter/Cérès
Les graines d’orge destinées à germer rappellent le culte de Déméter. Le sacrifice des buffles, réactualisant le geste de Durgā, n’a pas été abandonné dans le culte de la Kumarī (incarnation temporaire de Taleju/Durgā/Kālī). En même temps, ce culte comporte des éléments śakta plus tardifs. Le buffle/taureau fut la forme la plus ancienne de Dionysos/Śiva, sacrifié pour ramener la vie, la fertilité… avec la pudique Durgā seule capable de porter le coup fatal. La furieuse Kālī « émerge » d’elle par la suite, et alors seul le "buffle/taureau" Dionysos/Śiva est capable de l’apaiser ou dompter. Un sacrifice, un retour à la vie (résurrection) et une hiérogamie

Tout comme les jarres de vin sont le support de Dionysos, les pots/vases (kalaśa) sont le support de la déesse, et les pots en métal remplis d’alcool le support des divinités courroucées comme Kālī. C’est dans ces jarres/vases/pots que la divinité est invitée à demeurer le temps des sacrifices et/ou offrandes et des diverses réactualisations. 

Déméter assise, Koré/Perséphone debout tenant deux torches
 Déméter est souvent symbolisé par des épis de blé, une torche allumée ou la corne d'abondance. Perséphone, sa fille, enfermée dans les Enfers, ne serait autre que les grains de blé, ensevelis sous terre durant l’automne et l’hiver. Au retour du printemps et durant l’été, à la germination des plantes correspond le retour de Perséphone auprès de sa mère, dont les mystères d’Éleusis symbolisent le caractère sacré (source : La Mythologie Pour les Nuls, Gilles van Heems, Amy H. Blackwell).
« Lorsque Perséphone fut enlevée par Hadès, Déméter entendit le cri de sa fille et se précipita sur terre à sa recherche, en délaissant les cultures et les moissons. Ne parvenant pas à obtenir des Nymphes les raisons de sa disparition, Déméter décida de partir seule à la recherche de son enfant. Rongé par l'inquiétude, elle marcha au hasard dans l'espoir de découvrir sa fille qu'elle croyait égarée.
Pas un instant elle n'oublia le doux visage de sa fille. Son image la guidait et la soutenait dans son effort. Jour et nuit, ignorant la faim et la soif qui la tenaillait, elle erra à travers la Grèce. Certains disent même qu'elle n'hésita pas à parcourir les régions les plus reculées du monde. La nuit, elle tenait un flambeau dans chaque main pour éclairer son chemin. C'est précisément munie de ces deux flambeaux qu'on la représente souvent.
Neuf jours et neuf nuits durant, Déméter erra inlassablement. Elle cria sans relâche le nom de sa fille, qui demeura introuvable. » (source)

La recherche désespérée de sa fille, aggravée par le viol de Poséidon, rend furieuse Déméter Érinyes (infernale), qui s'habille en noir, causant la famine sur la terre. Pacifiée, elle deviendra Déméter Lousia (baigneuse). Retour au Népal, pendant le festival Dashain/Ghaṭasthāpanā où pendant neuf jours on célèbre les neuf aspects de Durgā.

« Le matin du premier jour, pour le ghaṭasthāpanā [Dashain] ou installation du pot-support de la déesse, les serviteurs du maṭh vont à la rivière chercher du sable et le remettent au prêtre qui en façonne une couche dans laquelle il plantera, au moment auspicieux déterminé par l’astrologue royal, les graines d’orge destinées à germer pendant les dix jours du rite. À côté, il prépare un autel pour recevoir les deux pots, les kalaś, dans lesquels il « installera » la déesse, ainsi que deux flambeaux qui devront rester constamment allumés. Au-dessus il accroche un sabre, symbole de la déesse sous son aspect guerrier. Les deux axes des cérémonies, les deux polarités du culte de Dasaῖ, la prospérité de la végétation et la violence, la fécondité et le pouvoir, sont ici réunis et dans cette double célébration, les monastères sannyasi ne se distinguent pas de leurs voisins parbatiyā ou néwar. Ce qui leur est particulier, cependant, c’est que les chefs de famille n’officient pas eux-mêmes, et, contrairement aux autres maisons, ne pénètrent même pas dans la pièce réservée au culte. L’officiant est un brahmane spécialisé, un tāntrika, c’est-à-dire le plus souvent un brahmane néwar rājopādhyāya, initié aux rites tantriques (Toffin 1989, 1992). Il semble donc bien que les monastères abritent des formes de culte proprement néwar pour lesquelles les Sannyāsī, qui n’ont, par définition, pas d’initiation tantrique, ne sont pas habilités. »  Chapitre IX. La Déesse chez les renonçants : Dasaĩ dans les monastères sannyāsī (vallée de Katmandou) Véronique Bouillier 
Shailaputri, le premier des neuf aspects (Nav Durga)

De nos jours, des courges peuvent être « sacrifiées »[10] à la place des buffles ou des boucs. La farine mélangée avec du sang de la bête sacrifiée (culte de Dionysos) peut être remplacée par de la farine avec du colorant rouge (chez les tibétains gtor ma ba ling = bali, p.e. pañca bali (attention photos de sacrifices)). Le lait peut remplacer l’alcool lors des gaṇacakras. Mais on hésite à s’éloigner totalement des rituels anciens, et à couper le lien, de peur de perdre quelque chose d’essentiel ou crucial à l’abondance, l’harmonie, les pouvoirs (siddhi) etc. Comme si le monde réactualisé (avec son régime monarque-prêtre mysogine) dans les rituels est toujours existant et doit être gardé en vie. Idem pour les rituels de type hiérogamie, maithuna (le cinquième M) ou kaula.



***

Autel de taurobole avec Déméter assise

Culte de Gadhamai avec ses sacrifices sanglants
Détail chaudron de Gundestrup (Danemark, Ier siècle av. J.C.) :
une jeune fille portant une épée saute/vole dessus un "buffle-démon" pour le tuer ? 


[1] The New York Times, 24/02/1975

[2] "There he was smeared with mud taken from various symbolic places - the bottom of a lake, the tusk of an elephant, a mountain, the confluence of two rivers and the doorstep of a prostitute's house. Then, with Queen Aishwarya beside him, he was cleansed with butter, milk, yogurt and honey as priests chanted praises and salutations". Wikipédia

[3] Nepal Times

[4] Nepal’s Last King Inaugurates Gaushala In India, NEW SPOTLIGHT ONLINE Feb. 8, 2018, 7:55 a.m.

[5] Spotlight Nepal Nepal’s Last King Inaugurates Gaushala In India Nepal’s Last King Inaugurates Gaushala In India Feb. 8, 2018, 7:55 a.m.

[6] Source en ligne

[7] Kiss of the Yogini: "Tantric Sex" in its South Asian Contexts, David Gordon White

[8] Marglin, p. 215

[9] Art and Agency, An Anthropological Theory,1998, pp. 148-152

[10] « Un seul monastère est strictement végétarien à Bhaktapur. C’est le Jangam maṭh, d’obédience Lingayat, à Taumadhi. Il lui a donc fallu composer avec les impératifs du culte à la Déesse. Pris eux aussi dans un environnement néwar qui les a fortement influençés, les Jangam ont trouvé un biais ; ils célèbrent Dasaĩ dans tous ses rituels mais ont conclu un arrangement avec Bhagavatī pour qu’elle se contente d’un « sacrifice » de courge, décapitée dans un simulacre parfait, et de noix de coco jetée par le mahant depuis la galerie qui précède le sanctuaire de la déesse sur le toit du temple de Śiva. » Célébrer le pouvoir - Chapitre IX. La Déesse chez les renonçants : Dasaĩ dans les monastères sannyāsī (vallée de Katmandou), Célébrer le pouvoir, Gisèle Krauskopff, Marie Lecomte-Tilouine,