dimanche 10 juin 2018

Les bienfaits du souci de soi



Un des avantages de la « méditation » serait que l’ « état de méditation » peut atténuer l’anticipation anxieuse de la douleur, voire de l’expérience de la souffrance en empêchant l’amplification de la douleur. L’insula (cortex insulaire[1]) se désactive plus vite après la douleur. La méditation permet de vivre la douleur plus sereinement sans anticipation ni angoisse. 

Méditation : une révolution dans le cerveau -
Enquête de santé le documentaire (Arte) 
L’amplification (≈ sct. prapañca) est ici comme le débordement d’une imagination débridée et elle semblerait avoir un lien avec l'activité de l’insula. 

La méditation évite généralement l’amplification en se focalisant par exemple sur le souffle. L’attention est alors tenue courte en laisse. Mais l’anticipation anxieuse peut aussi être évitée par… l’ivresse. Dans le Tchouang-Tseu :
« Quand un homme ivre tombe d’un char, il n’en meurt pas, même quand le char roule vite. Il a les mêmes os et les mêmes articulations que les autres gens, mais il ne se blesse pas parce que sa force agissante est entière. Il ne savait plus qu’il voyageait en char, il ne s’est pas rendu compte qu’il tombait. Ni mort ni vie, ni surprise ni peur ne pénètrent en lui de sorte qu’il peut heurter n’importe quoi sans éprouver de frayeur. Si l’on peut se rendre entier de la sorte par le vin, combien plus peut-on se rendre entier par le Ciel ! »[2]
Le naturel (Ciel) et l’artificiel (humain), ou encore l’intentionnel. « Veille à ce que l’intentionnel ne détruise pas le nécessaire » (wou yi kou mié ming). « Veille à ce que ton activité consciente ne t’empêche pas d’accéder à des formes d’activité plus entières, alimentées par des sources plus profondes. »[3]

En état de méditation, se concentrant sur le souffle etc., on n’est pas dans l’anticipation de qui peut advenir. La douleur est ressentie, mais dès sa cessation, la concentration peut reprendre si l’on ne reste pas ou ne retourne pas sur l’événement passé. Le cortex insulaire se désactive alors.

Traditionnellement, dans le bouddhisme la vigilance prend la relève de la méditation dans les activités quotidiennes.
31. Afin de me rendre compte du danger sur le chemin,
J’examinerai avec soin les quatre points cardinaux ;
Pour me reposer, je devrai tourner la tête
Et regarder derrière moi.

38. Ayant ainsi regardé en avant et en arrière,
Je pourrai aller et venir;
Conscient de la nécessité (de la vigilance),
J’agirai de cette manière en toutes occasions.

39. En me préparant à une action :
« Telle doit être la position de mon corps » ;
Et, tandis qu’elle est en cours,
Je dois regarder à la maintenir.

40. Je dois veiller avec grand effort
A ce que l’esprit, cet éléphant fou,
Ne se détache du grand pilier de la réflexion sur la Doctrine
Et demeure tel que je l’y ai fixé. »[4]
Le moine est prévoyant et ne perd jamais de vue la Doctrine qui encadre son action : la libération du saṁsāra ou une naissance heureuse dans le monde de Brahma etc.
« 29. Donc, je ne laisserai jamais l’attention
S’échapper de la porte de mon esprit ;
Et si elle s’en échappe, évoquant les maux
Des destinées malheureuses, je l’y ramènerai
. »[5]
La crainte du saṁsāra le tient constamment en alerte, l’insula actif ? En évoluant dans le monde il est surconscient du danger :
« 19. De même qu’au sein d’une foule désordonnée
Je serais attentif à protéger une blessure,
Au milieu de personnes méchantes,
Toujours, je protégerai mon esprit comme une plaie
. »
Ce qui donne la motivation et l’énergie du moine vigilant est l’idée d’un monde hostile, qui est comme en feu. Cette idée lui fait avancer tête baissée en permanence.[6] Vu du taoïsme de Tchouang-Tseu, le moine préfère l’agir humain, fait d’artifices, à l’agir du Ciel.
« Le Ciel est dedans, l’humain est dehors. Ton pouvoir d’agir réside dans ce qu’il y a de céleste [en toi]. Sache en quoi consistent l’agir du Ciel et l’agir humain, place- toi dans le pouvoir d’agir en te fondant sur le Ciel. Que tu t’engages ou te dégages, que tu sortes ou que tu rentres en toi-même, [tes actes] seront justes et tes propos parfaits. »[7]
Le livre de Śāntideva est comme un chemin graduel pour les trois sortes d’individus[8], qui commence par la motivation individuelle : libération individuelle et naissance supérieure individuelle. Progressivement, l’attention est portée sur les autres et la pratique se tourne vers les autres. A partir du chapitre VIII sur la méditation ou la transformation, la différence entre soi et autrui est abolie. Le moine n’agit alors plus de façon héroïque (en se distinguant), mais simplement de façon « égoïste », au service d’un soi sans bornes. La vigilance craintive fait place à l’altruisme, la peur du saṁsāra est éclipsée.
« 109. Faire le bien d’autrui de cette façon
N’est pas [une cause] de fierté ou d’étonnement
En n’aimant que le bien d’autrui
Je ne me soucierai pas des retombées positives
.

110. Tout comme [auparavant] je me protégeais
Contre la moindre atteinte à ma réputation
Je me vouerai [désormais] à la protection des autres
Et à développer un esprit altruiste
. »[9]
Progressant toujours, même l’idée de l’altruisme, qui peut toujours comporter une notion d’héroïsme, devient obsolète.
« 114. Tout comme les mains etc.
Sont considérées comme des parties du corps
Pourquoi ne pas considérer ceux qui ont un corps (dehinaḥ)
Comme des parties de l’univers (jagat) ?

115. Tout comme ce corps sans essence individuelle (nirātmaka)
A pu produire l’idée de « moi », à force d’habitude
Pourquoi ne pas produire l’idée de « moi »
[En l’appliquant] à tous les autres êtres ?

116. En se souciant des autres de cette façon
Cela ne sera pas un geste produisant de la fierté ou de l’émerveillement
Ce serait [tout simplement] comme l’acte de manger
Dont on n’attend aucun retour [non plus].

117. Par conséquent, tout comme [auparavant] je me protégeais[10] Contre la moindre atteinte à ma réputation
Je me vouerai [désormais] à la protection des autres
Et à développer un esprit altruiste
. »[11]
Le dernier chapitre est un remède au sens de réalité que l’on pourrait attribuer à la Doctrine et au « saṁsāra » dont on chercherait désespérément la sortie.
« 149. Ainsi, il n’existe ni cessation
Ni (production de) choses.
Tous les migrants sont à jamais
Sans naissance ni cessation.

150. Les destinées s’apparentent aux rêves,
L’investigation (les révèle) semblables au bananier,
Et, en réalité, il n’existe pas de différence
Entre passage et non-passage au-delà des peines
. »[12]
La vigilance perdant son objet, change de régime. D’artificielle (humaine), elle devient naturelle (céleste). Une partie du « Corps » fait mal, une autre la masse ou prend soin d’elle, comme s’il s’agissait du même individu. L’éveil devient « collectif ». Pas par héroïsme ascétique, pas par altruisme ni même du « bouddhisme », mais parce que cela va de soi et que cela est naturel. L’insula peut se détendre. L'engagement sage permettra la « libération » du saṁsāra et du nirvāṇa.

***

[1] « L'insula antérieure droite participe à la conscience intéroceptive du corps, notamment la capacité de mesurer son propre rythme cardiaque. De plus, il existe une corrélation entre le volume du cortex de cette zone et la précision avec laquelle on ressent l'intérieur de son corps. Cette aire est également liée au contrôle de la pression sanguine, notamment pendant et après l'exercice. Elle est ainsi plus activée lorsque le cerveau perçoit un effort important.

Le cortex insulaire est également impliqué dans l'évaluation de l'intensité d'une douleur. C'est également cette zone qui est activée lorsque la douleur est imaginée, par exemple en regardant des images d’événements douloureux, et penser comme si elle nous était directement infligée. Les individus souffrant du syndrome du colon irritable auraient un traitement anormal de la douleur viscérale au niveau du cortex insulaire, liée à une inhibition de la douleur irrégulière au niveau du cerveau.

Une autre fonction évaluative de l'insula antérieure droite est le degré de chaleur (non-douloureuse) ou de froid (non-douloureux) ressentis au niveau de la peau. De même, la sensation de tension au niveau de l'estomac ou de l'intestin est corrélée avec une activité de cette zone du cerveau. Le cortex insulaire s'allume également lorsque la vessie est remplie ou stimulée.

Une étude d'imagerie cérébrale suggère également que la gêne respiratoire ressentie subjectivement lors de dyspnée est traitée au niveau de l'insula antérieure droite et de l'amygdale chez l'Homme.

L'insula est également activée pour d'autres perceptions non-intéroceptives, comme l'écoute passive de musique, le rire ou les pleurs, l'empathie et la compassion, et enfin le langage. » Wikipedia 

[2] Leçons sur Tchouang-Tseu, JF Billeter, p.45

[3] JF Billeter, p.49

[4] Vivre en héros pour l’éveil, Śāntideva, chapitre 5 La garde la vigilance, George Driessens, p. 56

[5] Vivre en héros pour l’éveil, p. 55

[6] Chapitre 5, n° 35

[7] Chapitre xvii , Les crues d ’automne (17/8/51-52) dans Leçons sur Tchouang-Tseu, p. 49-50

[8] Façon bo dong paN chen phyogs las rnam rgyal (1376-1451) : skyes bu gsum gyi lam gyi rim pa rgyas pa 'khrid du sbyar ba byang chub lam gyi sgron ma. Ou la version de Tāranātha.

[9] Vivre en héros pour l’éveil, p. 111-112

[10] Par exemple comme dans le chapitre V du livre de Śāntideva, voir ci-dessus.

[11] Vivre en héros pour l’éveil, p112

[12] Vivre en héros pour l’éveil, p152

samedi 2 juin 2018

Le bouddhisme tibétain est-il non-théiste ?



Dans son billet Bouddhisme et transcendance du 21/05/2018, Matthieu Ricard définit le bouddhisme, tout comme le jaïnisme, comme une tradition non théiste qui a pour transcendance la vérité ultime « qui est au-delà de toutes les fabrications mentales et des illusions trompeuses de la vérité conventionnelle ».

Non-théisme s’oppose au théisme, qui placerait le Mystère de Dieu en dehors de l’expérience humaine, tandis que la « vérité ultime » est accessible à l’homme à travers un « mode » d’expérience qui est libre de la dualité sujet objet. Il n’est pas exclu que tout cela (théisme et non-théisme, transcendance et immanence) ne soit qu’une question de définition.

Ce que les deux approches proposées par MR semblent avoir en commun est l’importance de la vérticalité, d’une hiérarchie. Une vérité conventionnelle imparfaite et une vérité ultime qui la transcende, tout en restant accessible à l’homme dans une certaine « mode d’expérience », mais pas à travers la vérité conventionnelle. Certains grands mystiques chrétiens ont prétendu que Dieu n’est pas en dehors de la condition humaine, à condition de faire le vide et se laisser remplir par Lui.

On trouve d’ailleurs aussi bien dans des doctrines théistes et non-théistes des théories d’une parcelle de Lumière emprisonnée dans l’être humain, qui chercherait à rejoindre ou Dieu ou la vérité ultime, ce que permettrait la pratique d’une voie spirituelle. Que la prison qui empêche le Retour soit un péché originel ou une ignorance semble être un détail. Dans les deux cas, on peut parler d’une sorte de « chute », et la sortie de la condition d’emprisonnement : le salut, la libération ou l’éveil.
« La vérité relative, ou conventionnelle, correspond à notre expérience empirique du monde, à la façon ordinaire dont nous l’appréhendons, c’est-à-dire en attribuant aux choses une réalité objective. Pour le bouddhisme, cette perception est trompeuse. En ultime analyse, on en vient à comprendre que les phénomènes sont dénués d’existence propre. » Bouddhisme et transcendance  
La prison, ce sont les cinq sens et le mental (« expérience empirique ») et le corps qui leur sert de support. Ce n’est pas à travers ces six sens que l’on accède à la vérité ultime. Ils recouvrent la vérité ultime de leurs mensonges ou de leur ignorance. C’est autre chose qui en fait l’expérience directe, et qui d’ordinaire en est empêché, par la vérité conventionnelle des six sens. C’est « autre chose » est appelé « matrice de l’éveil » (tathāgatagarbha) dans certaines écoles. Est-ce que c’est cette même « autre chose » qui transmigre d’existence en existence, de corps en corps, jusqu’à rejoindre la vérité ultime ?

D’autres interprétations bouddhistes sont possibles de ce qui constitue l’éveil ou la libération. Il me semble que celle définie par MR dans son billet est théiste, dans le sens qu’il oppose deux niveaux hiérarchiques (« vérités ») et qu’il s’agit de sortir de l’une pour entrer dans l’autre. Ce qui « sort » de l’une et entre dans l’autre est cette « autre chose », que MR appelle la conscience. Par la mort du corps physique, la conscience « sort » d’un corps pour entrer dans un autre[1] et par un « mode d’expérience » en dehors des six sens, la même conscience « sort » de la vérité conventionnelle pour entre dans la vérité ultime.

La voie bouddhiste que suit MR est celle de l’école des Anciens du bouddhisme tibétain, où il existe une véritable science de la conscience (davantage "substantielle") et de son rapport aux cinq éléments, et notamment de son parcours postmortem. Les pratiques susceptibles de préparer la conscience au mode d’expérience directe de la vérité ultime ressemblent à s’y méprendre à des pratiques théistes, dans un cadre théiste avec sa propre cosmogonie, théogonie et anthropogonie.

Cette vérité « théiste », qui est censée être symbolique, n’est pas la vérité ultime, mais aurait pour avantage de sortir la conscience de la prison de la vérité conventionnelle en attendant le nirvāṇa… En fait, dans la pratique, l’emprise de cette vérité théiste est totale. La pratique consiste à envahir la vérité conventionnelle ordinaire (les six sens) par cette vérité théiste. Cela s’appelle transmuter l’impur en le pur (le symbolique). C’est préparé de cette façon que l’adepte peut aborder, la conscience tranquille, sa mort et l’au-delà. Il aura toutes ses chances de passer par le biais de la vérité symbolique à la vérité ultime et être définitivement libéré de la vérité conventionnelle (six sens), si tel est son souhait.

Pour prouver la transformation du corps conventionnel en un corps transfiguré et par là la libération, certains adeptes laissent derrière eux un corps d’arc-en-ciel. Ils restent opérationnels au niveau de la vérité symbolique théiste où d’autres adeptes moins avancés peuvent leur adresser des prières. Ce bouddhisme-là est-il véritablement une tradition non-théiste ? Et n’y a-t-il pas un glissement entre vérité symbolique et vérité ultime, où l’une tend à usurper la place de l’autre.

Il me semble que les textes du prajñāpāramitā, le Soutra du Cœur etc., qui prennent plus au sérieux l’union ou la non-différentiation des deux vérités (conventionnelle et ultime), sont plus à même de représenter un bouddhisme non-théiste. En Inde et au Tibet (X-XIIème siècle) ce bouddhisme était celui suivi par ceux qui avaient la vue que les phénomènes n’avaient aucun fondement (skt. (sarvadharma)-apratiṣṭhānavāda tib. chos thams cad rab tu mi gnas pa), un courant de l’école Mādhyamaka.

***

[1] « Comme l’envisage le bouddhisme, notre conscience a vécu et vivra d’innombrables existences. »
« La continuation de la conscience après la mort relève, dans la plupart des religions, du dogme révélé. Dans le cas du bouddhisme, on se fonde sur l’expérience contemplative vécue par des êtres certes hors du commun, mais suffisamment nombreux pour que l’on prenne en compte leur témoignage, à commencer par celui du Bouddha. »
Livre des morts tibétain, Philippe Cornu, Préface de Matthieu Ricard, page 14