jeudi 30 août 2018

Insulter l'ego en torturant des animaux

Photo de Chogyam Trungpa (et une ex-femme) publiée avec l'article supprimé

Dans les échanges suite à l’affaire Rigpa/Sogyal, on a pu lire par-ci et par-là que Sogyal Lakar n’était pas suffisamment qualifié (reconnu, reçu les transmissions et autorisations nécessaires etc.) contrairement à un Chogyam Trungpa, qui lui aurait été parfaitement qualifié et même un génie. J’ai déjà écrit sur la folle sagesse de Trungpa, son admiration pour Gurdjieff et pour le phénomène du « trickster », la crainte qu’inspirait Trungpa à ses disciples à Tail of the Tiger, sur la nécessité d’insulter l’ego du disciple, avec la docilité (et la vacuité) de ce dernier comme l’ultime objectif de ce maître du vajrayana.

Suite à la démission de son fils Sakyong Mipham et aux révélations venant de membres (anciens) de Shambala, d’autres anecdotes sur Trungpa continuent à émerger sur le net (Reddit), racontés par des témoins directs. Depuis quelque temps notamment sur son instrumentalisation de la torture d’animaux pour discipliner ses disciples. En effet, en sa qualité de maître en vajrayana, Trungpa ne fait jamais rien gratuitement, et ce qu’il fait est pour la meilleure édification et l’éveil de son disciple…

Deux anecdotes que l’on ne trouve pas dans les hagiographies habituelles du maître. J'ai mis des liens vers les impressions PDF des articles, comme les liens changent ou disparaissent quelquefois.

Anecdote 1 (torture de chat)

Une de ses sept « femmes secrètes »[1], avait (au bout de 30 ans) publié un compte-rendu d’une séance de torture de chat. Un chat était attaché à une table par les gardes (kasoung) de Trungpa qui surveillait la manoeuvre. Il demanda ensuite qu’on lui porte des bûches de bois en braise. En buvant son verre de sake il balançait une bûche sur le chat qui sursauta, tomba de la table en restant pendu à la corde avec laquelle il était attaché. Pendu, le chat fit un bruit d’étouffement mais se reprit finalement et arriva à remonter sur la table. Trungpa lui balançait une autre bûche qui toucha le chat si fortement qu’il en eut le souffle coupé. Le chat cria. La femme secrète intervint : « Chéri, arrête ! pourquoi fais-tu cela ?! » Trungpa répondit qu’il n’aimait pas les chats, car ils jouaient avec leur nourriture et n’avaient même pas pleuré aux funérailles du Bouddha. Il continua la séance de torture. La femme secrète lui cria dessus en le priant d’arrêter. « C’est moi qui t’ai donné le chat, arrête ! ». Trungpa lui lança un regard accusateur en répondant que c’était elle qui fut responsable pour ce karma en ricanant. Un des gardes devait intervenir pour empêcher la femme secrète de sauver le chat. Au bout d’un certain temps, le chat arriva à se sauver traînant la table derrière lui. Selon la femme secrète, sa patte était cassée. On ne revit ni le chat ni la table pendant le séminaire.

Résumé en français tiré de l'article Shambhala Sham - Survivor Tells Us a Story. L'article complet original a disparu. Il est repris sur le site Families Against Cult Teachings. Impression PDF.


Anecdote 2 (torture de chien)



John Riley Perks, le butler de Trungpa, publia son livre « The Mahasiddha and His Idiot Servant » en 2006. On y trouve un compte-rendu de la torture de Myson, le chien d’un des disciples de Trungpa au nom de Max. Max était absent, c’est John Riley Perks qui raconte l’anecdote.

Trungpa demanda à son butler de lui amener le chien, de lui bander les yeux et de l’asseoir la tête entre deux rangées de bougies de façon à ce qu’il soit impossible au chien de bouger la tête sans se brûler. Trungpa prit une pomme de terre et frappa le chien avec sur la tête. Le chien bougea, la fourrure de son oreille prenant feu. Le butler éteignit les flammes. Cela se répéta plusieurs fois, jusqu’à ce que le butler ne se retienne plus et demanda à Trungpa d’arrêter. « Ferme-la, et donne moi une autre pomme de terre ». A la fin, le chien s’enfuit et se cacha dans la chambre de Max. « Voilà comment on fait pour entraîner les étudiants » fut le commentaire de Trungpa.

Extrait en anglais sur Internet. L'extrait en anglais sera ajouté au présent billet après les notes. 

Humiliations 

Dans une discussion avec le poète américain Alen Ginsberg, Trungpa reparle de l’incident avec le poète Merwin et son amie hawaïenne Noane. Il s’agit d’une fête halloween mal tournée à laquelle ses deux derniers étaient conviés et où, refusant de participer à la fête, ils furent amenés avec force et violences par les gardes de Trungpa devant le maître en état d’ébriété, et forcés de se déshabiller au milieu de ses disciples. Vous trouverez les détails dans The Party-A Chronological Perspective on a Confrontation at a Buddhist Seminary (1977) par Ed Sanders et al, dans Boulder Monthly - Behind the Veil of Boulder Buddhism (March 1979) et dans W.S. Merwin and Chogyam Trungpa, The Halloween Party 1975 Peter Marin On The Chogyam Trungpa and W.S. Merwin Incident sur Beezone. L'incident est aussi décrit (en français) dans Qu'ont-ils fait du bouddhisme de Marion Dapsance.
« [Trungpa] dit, eh bien le problème avec Merwin — c'était il y a quelques jours — il dit, le problème de Merwin était la vanité. Il dit, je voulais me charger de lui en m'ouvrant totalement à lui, en mettant de côté toutes les barrières. “C'était un pari.” dit-il. Alors je demandais était-ce une erreur ? Il répondit “Non.” Alors je dis que si c'était un pari et que cela n'avait pas marché, pourquoi ne serait-ce pas une erreur? Eh bien, parce que maintenant tous les étudiants doivent y réfléchir, cela servira d'exemple, et leur fera peur. Alors je rétorquai “Et si tout le monde en parle à l'extérieur, cela ne causerait pas un scandale énorme?” Et Trungpa de répondre, “Eh bien, ne sois pas étonné de découvrir que tout l'enseignement se réduit finalement à la vacuité et la docilité. »[2] Un gourou pour insulter l'ego  

"And you try to say something like 'Hi Rinpoche..." Reginald Ray
Reginald Ray, un disciple de Trungpa, raconte une anecdote qui décrit l’ambiance qui régna autour du maître. La mort de l’ego et la transmission d’esprit à esprit demande des préparations et un conditionnement millimétré, sans quoi elle ne pourra pas avoir lieu. Pour que vive l’idée du charisme d’un maître « terrifiant », il faut que tout le reste (ses rapports de force) reste caché ou à l’arrière-plan, comme dans la prestidigitation. 

Dans l’anecdote racontée par Reginald Rey[3], Trungpa est « simplement » assis derrière une table de picknick à Tail of the Tiger. Personne présente n’ose s’en approcher, car la simple présence ou éveil de Trungpa suffit pour « faire tomber les masques ». C’est comme si tous vous habits vous sont arrachés d’un coup (par les gardes vajra ?) et que vous vous trouvez nu devant lui. Reginald Rey est terrifié. Quand Trungpa tourne simplement le regard vers lui sans ne rien dire, il pense qu’il va défaillir ou mourir. Il fait tout un film dans sa tête en essentialisant « l’énergie interne » (l’éveil, le charisme, la présence…) de Trungpa, tout en faisant abstraction de tout ce qui rend « cette énergie » possible. C’est le contraire de ce qu’un disciple du Bouddha est censé faire… Et par cette vidéo et la façon de laquelle Reginald Rey raconte l’anecdote, en jouant avec les réactions du public (silences stratégiques), il contribue à créer l’atmosphère qui fera en sorte que d’autres disciples ressentiront la même tension terrible devant leur maître, même si celui-ci est « simplement » assis derrière une table. (Extrait de L'irrésistible énergie intérieure du maître)

Toutes ces mises en scène et cette atmosphère de respect terrifié étaient nécessaire pour que le maître puisse faire son travail : « insulter l’ego ». Dans le cas des animaux, insensibles aux mises en scène à l’atmosphère de charisme créée artificiellement (mais sensibles à la torture...), il ne s’agissait évidemment pas d’insulter leurs « egos ». Un chat ou un chien a-t-il un ego ? A-t-il besoin d’être libéré de son ego ? A qui sont alors destinées les scènes de torture ? Et quel effet sont-elles censées produire ? Il est vraisemblable que ces animaux n’étaient que des instruments pour produire de l’effet sur le disciple, pour créer l’ambiance nécessaire à sentir le rayonnement et le charisme du maître.

Cela n’empêche pas à certains disciples, toujours maintenant..., de parler du génie de Trungpa. Un génie malade, certes, comme un Van Gogh par exemple, mais créateur d’un Dharma merveilleux…

Un des éléments déclencheurs de l’affaire Sogyal fut le moment où celui-ci donna un coup de poing dans le ventre d’une nonne en présence de mille disciples. Suite à l'indignation de certains, le lendemain, un membre de direction expliqua à la foule que Sogyal Lakar avait été déçu que l’on mit en question ses méthodes et que si les gens ne comprenaient pas ce qui s’était réellement passé, ils n’étaient pas prêts pour recevoir les instructions avancées durant leur retraite. Sogyal n’enseigna plus.[4]

***

Publication Facebook de Leslie Hays sur sa vie avec Trungpa

MàJ 04102019
"Q: One of the issues that’s most painful to talk about, for women who go through training, is having had male teachers. Although the Buddhist teachings are fair and equal, all teachers do not manifest this teaching in a fair way. All teachers do not challenge the biases within and the male ego they carry with them, because they are not challenged by their teachers to do so. I and maybe other women too have had to leave teachers because of direct and indirect abuse.

Pema Chodron: So what did you do?

Q: I left.

Pema Chodron: And then? You’re still alive.

Q: And I’m continuing to practice. But there are people who are teaching, who taught me, who practiced for 20 years and still ripped me off.

Prabhasa Dharma: What you were saying about your personal story, I deeply feel with you because I went through that myself. [Prabhasa Dharma had a sexual relationship with her teacher Joshu Sasaki around the beginning of the 1970s, note Rob Hogendoorn.] I’m here as an example of what one can do with that. Maybe you can do something different with it. I don’t think we can make rules about this to solve the problem. That is why we always go so deep and say that basically, we must become whole and healed. Then we find our role and will evolve as a teacher, no matter what we do, even if we become bakers or something, we will be a teacher. We will find a way to manifest what we most want to be. This is what I believe in.

Q: Ideally all things are in balance. But that person is still causing pain to other people. I can heal and go to practice, but what happens to the others?

Pema Chodron: I think it’s a question of how you relate to injustice in the world, any injustice, even if it’s someone hurting your cat. How do you relate to things not being right? It brings up self-doubt. Otherwise,why wouldn’t you just blast out in a nonagressive way? (Laughter) If you have confidence."
Extrait de A Gathering of Spirit-Women Teaching in American Buddhism (1985) (via Rob Hogendoorn)
[1] Elle avait été « mariée » à Trungpa le 12 juin 1985, au Rocky Mountain Dharma Center (RMDC), actuellement le Sham Mountain Center (SMC).

[2] " He said, well, the problem with Merwin — this was several years ago — he said, Merwin’s problem was vanity. He said, I wanted to deal with him by opening myself up to him completely, by putting aside all barriers. “It was a gamble.” he said. So I said, was it a mistake? He said, “Nope.” So then I thought, if it was a gamble that didn’t work, why wasn’t it a mistake? Well, now all thestudents have to think about it —so it serves as an example, and a terror. But then I said, “What if the outside world hears about this, won’t there be a big scandal?” And Trungpa said, “Well, don’t be amazed to find that actually the whole teaching is simply emptiness and meekness.” When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979.

[3] Reggie Ray and Trungpa - Having Your Clothes Ripped Off (Beezone's Title)

[4] « The next day, one of the Rigpa hierarchy addressed the doubters. Sogyal, he said, was upset that people should be questioning his methods. If people didn’t understand what had actually happened, then they probably weren’t ready for the promised higher-level teachings, and Sogyal would not teach again during the retreat. »
Sexual assaults and violent rages... Inside the dark world of Buddhist teacher Sogyal Rinpoche


Extrait en anglais de John Riley Perks

« One night after supper Rinpoche said, “Get [the dog] Myson and bring him in here." I dragged the shaking dog into the kitchen and following Rinpoche’s instructions I sat him on the floor and covered his eyes with a blindfold. I set up stands with lighted candies by either side of his head. Myson couldn’t move his head without being burned. Rinpoche took a potato and hit Myson on the head with it. When the dog moved, the fur on his ear would catch on fire. I put out the flames. Now and then Rinpoche would scrape his chair across the tiled floor and whack him again on the head with a potato.

“Sir," I began hesitantly, trying to stop him.

“Shut up,” snapped Rinpoche, “and hand me another potato.” I started to empathize with the dog. In fact, I became the dog.

I was blindfolded and was banged on the head with a spud and if I turned my head my cars would bum and there was the squealing sound of the chair on the floor. Pissing in my pants I was that dog not being able to move, feeling terrified and at the same time excited. Finally, the scraping chair and the potato throwing stopped and we released the shaking dog, who ran upstairs to Max’s empty room.

“That’s how you train students,” Rinpoche calmly stated to me. »

The Mahasiddha and His Idiot Servant, John Riley Perks [Trungpa’s butler], Crazy Heart Publishers (2006), p.60-61

vendredi 24 août 2018

Peut-on progresser (ou régresser) autrement que verticalement ?

Echelle Sainte, St Jean Climaque
En quoi consiste la « sécularisation » d’une religion en général et du bouddhisme en particulier ? Qu’est-ce qui fait que le bouddhisme serait plutôt considéré comme une religion ou une philosophie ? Qu’est-ce qui est ajouté ou enlevé ?[1]

Le tournant décisif de l’histoire de la pensée se situe au moment (VIème s. av. JC) où l’on veut donner une explication rationnelle du monde, c’est-à-dire sans s’appuyer sur des cosmogonies, des genèses, etc. Evidemment, il ne suffit pas de déclarer que Dieu est mort, que les cosmogonies et les génèses sont des constructions symboliques ou des inventions, pour être libre de son « ombre énorme et épouvantable ».[2]

La philosophie existait avant que Platon ne la définisse au IVème siècle av.JC. L’ombre énorme et épouvantable fera que la pensée qui s’est tournée vers le rationnel, puisse de nouveau, par attachement, par nostalgie, par habileté, par intérêt,… incorporer des éléments mythiques, cosmogéniques etc. comme chez les néoplatoniciens, dont l’influence sur la religion sera énorme…

Les néoplatoniciens disent que les racines du platonisme se plongent dans le pythagorisme, ils interprètent Aristote dans un sens platonicien, et intégreront les traditions révélées de l’époque.
« On arrive de cette manière à ce qui peut nous paraître comme des jongleries invraisemblables[3]. Les néoplatoniciens sont capables de retrouver les différentes classes de dieux des Oracles chaldaïques dans chacune des articulations de l'argumentation dialectique qui se rapporte aux fameuses hypothèses sur l'Un développées dans le Parménide de Platon. Par ailleurs des hiérarchies de notions tirées artificiellement des dialogues de Platon en viennent à correspondre terme à terme avec des hiérarchies d'entités orphiques et chaldaïques. Ainsi les révélations chaldaïques et orphiques pénètrent-elles dans le discours philosophique néoplatonicien. »[4]
Le mode de vie « philosophique » s’enrichit de la théurgie[5]. Les néoplatoniciens commentent/réinterprètent Platon et Aristote. Un Livre des Causes attribué à Proclus, aurait été en réalité une compilation faite à Bagdad (au IX-Xème siècle) par un auteur arabe sous le titre Livre du Bien pur, et traduit en latin par Guillaume de Moerbeke en 1268. L’influence néoplatonicienne sur l’Islam et le christianisme est indéniable.

Le néoplatonisme n’était donc pas seulement une mode de vie (humaine), qui ne devient alors qu’une préparation à autre chose, « plus haute que toute sagesse humaine », mais aussi tout ce qui pouvait contribuer aux opérations de la possession divine, afin de délivrer l’âme du corps qui la tient prisonnière. La philosophie a été étouffée (ou enrichie selon les préférences de chacun) par la religion. Le corps et la terre sont dévalorisés au profit de l’âme et des sphères célestes.

Echelle jaine

Un processus similaire aurait pu se produire en Inde, où un « tournant décisif » fut l’émergence des Renonçants (sct. śramaṇa), parmi lesquels on classe le bouddhisme, et qui prônaient une approche plus rationnelle (buddhi), tout en subissant l’ombre énorme et épouvantable des traditions révélées de leur époque.[2] Au point où l’on peut se demander s’il a pu y avoir un jeu d’influences entre les śramaṇa et les grecs.[6] Il semblerait que jusqu’à la fin du premier millénaire, la philosophie de l’Asie du Sud-est était plutôt athéiste, et que les traditions révélées y ont pris de l’importance depuis.[7] Se pourrait-il qu’un bouddhisme davantage « philosophique » ait pu se laisser progressivement déborder par les traditions révélées qui avaient le vent en poupe, jusqu’à en perdre son âme ?

Snakes and Ladders indien

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Voir le livre Tu dois changer ta vie ! de Peter Sloterdijk. La première partie se lit assez bien. J'ai du mal avec la suite sur les anthropotechniques. 

[1] Appauvrir et enrichir

[2] « Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre! »
(Friedrich Nietzsche / 1844-1900 / Le Gai Savoir - Luttes nouvelles)

[3] David Barton Gray dirait la même chose du tantrisme et utilise le terme de « bricolages » emprunté à Claude Lévi-Strauss.

[4] Pierre Hadot, p. 260-261.

[5] Proclus : la théurgie est « une puissance plus haute que toute sagesse humaine, qui embrasse les bienfaits de la divination, les vertus purifiantes de l'initiation, bref toutes les opérations de la possession divine ». Théologie platonicienne.

[6] Christopher I. Beckwith, Greek Buddha: Pyrrho's Encounter with Early Buddhism in Central Asia.

[7] Blog d’Elisa Freschi, Alternative theisms and atheisms (part 1)

jeudi 9 août 2018

En route pour la Bouddho-fiction ?



Il faudra s’y faire. Le bouddhisme est une religion, ou du moins sa partie la plus forte et résistante, et qui a le plus fort attrait, est religieuse. Avec d’autres, je l’avais abordé comme une philosophie vécue, utilisant des exercices spirituels, tels que définis par un Pierre Hadot. Et pendant un certain temps, la cohabitation entre bouddhistes religieux et « philosophiques » semblait en effet possible. Le discours de certains maîtres bouddhistes était adapté à un public Occidental. Ce qui était franchement religieux était réinterprété ou atténué. Le terrain avait été préparé par différentes formes de bouddhisme moderniste, plus rationnel. Sans oublier que le spiritisme et la théosophie avaient préparé et facilité le terrain du bouddhisme religieux.

La métaphore de l’armoire à pharmacie contenant 84.000 médicaments pour guérir autant de maladies différentes avait aidé à faire passer aux uns et aux autres, religieux et « philosophes », que la voie enseignée avec habileté par le Bouddha convenait à tous. Les religieux pensant sans doute que l’habileté et les expédients (upāya) du Bouddha étaient déployés plutôt du côté des « non-religieux » et l’inverse pouvait être vrai pour les « non-religieux ». Cet équilibre fragile n’a pas résisté au temps.

Cela est surtout vrai pour le bouddhisme tibétain que je connais le mieux. L’école Nyingma, la plus religieuse du bouddhisme (tibétain), est actuellement celle dont les doctrines et les pratiques ont le plus le vent en poupe. La dévotion au gourou (guruvāda) est devenue comme le centre de toutes les pratiques et la voie de la foi semble suffire désormais à elle seule. L’attitude critique et le scepticisme sont à proscrire dans cette voie du cœur. Pour recevoir la grâce du maître, il faudrait s’en débarrasser. Le maître, lui, peut donner un coup de main avec ses expédients, sa folle sagesse ou encore en « insultant notre ego », dans le but de faire naître en nous de la docilité (meekness)[1], critère ultime de la réalisation. Les abus de pouvoir auxquels à conduit cette approche, et le manque de réactions et d’actions de la part de l’hiérarchie ont eu pour résultat d’augmenter le clivage entre bouddhistes « religieux » et « non-religieux » et de resserrer les rangs. Le bouddhisme (tibétain) est une religion, avec toute la verticalité qui va avec. Aimez-le ou quittez-le.

Toutes sortes de formes de « bouddhisme » « non-religieux », « lite » ou séculier etc. ont vu le jour dans ce désenchantement, où des liens furent maintenus avec le bouddhisme-mère à différents degrés. Quelquefois avec toute la verticalité du bouddhisme « religieux ». Là où il y a du pouvoir, il y a de l’abus de pouvoir. Ces nouvelles formes de bouddhisme ont eu leur propre lot de scandales.

Le Bouddha semble toujours avoir la capacité de servir de source d’inspiration. Tout comme dans le christianisme, il arrive que l’on aime le Christ sans aimer son Eglise, on pourrait aimer le Bouddha sans aimer ses Sanghas ? Ce Bouddha, que nous ne connaissons qu’à travers ses paroles. D’un côté, il semble y avoir les paroles du Bouddha, ou celle de ceux qui se reclament de lui, accessibles dans les versions d’écritures qui ont survécues. Et de l’autre, il y a le bouddhisme qui a traversé les siècles, en subissant toutes sortes d’influence, et qui est celui que l’on pratique actuellement, un bouddhisme clairement religieux.

Léon Tolstoï (1828-1910), désenchanté par le christianisme, mais pas par le Christ, avait écrit son évangile à lui (Qu’est-ce que l’Évangile ?). Ce livre avait influencé Mohandas Gandhi (1869-1948), qui s’en serait inspiré pour son premier ashram sud-africaine.
« Il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher les hommes qui se croient éclairés de voir dans l’enseignement évangélique une doctrine vieillie et trop usée pour leur servir de règle dans la vie. Ma tâche se borne à proclamer la source où j’ai puisé la connaissance d’une vérité que l’humanité est loin d’apercevoir encore. Et je remplis ma tâche. » (Tolstoi)
Le message du Christ revu et corrigé par Tolstoi reste religieux, tandis que celui du Bouddha (« Soyez votre propre lampe, votre île, votre refuge. Ne voyez pas de refuge hors de vous-même. ») est davantage « philosophique ». La question assez radicale que se pose le non-bouddhisme spéculatif « une fois dépouillé de ses représentations transcendantales, que le bouddhisme peut-il nous offrir ? » semble conduire à la conception d’une nouvelle « Bouddho-fiction » (ou « redescription », inspirée par le concept de Christo-fiction de François Laruelle). Au moment même où j’écris ce billet, un nouvel article de Glenn Wallis apparaît comme par miracle...

Allons-y pour la Bouddhofiction, « une tache éminemment destructrice et créatrice pour rédécrire les postulats x-bouddhistes ».

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[1] « [Trungpa] dit, eh bien le problème avec Merwin — c'était il y a quelques jours — il dit, le problème de Merwin était la vanité. Il dit, je voulais me charger de lui en m'ouvrant totalement à lui, en mettant de côté toutes les barrières. “C'était un pari.” dit-il. Alors je demandais était-ce un erreur ? Il répondit “Non.” Alors je dis que si c'était un pari et que cela n'avait pas marché, pourquoi ne serait-ce pas une erreur? Eh bien, parce que maintenant tous les étudiants doivent y réfléchir, cela servira d'exemple, et leur fera peur. Alors je rétorquai “Et si tout le monde en parle à l'extérieur, cela ne causerait pas un scandale énorme?” Et Trungpa de répondre, “Eh bien, ne sois pas étonné de découvrir que tout l'enseignement se réduit finalement à la vacuité et la docilité.” » When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979. Cité dans mon billet Réussir (siddhi)