dimanche 30 septembre 2018

Tentative de clarification




Ce billet a pour but d’essayer de clarifier des points qui font souvent l’objet d’amalgames. Mon but n’est pas de critiquer ni de défendre le Dalai-Lama, sauf si je le précise, ni les tantras ou du moins leur transmission traditionnelle. Dans ces questions, il peut y avoir différents points de vue selon les époques, les zones géographiques, les cultures, la conception d’une tradition (progressiste, conservatrice,…). Les thèmes sont ceux que l’on trouve quelquefois amalgamés sur l’Internet. J’essaie de défaire les amalgames et de comprendre ce qu'il s’y joue. Ce billet peut évoluer en fonction des besoins.


Double discours

Dans son interview avec Marije Vlaskamp du quotidien néerlandais De Volkskrant (10 septembre 2018) sous le titre « De Dalai Lama toont zich verrassend mild over China », le Dalai-Lama déclare toujours tenir un discours davantage séculier quand il enseigne en Occident. Parmi les tibétains, il se comporte comme un lama traditionnel qui écoute l'oracle national. Les raisons de cette double approche (discours) lui appartiennent et se justifient peut-être en partie, mais cela n’empêche pas qu’elle est problématique.


Le Dalai-Lama n’est pas un pape

Depuis (1640) le Vème Dalai-Lama, Lobsang Gyatso, le Dalai-Lama est le chef d’état du Tibet. Dans le cadre de la démocratisation du gouvernement tibétain en exil, un premier ministre fut élu en 2011 mettant fin au pouvoir temporel du Dalai-Lama. Même s’il n’est pas le pape du bouddhisme tibétain, il reste le personnage emblématique du Tibet et du bouddhisme tibétain. Son avis compte, il reconnaît des tulkous des autres écoles, y compris ses chefs (Karmapa XVII). Il a, ou s’attribue, le pouvoir d’abolir des cultes (Shougden) et il peut convier tous les chefs des écoles tibétaines à des réunions qu’il préside. Ainsi en novembre 2018, sera tenu une réunion où les chefs des écoles se réuniront à Dharamsala pour débattre entre autres de la suite à donner aux abus sexuels perpétrés par des maîtres bouddhistes tibétains. Cette réunion n’a peut-être pas de pouvoir décisif, mais une déclaration commune aurait certainement de l’effet.


Abus sexuels

Les abus sexuels connus et médiatisés sont ceux subis par des victimes occidentales (Rigpa, Shambala, OKC, Namkha,...). Du côté tibétain, cela n’est pas un sujet et/ou il n’est pas médiatisé. Les confessions de Kalou II Rinpoché étaient en anglais et destinées à un public occidental. Certaines publications font état d’abus de jeunes moines dans un cadre monastique. Je n’ai pas connaissance d’une réaction ou de mesures de la part des chefs d’écoles tibétaines. Il se peut que la réunion de novembre ne traite que de l’aspect occidental des abus sexuels, suite à la médiatisation en Occident. Aucune société, culture ou religion etc. avec des relations de pouvoir n’est à l’abri des abus sexuels. Ce n’est donc pas une question d’un phénomène qui se passe à certains endroits et pas ailleurs. Le silence reste la réaction la plus commune.


Différences culturelles

L’individualisme, la parité homme-femme (toujours en projet), la pensée critique, la liberté d’expression, la médiatisation des problèmes… sont des éléments culturels de l’Occident, qui passent plus mal dans des sociétés plus traditionnelles. La question du Tibet, tout comme le Dalai-Lama, ont néanmoins profité d’une bonne couverture médiatique. D’autres lamas tibétains ont appris à bien se servir des médias pour se faire connaître ou pour faire connaître leurs opinions. La question des abus sexuels et la médiatisation de cette question s’est imposée aux hiérarques tibétains. Il faudrait attendre pour voir comme cela évoluera par la suite.

Dans les sociétés traditionnelles la femme peut être sous la protection d’un homme, voire être sa propriété. Les règles bouddhistes sur l’inconduite sexuelle font cas de cette protection. Une femme est sous la protection de son père, de son mari et si celui-ci meurt de son fils. Si elle n’a pas d’enfants, elle est considérée être sous la protection du roi. Une nonne est sous la protection du Sangha. Avoir des rapports sexuels avec une femme qui est sous la protection d’un autre (homme) est considéré comme de l’inconduite sexuelle. Sont également considérés ainsi, l’inceste, les rapports oraux et anaux, ou par la force et la violence, ainsi que des règles d’un ordre davantage culturel. Il s’agit d’injonctions religieuses et non d’actes répréhensibles par la loi. Ils se purifient par des actes religieux. Les femmes ‘libres’ en Occident qui ne sont la propriété de personne sont donc ‘hors la loi’ en ce qui concerne la règle d’inconduite par rapport à la propriété.

En revanche, dans le choix d’un gourou, son respect des injonctions religieuses peut jouer un rôle. Généralement, dans le bouddhisme tibétain, il incombe au disciple de bien choisir son gourou, et de faire son enquête avant de s’engager.

En ce qui concerne l’abus sexuel qui consiste en contraintes verbales, visuelles et psychologiques et les contacts physiques (source), ils constitueront de l’inconduite par ‘la force et la violence’, ainsi que par l’abus de confiance, qui serait plutôt de l’ordre du mensonge.

Ce qui avait pu être de l’ordre du privé est devenu une cause publique en Occident, et par la force des choses aussi pour le Dalai-Lama et la réunion des chefs tibétains.


Tantrisme

Le tantrisme est désormais associé avec des pratiques sexuelles, mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans le bouddhisme, les tantras avaient commencé comme des livres d’incantations (dharanis, mantras), à toutes fins utiles, le plus souvent centrés autour d’une divinité ou bouddha manifesté comme une divinité. Ils comportent ce que nous appellerions ‘de la magie’. Les formes des tantras évoluent beaucoup et les différentes versions peuvent intégrées de nouveaux éléments. Y compris kaula dans les yoginitantras et les yogatantras supérieurs : des pratiques sexuelles et plus tard du yoga sexuel. Les partenaires de ces pratiques (mudrā) furent au départ des femmes « non-protégées » de basses castes, et portent souvent les noms de leurs castes.

Hormis d’autres prescriptions tantriques, il est un fait que l’âge de mariage ou de maturité sexuelle en Inde et ailleurs était nettement plus jeune.
« Dharmaśāstra (Dharmasutras) state that girl should be married after they have attained puberty. In Manusmriti, a father is considered to have wronged his daughter if he fails to marry her before puberty and if the girl is not married under 3 years of reaching puberty, she can search for the husband herself. Medhātithi's Bhashya states the right age for marriage of a girl is eight-years-old, this can also be deduced from Manusmriti. According to the Tolkāppiyam, a boy should be married before he is sixteen-years-old and a girl before she is twelve. The Greek historian Megasthenes though talks about early puberty of girls in South India. According to Edgar Thurston, in South India a candlelight ceremony was held for girls (vilakiddu kaliyanam) from seven to nine years, likely later, but always prior to the marriage. Allan Dahlaquist states this is evidently a puberty ceremony before marriage which may explain Megasthenes' comments. » Wikipedia 
Les tantras reflètent cet état de choses. Le Kalacakra Tantra, souvent cité par des détracteurs faisant suite aux Trimondi, peut ainsi prescrire, selon ces derniers, des partenaires jeunes, de 12 ans à 20 ans[1]. Ce tantra n’en a cependant pas le monopole. Dans leur livre en ligne, les Trimondi écrivent que le Kalacakra Tantra recommande que l’on s’entraîne dans les techniques sexuelles sophistiquées du Kamasutra indien.[2] Je n’ai pas retrouvé cette information dans le commentaire de Geshe Lharampa Ngawang Dhargyey, je ne sais pas si elle se trouve ailleurs. Et aussitôt les Trimondi enchaînent avec quelques citations bien choisies dans un livre de Gedun Chöphel sur les arts de l’amour[3], inspiré par entre autres le Kamasutra. Ils omettent la mise en garde de Jeffrey Hopkins qui précède.
« Gedun Chopel's concern that men not just act out their desires on women but respect their partners and seek to foster mutual enjoyment evinces itself in prescriptions for both men and women. He warns men not to abuse young girls: 
‘Forcibly doing it with a young girl produces severe pains and wounds her genitalia; consequently, later when giving birth she has difficulties. If it is not the time and if copulating would be dangerous for her, churn about between her thighs[4], and it will come out. In many areas it is customary to do so; it quickly promotes a girl's maturation.’ »[5]
L’autre citation vient du même livre de Gedun Chopel, où celui-ci classe les femmes en quatre âges et donne la façon idéale de les traiter à tel âge. La première catégorie, ce sont les filles jusqu’à l’âge de douze ans. Justement, Gedun Chopel ne prescrit pas de rapports sexuels avec des filles de cet âge. En revanche on leur raconte des histoires sur le plaisir des baisers.
« A female who is twelve years and younger is called a juvenile. She should be given combs, honey, pastries, etc. She should be told stories of the pleasures of kissing. 
From thirteen through twenty-five she is called a youth; she should be kissed and pinched. »[6]
Dans certains commentaires Internet on peut lire un mélange d’éléments divers qui n’ont pas grand-chose à voir ensemble. Dans ces commentaires, le Kalacakra Tantra prescrirait pour l’initiation vase etc. des filles de 12 ans (Commentaire). Pour les amadouer, on leur donnerait des bonbons et du miel (citation 1 Arts of Love). Et si elles ne veulent pas se laisser faire, on les prend de force (citation 2 Arts of Love). Comme on peut le voir ci-dessus, ces éléments n’ont pas grand-chose à voir ensemble, et pourtant ils sont présentés comme s'ils figuraient tels quels dans le Kalacakra Tantra, et comme s’il s’agissait de faits de pédophilie tels qu’on les définit de nos jours, sans tenir compte du fait qu’il s’agit de pratiques d’une autre âge et dans une autre culture et contexte.

Cela n’enlève en rien le fait que ces pratiques ne sont pas acceptables en Occident et à notre époque. Et c'est tant mieux.

Voir aussi Une proposition modeste, où j'explique pourquoi on peut et qu'il faut adapter les pratiques d'un autre temps.


***

[1] « First, one imagines offering a girl, between the ages of 12 and 20, to the vajra master. Together with this, one offers the mandala and prayers to the vajra master and requests the empowerment.

The vase empowerment is actually given when the imagined girl comes back to the trainee who then enjoys her presence through laughing and fondling her breasts. As one touches the girl’s breasts there arises the ‘bliss’ (Skt. sukha; Tib. bde.ba) which should be experienced as indivisible from emptiness. It is with this experience of indivisible emptiness and bliss that one actually receives the vase empowerment. » Geshe Lharampa Ngawang Dhargyey-Kalacakra Tantra (A Commentary On The), Library of Tibetan Works & Archives, 1985.

[2] « For example, the Kalachakra Tantra recommends training in the sophisticated Indian sexual techniques of the Kama Sutra. » Site Trimondi

[3] Gedun Chopel, Jeffrey Hopkins-Tibetan Arts Of Love, Sex, Orgasm, And Spiritual Healing-Snow Lion, 2000.

[4] La même méthode (brla rgyag) est utilisée dans les monastères, quand les moines ont des rapports sexuels les uns avec les autres. Voir Melvyn Goldstein's The Struggle for Modern Tibet.

[5] Tibetan Arts Of Love, p. 135

[6] Tibetan Arts Of Love, p. 157

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