mardi 13 août 2019

Consacrer (télestique ou scellement)


Consacrer des statues
Réflexions sur la consécration (rab (tu) gnas (pa)) en continuation des mes blogs Eléments gnostiques ?, Télestique et scellement, Enchanter et En attendant la pluie..., et suite à l’article Atiśas Ritual Methods for Making Buddhist Art Holy de Dan Martin[1]

L’article de Dan Martin a pour objet des rituels de consécration attribués à Dīpāṅkaraśrījñāna, mieux connu sous le nom d’Atiśa. Dan Martin semble vouloir montrer qu’Atiśa nenseigna pas seulement la sagesse et les moyens pour y parvenir, mais qu’il avait aussi donné aux tibétains les moyens liturgiques nécessaires pour le culte des divinités et tout ce qui entourait les offrandes qui y était étroitement associé. Sa première intention au Tibet fut l’enseignement des Distiques de Saraha, mais ses disciples ne pensaient pas que les tibétains y étaient prêts.
"Quand [Atiśa] arriva à mnga' ris, il commença à enseigner les distiques de Saraha tels "A quoi servent les lampes à beurre ? A quoi sert le culte des dieux ?" Il les expliquait de façon littérale et de peur que les Tibétains s'avilissent, on lui demanda de ne plus les réciter. Cela lui déplut, mais on dit qu'en dépit de cela il ne les avait plus enseignés depuis."[2]
Atiśa suivit les consignes, et enseigna comment faire le culte des dieux, les offrandes de lampes à beurre, et - l’objet de l’article cité - comment consacrer les représentations des dieux qui servaient de support aux offrandes. Dan Martin cite un passage intéressant, qui pourrait faire croire qu’Atiśa fit les consécrations initialement avec une certaine économie.
“Lors d’un de ses voyages, on demanda à Jo bo rje [Atiśa] de consacrer une statue métallique de Tārā. Il la plaça dans la paume de la main en disant 'Ma-ta-ra-ma, je te prie d’entrer dans ceci.' Il répéta cela trois fois et recommanda au propriétaire de la statue de lui faire de bonnes offrandes.”
Sgom rin (né en 1202), l’auteur de cette anecdote[3], précise que de tous les icônes de l’U-ru septentrional, “celui-ci a le plus grand pouvoir de bénédiction”. Ce qui frappe dans l’anecdote est l’extrême simplicité et brièveté de la “consécration”. Que la “consécration” soit extrêmement brève ou longue, l’objectif semble être de convaincre les offrants que le champ d’offrandes, la divinité, soit parfaitement présent (rab gnas) en l’objet consacré, sans quoi le mérite (puṇya) escompté ne serait pas accumulé. On pourrait dire que plus l’effort est grand, et plus les fidèles semblent avoir besoin d’être convaincu de l’efficience… Cela se laisse d’ailleurs comparer avec la simplicité de l’ordination de Baddha (Viens Baddha !) et de la complexité des rituels d’ordination par la suite.

On note d’ailleurs que des éléments quantitatifs entrent dans l’équation de “la parfaite présence de la divinité” des fidèles. La durée de consécration varie et le "pouvoir de bénédiction” est plus ou moins grand selon le support et celui qui l’avait consacré. Pour avoir l’efficience maximale, ces facteurs semblent avoir leur importance. La durée de consécration est assez facile à mettre en oeuvre. Le “pouvoir de bénédiction” est un facteur plus complexe, et semble être associé au “niveau de réalisation” de celui qui le confère au support. Il peut sans doute aussi être déduit du nombre et de l’intensité des miracles ou prières exaucées (ex-voto). Par ailleurs, ces facteurs peuvent augmenter la foi auprès des adeptes, et la ferveur de ceux-ci est à son tour traditionnellement un facteur essentiel pour le “pouvoir de bénédiction”. Tout cela est relié (rten ‘brel). Tout comme l’histoire et toutes les anecdotes qui entourent l’icône.

Il semble donc difficile voire impossible d’établir que c’est la simple “consécration” qui confère “le pouvoir de bénédiction” à un objet inanimé. Tout le monde sait à notre époque de “buzz” que si l’attention de tous est tournée vers un certain objet matériel ou immatériel, une personne, un lieu, un événement, cet objet acquiert un certain pouvoir, partiellement quantifiable et même monnayable… Je ne connais pas de cas de guérison par le toucher d’une célébrité, mais cela ne m’étonnerait pas que cela existe.

Ce n’est donc vraisemblablement pas l’acte de consacrer (ou la récitation ou la présence matérielle d’un mantra) qui confère un pouvoir/une essence à un objet inanimé, mais toutes les pratiques qui entourent cet objet et qui perdurent dans le temps. C’est dans le maintient de cette pratique que réside le véritable “pouvoir de bénédiction”. Quand l’attention et la pratique cessent, la bénédiction cesse. Ce pouvoir (“mérite”) ne réside ni dans l’objet, ni dans le mantra, quoi qu’en aurait dit Atiśa.[4]

Cela est d’ailleurs affirmé dans plusieurs sources citées par Yael Bentor dans Consecration of Images and Stūpas in Indo-Tibetan Tantric Buddhism, ou elle cite le chapitre sur la consécration du Saṁvarodaya-Tantra (T. dpal sdom pa 'byung ba'i rgyud)[5]. Puis par Atisa lui-même dans une citation connue :
“La consécration (pratiṣṭhā) est à la fois utile et inutile. Quand on analyse de plus près, qui bénit et comment ? Comment ce qui est dès l’origine sans production ni cessation peut-il être rendu présent/consacré (pratiṣṭha) ? Pour ceux qui comprennent tous les dharmas comme illumination-perception (prakāśa) il est inutile de consacrer des objets de culte. C’est également inutile pour ceux qui, sans comprendre la vacuité, comprennent toutefois que les stūpas, les écritures, les représentations ne se produisent qu’à partir de la force de créations éveillées et pas autrement. S’ils ont une forte confiance en cette compréhension, la consécration est inutile. Pour les débutants non-entraînés, passant par la vérité superficielle des conventions du monde et ne connaissant pas l’essentiel, le Guide a expliqué la consécration.”[6]
On reconnaît dans cette tripartition les trois types d'individus (skyes bu rnam gsum). Advayavajra au sujet de temples et autres monuments religieux :
“C'est seulement dans l'imagination que l'on a inventé la légende des douze actes du Bouddha, dans l'espoir que l'imitation de ceux-ci conduise à la délivrance. Pour donner un exemple, les gens non-instruits ne voient pas le palais céleste de Śakra. Alors ils s'en font un modèle qui n'est pas une reproduction conforme. De la même façon, ne voyant pas que le bouddha est intérieur, [les gens non-instruits imaginent que le bouddha est :] །གང་ཞིག་གང་ལ་གནས་པ་ནི། Quelqu'un quelque part.”[7]
La théurgie et la télestique sous leurs formes (indo-)tibétaines étaient donc initialement principalement destinées à ceux qui ne comprenaient pas la nature des dharmas, ni des autres créations éveillées (provisoires et habiles)

***

[1] “Draft of a forthcoming paper for the Atisha conference at the Indira Gandhi National Centre for the Arts, New Delhi (January 2013). This paper was made available as part of an e-book in November of 2018 (look here: http://ignca.gov.in/PDF_data/29112018_Atisa_Ebook.pdf) but beware that the footnotes in particular were chewed.”

[2] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p. 61. Comme nous venons de voir, ils ne les a plus enseigné publiquement, mais il avait continué à les traduire avec 'Brom et d'autres.

[3] "On one of his journeys Jowo Je was asked to consecrate a metalcast image of Tārā. He placed it upon the palm of his hand and said, 'Ma-ta-ra-ma, I request that you come into this.' Repeating the words three times he then said to the owner of the image, 'Now, offer good offerings to it.' Of all the icons in the northern parts of U-ru, this one is the greater in its blessings.”
Note de Dan Martin : “Sgom-rin: 2004, p. 452: jo bo rje la bshul lam gcig du | sgrol ma'i lugs sku zhig la rab gnas zhus pas | phyag mthil du bzhag nas | ma ta ra ma 'di la byon par mdzad du gsol || lan gsum gsungs nas | da 'di la mchod pa bzang du phul zhig gsung nas | u ru byang phyogs kyi rten zhig la byin rlabs che ba zhig byon skad. By the way, Sgom-rin is the usual penname of the figure otherwise known as Spyan-snga Rin-chen-ldan. He was a prominent disciple and biographer of the more famous Yang-dgon-pa Rgyal-mtshandpal (1213-1258 CE). I think the ma-ta-ra-ma in the quotation may simply represent mataram, or my mother, although I am not entirely sure of it.”

[4] "The merit of a ritual correctly performed will arise both in those who saw and those who did not see it done.
As for an image, it is by the perfect characteristics of the mantra that blessings enter into the receptacle."
cho ga'i tshul legs bsod nams ni || mthong dang mi mthong rnams su skye || sku gzugs sngags kyi mtshan nyid kyis || rten la byin rlabs 'jug par 'gyur. Atiśa, Kāyavākcittasupratiṣṭhā, folio 256. Article de Dan Martin

[5] “How can the unestablished/unconsecrated lha be established/consecrated? Because the faithful disciple makes at request, this is performed for the sake of merit.” Ji-Itar rab-tu mi gnas lha rab-tu gnas-par bya-bar nus/ slob-ma dang-bas gsol 'debs pa/ bsod-nams-phyir ni bya-ba-ste/ Toh. 373.

[6] Traduction anglaise de Yael Bentor : “The consecration is both necessary and unnecessary. When examined ultimately [i.e. in ultimate truth], who blesses what how? From the beginning [it was there] without birth and cessation; how could it be established/ consecrated? For those who possess the realization of all dharmas as clear light, consecrations of objects for worship are unnecessary. Neither is it for those who may not have realized emptiness, yet have realized that stūpas, scriptures, images and so forth arise from blessed emanations of the Buddhas, and do not arise otherwise. If they have strong faith, a consecration is not necessary. For the beginners, the untrained, in relative truth, in worldly labels, for beings who do not know the real essence, the Buddha taught consecration.”

Rab-gnas dgos dang mi dgos gnyis/ dam-pa' i don-du dpyad-pa na/ gang-zhig gang gis gang-du brlab/ gdod-ma nas zhi skye med la/ ji-’dra ji-Itar rab-tu gnas/ chos-rnams thams cad 'od-gsal-du/ rtog[s]-dang Idan-pa'i mchod-gnas la/ rab-tu gnas-pa mi dgos-te/ yang na stong-nyid ma rtogs kyang*/ mchod-rten glegs-bam sku-gzugs sogs/ sangs-rgyas rnam-'phrul byin-rlabs las/ byung-ba min na mi 'byung-bar/ rtogs-te shin-tu dad-Idan na/ rab tu gnas-pa mi dgos-so/ dang-po'i las-can ma 'byong la/ 'jigs-rten tha-snyad kun-rdzob tu/ 'gro-bas de-nyid mi shes la/ ston-pas rab-tu gnas-pa bshad/ Toh. 2496, p. 510.3-5 Bentor p. 16

[7] Commentaire du Dohākośagīti de Saraha par Advayavajra.
rang la gnas pa sangs rgyas kyi dgongs pa ni ma mthong/ rnam rtog 'ba' zhig la sangs rgyas kyi mdzad pa bcu gnyis kyi sgrung dang lad mo byas pas thar ba thob tu re ba ni dper na byis pa rnams kyis rnam par rgyal ba'i gzhal yas khang ni ma mthong ltad mo byas pas thog tu ma pheb bzhin du/ sangs rgyas ni rang la gnas pa ma mthong ba yin pas/ gang zhig gang la gnas pa ni/ yang na rang sems mnyam pa nyid kyi ngang la gnas pa ni/ gzugs yang dag par rjes su ma mthong ngo/

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