vendredi 15 novembre 2019

L'importance du "fluide" dans la spiritualité



Qu’est-ce qui permet, selon les somnambulistes, à la transe magnétique de donner accès à une “lucidité magnétique” ? Selon les théories des somnambulistes du XVIIIème siècle, la transe magnétique est possible grâce au sens interne qui se situerait au niveau du “sens interne” ou “sens intime” (terme repris de l’allemand). Le sens interne, aussi appelé “sens primitif”, est caché et invisible parce qu’il serait masqué par la vie sensorielle et vigile, bien qu’il soit opérationnel en permanence, tout comme les étoiles ne sont pas visibles en plein jour, mais seulement la nuit. Le bruit des cinq sens recouvre en quelque sorte le silence du sens interne. L’isolement somnambulastique permet l’accès à “l’état magnétique”.
Le sentir primitif serait le témoin muet et fidèle d’une myriade de perceptions, relatives au monde extérieur et à la vie secrète du corps, qui n ’atteindraient le statut de représentations [142] pour un sujet qu’à travers l’état dit magnétique.” (Méheust, vol. I, p. 141)
Sur la voie du yoga, hindou ou bouddhiste, le retrait des sens (s. pratyāhāra t. sor sdud) est ce qui donne accès à, ou rend possible la méditation (s. dhyāna t. bsam gtan). Dans les écrits en français sur la spiritualité orientale, on rencontre souvent la traduction “sens interne” pour le mental ou “manas” en sanskrit. Ainsi, par exemple René Guénon dans L'Homme et son devenir selon le Vedanta (1925) :
D’après le Sânkhya, ces facultés, avec leurs organes respectifs, sont, en distinguant trois principes dans le manas, les treize instruments de la connaissance dans le domaine de l’individualité humaine (car l’action n’a pas sa fin en elle-même, mais seulement par rapport à la connaissance) : trois internes et dix externes, comparés à trois sentinelles et à dix portes (le caractère conscient étant inhérent aux premiers, mais non aux seconds en tant qu’on les envisage distinctement). Un sens corporel perçoit, et un organe d’action exécute (l’un étant en quelque sorte une « entrée » et l’autre une « sortie » : il y a là deux phases successives et complémentaires, dont la première est un mouvement centripète et la seconde un mouvement centrifuge) ; entre les deux, le sens interne (manas) examine ; la conscience (ahankâra) fait l’application individuelle, c’est-à-dire l’assimilation de la perception au « moi », dont elle fait désormais partie à titre de modification secondaire ; et enfin l’intellect pur (Buddhi) transpose dans l’Universel les données des facultés précédentes.”
Pierre-Sylvain Filliozat fait de même, par exemple dans l’article Le Tattvasamgraha, 'Compendium des Essences', de Sadyojyoti (1988).
Il y a d'abord l'idée explicitée ci-dessous que le manas en tant qu'il réalise l'attention fait que les organes des sens ont le pouvoir d'exercer leur fonction d'instrument de connaissance. Ceci est la fonction dite de présence gouvernante dans les organes des sens. Le terme adhisthâna a pour sens premier l'action de résider dans, mais a en même temps la valeur de gouverner là où l'on réside. Il y a ensuite l'idée qu'il y a un samkalpa, une résolution interne qui réalise une activité intérieure. Le terme «antahsthitam», qui semble être la lecture acceptée par Bhatta Râma Kantha, réfère selon ce commentateur à l'activité de l'organe de compréhension et de l'ego située à l'intérieur, activité qui ne peut avoir lieu sans cette résolution. Le manas réaliserait donc l'acte d'attention faisant que les sens travaillent à la formation de la connaissance, et l'acte de volonté qui fait que l'ego réalise la conscience du sujet comme sujet de l'acte et que l'organe de compréhension réalise la considération de l'objet dans sa classe, etc.”
Dans les systèmes indiens qui relèvent ou se sont inspirés du Sāṃkhya, surtout dans leurs versions plus élaborées, le “sens interne” est encore divisée en des fonctions plus spécifiques (manas, buddhi, ahaṃkāra). Dans le bouddhisme, la fonction du manas (“sens interne”) est double : en tournant l’attention vers les objets sensoriels, il permet la connaissance d’objets sensoriels. En tournant l’attention vers l’intellect (“instrument de compréhension” s. buddhi t. blo) il permet de dégager les éléments communs à diverses choses et de les exprimer par des concepts.
La donne sensible qui nous arrive par les facultés sensorielles est un « particulier », ou caractère particulière (t. rang mtshan s. svalakṣaṇa), qui est rendu intelligible par le mental (s. manas t. yid), dans une représentation (S. ākara T. rnam pa) à l’intellect qui doit en extraire l’universel, ou caractère générale (t. spyi mtshan s. sāmānyalakṣaṇa). Les particuliers sont intelligibles en puissance. La représentation ou fantasme (g. phantasia s. ākāra t. rnam pa) est un intelligible en puissance que l’intellect agent fait passer en intelligible en acte. Ce n’est pas la représentation qui est éclairée, mais l’objet (t. yul s. viṣaya) en elle.” Blog Que faire de la réalité ?
Ces systèmes (plus ou moins développés) ont en commun qu’ils sont au fond des systèmes “émanatistes”, c’est-à-dire comportant une hiérarchie des degrés de manifestation (tattva) ou de pureté symbolique (śuddha). Ils s’inscrivent dans un dualisme ciel-terre, esprit-matière, pur-impur etc. La matière peut être “réelle”, “émanée” de l’Esprit, ou une illusion/projection de l’esprit, mais l’objectif de toutes ces conceptions dualistes du monde est de se dégager ou de se libérer de la “terre”, de la “matière” et de “l’impur” pour évoluer dans le “ciel”, “l’Esprit” et le “pur”. L’image classique est celle du soleil et des nuages, qui peuvent recouvrir celui-ci. L’objectif ultime est le “zéro-nuages” ou le “tout-soleil”. Cela peut aller jusqu’à un type de conception (plutôt māyāvāda ou équivalent), où le soleil est toujours présent ou bien où les nuages sont par nature le soleil. Ces systèmes peuvent se dire “non-dualistes”, mais ne seraient pas possible sans la dualité dont ils procèdent. Ils ont besoin ET de la dualité ET de l’idée du dépassement de cette dualité, par une émanation à l’envers (résorption, dissolution etc.), une réintégration (yoga), une sortie (mokṣa), un “éveil” de l’illusion, etc.

Dans les systèmes émanatistes, il y a une substance (divine, spirituelle …) commune à toutes les étapes de modification, qui permet de garder le lien et qui permet le “retour” ou la connaissance et la saveur de l’origine. Dans les diverses spéculations, cette substance peut être spirituelle (conscience, gnose, jñāna ...), ou semi-spirituelle et quasi-matérielle comme un fluide[1] ...

Descendre de l’Esprit vers la matière est une “Chute”. Hiérarchiquement, le niveau du sens interne est plus proche de l’Esprit, et pas encore empêtré dans les sens. Il est plus fluide et moins figé, et est donc plus réceptif à ce qui est encore en devenir, ou ce qui est redevenu “fluide”. Être dans un état “magnétique”, c’est baigner dans le “fluide magnétique” non encore trop particularisé, en amont de la phase d’émanation sensorielle. L’absence de matière trop figée permet d’être en contact avec “tout”. Du moins, c’est l’idée très répandue de ceux qui croient en un fluide, ou en “quelque chose”, qui relie tout, et qui permet ce type de communication ou médiumnité.

L’Un, qui est la source d’émanation, peut être défini aussi simplement que cela, l’Un, ou on peut y associer des idées du divin, Dieu, Conscience, Esprit (Puruṣa), Esprit de la Nature (Naturgeist). Le processus émanatiste se joue alors en un triangle Dieu-Nature-Homme pour les systèmes théistes, et un triangle Esprit-Nature (Prakṛti)-Homme pour les systèmes “non-théistes”. Les différentes formes de théosophie se préoccupent du premier, et la Naturphilosophie et doctrines associées du dernier. Les formes modernes de théosophie et de Naturphilosophie sont apparus en réaction à la philosophie des Lumières et aux sciences modernes (“ la philosophie des Lumières, et la lumière des Illuminés”)[2]. La théosophie et la Naturphilosophie peuvent prendre des formes ésotériques.


***
Blogs anciens sur des thèmes semblables :
La vie et les aventures du fluide vital


[1]Au sens fort, le magnétisme animal est pour Friedrich-Anton Mesmer un principe psycho-anthropo-cosmologique, une théorie unitaire permettant de décrire l’intrication de l'homme et de l’univers. Selon le médecin viennois, un fluide impalpable, source de vie et de santé, emplit le cosmos ; ou plutôt il est le cosmos, en son fondement. Tant qu'ils sont saturés de ce fluide, les êtres vivants sont en bonne santé; mais que des «obstructions» l’empêchent d'irriguer les organismes, et c’est alors que survient la maladie ‘.

Mais Mesmer parle aussi de « magnétisme animal » dans un sens plus restreint, pour désigner la capacité, disponible en chaque homme mais développée par les magnétiseurs, d’utiliser le fluide vital à des fins thérapeutiques. D’après sa théorie, le magnétiseur serait capable, en mobilisant sa volonté, de diriger son fluide vital vers l’organisme du malade, provoquant chez ce dernier une crise salutaire qui débloquerait les obstructions et rétablirait la santé du patient
.” Méheust vol. I, p.125

[2]Après un demi-siècle de latence — interrompue cependant par les écrits de Swedenborg, cf. infra —, la théosophie prend un nouvel essor dans les années soixante-dix, pour connaître jusque vers le milieu du xixe siècle son second Âge d'Or. Un tel renouveau est bien sûr lié à une recrudescence de l’ésotérisme sous toutes ses formes, point surprenante en cette époque à la fois optimiste et inquiète, entreprenante et rêveuse, aux deux faces opposées et complémentaires : la philosophie des Lumières, et la lumière des Illuminés. Mais quelques facteurs spécifiques peuvent rendre compte.” Antoine faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, vol. II p.78-79

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire