jeudi 9 janvier 2020

De la pensée lumineuse à la Claire Lumière


The attainment of Rainbow Body, the ultimate fruit, Rainbow Body de Loel Guinness (Chicago, Serindia Publications, 2018) (p. 211)

Il serait assez difficile de parler du bouddhisme sans préfixes privatifs et autres adverbes et éléments de négation. Un des concepts-clé du bouddhisme est le “non-soi” (anatta), qui est un anti-essentialisme. En dernière analyse, les choses et même les individus (mahāyāna) n’ont pas d’essence, ou bien leur essence est de ne pas avoir d’essence (vacuité). Les choses et les individus sont “vides” ou “creux” comme un bananier. Il y a bien des dharma et des apparences, mais en les analysant et en cherchant leur essence, on ne la trouvera pas. Le “non-soi” ne nie pas le soi, ne prétend pas qu’il n’y a pas de soi, mais affirme uniquement que celui-ci n’a pas d’essence (impermanent, insatisfaisant, sans identité propre). Cet absence d’essence ou inexistence (d’un soi permanent, satisfaisant et essentiel) n’est pas hypostasiée et n’est pas une entité.

Les préfixes privatifs que l’on rencontre dans le bouddhisme doivent souvent être interprétés de la même façon. Ce qui n’empêche pas que ces négations soient parfois l’objet de débats et de polémiques. On trouve dans les Prajñāpāramitā[1], la notion “pensée non-pensée” (cittam acittam), qui est glosée ainsi dans l’Abhisamayālaṃkārāloka (le commentaire de l'Aṣṭasāhasrikā-prajñāpāramitā de Haribhadra) :
Cette pensée (citta) est en réalité non-pensée (acitta) parce que, privée de nature propre une ou multiple (ekānekasvabhāvavaidhuryāt), la nature de cette pensée (cittasya prakṛtiḥ) qui est de ne pas naître en soi (svabhāvonutpādatā) est lumineuse (prabhāsvarā), c’est-à-dire exempte des ténèbres résultant des conceptions fausses (vidhamitasarvāsatkalpanāndhakāra). La Nature de dharma de tous les dharma, telle est, Vénérable Śariputra, l’absence de pensée.” (Lamotte, VKN, p. 58-59).
Le terme “lumineux” est utilisé ici pour expliquer de façon métaphorique l’absence des ténèbres des conceptions fausses. Cette absence et cette “luminosité” ne sont pas hypostasiées.
Ainsi donc, pour la Prajñāpāramitā et le Madhyamaka, la pensée lumineuse (cittaṃ prabhāsvarāṃ) est, purement et simplement, l’inexistence de la pensée (cittābhāvamātra).” (Lamotte, VKN, p. 58-59). 
Le VKN est du Madhyamaka à l’état pur, et les Yogācāra ne peuvent se réclamer de lui pour fonder leurs systèmes, ajoute Lamotte. Cette approche “négative” valait aux bouddhistes et aux autres śramaṇa le qualificatifnāstika(matérialistes, nihilistes) de la part des “āstika” (spiritualistes).

Dans le Yogācāra, la “pensée lumineuse” prend plus de substance et acquiert un nouveau nom “le tathāgatagarbha”, qui est, selon le Laṅkāvatāra, “enfoui dans les corps de tous les êtres” (sarvasattvadehāntargato). Ce tathāgatagarbha est, selon Śrīmālādevī dans le Ratnakūṭa, “le Dharmakāya non-débarrassé des kleśa”.
Le Tathāgatagarbha n’a pas d’origine, ne naît pas, ne meurt pas, sent la souffrance, se dégoûte de la souffrance, aspire au Nirvāṇa.” (Lamotte, VKN, p. 55)
Si cette Pensée naturellement lumineuse (cittaṃ prakṛtiprabhāsvarām) fait penser à un soi, ce n’est pas par hasard. Le Mahāparinirvāṇa (T 374) explique :
L'ātman, c'est le Tathāgatagarbha. Tous les êtres possèdent la Nature de Buddha : voilà ce qu'est l'ātman, Cet ātman, dès le début, est toujours couvert par d'innombrables passions (kleśa) : c'est pourquoi les êtres ne parviennent pas à le voir. C'est comme si, dans la cabane d'une pauvre femme, il y avait un trésor d'or pur sans que, dans sa famille, absolument personne ne le sache. Le Tathāgata, aujourd'hui, révèle aux êtres ce trésor précieux, à savoir la Nature de Bouddha. Quand tous les êtres l'ont vu, ils éprouvent une grande joie et prennent refuge dans le Tathāgata. Celui qui excelle en moyens salvifiques (upāya), c'est le Tathāgata ; la pauvre femme représente les innombrables êtres ; le trésor d'or pur, c'est la Nature de Buddha.” (Lamotte, VKN, p. 56)
Il s’agit d’un moyen salvifique, dûment annoncé, mais un pas a été franchi. En faisant un peu de maths, on pourrait dire que le Dharmakāya est l’ātman recouvert par les kleśa, et “enfoui dans le corps”. Les mots ont certainement gagné en substance (et en dualité) avec le coup de pouce des métaphores utilisées.

La “pensée lumineuse” deviendra même la “Luminosité”, ou la “Claire Lumière” du bouddhisme ésotérique, qui a bien ses (diverses) définitions à lui, mais dont les métaphores alimentent l’imagination des adeptes. On voit aussi que le terme “pensée naturellement lumineuse” devient la pensée (ou l’esprit) qui est “par nature” Claire lumière, la Claire Lumière étant hypostasiée par un effet de traduction. La distance qui sépare la Luminosité et lilluminisme se réduit considérablement et le rayonnement et linfluence des astres ne sont pas très loin non plus. La traduction tibétaine du terme sanskrit “prabhāsvarā” est “‘od gsal”, dont le mot-à-mot littéral a donné en français “Claire Lumière” (majuscules ajoutées pour plus d’effet...), qui se déclinera par la suite. La Claire Lumière de la mort ('chi ba'i 'od gsal) avait ouvert de nouvelles possibilités, surtout avec un Bouddha à la Lumière infinie (Amitābha). Tous ces moyens salvifiques peuvent avoir pour effet un développement spirituel ou un élargissement de l’esprit. En perdant de vue, qu’il s’agit de moyens salvifiques, leur habileté se perd cependant, d’un point de vue bouddhiste “nāstika”.

Quand les tantras y ajoutent des moyens yoguiques, tout en spéculant sur les liens microcosmiques et macrocosmiques de la Claire-Lumière, et proposent des méthodes concrètes de réintégration, la métaphore de la luminosité est définitivement sorti du cadre bouddhiste “nāstika”. Ces méthodes se confondront tout naturellement avec celles des traditions essentialistes contemporaines (p.e. Prakāśa et vimarśa). La Claire Lumière est désormais une essence. Il n’y a plus de raison d’appeler les bouddhistes ésotériques des “nāstika” (matérialistes), puisqu’ils sont devenus des “āstika”. 

Un petit tour rapide d’Internet suffit pour s’en convaincre[2].
La plupart des gens sont incapables de reconnaître la claire lumière du sommeil et la claire lumière de la mort. En dehors du sommeil et de la mort, le seul autre moment où la claire lumière se manifeste est lorsque tous les vents ont été intentionnellement rassemblés et dissous à l'intérieur du canal central par la force de la méditation de l'étape de réalisation. Les yogis et les yoginîs capables de faire se manifester l'esprit de claire lumière de cette manière peuvent se servir de cet esprit pour méditer sur la vacuité. Lorsqu'ils s'endorment, ils maintiennent leur attention tout au long de leur sommeil et utilisent la claire lumière du sommeil pour approfondir leur expérience de la vacuité. Dans le sommeil profond, les vents se rassemblent et se dissolvent naturellement et avec force à l'intérieur du canal central, et la claire lumière qui se manifeste à ce moment-là est plus pure que celle induite par la méditation seule d'un méditant novice de l'étape de réalisation. C'est pourquoi le sommeil devient extrêmement précieux pour ces yogis. Leur expérience la plus profonde de la vacuité se produit au cours du sommeil profond.

Les méditants qui ont l'habitude de transformer la claire lumière du sommeil en voie spirituelle seront également capables de transformer la claire lumière de la mort.
” (Le Nouveau Guide du Pays des Dakinis: La pratique du tantra du yoga suprême de Guéshé Kelsang Gyatso)
Les yogas cherchant la réintégration de la Claire-Lumière, ou plutôt des Claires-Lumières, ont donné lieu à des explorations de ce nouveau continent. L’objectif est de déterminer comment cette “Claire-Lumière”, “enfoui dans le corps” et la maîtrise de leurs articulations permettent de rejoindre post-mortem la Claire-Lumière macrocosmique. Ce projet remplace et intègre la simple élimination des ténèbres des conceptions fausses et des kleśa.

***


[1] Śatasāhasrikā et Pañcaviṃśatisāhasrikā.

[2] Je conseille plus particulièrement un extrait du livre Vajrasattva: The Secret of the Four Wisdoms Trekcho, Togal and Bardo de Richard Chambers Prescott.

“[W]hat is called Togal is simply the Practice of Clear Light that in one sweeping glance illuminates in Clear Light, all that is sectioned into four stages in traditional Dzogchen. Out of Kadag, In one glance of Clear Light everything is subsumed in Luminosity (Od-gsal) without any stages of the four separate appearances, everything appears at once. This is gcig car ba, one who understands the illumination instantaneously! Super Excellent! This practice of Clear Light certainly simplifies, by smoothing out the four definitive borderlines of traditional Togal. Yet, there may be an Increasing of the All Sweeping Clear Light where [1] Rigpa impulse linkings and nuclei of light arise, [2] then multiply with five colored wisdom rainbows, whirling strings and designs along with semi-Deity appearances, [3] seeing in all ten directions of the completed shapes of Enlightened Conquerers, [4] with completed worlds of pure Enlightened Conquerers multiplied, [5] and then the visions are quenched, exhausted or annihilated In Clear Light as with gcig car ba, instantaneous illumination which is Dharmakaya itself or Pure Void. This is the Instantaneous Understanding in the Clear Light Practice ceasing all the cyclic beginningless Samsaric Illusion. Otherwise, it may require increasing Clear Light practice to quench all Samsara in the Clear Light. Nyingma has Four Togals and Bonpo has Five borderless phasings of deeper depth in Clear Light. Bonpo’s five are numbered above for those who prefer the gradual 'od-gsal (Clear Light Practice). Yet, you know well it is best not to fixate on these as contained restrictive levels as it is so often done with the four Togal.”




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire