Prologue
L'épisode (chapitre 42) de la conversion du moine scolastique Loteun (T. lo ston) fait suite à l'histoire (chapitre 34) où l'on voit deux moines scolastiques (ra ston dar ma blo gros = dar blo et blo ston) d'un grand centre monastique prospère à gnya' nang s'en prendre à Milarepa, très aimé par le village et qu'ils considèrent comme un hérétique.
A une période où la région souffrait de la disette, les villageois se tournèrent vers le monastère pour les aider. Les dirigeants, mécontents de la concurrence de Milarepa, refusèrent initialement en disant qu'ils n'avaient qu'à se tourner vers Milarepa, puisque c'était à lui et à sa communauté de yogis qu'ils avaient l'habitude de faire des dons. Les villageois firent alors un compromis et acceptèrent de faire aussi des dons au
monastère. C'était dans ce contexte que les dirigeants du monastère décident de se débarrasser de Milarepa en exposant ses vues hérétiques à la population et en l'humiliant. Lors du débat, les moines utilisent le jargon scolastique habituel et Milarepa utilise ses pouvoirs miraculeux pour appuyer ses arguments, que Dharlo qualifie de magie noire. Milarepa rétorque que c'est lui-même Dharlo qui est sous l'emprise des démons. Loteun semble impressionné par Milarepa, mais Dharlo persiste. Milarepa avec sa clairvoyance confond alors l'abbé Dharlo en dévoilant sa relation avec une fille du village. Dharlo lance des injures à Milarepa et continue de vouloir tester ses pouvoirs de clairvoyance. Quand Loteun lui confie avoir été convaincu par Milarepa, Dharlo meurt avec des pensées de haine en médisant de Milarepa et en niant avoir eu une relation avec la fille. Sa mort est une illustration du pouvoir magique que l'on attribuait à la vérité, mais à la négative. En apprenant la mort de Dharlo, Milarepa raconte ses disciples qu'il a repris naissance comme un démon puissant. Quand Milarepa décrit l'érudition et les pouvoirs des preta dans l'histoire de Loteun, on pense évidemment au démon qu'est devenu Dharlo...
Contexte
L'histoire du moine Loteun n'est pas une simple rencontre entre le yogi Milarepa et un moine. Le contexte est celui de l'auteur, gTsang-smyon heruka (1452-1507), le fou de Tsang, qui appartenait à la lignée yoguique de Rechungpa (1084-1161).
Les frictions entre les communautés de yogi et les centres monastiques devenaient de plus en plus évidents après la mort de Gampopa (1153). Les biographies de Marpa, Milarepa et de Rechungpa, toutes de la main de gTsang-smyon heruka, s'inscrivent dans la tentative de restaurer la tradition yoguique qui remonte à Rechungpa. Le mouvement yoguique, auquel appartenait gTsang-smyon heruka, s'opposait à la prise du pouvoir des monastiques[1] et aux réformes de la religion bouddhiste menées par Tsongkhapa (1357-1419) et ses successeurs au Tibet avec un arrière-plan très politique.
Rechungpa avait déjà la réputation d’être dégouté par les vénérables et de ne pas vouloir les recevoir.[2] L'attitude ouvertement critique des adeptes de sa lignée contre "l'establishment", les grands centres monastiques, s'exprimait dans leurs écrits et chants très populaires. Il est certain qu'à l'époque où les Chants de Milarepa étaient composés par gTsang-smyon heruka, le public reconnaissant sans doute bien les situations, voire certains personnages qui y étaient décrits a dû avoir pas mal de fous rires. Mais dans l'espace de quelques générations le mouvement yoguique était résorbe et intégré dans le cursus monastique orthodoxe et les hagiographies et les chants étaient récités au sein même des centres monastiques critiqués auparavant.
En lisant les Chants de Milarepa et les autres hagiographies de gTsang-smyon heruka, il faut être conscient de ce décalage historique. Par exemple, les "guéshé" présents dans les Chants de Milarepa ne peuvent pas être les "guéshés" visés par le mouvement yoguique. Les amis spirituels (S. kalyāṇamitra T. dge ba'i bshes gnyen) du vivant de Milarepa étaient principalement des moines appartenant à l'école Kadampa comme par exemple Gampopa. Les "guéshé" visés par le mouvement yoguique, étaient principalement mais pas exclusivement les moines rattachés au monastère de Gaden (T. dga' ldan dgon pa) fondé par Tsongkhapa et les monastères affiliés. Les moines de la lignée Kagyupa n'étaient cependant pas à l'abri de leur critiques et même Gampopa devait souffrir l'ironie de gTsang-smyon heruka par hagiographie interposée.
Il ne s'agit cependant pas uniquement d'une friction entre des yogis pratiquant les Yoginī tantra et des moines. Les tensions reflètent une confrontation entre plusieurs transmissions et approches différentes. Une remonte à Atiśa et suit un parcours où la vie monastique, l'étude de sūtra et de traités alliée à la pratique de la méditation prennent une place centrale. C'est la lignée Kadampa.
Une autre remonte à Marpa le traducteur. Quand on analyse les instructions enseignées[3] par Gampopa que ce dernier avait reçues de Milarepa, on remarque la pratique de Vajrayoginī, de caṇḍalī et de la Mahāmudrā. Les six yogas de Nāropa ne sont pas mentionnés. La biographie du "1er karmapa" dus gsum mkhyen pa (1110-1193) fournit des informations plus précises. Gampopa lui recommande de pratiquer le chemin graduel des Kadampa en disant "je l'ai cultivé, tu devras le cultiver également".[4] Ensuite, Gampopa lui donne les instructions du "chemin des expédients" (S. upāya-marga S. thabs lam). Il est évident du passage qui suit qu'il s'agit d'instructions haṭhayoguiques (T. btsan thabs) de prāṇayāma qui produisent bien-être et chaleur (T. bde drod 'bar). Il s'habillait d'un simple drap de coton et sa main était continuellement couverte de transpiration (T. lag pa rdul dang ma bral bar). Selon les descriptions, il semble pratiquer ce qui allait être connu sous le nom de caṇḍalī (T. gtum mo), mais le nom de cette pratique n'est pas mentionnée, ni est-elle associé à une divinité. Rappelons que 'Gos lotsāva termina les Annales bleues en 1476 et que gTsang smnyon heruka écrit la vie de Milarepa en 1484.
Gampopa est réputé pour avoir réuni ces deux transmissions en une seule : la lignée Dagpo Kagyu (T. dwags po bka' brgyud).
Mais une troisième transmission remonte à Rechungpa, disciple de Milarepa, qui continua sa formation auprès d'autres maîtres en Inde et au Népal aussi bien du vivant de Milarepa qu'après sa mort. Suite à son apprentissage auprès de Gampopa, le 1er karmapa se rend chez Rechungpa à Lo re et reçoit de lui les Six yogas de Nāropa, l'application de sessions de pratique de méditation (thun 'jog[5]) et toutes les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Rechungpa lui transmet toutes les instructions pratiques (T. dmar khrid[6]) du chemin des expédients et le 1er Karmapa reconnut (T. ngo 'phrod pa) la gnose connaturelle (S. sahaja-jñāna) de la félicité vide, comme s'il se regarda dans une glace. Ce n'est pas l'endroit pour rentrer dans les détails, mais plusieurs anecdotes dans la vie de Gampopa et des indications dans les hagiographies d'autres maîtres vont dans le même sens. Les techniques (T. thabs lam) qu'il semble avoir pratiqués se limitent à des exercices de haṭhayoga. Son système de Mahāmudrā est en cela sans doute ressemblant à celui de Dam pa rMa (chos kyi shes rab 1055-), qui utilise également des techniques hathayoguiques (T. rtsal 'byong), sans deva-yoga dans son système.[7]
Si ma thèse est correcte, les 4 ou 6 yogas de Nāropa ne seraient pas passés par Milarepa et Gampopa, mais auraient été ramenés de l'Inde par Rechungpa et introduits dans la lignée (Karma) Kagyupa par le 1er Karmapa, qui les avait directement reçus de Rechungpa. Cela expliquerait plusieurs anecdotes dans lesquels Gampopa a refusé de donner les instructions du chemin des expédients et que le 1er Karmapa devait recevoir les Six yogas de Nāropa de Rechungpa.[8]
C'est l'intégration de cette troisième transmission, qui a dû causer des tensions à l'époque du mouvement yoguique au sein des diverses lignées Kagyupa.
A plusieurs endroits dans le chapitre 41, qui raconte la rencontre entre le yogi Milarepa et le moine Gampopa, gTsang-smyon heruka semble prendre une joie particulière à raconter les taquineries subies par Gampopa et fait parler le yogi Milarepa en des termes presque méprisant[9] de la vie monastique décrite comme une sorte de pis-aller. Le dernier enseignement de Milarepa, quand il montre sa derrière à Gampopa, peut faire figure d'une ultime vengeance des yogis sur les moines.
[1] The Dissenting Tradition of Indian Tantra and its Partial Hegemonisation in Tibet, Geoffrey Samuel http://users.hunterlink.net.au/~mbbgbs/Geoffrey/saag95.html
[3] Voir aussi la biographie de Mogchok rin chen brtson 'grus (volumes shangpa KA, p. 180 et suivantes)
[5] Il s'agit d'une instruction de Maitrīpa, que le mahasiddha gLing a mis par écrit. bsam gtan thun 'jog ni / mnga' bdag mai tri pas mdzad pa yin la / de'i sgrub thabs khrigs su bkod pa grub thob gling gis mdzad pa'o. Source : Bka' brgyud Dkar cha, The Collected Works (Gsung 'bum) of Rgyal dbang Kun dga' dpal 'byor, reproduced from the manuscript set preserved at Pha jo lding Monastery, Kunzang Tobgey, Thimphu 1977, in 2 vols. IASWR microfiche no. LMpj012,561. Vol. 2, pp. 1-20. This work must date to the year 1459. Another version of the text is available in the 1982 printing of the same author's Gsung 'bum.
[6] Méthode d'instruction à l'aide de divers exemples pratiques et de diagrammes. Une explication basée sur une expérience directe. A l'origine un terme médical signifiant la dissection d'un corps. Annales bleues 927.
[7] Les instructions de la lignée orale (snyan brgyud) de la Mahāmudrā de rma. gdams ngag mdzod W20877-0144-eBook.pdf Section Zhi byed
[8] L'anecdote très connu des moines lui reclamant les expédients et la rencontre avec rmog lcog rin chen brtson 'grus
[9] Edition chinoise p. 656 nyan thos nang du zhag bdun gnas/ bya ba'i don yang de yin/ spyir yang ri dwags rmas ma'am/ bya bzhin bag zon che bar bya/ Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa II p. 493 Je doute que la traduction de Chang soit correcte, mais il traduit : "[The Holy Tantra says :] "To stay seven days in a Hīnayāna temple [brings a Tantric yogi harm, not benefit.] Traduction française : [Ne vous associez jamais avec des gens qui sont continuellement sous l'emprise des trois poisons.] Il faut agir de même en séjournant une semaine parmi des auditeurs (śrāvaka). De manière générale, surveillez bien vos actes, tel un animal blessé.