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dimanche 18 mars 2012

Freud, un déséquilibré ?





Pour le Bouddha, la soif (P. taṇhā S. tṛṣṇa), qui est le moteur du monde, est triple : la soif du plaisir (P. kāma taṇhā), la soif de devenir (P. bhava taṇhā) et la soif d’annihilation (P. vibhava taṇhā). Dans le système Sāṃkhya, le moteur du manifesté est l’équilibre ou le déséquilibre de l’agréable (sattva), qui met en lumière, du désagréable (rajas) et de l’abattement (tamas), connus comme les trois attributs (triguṇa). Pour Schopenhauer, l’essence de l’homme est une soif inextinguible, vouloir et désirer.
« Or, ce qui est tout à fait remarquable, c’est que, d’un côté, les souffrances et les tourments de la vie peuvent s’accroïtre si facilement que même la mort, dans la fuite de laquelle réside toute la vie, devient souhaitable, et qu’on s’y précipite de plein gré, mais que, d’un autre côté, dès que le besoin et la souffrance accordent du répit à l’homme, l’ennui se fait aussitôt sentir au point qu’il éprouvera un besoin impérieux de se distraire. B[Ce qui préoccupe les vivants, ce qui les tient en mouvement, c’est le désir d’exister . Mais une fois que leur existence est assurée, ils ne savent qu’en faire ; ce qui les motive alors, dans un deuxième temps, est le désir de se débarasser du poids de l’existence, de le neutraliser, de ‘tuer le temps’, c’est-à-dire d’échapper à l’ennui. »[1]
Schopenhauer parle ailleurs du besoin métaphysique de l’homme[2]. Et il emprunte l’idée des trois guṇa, qu’il développe à sa manière.[3] La sattva-guṇa devient « le pur connaître, l’appréhension des Idées, dont la condition est l’affranchissement de la connaissance du service de la volonté : la vie du génie B[(sattvaguna)]. »[4]

Freud, influencé, malgré lui, par Schopenhauer, appelle l’instinct de mort « principe de nirvāṇa »[5], et il l’oppose à l’instinct sexuel (libido). C’est le couple Eros-Tanathos. Un déséquilibre des trois attributs (ou ‘extrêmes de la vie humaine’ – expression de Schopenhauer) ? Ne manquerait-il pas un troisième principe dans la conception de Freud ? A moins que ce ne soit la sublimation de la pulsion sexuelle ?

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Illustration : centre de la roue de la vie

Freud avait écrit à Jung que la raison dernière du besoin religieux est le désemparement infantile, et ailleurs que "la religion est comparable à une névrose d'enfance". Avec Romain Rolland il a eu un échange sur le "sentiment océanique" qui serait une sorte de nostalgie intra-utérine.  Dans L'avenir d'une illusion, il développe ses idées sur la religion.  


[1] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, Christian Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey, annoté par Vincent Stanek, Ugo Batini et Christian Sommer,  Gallimard (collection Folio / essais, deux tomes)  / 2009 p. 592-593
[2] Schopenhauer, Vol II, chapitre 17
[3] Schopenhauer, Vol. I, livre IV, chapitre 58, pp 606-607
[4] Schopenhaure, p. 607
[5] “Au-delà du principe de plaisir.” (1920)

samedi 10 mars 2012

Le silence du Bouddha



Après Le culte du néant, Roger-Pol Droit vient de sortir Le silence du Bouddha. Il explique comment le Bouddha en bon thérapeute met en avant une voie du milieu qui conduit au silence, à l’écart de tout sujet (ātman) et substance. Il y revient aussi sur la méprise des grands intellectuels européens sur le bouddhisme comme un nihilisme et tente de démontrer la responsabilité de Schopenhauer dans cette affaire, pour avoir proclamée la concordance entre le bouddhisme et sa propre doctrine.

Mais avec un a priori qu'il convient de mentionner. Comme il l’écrit lui-même : « il n’est pas assuré que ‘le bouddhisme’ existe » et qu’il n’est peut-être qu'un mirage des Occidentaux.[1] Sans doute 'le bouddhisme' est-il en effet la création de « délimitations, classements et identités nettes » artificielles. Peut-être que la frontière entre « le bouddhisme » et les autres doctrines indiennes post-védiques n’est pas si nette. Leur objectif, la libération (vimukti), est très semblable, tout comme leur vision du monde et le rôle joué par les facultés sensorielles, la perception, le sensible et l’intelligible dans celui-ci. La solution proposée par les bouddhistes et non-bouddhistes indiens se trouve dans le silence (défini de diverses manières) au-delà, ou au cœur même du sensible et de l’intelligible. Pour l’atteindre, bouddhistes et non-bouddhistes suivent une voie plutôt négative, à sens inverse, dans le sens d’un retrait progressif (ou un dépassement) du sensible et de l’intelligible (un « jeûne thérapeutique »), quel que soit la réalité derrière cette approche qui de toute façon se veut thérapeutique. C’est leur cadre commun. C’est dans ce cadre qu’ont pu avoir lieu sur une longue période les débats entre bouddhistes et non-bouddhistes régis par des règles et une terminologie bien comprises par les deux parties. Il s'entendent à merveille pour être en désaccord...

« L’accès à l’Éveil relève d’un processus intuitif et non dialectique. »[2] C’est dans ce sens qu’il se rapporte au silence et aux non-concepts. Mais là nous quittons le bouddhisme des auditeurs pour nous engager dans le bouddhisme mahāyāna généralement considéré comme plus conciliant avec certaines thèses des upanisads. Roger-Pol Droit remarque à juste titre que les ‘disputationes’ entre écoles bouddhistes ont de nombreuses analogies avec la scolastique médiévale,[3] dont la philosophie occidentale est un développement ultérieur et dont elle est marquée. Schopenhauer projette sans doute son propre pessimisme métaphysique sur l’Inde et a contribué à la théorie du nihilisme attribuée au Bouddha, ce « Grand Christ du vide »[4], mais en même temps il précise que le nirvāṇa se « présente nécessairement comme néant de notre point de vue, mais que nous ne pourrons jamais rien conclure sur ce qu’il est ou n’est pas en soi. »[5]

Schopenhauer a mis en avance une concordance entre sa philosophie et le bouddhisme. D’autres l’ont confirmé. Certains, victimes de leur ignorance, ont contribué au « culte du néant », mais d’autres, comme Edward Conze, étaient très bien informés et connaissaient les nuances du bouddhisme.
« Sa pensée présente des coïncidences nombreuses, et presque miraculeuses, avec les doctrines fondamentales de la philosophie bouddhiste. »[6] 
En lisant et les œuvres de la scolastique et le premier volume de Le monde comme volonté et représentation, un philosophe indien du moyen-âge ne serait pas trop dépaysé. Schopenhauer n’eut accès qu'à une infime partie des premières traductions orientales et relève trois caractéristiques que Roger-Pol Droit reconnaît être non négligeables. L’idée de la transmigration sans individualité transmigrante, la délivrance sur un mode négatif (le nirvāṇa dépasse les représentations) et une mystique athée.[7] En effet, trop maigres pour être une « admirable concordance », mais les « coïncidences nombreuses et presque miraculeuses » ne sont peut-être pas toutes le monopole exclusif du bouddhisme. En quoi, la philosophie bouddhiste dans son ensemble mériterait-elle d’être traitée comme un cas vraiment à part de la philosophie indienne, et sa mystique comme une mystique exclusivement bouddhiste ?

Dans les axes divergents qu'il relève, Roger-Pol Droit oppose un Bouddha chirurgien qui entend guérir la vie et un Schopenhauer « qui ne voit d’autre issue que de guérir de la vie ».[8] La conception du nirvāṇa, et donc de « la vie guérie », varie selon les écoles et le Bouddha qui entend guérir la vie appartient plutôt au bouddhisme mahāyāna. Le nirvana est pourtant défini comme la fin du désir, de la douleur et de la transmigration, voire même de l’anéantissement de la pensée.[9] Une vie guérie ? Une vie sans les six sens, qui sont « synonymes de la blessure » ?[10] Dans le bouddhisme ancien, il existe bien des cas où des religieux ou des religieuses obtinrent le Nirvāṇa en se coupant la gorge ou en s’immolant.[11] Il ne s’agit donc pas d’un phantasme complet de la part de Schopenhauer. 'Le bouddhisme' a évolué et est devenu en effet davantage pro life.

Le Bouddha a toujours renvoyé dos à dos la soif d’exister (bhāva-tānha) et la soif de ne pas exister (vibhāva-tānha), la "négation ascétique du vouloir-vivre" ne correspond donc pas à sa vision. Mais il renvoie aussi dos à dos les théories sur l’existence (ātmyavāda) ou la non-existence du Soi (nairātmyavāda), a fortiori après le Madhyamaka. Son silence s’étend aussi ici. Le bouddhisme mahāyāna ne cherche donc pas « à évacuer (plutôt qu’à nier) toute existence d’un principe permanent et organisateur, tant dans les choses que dans les individus »[12]. À cet égard aussi, il pratique la voie du milieu.

D’accord pour dire que « le bouddhisme » n’existe pas et qu’il y a, à la limite, des bouddhismes. Mais on ne peut alors pas reprocher à Schopenhauer de ne pas bien connaître « le bouddhisme » et de ne pas bien la distinguer des upanisads. Qui le connaîtrait, et bien ? Atiśa, à l’onzième siècle, reconnaît que peu de contemporains étaient capables de faire la différence entre le bouddhisme et l’hindouisme. Le bouddhisme ancien utilise la doctrine de l’anatta sans ambiguïté, mais après les traités de Maitreya, le Grand Soi (S. mahātmā T. bdag nyid chen po) transcende à la fois le soi et le non-soi. Roger-Pol Droit écrit que pour Schopenhauer le sujet « n’est pas rien »[13], mais anatta n’est pas rien non plus, tout comme la vacuité n’est pas rien. Le tathāgata n’est pas rien, le Buddha ou Bouddhoce qui connaît et est éveillé ») et le Dharma (« ce qui est ») ne sont pas rien. Certes, sujet et objet aussi sont renvoyés dos à dos dans la non-dualité, mais celle-ci n’est pas rien.
« Cette position par Schopenhauer d’un ‘sujet éternel de la pure connaissance’ d’un ‘support nécessaire et indispensable de tous les mondes et de tous les temps’ semble exclure que l’on puisse affirmer, comme le fait B.V. Kishan : ‘Like the buddhists, Schopenhauer has no concept of self’. Ce soi éternel et impersonnel est en effet très loin de la radicale dissolution bouddhique de tout ātman. »[14]
Le « support nécessaire et indispensable » n’est peut-être pas le meilleur choix de mots pour ce qui est souvent défini comme sans support, mais dire que le bouddhisme cherche à dissoudre radicalement tout ātman n’est guère mieux du point de vue du mahāyāna. On ne peut pas dissoudre radicalement ce qui n’existe pas. Ce qui est une constante fondamentale des écoles bouddhiques est la non-appropriation. Comme le disait Shakespeare: «Qu'y a-t-il en un nom? Ce que nous nommons rose sous tout autre nom sentirait aussi bon.» Syncrétisme ? Sophisme ? Ehi passiko - viens et vois !


MàJ : Billets d'Eric Rommeluère et de David Dubois sur le Silence du Bouddha. Le bouddhisme n'existe pas, livre d'Eric Rommeluère. 
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[1] Le silence du Bouddha, p. 7
[2] Le silence du Bouddha, p. 35
[3] Le silence du Bouddha, p. 50. La scolastique s’inspire d’Aristote, de Platon, des Néoplatoniciens. Les liens d’influence mutuelle entre la philosophie grecque et indienne sont attestés.
[4] Le silence du Bouddha, p. 66, p. 68, la formule est d’Edgar Quinet
[5] Le silence du Bouddha, p. 71
[6] Le silence du Bouddha, p. 74, Citation de « Buddhist Philosophy and its European Parallels » dans Thirty Years of Buddhist Studies, Oxford, 1967.
[7] Le silence du Bouddha, p. 79
[8] Le silence du Bouddha, p. 87
[9] Nirvāṇa, Louis de la Vallée Poussin, p. 4
[10] Le silence du Bouddha, p. 86, Sunakkhasutta
[11] Nirvāṇa, Louis de la Vallée Poussin, p. 22 et p. 57
[12] Le silence du Bouddha, p. 94
[13] Le silence du Bouddha, p. 95
[14] Le silence du Bouddha, p. 95

jeudi 27 octobre 2011

Sur la souffrance mentale



Extrait de Questions de Milinda (Milinda-pañha)

20. Sensations de l’Arhat.
— Nâgasena, celui qui ne doit pas renaître éprouve-t-il des sensations douloureuses ?
— Il en est qu'il éprouve, d'autres qu'il n'éprouve pas.
— Lesquelles ?
— Il peut éprouver des souffrances physiques ; des souffrances mentales, non.
— Pourquoi ?
— Parce que la cause, l'occasion des souffrances physiques n'a pas disparu, tandis que celle des souffrances mentales a disparu.
— Le Bienheureux a dit : « Il ne peut éprouver qu'une sorte de sensation physique, mais non la sensation mentale. »
— S'il souffre, pourquoi n'achève-t-il pas son extinction par la mort ?
— Mahârâja, l'Arhat n'a ni penchant ni aversion. Les saints ne font pas tomber le fruit vert, ils le cueillent quand il est mûr. Il a été dit par le thera Sâriputta, Maréchal de la Loi :
Je ne désire pas la mort, je ne désire pas la vie.
« J'attends mon heure, comme le serviteur attend ses gages » (Theragâthâ, 606, 1.002).

De ce passage, il s’avère que la souffrance et la cessation de la souffrance visées par le bouddhisme concernent la souffrance mentale. L’arhat est celui qui a épuisé les causes de la souffrance mentale. Une lecture de Schopenhauer et plus précisément de livre IV du Monde comme volonté et représentation peut donner un bon éclairage sur ce que l'on comprend par la souffrance mentale.

« Cette faculté de délibérer de l'homme fait d'ailleurs également partie de]B ces choses qui rendent son existence largement plus douloureuse que celle de l'animal ; car généralement nos douleurs les plus grandes ne se situent pas dans le présent, en tant que représentations intuitives ou sentiments immédiats, mais dans la raison, en tant que concepts abstraits, pensées lancinantes, dont l'animal est entièrement exempt, lui qui vit dans le seul présent et donc dans une insouciance enviable.

B[C'est cette dépendance, exposée plus haut, de la faculté humaine de délibérer à l'égard du pouvoir de penser in abstracto, et donc également à l'égard du jugement et du raisonnement, qui semble avoir poussé tant Descartes que Spinoza à identifier les décisions de la volonté avec le pouvoir d'affirmer et de nier (faculté de juger).]B Descartes en déduisait que la volonté, qui chez lui est libre et indifférente, est également responsable de toutes les erreurs théoriques, alors que Spinoza en déduisait que la volonté est nécessairement déterminée par les motifs comme le jugement par les raisons, ce dernier point d'ailleurs n'étant pas sans vérité, B[bien qu'il se présente comme une conclusion vraie découlant de prémisses fausses.]B

La divergence, indiquée plus haut, entre l'animal et l'homme quant à la manière d'être mû par les motifs, étend très largement son influence sur l'essence des deux et contribue, pour la plus grande part, à la différence radicale et évidente entre les deux existences. Alors qu'en effet l'animal n'est toujours motivé que par une représentation intuitive, l'homme s'efforce d'exclure totalement ce mode de motivation et de se laisser déterminer uniquement par des représentations abstraites, par où il use de son privilège de la raison, si possible à son avantage, et, indépendamment du présent, ne poursuit ni ne fuit la joie ou la douleur éphémères, mais réfléchit sur les conséquences des deux. Dans la plupart des cas, exception faite des actions totalement insignifiantes, nous sommes déterminés par des motifs abstraits, pensés, et non par des impressions immédiates. C'est pourquoi, sur l'instant, toute privation nous est assez facile, mais tout renoncement terriblement difficile, car celle-là ne concerne que le présent fugace, alors que celui-ci touche à l'avenir, impliquant par conséquent d'innombrables privations, dont le renoncement est l'équivalent. La plupart du temps, B[la cause de]B nos douleurs comme de nos joies ne réside donc pas dans le présent réel, mais uniquement dans des pensées abstraites : ce sont bien elles qui nous sont souvent insupportables, créent un tourment par rapport auquel toutes les souffrances de l'animalité sont minimes, car même au degré supérieur, souvent nous ne ressentons pas notre propre douleur physique, B[et lorsque nous sommes frappé d'une douleur mentale véhémente, nous allons même parfois jusqu'à nous infliger une douleur physique dans le seul but de détourner l'attention de la première sur cette dernière. C'est la raison pour laquelle, lorsque l'esprit est extrêmement tourmenté, on s'arrache les cheveux, on se frappe la poitrine, on se déchire le visage, on se roule par terre : autant de moyens violents pour se distraire d'une pensée qui se présente comme insupportable. Parce que, justement, la douleur mentale, étant largement plus intense, rend insensible à la douleur physique, une personne désespérée, ou dévorée par une morosité maladive, recourt très facilement au suicide, alors même que dans un état antérieur d'apaisement, cette pensée lui était un objet d'effroi. De même,]B le souci et la passion, c'est-à-dire l'agitation des pensées, exténuent le corps plus souvent et davantage que les maux physiques. C'est pourquoi Épictète a raison de dire : Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements relatifs aux choses, de même Sénèque : Il y a plus de choses qui nous font peur que de choses qui nous font mal; c'est plus souvent l'opinion que la réalité qui nous met en peine. »[1]

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[1] (Schopenhauer, 2009), Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation I (trad. C. Sommer, V. Stanek et M.Dautrey), Gallimard Folio essais, pp. 569-571