Le jeune prince Siddharta contemplant la nature bucolique Le prince Siddharta (livre d'enfants, ill. Janet Brooke) |
Traduction française de Contemplation and Happiness, Tom Pepper, sur son blog The Faithful Buddhist, Forcing the Truth of the Ideological Event.
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Essentia beatitudinis in actu intellectus consistit.Le bonheur est fondamentalement un acte intellectuel. Nous ne pouvons pas nous épanouir pleinement en tant qu'êtres humains sans utiliser notre intellect, car c'est notre capacité à penser qui nous définit en tant qu'humains.
Ultima hominis felicitas [est] in contemplatione veritatis. (Aquinas)
Malheureusement, la compréhension actuelle des termes "contemplation" et "bonheur", notamment lorsqu'ils sont associés, est source de nombreuses souffrances humaines. Ou, pour le dire peut-être mieux, c'est la mauvaise interprétation de ces concepts qui nous empêche de travailler à soulager la souffrance et qui, finalement, contribue à accroître la misère humaine.
Il peut sembler qu'il y ait des enjeux plus pressants dans le monde d’aujourd'hui que la quête du bonheur par la contemplation. On pourrait penser que cela pourrait attendre la résolution de la faim dans le monde, du réchauffement climatique, du racisme, et des guerres... La liste est longue. Ce que je veux souligner, cependant, c'est que la raison pour laquelle nous ne trouvons jamais d’issu à ces problèmes est que nous ne comprenons pas ce que veut dire "contempler", et que nous avons une conception erronée de ce qu’est le bonheur.
J'écris ceci principalement pour clarifier mes propres idées, et je m'appuierai sur un texte que je connais bien : "Bonheur et Contemplation" (Glück und Kontemplation) de Josef Pieper. J'aurais pu choisir parmi une multitude de textes plus récents sur la méditation, ou sur le culte actuel du bonheur, mais je crois que Pieper décrit avec justesse ce que la plupart d'entre nous, dans ce qu'il appelle le monde occidental, entendent par les deux termes de son titre, une compréhension qui prévaut depuis au moins deux siècles.
Josef Pieper, théologien thomiste allemand dont la vie a embrassé presque tout le XXe siècle, est aujourd'hui principalement reconnu pour sa thèse selon laquelle la création du loisir est le fondement de la civilisation, une position qui a sans doute façonné sa compréhension de la contemplation (et, je dirais, a influencé la compréhension générale du concept depuis l'avènement du capitalisme). Dans ce petit livre, Pieper retrace l'histoire des concepts de bonheur et de contemplation d'Aristote à Thomas d'Aquin jusqu'à nos jours. Il tente de défendre la position aristotélicienne, souvent décriée, selon laquelle la contemplation est le bien ultime de l'homme, et donc la source de notre forme la plus élevée de bonheur. Je pourrais adhérer à cette conclusion, mais uniquement si nous reconsidérions d'abord l'interprétation que Pieper (et la plupart d'entre nous) donne aux termes "contemplation" et "bonheur". Pour mieux comprendre, il serait sans doute judicieux d'examiner d'abord comment ces concepts ont évolué considérablement au fil du temps.
Les termes "theoria" et "noûs" d'Aristote sont traduits par Thomas d'Aquin comme "contemplatio" et "intellectus", et deviennent simplement "Kontemplation" dans l'allemand de Pieper et "Contemplation" en français (bien que Pieper substitue parfois "intuition" à "noûs").
La difficulté ici est que ce que nous entendons normalement par contemplation aujourd'hui n'est pas du tout ce qu'Aristote entendait par theoria. Je pense que Pieper fait un excellent travail en définissant la contemplation pour nous : "la contemplation a été caractérisée comme une connaissance accompagnée d'étonnement. Dans la contemplation, on voit un mirandum, c'est-à-dire une réalité qui suscite l'étonnement parce qu'elle dépasse notre compréhension, même si nous la voyons et en avons une intuition directe" (75). La contemplation, pour Pieper (et je dirais pour à peu près tout le monde dans le monde occidental moderne) ne peut se produire que lorsque l' "âme" est dans un état de “présence immédiate, d'aisance absolue et de parfaite sérénité”. Plus fondamentalement, la contemplation doit être "désintéressée... totalement détachée des fins utilitaires". C'est "une perception silencieuse de la réalité".
J'ai précédemment souligné que l'interprétation erronée de la "theoria" aristotélicienne est à l'origine de nombreuses lectures déroutantes, voire méprisantes, de l'Éthique à Nicomaque. Contrairement à l'interprétation dominante parmi les philosophes aristotéliciens contemporains, Aristote ne concevait pas la contemplation comme une activité passive, détachée avec ironie, et purement esthétique. Cette vision réductrice, considérée à tort comme la seule forme de pensée possible, ne correspond pas à la conception originale d'Aristote. Au contraire, theoria fait référence à la tentative de comprendre pleinement le fonctionnement des choses, y compris la considération critique de la forme de vie dans laquelle nous vivons et l'utilisation de notre capacité humaine de raisonnement pour choisir activement notre façon de vivre. Ce n'est pas un hasard si Aristote conclut l'Éthique à Nicomaque en affirmant que la theoria est la forme suprême du bonheur. Cette assertion sert de pont vers La Politique, invitant à une réflexion approfondie sur l'organisation optimale de la société humaine. Ainsi, Aristote établit un lien intime entre la quête individuelle du bonheur et l'élaboration d'un ordre social propice à l'épanouissement collectif. Il est crucial de distinguer la theoria aristotélicienne de l'esthétique romantique du détachement ironique. Cependant, notre sensibilité contemporaine, profondément imprégnée de romantisme, nous rend presque incapables d'envisager qu'à une autre époque, on ait pu concevoir la réflexion rigoureuse comme un chemin vers le bonheur. Cette difficulté à nous extraire de notre cadre de pensée actuel nous empêche souvent de saisir pleinement la portée de la conception aristotélicienne.
Pieper, suivant le modèle post-romantique standard de la pensée, suppose que l'objectif est d'éviter les limitations de la raison : "La validité de la pensée repose sur ce que nous percevons par intuition directe ; mais la nécessité de penser est due à un échec de l'intuition. La raison est une forme imparfaite de l'intellectus. La contemplation est donc l'intuition." De plus, il insiste sur le fait que la contemplation est "une connaissance accompagnée d'étonnement", et que "l'étonnement n'est possible que pour celui qui ne voit pas encore le tout". Le problème réside dans le fait que cette prétendue "intuition" n'émerge en réalité que lorsque nous sommes profondément imprégnés d'une idéologie, en particulier celle du système capitaliste. Dans ce cadre, il est crucial pour ce système que notre perception reste fragmentaire, nous empêchant ainsi de saisir pleinement l'ensemble des dynamiques en jeu. C'est-à-dire que le plaisir esthétique que nous tirons d'un beau poème ou d'un paysage dépend exactement de son obscurcissement réussi de certaines caractéristiques causales essentielles. L'impact émotionnel d'un grand poème réside précisément dans sa capacité à suspendre momentanément notre raisonnement habituel, nous invitant ainsi à percevoir différemment la réalité ("veritatis") dans laquelle nous évoluons. Cette pause dans notre mode de pensée ordinaire ouvre la voie à une compréhension plus intuitive et sensible de notre existence. Loin d'être une forme imparfaite d'intuition (noûs, intellectus), la raison joue un rôle crucial : elle nous permet de dissiper les voiles et de transcender les limites de notre intuition. Ces limitations intuitives, profondément ancrées, façonnent notre compréhension quotidienne du monde – une compréhension que nous qualifions souvent de "bon sens", mais qui est en réalité imprégnée d'idéologie. Ainsi, la raison devient l'outil indispensable pour déconstruire et dépasser cette vision du monde souvent trompeuse que nous impose notre intuition.
En fait, nous pouvons la considérer comme un mécanisme récurrent de limitation conceptuelle dans toute l'histoire du bouddhisme, qui a souvent œuvré à circonscrire le potentiel radical de la vision pénétrante de la coproduction conditionnée. Les livres bouddhistes populaires, les retraites et tous les enseignants bouddhistes les plus "en vogue" d'aujourd'hui nous enjoignent d'éviter la "pensée discursive" et de privilégier l'approche intuitive. On nous assure que ce n'est qu'une fois que nous serons allés "au-delà" du piège mortel de la raison que nous pourrons être véritablement heureux.
Et qu'est-ce alors que le bonheur ? Pour Pieper, comme pour les romantiques et pour la plupart d'entre nous aujourd'hui, c'est un état affectif. Nous sommes heureux lorsque nous trouvons satisfaction dans la simple jouissance de ce que nous possédons. Nous ne pouvons pas, suggère-t-il, être heureux en agissant dans le monde. Nous ne pouvons nous sentir heureux qu'en jouissant de la "possession" de quelque chose que nous désirons. Clairement, une notion très capitaliste de ce en quoi consiste le bonheur. Pour Aristote, eudaimonia n'est pas un état passif d'affect, mais une activité. Nous nous épanouissons dans le monde lorsque nous sommes capables de comprendre notre réalité, y compris notre condition d'animal humain, et de déployer pleinement nos vertus, c'est-à-dire nos capacités d'action. À la fin de l'Éthique à Nicomaque, Aristote nous assigne une tâche qu'il poursuit lui-même dans la Politique : mobiliser notre faculté de raisonnement pour nous libérer des pièges de l'intuition et ainsi accroître notre potentiel d'épanouissement.
J'ai toujours soutenu que cette exigence s'impose à nous dès lors que nous reconnaissons la vérité de l'anatman[1] et de la coproduction conditionnée. Contrairement à ce que préconise Pieper, nous ne pouvons pas "consentir au monde dans son ensemble", même "au cœur des larmes et des horreurs les plus extrêmes". C'est cette interprétation erronée de la pensée et du bonheur, de la theoria et de l'eudaimonia, qui nous a menés à la situation actuelle : une multitude d'individus accablés par divers "troubles", plongés dans la misère, et persuadés que leur seul recours est de fuir la réflexion, de se détourner de ce qu'ils considèrent comme de "simples questions politiques", et de choisir le repli devant les défis inhérents à l'existence. Paradoxalement, c'est précisément ce repli, notre incapacité à saisir la réalité de notre monde et à façonner activement notre existence, qui engendre la misère que nous cherchons vainement à soulager par le repli, l’ignorance et une passivité toujours plus prononcés.
En tant que sujet fidèle[2], le bouddhiste se doit de remettre en question, sinon de rejeter, l'approche intuitive, et d'employer sa faculté de raisonnement pour concevoir les moyens les plus efficaces de transformer notre monde. L'insistance de la plupart des bouddhistes occidentaux serait, bien sûr, que ce n'est pas une "pratique". La "pratique" bouddhiste doit prendre la forme de la contemplation détachée que Pieper décrit, et doit au moins promettre de conduire à des états de plaisir affectif, de "joie de la possession". Il est difficile aujourd'hui de convaincre quiconque que la pensée critique et l'effort actif dans le monde pourraient précisément être une forme de pratique, et que le "bonheur" tel que nous le comprenons généralement aujourd'hui est la cause de notre misère, et est l'ennemi de l'épanouissement humain.
Fin du blog
Les illustration avec leurs légendes, ainsi que les notes ont été ajoutées par moi.
"Alors qu'il était encore jeune, le Prince Siddhartha vit un oiseau emporter un ver qui avait été déterré par la charrue d'un fermier. Cette vision le fit réfléchir à la triste situation des créatures tuées par d'autres créatures pour se nourrir." (Buddhanet) |
Prince Siddharta confronté à la mort (Les 4 rencontres, Baocheng) |
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[1] Taking Anatman Full Strength, by Tom Pepper
[2] Le “sujet fidèle” selon la Théorie du sujet d’Alain Badiou, appliqué au bouddhisme dans p.e. l’article “Naturalizing Buddhism Without Being Reductive” de Tom Pepper.
“The historical emergence of Buddhism, what we might in Badiou’s terms call the Buddha Event, occurred at a time when the stagnation of the social system was becoming particularly difficult to maintain. The existing World of the ruling class sought to fix the social system, by insisting on the existence of a pure divine language in which truth existed, and the repetition of formal ritual. The truth that appeared in the world was the rejection of the Brahmanical ideology, the recognition of the socially produced nature of social formations, the chance to break out of stagnation and open up new possibilities for the exercise of human productive and creative potential. Buddhism, in short, is an attempt to produce a new social practice that enables a subject capable of escaping the endless circle of the reproduction of the existing relations of production—a primarily agricultural form of production and a “sacrificial” form of distribution and exchange. The history of Buddhism ever since can be seen as a struggle between the reactionary, obscurantist, and faithful subject, the dialectic of radical forcing of truth and mystical or institutional strategies of containment.”Ces deux articles cités ont été publiés dans la collection d’essais “The Faithful Buddhist” (2014) par Tom Pepper, disponible sur Amazon.
Autre blog inspiré par un article de Tom Pepper
Un non-soi constructif et constructible
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