mercredi 22 janvier 2025

Des lignées et des familles surmontant leurs "obstacles"

Sogyal Lakar, Yangsi Dilgo, Tsikey Chokling (capture d'écran vidéo Youtube)

Les conflits de génération sont encore plus pénibles chez les tulkus. Celui qui était votre disciple peut devenir votre régent, tuteur ou guru. Plus vous avez été brillant dans une précédente existence et plus on peut vous reprocher de ne pas l’être, voire pire, dans la suivante. Dans le “clan Khyentse”, la situation est encore plus complexe à cause des nombreuses relations familiales et dynastiques. On y est souvent tulku de père en fils et de grand-père à petit-fils, les lignées spirituelles croisant les lignées de sang.

Un détenteur est censé préserver la tradition et le système de reproduction de ses prédécesseurs et successeurs, en dépit des temps qui changent. Le statut même du tulku y joue très logiquement un rôle crucial. Les difficultés sont plus grandes pendant des périodes de grands chamboulements. Les grands écarts à faire deviennent alors insupportables. Tous les espoirs sont investis dans un jeune tulku. Tout est mis en oeuvre pour qu’il soit aussi brillant que le précédent. Les “offices de lama” (bla brang) ont été instaurés pour gérer le passage entre un grand maître précédent, un gérant, et le tulku, son (ré-)éducation, et surtout son patrimoine. Jusqu’à l’intronisation du tulku, en théorie…

Depuis l’invasion du Tibet, l’exil des maîtres tibétains, et leur venue en Occident, nous avons été témoins des difficultés des jeunes tulkus de nos maîtres. L’adolescence d’un tulku doit être particulièrement difficile. Jouer un vieux sage quand on est encore jeune… The show must go on. Les marques de respect et même de dévotion, quand on ne s’est pas encore prouvé, ne doivent pas être évidentes, tant qu’on ne les tient pas pour acquises. Mais l’office du lama (bla brang) veillera au grain. Les intérêts de l’office et du jeune individu tulku ne sont pas forcément les mêmes. Même les plus grands soulèvent parfois le voile sur leurs difficultés. Nous avons pu être témoins de désaccords sur le choix du tulku, et de clashes entre des offices de lama et leurs tulkus. Souvent juste des bribes, car le silence est d’or. Des tulkus qui se rebiffent et qui partent, en renonçant à leur statut de tulku, ou tout en le gardant. Certains reviennent. Des tulkus qui se rebellent, et qui sassagissent plus tard. Ou pas, certains s’essaient à la folle sagesse, inspirés par l’exemple de lamas généralement admirés pour avoir su si bien comprendre ce que veulent les occidentaux, et/ou en les mettant au pas. Admirés par leurs grand-pères, oncles, gourous et grand-gourous.

Certains tulkus vieillissants ont bien compris qu’il est quasiment impossible de se comporter en vieux sage, ou de faire semblant d’être des saints, en dépit de leurs propres dispositions et inclinaisons. Ils ont trouvé qu’il est plus facile de faire semblant d’être des mahāsiddhas, de déployer de la folle sagesse, et d’aider les disciples à briser les concepts et leur égo, en ne se comportant justement pas selon leurs attentes. Quelle est la part de l’homme, quelle est la part du tulku ? Qui se pose cette question ? Un tulku scrupuleux ? Un disciple déçu ? La plupart ne fait pas de distinction entre l’artiste et son oeuvre, laquelle est au fond sa propre personne, quand on est tulku.

Quand on est un jeune tulku qui a grandi dans un monde globalisé, vivant quasiment en VIP, qui connaît l’envers du décor et son cynisme, on peut prendre conscience de la vanité de certains aspects de la tradition, souvent les plus spectaculaires, mais qui rapportent le plus au monastère et à l’office. Des doubles contraintes et des choix difficiles partout. Presque comme ceux d’un être ordinaire. Où se trouve l’authenticité ? Dans la tradition ? Dans l’imitation d’un mahāsiddha légendaire et/ou fictif ? Dans l’imitation d’un imitateur de mahāsiddha ? Généralement considéré comme une réussite selon les critères des huit dharmas du monde.

Les tulkus se cherchent de différentes façons (sage, pas sage), mais il est rare qu’ils renoncent définitivement à leur statut de tulku. C’est ce qu’ils semblent tous avoir en commun. Même un Krishnamurti, reconnu comme une sorte de messie, renonce à son statut, à “la tradition”, mais continue de travailler comme une sorte de messie, tout en refusant ce rôle. Il est si difficile, voire impossible, de renoncer à une certaine idée de soi.

Après avoir consacré un premier blog (2021) à Yangsi Dilgo exprimant son admiration pour Chogyam Trungpa, j’en avais fait un autre suite à une vidéo postée par un lanceur dalerte, avec des allégations d’abus. Je n’ai pas connaissance de déclarations, témoignages etc. justifiant ces allégations, donc je n’en parlerai pas ici. J’aborderai en revanche des sujets relevant de ce que j’ai exposé ci-dessus. La lettre[1] de démission publiée par Shechen le 8 janvier 2025 ne mentionne que les déclarations de Yangsi Dilgo ne se considérant un “Lama de Shechen”, sans autre explication.

D’autres vidéos de Yangsi Dilgo surfacent, notamment une, il critique lattitude de lamas tibétains mercantiles en Asie (Ka-Nying Ling Dharma Society, Malaysia le 3 août 2023), et une autre il adresse des louanges et des prières à Sogyal Lakar[2] à l’occasion de la consécration du stūpa de commémoration qui lui est dédié, le jour du cinquième anniversaire de parinirvana de Sogyal le 28/08/2024. Dilgo Yangsi semble admirer les succès en Occident de Chogyam Trungpa et de Sogyal Lakar, et leur transgression des attentes (“folle sagesse”), car ils auraient “percé leur esprit dualiste” (“break through my dualistic mind”). Il voudrait en faire autant comme il paraît dans la vidéo du lanceur dalerte, où il semble vouloir ritualiser la transgression. Aucune mention de leurs abus en revanche. Leur “réalisation” (“parinirvana”) ne fait aucun doute pour lui. Ils sont des objets dignes de louanges et de prières et des exemples à suivre.

Yangsi Dilgo fait allusion au mercantilisme de lamas tibétains voyageant en Asie pour faire toutes sortes de rituels (Jambhala, dieu des richesses) en échange d’offrandes, et indirectement à une pratique de bouddhisme mondain[3]. Être bouddhiste signifie représenter les Trois Joyaux : le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Cela implique de s'engager sur la voie de la transformation personnelle, en cultivant la gentillesse, la compassion et la sagesse. Il souligne que le bouddhisme n'est pas une simple question de rituels ou d'offrandes, mais une transformation profonde de l'esprit qui nécessite un engagement sincère et une pratique continue.

Il y a les discours et il y a les actes, comme pour nous tous. Sauf que pour les “tulkus”, les gurus réincarnés reconnus comme tels, la dissonance entre leurs discours et leurs actes est idéologiquement due à notre perception impure, à la résistance de notre saisie égotique. Celui qui s’engage dans le guruyoga[4] ne peut plus voir des fautes en lui. Tel qu’un guru traite ses gurus, tel il souhaite être traité par ses propres disciples. Tel qu’un tulku souhaite être traité en tulku, tel il traitera les autres tulkus. Souscrire au parinirvana de Sogyal Lakar est préparer la confirmation de son propre parinirvana au moment venu. Les disciples de Sogyal viendront à sa cérémonie. Le culte des tulkus s’entretient dans les lignées. Il est même crucial pour leur survie.

Quelle que soit la réalité (naturelle), idéologiquement et à force de le répéter, Sogyal Lakar est un grand lama qui est passé au parinirvana le 28 août 2019. Les tulkus confirmant cela verront le moment venu leur propre parnirvana confirmé, garantissant ainsi la continuation de leur culte sous forme de tournées de reliques (sku gdungs), statues en cire, de stūpas, de cérémonies de commémoration, etc. Yangsi Dilgo Khyentsé y pense, Dzongsar Khyentsé y pense, toute la famille des Khyentsé y pense. Il en va de leur survie en tant que “famille”. En dépit de quelques couacs malheureux.

Le jour du cinquième anniversaire du “parinirvana” de Sogyal Lakar, avec la consécration de son stūpa de commémoration, semble être une étape importante dans le processus de réhabilitation et de sanctification de Sogyal Lakar. La “famille” Khyentsé resserre les rangs. Shechen Rabjam est venu enseigner à Lerab Ling en novembre 2024[5]. Dzongsar Khyentsé a visité Rigpa Paris le 8 décembre 2024, confirmant le parinirvana de Sogyal Lakar et sa prise en charge de la formation continue des enseignants sénior de Rigpa. Il fait leur louange pour avoir résisté à tous les “obstacles”, et le maintien de leur engagement. Il confirme également la loyauté de la “famille” Khyentsé. Le culte de Sogyal Lakar peut continuer. Les “obstacles” ont été dissipés. La réhabilitation est une art que l’on maîtrise bien dans le bouddhisme tibétain, où la loyauté n’est pas un vain mot.

***

[1] 8th January 2025
TO WHOM IT MAY CONCERN

In consideration of Khyentse Yangsi's repeated statements that he does not regard himself as a "Shechen Lama," and in light of numerous concerning incidents, we sadly confirm that Khyentse Yangsi. Ugyen Tenzin Jigme Lhundrup, is no longer affiliated with Shechen Monastery—founded by Kyabje Dilgo Khyentse Rinpoche—and is relieved of all associated duties and responsibilities until further notice.

Shechen Monastery Management Committee
[2] “(1:55) I have not seen lamas, Tibetan lamas, Bhutanese lamas, or any kind of lamas, khenpos or rinpoches, [open their centers to other lamas]. It's not something that people usually do, because, you know, when it becomes your own personal center, your own personal home, your own personal sponsors, your personal contacts, your personal disciples, you don't want them to be taken away and follow other teachers, and other masters. You would definitely want them to only follow you, and be loyal to you. But Sogyal Rinpoche really opened everything and shared everything with all other teachers. I think that is a big thing to do, it was remarkable. It's not easy to do, but a remarkable thing to do. I rejoice in Rinpoche’s Dharma activity. I rejoice in his disciples, all disciples, who without any personal agenda and ego, offered a real contribution, practicing the Dharma themselves, and contributing to Rinpoche’s activity. I also would like to say May Rinpoche’s reincarnation be swiftly reborn. May Rinpoche’s activity continue. May the precious momentum, that Rinpoche has left always continue in the hearts of all the people who are very dear and close to Rinpoche. I make all these aspirations and offer my rejoicement and thanks. Thank you so much. Thank you so much. Thank you so much.” Message for Sogyal rinpoche memorial stupa consecration (End of August 2024)

[3] Il critique la tendance, en particulier dans la culture asiatique, à se contenter de rituels et d'offrandes sans s'engager dans une véritable pratique du dharma. Il souligne que les lamas tibétains ont une part de responsabilité dans cette situation, en promouvant des pratiques axées sur la richesse matérielle plutôt que sur la transformation intérieure. Il met en garde contre l'utilisation du dharma pour satisfaire des désirs mondains et souligne que le véritable but de la pratique est de développer la sagesse, le détachement et la dévotion. Il insiste sur l'importance de la pratique de l'esprit dans le Vajrayana, affirmant que les rituels et les visualisations sont inutiles sans une base solide dans la méditation et la compréhension de la nature de l'esprit.

[4] Kongtrul Lodrö Thayé (1813 - 1899) utilisé dans les lignées Kagyu, ou Le chemin de la grande perfection, composé par Patrul Rinpoché (1808–1887), utilisé dans la lignée Nyingma. Dans le chapitre Guruyoga du Flambeau de la certitude, on peut lire :
Toutes les actions de ce précieux et parfait Lama,
Quelles qu’elles soient, sont bonnes.
Tout ce qu’il fait est excellent.
Entre ses mains le travail, maléfique d’un boucher
Est bon, et apporte des bienfaits aux bêtes,
Inspiré par la compassion pour toutes.
Quand il s’unit sexuellement de façon impropre,
Ses qualités s’accroissent, et s’élèvent comme renouvelées,
Montrant que les moyens et la sagesse ont été réunis.
Ses mensonges qui nous dupent,
Ne sont que les signes habiles par lesquels il nous
Guide sur le chemin de la liberté.
Lorsqu’il vole, les biens volés se changent en denrées nécessaires pour soulager la pauvreté de tous.
Quand un tel Lama réprimande
Ses paroles sont de puissants mantras
Pour faire disparaître la détresse et les obstacles.
Ses coups sont des bénédictions
Qui accordent les deux siddhis et réjouissent tous les hommes fervents et respectueux.
Ainsi qu’il est dit ci-dessus, apprécions les aspects bienfaisants de toutes ses actions
.”
[5]Lerab Ling, 6-10 November 2024. Only the teachings and empowerments are listed below. The complete list of lungs/reading transmissions can be found in this file.
6 November:
Teaching on shamatha based on Dilgo Khyentse Rinpoche's text, The Sage Who Dispels Mind’s Anguish, including its reading transmission
Empowerment of Medium-length & Brief Blessing of Tendrel Nyesel
7 November:
Teaching on lojong using Jamyang Khyentse Wangpo's Ambrosia for the Mind
Empowerment of Nyingtik Saldrön
8 November: Empowerment of Vajra Heart, A Spontaneous Song that Reveals the Ultimate
8 & 9 November:
Teaching on kyerim using Shechen Gyaltsab Gyurme Pema Namgyal's text: A Clear, Concise and Simple Explanation of the Generation and Completion Stages for the Benefit of Beginners (Beginner’s Guide to Kyerim)
9 November: Empowerment of Netik Phurba
9-10 November: Root empowerment of Chimé Pakmé Nyingtik
10 November: Teaching on semtri using Dilgo Khyentse Rinpoche's Oral Instructions

Source : Rigpawiki

dimanche 19 janvier 2025

Les Quatre Vœux Incommensurables de David Lynch

"Puissent tous être heureux
Puissent tous être libres de maladie
Que la gracieuseté soit vue partout
Que la souffrance ne soit la part de personne
Paix*
"

Une version modifiée des Quatre Vœux Incommensurables (Brahmavihārā), lus par David Lynch à la fin du documentaire David Lynch, une énigme à Hollywood, de Stéphane Ghez, 2024.

*May everyone be happy
May everyone be free of disease
May auspiciousness be seen everywhere
May suffering belong to no one
Peace


vendredi 17 janvier 2025

Loyautés renouvelées entre Rigpa et Dzongsar Khyentsé


Sogyal Lakar (1947-2019)[1] avait démissionné de son rôle de directeur spirituel de l'organisation Rigpa en août 2017, suite à de graves accusations d'abus envers certains de ses étudiants, et la mention par le Dalai-lama de cette situation le 1er août 2017. Après la démission de Sogyal Lakar, Rigpa avait nommé un “Conseil de vision” (Vision Board), composé d'éminents lamas bouddhistes tibétains, dont Dzongsar Khyentsé (DJK) et Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché. Ce conseil avait pour mission de clarifier la vision de Rigpa, de veiller à la qualité des enseignements et de garantir un environnement sûr et bienveillant pour les étudiants. Des lamas Nyingmapa comme Khenpo Namdrol, Orgyen Tobgyal et DJK avaient recommandé aux disciples de Sogyal Lakar de purifier et restaurer leur engagement samaya auprès de lui.

En mars 2019, Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché avait accepté d'assumer la fonction de directrice spirituelle de la congrégation de Rigpa Lerab Ling. Ainsi Lerab Ling pouvait être restitué comme membre de lUnion Bouddhiste de France. Le 9 juillet 2022, lors d’une petite cérémonie en présence de Jetsün Khandro Rinpoché, et de Khenchen Namdrol Rinpoché, quelques disciples de la première heure de Sogyal Lakar furent nomméssenior teachers, en renouvelant leur allégeance devant la photo de leur maître décédé Sogyal Lakar.

Le 8 décembre 2024, DJK fait une visite éclair (“An afternoon with DJK in Paris”, part 1, part 2) au centre Rigpa de Paris, où il rencontre les disciples de Sogyal Lakar. Une liste de questions[2] est soumise auxquelles DJK donna des réponses. Il y aurait d’autres choses à dire au sujet de ces deux vidéos, notamment sur le statut du tulku, mais je me limiterai ici à certaines questions particulières concernant la gestion de la "Seigneurie" de Sogyal.
Question : “Après le parinirvana de Sogyal Rinpoché, il y a 5 ans, nous avons été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, mais de commencer à transmettre les enseignements nous-mêmes. Comment le faire de manière raisonnable avec une formation limitée ?” (part 2, 59:20)
Traditionnellement dans le bouddhisme tibétain, il est courant pour les disciples de chercher d'autres maîtres après le décès de leur enseignant principal, plutôt que de commencer immédiatement à enseigner eux-mêmes. Mais les étudiants de Rigpa avaient donc été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, et de commencer à transmettre les enseignements eux-mêmes. Sans doute pour préserver l’héritage de Sogyal Lakar. Conseillés par qui ? Peut-être par Sogyal avant sa mort, par DJK et Khandro Rinpoché, par le Vision Board ? Ou par les maîtres tibétains qui avaient visité Lerab Ling et Rigpa Paris depuis 2017[3] ? Ce conseil explique par ailleurs la cérémonie de consécration de senior teachers qui eut lieu en 2022. Les enseignants “séniors” pouvaient ainsi transmettre l’héritage de Sogyal Lakar aux nouveaux venus, qui n’avaient pas personnellement connu Sogyal Lakar.

Lors des échanges à Paris en décembre 2024, DJK semble approuver cela. Il mentionne les défis (“obstacles”) auxquels Rigpa a été confrontée après le parinirvana de Sogyal Rinpoché. Il fait l'éloge de la résilience de Rigpa, la qualifiant d'« accomplissement extraordinaire » et de « signe encourageant pour le Bouddha Dharma ». Il encourage les étudiants de Sogyal Rinpoché à continuer à partager le Dharma malgré les difficultés.
DJK : “J’ai observé Rigpa. J'ai toujours dit que Rigpa était vraiment important le pour le Dharma en général et particulièrement pour le Dharma de lignées tibétaines. Non seulement Sogyal Rinpoché est passé au parinirvana, mais devait faire face à des défis énormes, extérieurs, intérieurs et secrets. Et cela continue toujours. C’est un accomplissement extraordinaire. Je dirais bien sûr que c’est la bénédiction des gourous, des dharmapalas, et la dévotion des étudiants. Le Dharma a toujours eu beaucoup d’obstacles. Certains obstacles sont vraiment énormes. Regardez ce qui s’était passé avec les universités de Nālandā et Taxila. Elles ont disparu. Regardez Peshawar, en Afghanistan (Oḍḍiyāna), le berceau des tantras, plus aucune trace.”
Nālandā, Peshawar, Sogyal et Rigpa, même niveau..., mêmes “obstacles”. DJK mentionne ses discussions avec des étudiants séniors et leur hésitation de transmettre et d’enseigner. Ils ont besoin d’une structure pour les soutenir. Ce sera le programme Milinda de la Fondation Khyentsé, donné par une équipe denseignants.

Question suivante :
Dans Le livre tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché a dit que dans le Dzogchen la vue est présentée directement à l'étudiant par le maître, qui doit avoir une réalisation complète et incarner cette réalisation, afin que le l'étudiant puisse recevoir cette présentation. L'étudiant doit avoir aussi atteint le point où il possède à la fois l'ouverture d'esprit et la dévotion, qui va lui permettre d'être réceptif au vrai sens du Dzogchen. Que se passe-t-il pour les étudiants qui ont rejoint Rigpa après le décès de Sogyal Rinpoché ou qui ne l'ont pas rencontré ? Quelle place doit prendre la dévotion, et comment concilier cela avec le d'autres grands maîtres qui viennent à Rigpa comme vous-même, pour présenter la nature de l’esprit et enseigner le Dzogchen ? Le souci c’est que ces étudiants pourraient alors décider de suivre ces maîtres et de rejoindre leur saṅgha respectif, et quitter Rigpa progressivement. Est-ce que vous avez des recommandations ou des clarifications à faire ?

DJK : “Un pratiquant du vajrayāna n’est pas un pratiquant śrāvaka. Il faut prendre le voeu de bodhisattva. En ce qui concerne les instructions de présentation (ngo sprod), de Dzogchen, je m’en suis déjà expliqué au début de cette séance. Certaines peuvent l’avoir directement. C’est tout à fait personnel. Un pratiquant de Dzogchen doit pratiquer la bodhicitta, c’est-à-dire être concerné par l’éveil d’autrui. Il lui faut faire tout ce qui est en son pouvoir. Cela pourrait être simplement de faire des photocopies, ou de nettoyer une pièce. Je vois un centre bouddhiste comme Rigpa, ou un monastère, vraiment comme un “véhicule” pour un bodhisattva débutant. C’est un véhicule facile à utiliser à cet effet. Cela implique évidemment des émotions humaines. Par exemple, moi-même, (Sogyal) Rinpoche, Khyentsé Chökyi Lodrö, à chaque fois que je viens ici, ou à chaque fois qu’il y a un Européen qui veut aller quelque part dans un centre, je leur dis “Va à Rigpa !” (rires). Même si je ne suis pas un membre du Saṅgha, ou du Vision Board, etc. Donc j’utilise ce “véhicule”, voilà ce que je veux dire. Notamment des gens qui sont un peu enclins à …. (rires) … je ne sais pas… un peu sauvage, avec un certain caractère … Va à Rigpa ! (rires). Je vous donne un exemple. Des gens qui croient en la méditation assise, le végétarisme, pas d’alcool, pas de “guru business”, ceux-là, je ne les envoie pas ici (rires). Mais de toute façon, ceux-là ne viennent pas me voir. (rires) Ce que je veux dire c’est qu’il faudrait vraiment utiliser (Rigpa) comme un “véhicule”, vraiment. (Rigpa) est très bien établi. Et qui a traversé de très gros tests, de nombreuses fois.”
La séance se termine avec une question sur la nouvelle collaboration entre Siddhartha's Intent et Rigpa.
C'est la première fois que Siddhartha's Intent et Rigpa, les deux sanghas, organisent ensemble votre visite à Paris. La collaboration entre les deux sanghas se retrouve aussi sur le projet de Milinda, qui est pour entraîner les enseignants du futur. Est-ce que vous pouvez partager votre vision de comment nous pourrions rendre cette collaboration encore plus forte dans le futur ?
DJK commence par rassurer l'auditoire en disant qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter, car la façon dont les Tibétains fonctionnent est déjà très efficace pour ce genre de collaboration. Il compare cela à une "famille mafieuse italienne", soulignant l'importance de la fidélité et de la gratitude au sein de la lignée. Le “clan Khyentse” (K-clan) pourrait-on dire... Il illustre ce point en évoquant l’énorme gratitude pour la contribution extraordinaire de Lerab Lingpa (1856-1926) en écrivant le commentaire du lCe btsun snying thig, qui est "tellement beau" que DJK l'avait lu 40 fois. C’est ce genre de loyauté de clan Yakuza que DJK dit ressentir envers Lerab Lingpa et sa “famille”. Probablement la même loyauté que ressent Shechen Rabjam Rinpoché, un autre membre de la "famille".

Dernière question :
Comme vous êtes la réincarnation de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö, le maître racine de Sogyal Rinpoché, vous jouez vraiment un rôle crucial dans notre lignée, et en particulier pour le saṅgha de Rigpa. Est-il donc possible que vous veniez plus souvent pour enseigner et transmettre votre esprit de sagesse à nous tous ?"

Je crois que j’ai déjà répondu à cela, n’est-ce pas ?
L’enjeu de la rencontre entre Rigpa et Dzongsar Khyentsé est le sort de la "Seigneurie[4]” de Sogyal et de ses “âmes”. Pour préserver l’héritage de Sogyal Lakar, Rigpa, il avait été conseillé “de ne pas chercher d'autres maîtres”. L’héritage spirituel étant assez maigre, les enseignants séniors ne se sentaient pas toujours à la hauteur. La loyauté au clan des anciens était plus ou moins acquise, mais les nouveaux candidats arrivant à Lerab Ling et à Rigpa n’avaient pas ce lien privilégié (“présentation” Dzogchen) avec le maître. Les maîtres tibétains de visite à Lerab Ling ou à Rigpa pourraient facilement les débaucher, et ainsi appauvrir le “véhicule”. Que faire pour arrêter ou éviter la saignée ? Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö était le maître de Sogyal Lakar, et Dzongsar Khyentsé étant une réincarnation du maître du maître, il était logique de faire appel à ce dernier, puisqu’il est de la même famille “mafieuse” ou “yakuza”.

Sogyal Lakar and Dzongsar KR in the UK, September 2016
(gratte-dos ajouté par mes soins)

La majorité des questions se rapportait au resserrement des liens du clan et au sort des “âmes” en dérive. DJK rassure Rigpa, il ne prendra pas de “serfs” à Rigpa, il leur envoie même de nouveaux candidats “un peu sauvages”. “va à Rigpa !” Les nouveaux candidats, fraîchement équipés de voeux de bodhisattva, pourront être mis à la tâche (“karma yoga”) dans leur nouveau “véhicule”. Les enseignants séniors de Sogyal Lakar feront de la formation continue Milinda, pour étoffer leur savoir et échafauder leur confiance, et pourront ainsi transmettre un héritage de Sogyal plus consistant que l’original. Les “serfs” qui n’ont pas reçu de “présentation Dzogchen” de Sogyal Lakar, pourraient la recevoir d’autres lamas. Avec Dzongsar Khyentsé , cela restera de toute façon dans la même famille. Une famille où l’on n’oublie jamais où se situent ses loyautés. Évidemment que Dzongsar Khyentsé viendra les voir plus souvent pour enseigner et transmettre son esprit de sagesse. Ce qui est arrivé à Nālandā et à Peshawar ne doit pas arriver à Rigpa.



[1] Lire le livre Sex and Violence in Tibetan Buddhism - The Rise and Fall of Sogyal Rinpoche, de Mary Finnigan et Rob Hogendoorn. Voir mon blog Sexe et violence dans le bouddhisme tibétain.

[2] •Le Vajrayana est-il fait sur mesure pour les gens de l'époque moderne, malgré le temps requis pour la pratique formelle ? Pourquoi ne pas rendre les enseignements du Zen ou du Mahamudra plus accessibles ?
•Quelle est la différence entre Samaya et engagement de pratique dans le Vajrayana ?
•Comment vous assurez-vous que les samayas entre vous et vos étudiants restent purs, étant donné le grand nombre de disciples et leurs attentes ?
•Comment comprendre les citations apparemment contradictoires qui disent qu'un yogi ne devrait jamais passer de temps avec un briseur de samaya, tout en étant heureux en toute compagnie ?
•Quelles sont les principales différences entre donner des enseignements et des transmissions de pouvoir en Occident et en Asie, et entre les donner à des pratiquants laïcs ou à des moines ?
•Comment surmonter le manque de confiance en soi que de nombreux maîtres attribuent aux Occidentaux ?
•Pourquoi y a-t-il tant de problèmes et de controverses autour du système des tulkous ces derniers temps ? Quel est le problème ?
•Le système des tulkous, apparemment initié au Tibet avec les Karmapas pour préserver les lignées et maintenir une influence politique, a-t-il toujours eu cette dimension de pouvoir ?
•Après le parinirvana de Sogyal Rinpoché, il y a 5 ans, nous avons été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, mais de commencer à transmettre les enseignements nous-mêmes. Comment le faire de manière raisonnable avec une formation limitée ?
•Concernant les instructions directes du Dzogchen, quelle place doit prendre la dévotion pour les étudiants qui ont rejoint Rigpa après le décès de Sogyal Rinpoché ou qui ne l'ont pas rencontré ? Comment concilier cela avec le suivi d'autres maîtres ?
•Comment renforcer la collaboration entre Siddhartha's Intent et les centres Rigpa, notamment dans le cadre du projet Milinda pour former les enseignants du futur ?
•Est-il possible que vous veniez plus souvent pour enseigner et transmettre votre sagesse, étant donné votre rôle crucial en tant que réincarnation de Jamyang Khyentsé Wangpo ?

[3] Entre autres Dzongsar Khyentse Rinpoché, et Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché, conseillers spirituels de Rigpa. Khenchen Namdrol Rinpoché, Dzogchen Ponlop Rinpoché, Sa Sainteté le 42e Sakya Trizin Ratna Vajra Rinpoché, Son Éminence le 7e Kyabje Yongzin Ling Rinpoché ?

[4] Le statut des serfs est caractérisé par : une liberté restreinte, l'impossibilité de quitter la seigneurie sans autorisation, l'obligation de travailler pour le seigneur, des limitations sur le mariage et l'héritage

jeudi 16 janvier 2025

Le bouddhisme et ses enfants éternels

Illustration de Danica Da Silva Pereira

La métaphore exemplaire des expédients (upāya) du bouddhisme mahāyāna est celle racontée dans le Sūtra du Lotus (Saddharmapuṇḍarīkasūtra, traduit en chinois en 286), où des enfants se trouvent dans une maison en feu. Leur père, le Bouddha, essaie de les en faire sortir en leur promettant à chacun son chariot favori.
La maison brûle et trois enfants de filiation [gotra] différente y sont enfermés. Pour leur en faire sortir le riche marchand Bouddha leur promet de jolis véhicules, comme expédient dans la perspective de la vérité fonctionnelle [saṁvṛtisatya]. Des chariots respectivement tirés par une chèvre (auditeurs), un daim (Bouddhas-par-soi) et un boeuf (bodhisattva-). Il leur promet par ailleurs un super véhicule tiré par un boeuf blanc, qui correspond à la doctrine pour bodhisattva+ du véhicule unique du Sūtra du Lotus. La véritable intention et enseignement du Bouddha est donc ce véhicule unique [ekayāna].” (Blog Roll up for the Treasure Tower 2022)
Tout y est un expédient, y compris la division en une vérité absolue (paramārthasatya) et une vérité fonctionnelle (saṁvṛtisatya), et en sūtras à interpréter (neyārtha) et de sens certain (nītārtha). Dans cette absence de sens et d’essence, la seule sortie possible ce sont les expédients proposés par “le Bouddha”, l’éveillé. Pas le Bouddha "nirmāṇakāya" des auditeurs, ni des Bouddhas-par-soi, ni même le Bouddha saṃbhogakāya enseignant les bodhisattvas, mais le Bouddha divinisé du véhicule unique, qui n'est toujours qu'un expédient. Mi mensonge, mi vérité. Mi certain, mi à interpréter.

Les expédients sont les fils par lesquels le bouddhisme du Bouddha divinisé compte guider ses enfants vers ce, vers quoi ces derniers veulent être conduits, de par leurs filiations (gotra). Arriveront-ils jamais au but ? Suivront-ils les fils jusqu’au bout ? Reste la figure du Bouddha divinisé, ou de celui qui le représente, au moins pour les enfants, les “fils du Bouddha”, qui portent en eux la semence du Bouddha. Si tout est expédient, le Bouddha divinisé aussi ? Serions-nous les enfants d’un expédient ? Des expédients nous-mêmes ? Des enfants ?

Si nous voulons rester des enfants, pour quelque raison que ce soit, dans le cadre de quel expédient que ce soit, nous serons des enfants d’expédients : du Bouddha et de son Dharma, ou du Saṅgha, du maître, du gourou, etc., qui les représente. Jusqu’à ce que nous soyons nous-mêmes des Bouddhas ? Mais même étant des Bouddhas nous-mêmes, ne serions nous pas toujours des enfants d’expédients ? La “maison en feu” est dite avoir une sortie, le Bouddha lui-même l’avait dit, mais les expédients, en sort-on jamais ? Serons-nous à jamais des enfants ?


mercredi 15 janvier 2025

Du docétisme bouddhiste

Scène finale Life of Brian

Le sage éclairé du bouddhisme primitif dans un mondeenchanté” évolue en un Bouddha divinisé. Dans la légende du Bouddha (Lamotte 1976, pp. 718 etc.), un bouddhisme docétique se fait jour de plus en plus clairement, où le Bouddha ne sera plus un être ordinaire, mais l’émanation d’un bodhisattva évoluant dans le ciel de Tuṣita[1], comme un "pure rayon de sagesse et de pouvoir". Dans le bouddhisme primitif, le Bouddha est mort comme un être humain ordinaire lors de son parinirvāṇa, et ses reliques, répartis parmi ses disciples, ont fait l’objet d’un culte. Le véritable “corps du Bouddha” était l’ensemble de ses instructions (dharmakāya).
"Soyez vous-même votre lampe, soyez vous-même votre recours ; ne dépendez pas de quelqu'un d'autre. Que mon enseignement soit votre lampe, qu'il soit votre recours ; ne dépendez pas d'un autre enseignement..." (Mahāparinibbāna Sutta (DN 16)
Il faudra attendre le Bouddha suivant pour de nouveau avoir accès à l’enseignement d’un Bouddha.

L’objectif du bouddhisme primitif était la sortie de l’errance (saṃsāra) par l’ascèse des “quatre branches” (caturaṅga) : l’éthique (śīla), la concentration (dhyāna) et la sagesse (prajñā), conduisant à la libération (vimutti). Le Bouddha était le sage éclairé qui avait découvert la façon de se libérer, et dont l’action se limita à indiquer le chemin (Gaṇaka-Moggallāna Suttaṃ, Majjhima, III, p.6[2]).

Le Bouddha divinisé n’évolue pas dans le nirvāṇa, mais est toujours directement ou indirectement actif dans tous les niveaux du “monde enchanté”, par le biais d’émanations et de missions, dans son corps de métamorphoseoufictif (nirmāṇakāya) ou par des “créatures fictives”. Celles-ci “ne sont pas soumises à la naissance (jāti), à la vieillesse (jarā), à la maladie (vyādhi) et à la mort (marana) ; elles n’éprouvent ni malheur (duhkha) ni bonheur (sukha), et diffèrent ainsi des créatures humaines. C’est pourquoi elles sont vides (śūnya) et inexistantes (asat).” (Lamotte, MPPS 1944)
"Le Sūtra du Lotus suggère que tous les bouddhas sont éternels mais affirme en réalité seulement que leurs vies sont extrêmement longues. Dans le Sūtra du Nirvāṇa, le Bouddha est et a toujours été éternel et immuable. Il apparaît sur terre comme il l'a fait, jouant le rôle de prince qui renonce à la vie mondaine, uniquement pour 'se conformer aux voies du monde' (en sanskrit lokānuvartana ; en chinois suishun shijian 隨順世間). En d'autres termes, s'il n'avait pas suivi ces étapes élaborées, les habitants du Jambudvīpa (c'est-à-dire l'Inde) ne lui auraient pas fait confiance en tant que saint authentique. Il a pris cette forme humaine afin que les gens prêtent attention à son enseignement.[3]"
Selon l’Apocalypse de Pierre (NH VII, 3), ce fut également le cas pour Jésus, le Christ. Dans ce texte qualifié de gnostique, le Christ révèle le grand secret à Pierre. Il aurait fait semblant de naître homme. Son corps charnel (dauṣṭhulyakāya) n’est pas son vrai corps. Son vrai corps est incorporel et spirituel, “le vivant Jésus”. Pierre est invité à abandonner ses sens physiques pour accéder à une vision spirituelle supérieure. Pierre voit une "lumière nouvelle plus grande que la lumière du jour” qui se pose ensuite sur le Sauveur. Les mystères de la Gnose lui sont révélés dans une scène avec un Christ riant, qui n’a rien à envier à la dernière scène de Life of Brian.
Sur la croix, le corps charnel, ce substitut, est cloué et souffre, offert aux regards des aveugles qui ne discernent pas le véritable Sauveur. Cette enveloppe matérielle reste soumise à la douleur et à la mort.

Au-dessus de la croix, le vivant Jésus, Sauveur véritable et le "vivant Jésus", se tient debout, radieux et joyeux. Cette entité spirituelle et lumineuse s'est libérée des entraves de la chair, hors d'atteinte de toute souffrance.

Dans son dialogue avec Pierre, le Christ glorifié dévoile le sens profond de cette vision, soulignant l'aveuglement de ceux qui ne voient que le corps souffrant, incapables d'apercevoir la réalité spirituelle qui se manifeste au-dessus de la croix. Il y a les aveugles et les “enfants de lumière”, ceux qui ont accès à la vraie connaissance et au salut.
"Car [les aveugles et/ou faux prophètes[4]], non seulement ils n’entreront pas, mais ils ne laisseront pas (entrer) ceux qui viendront pour (obtenir) leur consentement en vue de la rémission (de leurs péchés). [...] Car de tels gens, ce sont les ouvriers qui seront jetés dans la ténèbre extérieure, hors des enfants de lumière"

Jésus invite Pierre à rejoindre le rang des “enfants de lumière” grâce aux mystères de la Gnose. L' Apocalypse de Pierre, tout comme le Deuxième Traité du Grand Seth (NH VII, 2) , met l'accent sur la nécessité de la séparation d'avec le monde matériel et ses illusions pour atteindre le salut. La résurrection devient alors une "résurrection spirituelle", une naissance spirituelle. L'auteur de l'Apocalypse de Pierre critique explicitement la théologie paulinienne (74,12-27), en particulier l'idée de la crucifixion comme moyen de salut. Il dénonce aussi les pratiques rituelles du baptême (74,13) et de la pénitence (76,14-78,31) qui en découlent, et critique très explicitement le laxisme de la hiérarchie ecclésiastique des adversaires (79,22-31), ceux qui "se greffent sur le nom d'un mort", pratiquant des rites et des doctrines contraires à la Gnose…

L’enseignement continu du Bouddha divinisé, éternel et immuable, n’est évidemment plus le même que celui du sage éclairé d’antan. Ceux qui suivent l’enseignement du Bouddha divinisé vont même jusqu’à dénigrer le bouddhisme primitif et ses adeptes.
"C'est pourquoi je veux que vous sachiez qu'après que le Tathāgata quitte ce monde, à ce moment-là, il y aura des personnes qui enseigneront sur les thèmes de la permanence, de la félicité, du soi et de la pureté."

"Quand un roi qui fait tourner la roue du dharma apparaît dans le monde, les êtres ordinaires [=śrāvakas] ne seront plus capables de prêcher sur la moralité, la méditation ou la sagesse [śīla-dhyāna-prajñā, caturaṅga, voir ci-dessus] ; ils se retireront de ces activités, tout comme les voleurs de bétail se sont retirés."

"Si un tathāgata devait apparaître dans le monde et expliquer complètement aux êtres vivants l'enseignement ordinaire, mondain ainsi que l'enseignement extraordinaire, transcendant, cela permettrait aux bodhisattvas de le suivre et de prêcher ces choses par eux-mêmes. Une fois que ces bodhisattva-mahāsattvas obtiennent cet excellent sarpirmaṇḍa, ils continueraient à amener un nombre incalculable d'autres êtres vivants à obtenir eux aussi l'ambroisie intemporelle et insurpassée du dharma : c'est-à-dire la permanence, la félicité, le soi et la pureté d'un tathāgata." (Blum 2013[5])
Le naturel et les méthodes naturelles laissent place au surnaturel et à des méthodes surnaturelles. La dualité est résolue par un monisme surnaturel, et le pan “naturel” devient une simple illusion (māyā). Avec l’importance croissante de la pensée diversement interprétée (cittamātra, yogācāra, tathāgatagarbha, etc.) la moralité, la méditation et la sagesse (śīla-dhyāna-prajñā), tout comme la cognition valide (pramāṇa) et le raisonnement (yukti) peuvent aider à préparer l’individu à avoir un aperçu de la “nature de la pensée” (t. sems nyid) et de son essence de Bouddha (buddhadhātu), mais ne suffisent pas à la “bouddhification” d’un individu, conformément aux voeux de bodhisattva de Mañjuśrī, souvent pris comme modèle.

Le cosmos dans lequel nous évoluons, notre monde, nos corps, nos facultés, etc. appartiennent au domaine naturel, même dans une approche idéaliste ou moniste, qui considère le “naturel” comme une réalité inférieure, voire une illusion. La réalité supérieure est surnaturelle ou divine/spirituelle. Même en maîtrisant parfaitement le naturel à l’aide de la triple ascèse, le raisonnement, le repos dans la vacuité, etc., l’accès à la réalité surnaturelle, pourtant spontanément présente éternellement, n’est pas forcément réalisée. C’est même “la maîtrise”, la volonté, qui peuvent empêcher cela, et finalement surtout le manque de foi en la réalité surnaturelle, qui demande une soumission totale. 

La réalité naturelle est subordonnée à la réalité naturelle, comme dans toutes les religions (même celles qui se déclarent naturo-compatibles, immanentistes ou incarnées), quelles que soient les définitions ou modalités des deux réalités. En déclassant les méthodes naturelles, l’efficacité réelle et ultime est accordée au surnaturel. La bouddhification est d’ordre surnaturel ou divin. Le surnaturel/divin est recouvert par le naturel. Il s’agit donc de d’abord neutraliser le naturel par des méthodes naturelles (maîtrise, ascèse, purification, etc.), et lorsque le naturel est neutralisé, dans le sens qu’il n’occulte plus la réalité surnaturelle, celle-ci commencera à percer et à se manifester, d’abord par des bribes, puis pleinement. Voilà la théorie.

La métaphore du bloc de marbre contenant déjà la statue s’applique. Le bloc de marbre contient déjà la statue de Bouddha. Il est comme la base. En sculptant, le Bouddha apparaît petit à petit, c’est le chemin. Quand tout ce qui recouvrait la statue de Bouddha a été éliminée, elle apparaît en toute sa gloire, c’est le fruit. Cette métaphore piège la pensée, en partant d’un “fruit” qui serait déjà contenu dans la “base”. Idem pour le silence caché sous le son. Ce qui est plus étrange, et toujours sur le plan des métaphores, la lumière ne recouvre pas l’obscurité, et n’est pas ce qui est à éliminer, au contraire. "Dieu dit : Qu'il y ait de la lumière ! Et il y eut de la lumière." (Genèse 1:3)

Dans le Dzogchen, tout comme dans le tantrisme, “la base” et “le fruit” sont identiques, “le chemin” étant simplement le processus de reconnaissance de ce qui est déjà présent : reconnaître la statue du Bouddha déjà présente dans le bloc de marbre, comme Michelange... "Je ne fais que libérer la figure qui est déjà emprisonnée dans le marbre". Il suffit de déterminer ce qui est “l’essence” et d’enlever ce qui est non-essentiel, si tel était notre souhait ou mission.

Alternativement, on peut se contenter de la connaissance que l’on est déjà potentiellement un Bouddha, considérer non-essentiel ce qui doit l’être, ou ne pas lui accorder une importance ou une réalité. Prendre ses rêves pour la réalité. Il ne reste qu’à en convaincre les autres et la réalité naturelle…

***

[1] Le "Mahāvastu", un texte canonique de l'école Mahāsāṃghika Lokottaravāda du bouddhisme primitif compilé entre le IIe siècle avant notre ère et le IVe siècle de notre ère, présente une conception de la venue au monde du Bouddha qui s'apparente au docétisme observé dans certains courants gnostiques chrétiens.

Tout comme le Christ dans la vision docétiste, le Bouddha du Mahāvastu n'est pas conçu et né comme un être humain ordinaire. Il est décrit comme une "pure rayon de sagesse et de pouvoir" descendant du ciel de Tuṣita pour entrer dans le ventre de sa mère, la reine Māyā, de manière immatérielle.

[2]
What, brahmin, is the cause and condition
why, while Rājagaha exists
and the road to it exists
and you tell them the way,
one man takes a cross-road and goes west,
while another gets safely to Rājagaha? [6] Where is my responsibility,
Gotama? -
I only indicate the way.
Just in the same way, brahmin,
while Nirvana exists
and the road to it exists
and I tell them the way,
some of my disciples do,
and others do not,
succeed,
with this guidance and instruction,
in winning the ultimate goal of Nirvana.
Where is my responsibility, brahmin?
[3]The Lotus intimates that all buddhas are eternal but in fact only states that their lives are very, very long. In the Nirvana Sutra the buddha is and always has been eternal and unchanging. He appears on earth as he did, going through the motions of being born as prince and renouncing the household life, only to “correspond to the ways of the world” (Skt. lokānuvartana; Ch. suishun shijian 隨順世間). In other words, if he had not taken these elaborate steps, the people of Jambudvīpa (i.e., India) would not have trusted him as a genuine saint. He took on this human form so that people would pay attention to his message.”

BDK English Tripiṭaka Series, THE NIRVANA SŪTRA (MAHĀPARINIRVĀṆA-SŪTRA) VOLUME I (Taishō Volume 12, Number 374) Translated from the Chinese by Mark L. Blum, BDK America, Inc. 2013

[4]Ceux-ci viendront après toi et seront greffés sur le nom d’un mort tout en pensant qu’ils seront purifiés, alors qu’ils n’en seront souillés que davantage et qu’ils trébucheront sur un nom erroné, aux mains d’un magicien mauvais, et sur une doctrine multiforme, tout gouvernés qu’ils sont par l’hérésie. En effet, certains d’entre eux deviendront blasphémateurs de la vérité et médisants, et ils se calomnieront les uns les autres.” Apocalypse de Pierre (NH VII, 3) traduit par Jean-Daniel Dubois


[5]Therefore I want you to know that after the Tathāgata passes from this world, at that time there will be such people who lecture on the topic of permanence, bliss, self, and purity.”

When a dharma wheel-turning king appears in the world, ordinary people [=śrāvakas] will no longer be able to preach about morality, meditation, or wisdom; they will retreat from such activities, just as the cattle thieves retreated.”

Were a tathāgata to appear in the world and thoroughly explain to living beings the ordinary, worldly teaching as well as the extraordinary, transcendent teaching, it would enable bodhisattvas to follow him and preach these things on their own. Once those bodhisattva-mahāsattvas obtain that most excellent sarpirmaṇḍa, they would go on to bring an incalculable number of other living beings to where they, too, obtained the unsurpassed, timeless ambrosia of the dharma: that is, the permanence, bliss, self, and purity of a tathāgata.”