lundi 16 juin 2025

"Mitrayogin" s'invite dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa

Collection d’anciens manuscrits (rtsa chen shing par dpe rnying dpe dkon phyogs bsdus, bdr:MW2PD19644,
vol. 32 sgam po pa'i gsung 'bum/ (
dwags lha sgam po'i par ma, img. 1431)

J’ai déjà posté un blog Des citations qui font plus que citer (2015) sur des interpolations dans le Précieux ornement de la libération. En cherchant des références dans le Précieux ornement de la libération (Dwags po thar rgyan) de Gampopa (1079-1153), je tombe sur une citation du “Sems nyid ngal bso”, le "Repos dans la nature de la pensée” (sems nyid ngal bso). Herbert V. Guenther (The Jewel Ornament of Liberation, Rider, 1970) traduit le passage ainsi :
(B) The method of the actual application is also laid down in the instructions about the Mahāmudrā: it involves not thinking about existence or non-existence, acceptance or rejection, thus leaving the mind without strain. This is stated by Telopa:

Do not think, scheme or cognize,
Do not pay attention or investigate; leave mind in its own sphere.

To rest the mind (the same author explains): My son, since by that on which you ponder I am neither fettered nor need be freed, (I advise you,) cure your fatigue In the unmoved, uncreated, spontaneous (reality)
.”
Herbert V. Guenther, n’a pas reconnu le titre du texte cité, et le traduit comme faisant partie du texte, en attribuant la citation à Telopa, comme la précédente. Dans la traduction française de Padmakara (2008, p. 263), le titre est reconnu, mais sans précision du titre complet.
La méditation consiste à laisser l'esprit tel qu'il est, sans adopter ni rejeter quoi que ce soit, sans concevoir l'être, le non-être ou toute autre chose.

[Selon les paroles de Tilopa :

Ne pensez pas, ne réfléchissez pas, ne connaissez pas, Ne méditez pas, n'analysez pas :
Laissez (l'esprit) tel qu'il est.

Le Repos dans la nature de l'esprit:

Écoute, fils, quelles que soient tes pensées, Elles ne t'asservissent ni ne te libèrent.
Quelle merveille! Repose-toi donc,
En laissant ton esprit tel quel, sans te laisser distraire ni rien corriger
.[1]
Le Repos dans la nature de l'esprit” le plus connu parmi les bouddhistes occidentaux est sans doute celui de la trilogie de Longchenpa Drimé Özer (1308-1363)[2], mais Gampopa est mort en 1153, puis la citation, ou même un passage similaire, ne se trouve pas dans le rDzogs pa chen po sems nyid ngal gsol de Longchenpa. Je trouve notre citation en revanche, une première fois, verbatim dans la section Diverses collections (khri skor sna tshogs), vol. 16, du Trésor des Instructions (gdams ngag mdzod), sous le titre anglais

Correlations between the Root Verses of the Great Seal Text Resting in the Nature of Mind and the Scriptural Sources in the Sutras and Tantras” (Phyag rgya chen po sems nyid ngal gso'i rtsa ba mdo yi lung dang sbyar ba, p. 553-565). Cela fait donc un Repos dans la nature de l’esprit façon “Dzogchen” (Longchenpa) et façon “Mahāmudrā”, le dernier, selon le colophon, attribué à “dge slong Rin chen grub”, le grand Bütön Rinchen Drup (1290–1364), qui appartenait également au Tropu Kagyu (voir plus loin).

Seulement, Gampopa est toujours mort en 1153. Ce texte (Phyag chen ngal bso, Bütön 2) semble d’ailleurs être une version retravaillée au 19ème siècle de l’original de Bütön (Bütön 1), que l’on trouve dans son Oeuvre complète (gSung 'bum/ rin chen grub -- Zhol par khang), et qui porte le même titre, mais sans le “Mahāmudrā”, soit Sems nyid ngal bso'i rtsa ba rgyud kyi lung dang sbyar ba (bdr:MW1934_033B46). Notre quatrain s’y trouve aussi verbatim, mais les deux versions (1 et 2) du texte attribuées à Bütön sont bien différentes. Les deux versions contiennent un ensemble de 25 vers-racines, tout en y ajoutant des observations et des citations de textes canoniques (tantriques) différentes[3]. Le Bütön 2 apparaît comme une version élargie et commentée de Bütön 1.

Il existe une version des 25 vers-racines commentés, que l’on trouve dans les Traités canoniques (Tengyur, p.e. sDe dge[4], Vol. 49), sous le titre Instructions du repos en la nature de l'esprit en 25 vers-racines (Rang gi sems ngal so ba'i man ngag tshigs su bcad pa nyi shu rtsa lnga pa, Svacittaviśrāmopadeśapañcaviṃśatikā-gāthā-nāma, bdr:MW23703_2129). Le texte est attribué à Śrī Jagamitra Ānanda, et a été traduit en tibétain par Tropu Lotsāwa Jampa Pel (Khro phu lo tsA ba byams pa dpal, (1173-1225). Ce duo fait l’objet d’un chapitre dédié, toute à la fin des Anneaux bleus (deb ther sngon po)[5].

Un des maîtres[6] de Tropu Lotsāwa serait Śrī Vairocanavajra, célèbre pour avoir été un détenteur/compositeur/source d’inspiration priviligiée de Dohākoṣa. Le site TBRC classe cette oeuvre traduite par Jaganmitrānanda et Tropu Lotsāwa comme un “chant vajra”, ce qu’il est en effet. Śrī Vairocanavajra était surtout actif au Tibet après la mort de Gampopa. Il fut un des maîtres de Lama Zhang, Brtson ’grus grags pa (1123–1193).

Jaganmitrānanda (forcément un contemporain de Tropu Lotsāwa) est cité comme l’auteur de la Lettre au roi Candra (Candrarājalekha, rGyal po zla ba la springs pa'i spring yig, Tengyur D4190), abondamment cité par Tsongkhapa dans son Lam rim chen mo. Toujours le même auteur, Jaganmitrānanda, semble aussi connu sous le nom Śrimitrā, à qui est attribué le texte Les Quatre branches de la pratique du Dharma (Chos spyod yan lag bzhi pa, Caturaṅgadharmacaryā, Toh. 3979), classé dans la section Madhyamaka du Tengyur.

Comme il arrive souvent dans le bouddhisme tibétain, des auteurs avec des noms similaires sont confondus, tout comme les œuvres respectives qui leurs sont attribuées, comme étant le même individu et l’auteur unique. Jaga(n)mitra avec toutes ses “variantes” devient le très énigmatique “(mahā)siddhaMitrayogin (Mi tra dzo ki), cible de nombreuses oeuvres, que l’on ne trouve pas toutes dans les collections de Tengyur. Tropu Lotsāwa Jampa Pel sera son disciple emblématique et prophète, même si on est en droit de se demander si Tropu Lotsāwa reconnaîtrait la paternité de toutes les traductions qui lui sont attribuées. La lignée de toutes les oeuvres attribuées à Mitrayogin et son disciple Tropu Lotsāwa, est appelée la lignée Tropu Lotsāwa. Une fois hagiographiquement confirmé, un mahāsiddha, un auteur, un traducteur attitré peuvent devenir la cible d’attribution de productions plus tardives.

Le “chroniqueur” tibétain Gö Lotsāwa Zhonnu Pel (‘Gos gzhon nu dpal, 1392-1481) est celui qui semble être à l’origine de la légende du duo, ou sinon c’est lui qui l’a boostée. En tenant compte des dates de Tropu Lotsāwa (1172?-1236?), le site de Treasury of Lives (Will May) fixe les dates de Mitrayogin au milieu du12ème et au début du 13ème siècle. Les Anneaux bleus (deb ther sngon po) affirment néanmoins que Mitrayogin fut un disciple de Lalitavajra (Rol pa’i rdo rje)[7], présenté comme un disciple (avec Nāropa (1016-1100)), du mahāsiddha Tilopa. Cela commence mal d'un point de vue historique. Un autre “’historien”, Tārānātha (1575-1634), explique dans son Histoire des sept lignées d’instructions (bKa’ babs bdun ldan[8]) que Tilopa avait deux disciples, Lalitavajra et Nāropa, et qu’il n’y a pas de hagiographie de Lalitavajra, mais qu’il est évident que c'est celui dont il est question dans le texte "The Dharma Assemblage of Mitrayogi” (mi tra dzo gi'i skor)[9] et qu’il doit être un disciple de première ordre (“Gautamaśiśyago ta ma shi khyu yang slob ma mchog). Sa légende semble dépasser de loin sa réalité historique.

On trouve une série de textes attribués à "Mitrayogin" dans la section Diverses collections (khri skor sna tshogs), vol. 16 du Trésor des Instructions (gdams ngag mdzod), y compris des créations nouvelles par Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892)[10]. Quoi qu’il en soit, la question d'ordre historique qui nous intéresse ici est comment Gampopa a-t-il pu citer d’un texte publié après sa mort en 1153 ? Je pense qu’il s’agit tout simplement d’une interpolation. Gampopa est à l’origine de la lignée de transmission Dakpo Kagyu. Du point de vue lignagère, il est important que ce qui est transmis se trouve également en amont, à la source. Une fois promu en mahāsiddha (par Gö Lotsāwa), Mitrayogin peut continuer à enseigner à partir du saṃbhogakāya, partout et à tout moment. Tout comme Mitrayogin avait reçu son cycle des instructions (mi tra dzo gi'i skor) directement d’Avalokiteśvara, ainsi que l’injonction de diffuser les quatre classes de tantras à la fois (rgyud sde bzhi’i dbang rnams phyogs gcig tu bskur cig, Chengdu, p. 1203)[11].

La citation interpolée dans le Précieux ornement de la libération, dans le chapitre sur la Perfection de la lucidité, est d’ordre contemplatif et concerne la nature de l’esprit. Le but ici n’est cependant pas de servir d’illustration ou d'exemple, mais d’y planter un texte diffusé ultérieurement. C’est insinuer que Gampopa connaissait ce texte, et donc son contenu et son auteur, et qu’il le considérait digne de confiance. Si ce texte et Śrī Jagamitra Ānanda, “Mitrayogin” pour les intimes, sont dignes de confiance, il en va de même pour tout le cycle de “Mitrayogin” (mi tra dzo gi'i skor), y compris les autres attributions ultérieures. Le bouddhisme tibétain joue la carte historique quand cela lui chante, et dans les autres cas, il est plutôt mythiste[12].

Mitrayogin (HA79034)

De quoi “Mitrayogin” est-il le nom ? Quelle doctrine représente-t-il ? Les Annaux bleus annoncent la couleur, sa source immédiate est Avalokiteśvara, et sa doctrine a pour but de regrouper toutes les initiations de toutes les classes de tantra (rgyud sde) en une seule initiation. Sa doctrine est une sorte de syncrétisme tantrique, et peut comprendre toutes sortes de rituels théurgiques voire magiques, à toutes fins utiles. Jamgön Kongtrul et Jamyang Khyentse Wangpo tenaient "Mitrayogin" en très haute estime. Il les considèrent comme le 85ème mahāsiddha, une émanation d’Avalokiteśvara. Jamgön Kongtrul le visualisait sur le huitième pétale vacant d'un lotus à huit pétales, avec Guru Padmasambhava au centre, entouré des huit grands maîtres des lignées tibétaines (shing rta brgyad)[13]. En tant qu’émanation d’Avalokiteśvara, il était déjà Padmasambhava pendant la période de la première propagation, et “Mitrayogin” durant la deuxième propagation, réunissant ainsi l’école des Anciens (rnying ma) et des Nouveaux tantras (gsar ma). De ce point de vue, il est un peu comme Dattātreya, l’immortel guru, yogin et avatare (voir Antonio Rigopoulos), un mahāsiddha inclusiviste, parfaitement Ris med.
En bref, [Mitrayogin] était un siddha indien qui vint au Tibet et manifesta les véritables signes de réalisation spirituelle, apparaissant comme le grand maître Padmasambhava durant la période antérieure d'introduction des enseignements bouddhistes et comme ce grand siddha durant la période postérieure de leur propagation. En vérité, nul ne peut l'égaler, comme l'ont affirmé les grands érudits.[14]
L’interpolation dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa, lui confère une petite touche d’autorité (Gampopa approuvait), et d’historicité (Gampopa le connaissait déjà). Sous-entendu : Gampopa enseignait un mahāmudrā conformément aux besoins spécifiques, un peu limités, de son époque, et il n’aurait pas eu de mal à enseigner le mahāmudrā très enrichi de Jamgon Kongtrul Lodrö Thayé (1813-1899) et de Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892), si seulement ses propres étudiants avaient été à la hauteur.

***

[1] bu nyon khyod gang rnam par rtog/
'dir bdag ma bcings ma grol phyir//
ma yengs ma bcos rang dgar ni//
kye ho dub pa ngal bsos shig/

[2] rDzogs pa chen po sems nyid ngal gsol, dans la collection rDzogs pa chen po ngal gso skor gsum dang rang grol skor gsum bcas pod gsum bdr:MW23760

[3] Les citations dans Bütön 1 sont uniquement tantriques (Guhyasamāja,
Saṃpuṭa, Vajrahṛdayālaṃkāra), et celles de Bütön 2 à la fois sūtriques et tantriques (Prajñāpāramitā, Gaṇḍavyūha).

[4] La collection du Tengyur de sDe dge (la célèbre édition xylographique du canon tibétain) date du 18e siècle, précisément entre 1737 et 1744 selon le calendrier tibétain (12e Rabjung) correspondant à ces années.

[5] Khro phu ba las brgyud pa’i skabs. Chengdu, p. 1200; Roerich, p. 1030.

[6] Selon le site TBRC kha che paN chen shAkya shrI, srivairocanavajra, Buddhaśrī, paN+Di ta bud+d+ha shrI b+ha dra, brtag pa lha rje jo bzang, Mitrayogin

[7]The story of the doctrines taught by the Venerable Mitrayogin (mitra dzo ki). The Venerable, Mitra: he was born in the great city of the country of Ra dha in Eastern India. He was accepted (as disciple) by Lalitavajra (Rol pa'i rdo rje), a direct disciple of Tillipa.” (Annales bleus, p. 1030-1033)

[8] David Templeman, The Seven Instruction Lineages, LTWA, 1983, p. 46

[9]His two pupils were Lalitavajra and Naropa. The account dealing with the former one is not mentioned here. It is clear that he is in the text "The Dharma Assemblage of Mitrayogi". In the legends concerning Saṃvara in the tradition of the junior translators of Mar.do. and Pu.rangs, and in the accounts of Hevajra by dPyal.ba, he is spoken of as being a foremost disciple, a Gautamaśiśya.”

de'i slob ma ni rol pa'i rdo rje dang / nA ro pa gnyis yin/ snga ma'i gtam rgyud 'dir mi gsung ste mi tra dzo gi'i skor na 'dug pa de yin par mngon/ mar do dang / pu rangs lo chung gi lugs kyi bde mchog gi lo rgyus dang / dpyal pa'i dges rdor lo rgyus na go ta ma shi khyu yang slob ma mchog tu bshad do//

[10] Parfois signés par lui, parfois sans aucune signature, comme p.e. The Root Vajra Verses of the Pith Instruction on the Three Quintessential Points Composed by the Great Siddha Mitrayogin (grub chen mi tra dzo kis mdzad pa'i snying po don gsum gyi man ngag gi rtsa ba rdo rje'i tshig rkang), que l’on ne trouve pas dans le Tengyur, mais qui sont inclus dans l’Oeuvre complète de Jamyang Khyentse Wangpo (bdr:MW21807_7A556D).
Included with the source text in the same set of pages in the Tibetan are Thirty Verses Expressing Realization, along with an explanation by Tropu Lotsawa Jampa Pal, and two short pith instruction texts, Three Essential Introductions and Cherished Essence. The author of these is not mentioned, but their inclusion here would lead one to assume that Mitrayogin himself gave them to Tropu Lotsawa. In order to keep Resting in the Nature of Mind and its related texts together in this translated volume, these additional pith instructions have been moved to the end of the Resting collection.” 
Gethin, Stephen (Padmakara Translation Group), trans. Mahāsiddha Practice: From Mitrayogin and Other Masters. Vol. 16 of The Treasury of Precious Instructions: Essential Teachings of the Eight Practice Lineages of Tibet (gdams ngag rin po che'i mdzod), compiled by Jamgön Kongtrul Lodrö Taye ('jam mgon kong sprul blo gros mtha' yas). Tsadra Foundation Series. Boulder, CO: Snow Lion, 2021.

[11] Roerich 1033 Chengdu 1203
"The above are called his 18 wonderful stories. According to the twentieth story, he was admitted by Devaḍāki to Venudvipa ('od ma'i gling) and there met Avalokiteśvara who told him: Son of good family! You should bestow for the sake of the living beings of future times the initiations of the four classes of Tantras at one time. This was (his) nineteenth miracle (or story)." 

The king of Vārāṇasī worshipped him for seven days, and was given the initiations of all the classes of Tantras in a single maṇḍala at one time. This was (said to be) (his) twentieth miracle.” 
En français :
"Dans le Continent de Lumière ('od ma'i gling), il fut pris en charge par Devaḍāki et rencontra Avalokiteśvara. [Celui-ci lui dit :] 'Ô fils de noble lignée, pour le bien des êtres du futur, regroupe les initiations des quatre classes de tantras en une seule.' Conformément à cette autorisation (rjes gnang, anujñāta), il en a fait une pratique, et ainsi jusqu'à présent, le flot ininterrompu des initiations des cent huit grands tantras s'est maintenu - ceci est le dix-neuvième [point/chapitre].
Le roi de Vārāṇasī lui ayant fait des supplications pendant sept jours, [il] conféra toutes les initiations de toutes les classes de tantras en un seul maṇḍala - ainsi dit-on
.”
Wylie :
'od ma'i gling du de ba DA kis rjes su gzung nas spyan ras gzigs dang mjal/ rigs kyi bu ma 'ongs pa'i sems can gyi don du rgyud sde bzhi'i dbang rnams phyogs gcig tu bskur cig ces dang / ba ra NA si'i rgyal pos zhag bdun du gsol ba btab pas dkyil 'khor gcig tu rgyud sde thams cad kyi dbang dus gcig la bskur zhes zer ro/
Pour une version différente dans l’Oeuvre complète de Jamyang Khyentse Wangpo : JKW-KABUM-Volume-08-NYA

[12] Des termes qui viennent à l’origine des études du christianisme

 L’historicisme est une démarche qui considère que tout phénomène (idée, croyance, personnage) doit être compris dans son contexte historique, en étudiant les conditions et processus qui ont mené à son apparition. Il s’agit d’expliquer un fait en le replaçant dans la chaîne des événements et des influences historiques qui l’ont produit.

Le mythisme (ou thèse mythiste) est la position selon laquelle un personnage ou un événement n’a pas de réalité historique, mais relève d’une élaboration mythologique ou symbolique. Il s’agit d’un récit ou d’une figure née de l’imaginaire collectif, de syncrétismes religieux ou de besoins symboliques, sans ancrage dans un fait ou une personne réelle.

[13] Gethin, Stephen (2021)
Mitrayogin (also known as Jagatamitrānanda or Ajitamitrayogin), who lived from the mid-twelfth to the early thirteenth century—rather too late to be included in Abhayadatta’s Lives. He was one of the few siddhas, as distinct from paṇḍitas, who actually visited Tibet, where he was known as Mitrajoki. The esteem in which he was held by his contemporaries is reflected in one of the texts in this volume where he is referred to as “the eighty-fifth lord of yogis.” Kongtrul himself clearly regarded Mitrayogin highly. In the first text in this volume, the eight principal teachers of the Eight Great Chariots are visualized on an eight-petaled lotus, with Guru Padmasambhava in the center of the lotus and the other seven disposed around him: it is Mitrayogin whom Kongtrul asks us to visualize on the unoccupied eighth petal.” 
[14] Gethin, Stephen (2021)
In short, [Mitrayogin] was an Indian siddha who came to Tibet and displayed the true signs of accomplishment, appearing as the great master Padmasambhava during the earlier period when the Buddhist teachings were introduced and as this great siddha during the later period of their propagation. Truly, no one can match him, as the great scholars have stated.” 

mercredi 11 juin 2025

Démocratiser l'éveil

Mise en place de la scène pour une représentation (南中繁會圖, dynastie Ming, source)

Évolution doctrinale : de deux corps aux trois corps (trikāya)


Dans les sūtras de la perfection de lucidité (prajñāpāramitā), il est question de deux corps du Bouddha : le corps physique (rūpakāya), incluant ses trente-deux marques majeures et quatre-vingts signes mineurs, et le corpus des enseignements/qualités[1] (dharmakāya). Ces deux corps correspondent aux deux vérités : le rūpakāya (corps formel) à la vérité conventionnelle (saṃvṛtisatya) et le dharmakāya (corps du Dharma) à la vérité ultime (paramārthasatya).

La contribution du Yogācāra : substantialisation de l'éveil

La doctrine des trois corps (trikāya) a émergé et a été formalisée au sein de l'école Yogācāra. Cette évolution est associée aux penseurs indiens du IVe siècle de notre ère, Asaṅga et Vasubandhu. Le texte le plus ancien connu à utiliser explicitement la terminologie des trois corps est le chapitre "Bodhi" du Mahāyāna-sūtrālaṃkāra (MSA, rdo sde rgyan), une œuvre Yogācāra du IIIe ou IVe siècle[2]. Dans le schéma Yogācāra, les deux corps initiaux (rūpakāya et dharmakāya) sont réinterprétés et spécifiés en trois kāyas distincts :
1. Corps-essence (svabhāvikakāya), qui correspond au dharmakāya, ici représentant l'essence intrinsèque de l'éveil, une réalisation non-duelle et non-conceptuelle de la réalité telle qu'elle est. C’est le fondement ontologique unique de toutes les qualités de bouddhéité et des autres kāyas[3].

2. Corps de Jouissance ou symbolique (Sambhogikakāya), comme la part supramondain du corps formel (rūpakāya), précisément les trente-deux marques majeures et quatre-vingts signes mineurs, ainsi que les formes exaltées du Bouddha qui apparaissent aux grands bodhisattvas et autres disciples avancés dans des sphères pures.

3. Corps d'Émanation (Nirmāṇakāya), les manifestations illimitées du Bouddha qui entrent dans les mondes des êtres sensibles pour les guider vers la libération.
Le Yogācāra a identifié la bouddhéité dans son essence, non pas comme un ensemble de dharmas (qualités) du Bouddha, conceptuellement différenciés, mais comme l'ainsité purifiée (tathatā-viśuddhi), et comme la gnose non-conceptuelle (nirvikalpa-jñāna), les deux constituant le dharmakāya, la réalisation d'un Bouddha[4]. Le Suvarnaprabhāsa Sūtra (tib. gser 'od dam pa, Toh 555) le décrit comme le corps "réel" ou "authentique" (t. yang dag pa), par opposition aux deux rūpakāya (sambhogikakāya et nirmāṇakāya) qui sont "simplement désignés" ou "nominaux" (btags pa ba). La doctrine du nirvāṇa sans demeure (apratiṣṭhita nirvāṇa) est également liée au Dharmakāya, car elle explique comment la bouddhéité peut être à la fois inconditionnée (par le svabhāvikakāya) et active dans le monde conditionné (par les deux rūpakāya).

Le défi chinois : dépasser l'opposition phénoménal/absolu
Le Mahāyāna, encore en évolution lors de son introduction en Chine, devait y trouver un lieu idéal pour se développer. Il lui suffisait de se plier à quelques principes premiers, notamment l'absence d'antinomie entre l'intelligible et le sensible. Il lui fallait apprendre qu'en Chine la pensée fonctionne par paires d'oppositions complémentaires : vide-plein, pureté-impureté, ordre-désordre. Le bouddhisme en effet, influencé par la pensée indienne, opposait l'absolu et les choses du monde phénoménal. Un tel rejet de ce qui relève des sens, du phénoménal et du changement ne pouvait être accepté par les Chinois. Ceux-ci se sont attachés à réduire l'opposition du phénoménal et de l'absolu; ils l'ont même abolie en établissant une sorte de communication ou d'identité entre les deux. Cette tâche était d'autant plus facile que, l'absolu bouddhique étant dépourvu de particularités, on ne peut rien en dire, si ce n'est qu'il est inhérent au phénoménal.” (Magnin, 2003[5])
Essence et fonction : la reformulation chinoise du trikāya

On peut cependant dire que les deux aspects de l'esprit selon le bouddhisme chinois – souvent exprimés comme l'essence (體, ) et la fonction (用, yòng) – correspondent au trikāya, où le dharmakāya représente l'essence et les deux rūpakāya, représentent la fonction[6]. “L’essence” (體, tǐ) est très proche du concept de svabhāvikakāya dans le cadre du trikāya du Yogācāra. Selon ce concept, la vacuité, ou vérité ultime, devient une essence que l'on peut connaître positivement, "réaliser" comme une gnose (jñāna). C’est ce qui le différencie de la vacuité (svabhāva-śūnyatā) ou absence d'existence inhérente (niḥsvabhāva) des Prajñāpāramitā. La “vacuité” est substantialisée, devient l’objet d’une gnose (jñāna), et peut être “réalisée”. C'est la gnose non-conceptuelle (nirvikalpajñāna) qui est la réalisation directe et non duelle de l'ainséité (tathatā), où la distinction entre sujet et objet est abolie. Le Corps symbolique est son rayonnement gnostiquement perceptible, de façon supra-empirique et suprarationnelle, aux disciples avancés dans des sphères pures. C’est sa part lumineuse et divine.

Cette conception diffère de celle du corps physique (rūpakāya) et du dharmakāya (corps du Dharma). Aussi bien le “corps physique” ou plutôt formel (ce qui dénote déjà un glissement sémiotique) que le corps du Dharma ont évolué vers une notion plus essentialiste, positivement accessible par une gnose. Le Corps symbolique est gnostiquement perceptible, de façon supra-empirique et suprarationnelle, par les membres de la Saṅgha des nobles (āryasaṅghaḥ), qui ont atteint le chemin de la Vision (darśana-mārga[7]). La Saṅgha est divisée entre ceux dotés de la vision et ceux qui ne l’ont pas (encore), ce qui crée une hiérarchie pour le meilleur comme pour le pire.

Le Sūtra du Diamant/Vajracchedikā est l'une des œuvres les plus célèbres et historiquement significatives du vaste corpus Prajñāpāramitā. Il est important de noter que le Sūtra du Diamant lui-même, dans ses versions les plus anciennes et traditionnelles, ne mentionne pas les noms des trois kāyas. Les Sūtras du Prajñāpāramitā plus anciens connaissaient le concept de dharmakāya (le corps réel) et de rūpakāya (le corps formel), mais la systématisation et la dénomination spécifique des trois kāyas sont des développements ultérieurs, principalement au sein de l'école Yogācāra. Le commentaire le plus connu et le plus étudié sur le Vajracchedikā Sūtra est le Vajracchedikābhāṣya, attribué à Vasubandhu (Giuseppe Tucci). Asaṅga est par ailleurs associé à la systématisation des enseignements Prajñāpāramitā à travers l'Abhisamayālaṃkāra, un traité (śāstra) qui est traditionnellement attribué à Maitreya et révélé à Asaṅga.

Dignāga, qui l’avait étudié auprès de Vasubandhu, est l’auteur du Prajñāpāramitāpiṇḍārthasaṃgraha (PPS Toh 3809), qui commence avec une définition du Prajñāpāramitā :
La prajñāpāramitā est une gnose non-duelle (jñānam advayam), elle est le Tathāgata [lui-même], et par l'union de ce qui est à accomplir et de son but, ce terme désigne [aussi] le texte et le chemin[8].”
Ce qui signifie selon Th. Stcherbatsky et E. Obermiller :
« La Prajñāpāramitā est le Monisme, c'est cette connaissance (dans laquelle sujet et objet fusionnent), c'est aussi le Bouddha (lui-même, personnifié dans son Corps Cosmique). Le mot prajñāpāramitā désigne en outre le texte (des sūtras de prajñāpāramitā) et le Chemin du Salut (qu'ils enseignent), parce que le but (du texte et du Chemin) est de produire cette (conscience moniste et la condition d'un Bouddha dans son Nirvāṇa)[9] ».
Entre Madhyamaka et Yogācāra : la synthèse de Huineng

L'Abhisamayālaṃkāra est une oeuvre fondamentale au Tibet et en Mongolie, mais qui n’a jamais été traduire en chinois, où elle est totalement inconnue. Elle enseigne une méthode sotériologique sans allusion aux théories du Yogācāra, et est classée par Butön Rinchen Drub (1290-1364) comme une oeuvre mādhyamika[10].

Or, Huineng (≈638-713) à qui est attribué le Soûtra de l’Estrade (六祖大師法寶壇經, Liùzǔ Dàshī Fǎbǎo Tánjīng ; Toh. 2008), dit se baser sur le Vajracchedikā Sūtra, tout en suivant la doctrine de la nature de Bouddha (tathāgatagarbha) et des trois Corps du Bouddha du Yogācāra. Huineng n'est ni strictement un Madhyamika ni un Yogācārin. Ses enseignements synthétisent des éléments des deux traditions, créant une voie distincte axée sur l'illumination soudaine (subitiste) par la réalisation directe et non-dualiste de la nature de Bouddha inhérente à chacun. Le Sūtra du Diamant/Vajracchedikā a été le catalyseur de l'éveil de Huineng. Sa doctrine de la "vision de sa nature" est explicitement basée sur ce sūtra.

Huineng met un accent profond sur la vacuité (śūnyatā), l'alignant sur la vérité ultime du Madhyamaka, notamment dans son concept de « non-forme » (wúxiàng) et de « voir la nature de soi comme vacuité » (jiànxìng kōng). Il affirme que l'« éveil est une expérience des phénomènes vides et insubstantiels ». Le Sūtra du Diamant insiste sur le fait que le Tathāgata n'a enseigné aucun "dharma établi" (dìngfǎ) , ce qui encourage une réalisation au-delà des concepts, fondamentale pour le Ch’an.

La vacuité est pour lui une réalisation expérientielle. Sa notion de « vacuité du Dharma de l'Esprit » (心法空 xīnfǎ kōng) contraste avec la « vacuité du Dharma des Enseignements » (Madhyamaka, analytique et logique). Huineng privilégie la réalisation directe et vécue de la vacuité par la pratique active de la « non-pensée » et de la « non-demeure » (wúzhù) pour transcender la fixation conceptuelle et l'attachement. “L’esprit” prend de l’importance aux dépens du “Dharma”. L’esprit s’essentialise en ce que sa nature peut être vue. Cela est possible à l’apport yogācārin. Voir la nature de l’esprit c’est voir la nature de Bouddha (jiànxìng), inhérente en chaque être. Celle-ci est intrinsèquement pure et n'a pas besoin d'être acquise, mais simplement « vue » ou reconnue.

L'internalisation du trikāya : les trois corps dans le corps physique

Les Trois Corps du Bouddha (trikāya) sont dores et déjà présents dans son propre corps matériel. Cela montre une internalisation et une personnalisation du concept du trikāya, le rendant accessible par la réalisation intérieure plutôt que par des manifestations externes. Le dharmakāya (corps réel) yogācārin est identifié à la pureté et à la gnose non-conceptuelle (nirvikalpa-jñāna), tandis que les rūpakāyas (sambhogakāya et nirmāṇakāya) sont considérés comme des manifestations du dharmakāya. L'accent mis par Huineng sur la « vision de la nature » (jiànxìng) correspond directement à la réalisation du dharmakāya, et par extension, des autres deux corps comme ses fonctions ou manifestations.

Les "Préceptes sans forme" : première "Introduction" à la nature de l'esprit

Les fameux « Préceptes sans forme » (wúxiàng jiè) de Huineng (n° 14 et suivants) peuvent être considérés comme une Introduction (ngo sprod) à la nature de l’esprit. Nous y reviendrons plus loin.

Huineng met un accent profond sur l'« esprit pur » (jìng xīn) ou l'« essence de l'esprit » (xīntǐ) comme intrinsèquement pure et sans tache. Son concept de « non-pensée » (wúniàn) vise à transcender la pensée discursive et à reconnaître directement cette nature de Bouddha inhérente. Son dharmakāya est le Corps-essence (svabhāvikakāya) du Yogācāra. Le régime “non-pensée” garantie l’accès à la nature de Bouddha inhérente, mais sans référence lumineuse ou divine, de façon non-empirique et non-rationnelle.

Huineng promeut le concept d'« éveil soudain » (dunwu), un principe fondamental du Ch’an du Sud, et met l'accent sur l'expérience directe et la compréhension intuitive de l'esprit. Il soutient que « la méditation (śamatha) et la sagesse (vipaśyanā)[11] sont la même chose », préconisant une approche intuitive et spontanée axée sur le « Samadhi d'une seule pratique » (行三昧 yī háng sānmèi), qui consiste à pratiquer avec un esprit direct à tout moment et dans toutes les activités, au-delà de la posture assise formelle.

L’éveil, pour Huineng, est subite et surgit de l'intérieur de soi, plutôt que d'être recherchée à partir de sources externes ou par une accumulation graduelle, dans le cadre des « Préceptes sans forme ». Son approche est caractérisée par sa directivité, son intuition, sa spontanéité et sa forte orientation pratique. Il souligne le « Dharma de l'esprit » (心法 xīnfǎ), qui est compris comme étant au-delà des mots et ne peut pas être directement transmis par des enseignements conceptuel. Il combiné la Prajñāpāramitā (vacuité, non-dualité) avec les cadres psychologiques et sotériologiques du Yogācāra (nature de Bouddha, pureté de l'esprit, trikāya), en les réinterprétant par une approche directe, intuitive et expérientielle qui met l'accent sur la réalisation immédiate de la nature de Bouddha intrinsèquement pure, au-delà des discours et des distinctions conceptuelles.

Les termes positifs “gnose” (jñāna, 智 zhì) et réalisation (證 zhèng) et réalisation de la gnose (證智 zhèngzhì) relèvent souvent d’une optique yogācārine. Dans la voie des pāramitā, le dharmakāya, s’il est mentionné, n’est pas le Corps-essence (svabhāvikakāya), n’est pas atteint par une gnose, et n’est pas réalisé ou actualisé. Ce n’est d’ailleurs pas l’objectif.

La “troisième voie”, la “voie de l’Introduction” de Huineng, si l’on veut, est celle encadrée par les « Préceptes sans forme », où les trois Corps de la nature de Bouddha sont présents dans le corps physique même. Il n’y a pas à réaliser ou actualiser les trois Corps, il s’agit de les reconnaître, et de poursuivre le triple entraînement de la voie des bodhisattvas.

La différence avec les tantras et notamment les yogatantras supérieurs est que ces derniers veulent réaliser les trois Corps, qui ne sont pas présents dans le corps physique matériel, mais dans le corps subtil immatériel. Réaliser les trois Corps c’est réaliser les trois Corps d’un Bouddha parfaitement accompli. Cela requiert un guru, qui donne les abhiṣeka, les transmission, les instructions, et cela requiert la pratique de sādhanas théurgiques, de pratiques de purification et d’édification du corps subtil naturellement présent, qui est la base des trois Corps d’un Bouddha parfaitement accompli.

Le Pelliot Tibétain 116 : une "cérémonie de plateforme" tibétaine ?

Pour autant que je sache, Huineng était le premier à enseigner et pratiquer une forme d’Introduction (ngo sprod) sous la forme de ses « Préceptes Sans Forme ». Sam van Schaik (Tibetan Zen, 2015) avance l’hypothèse que le document Pelliot tibétain 116 avait une fonction cérémonielle ou rituelle, c’est-à-dire qu’il aurait pu être utilisé à l’occasion de cérémonies de masse d’ordination laïque (vœux de bodhisattva), appelées aussi des « cérémonies de plateforme », essentielles au développement du Ch’an. Le nom du Sūtra de la plateforme ou de l'estrade serait d’ailleurs associé à ce type de cérémonie.
Il s’agit des préceptes de refuge, suivis des préceptes de bodhisattva. Après la prise des préceptes, le maître enseigne généralement la vacuité, en faisant référence au Sūtra du diamant. Van Schaik fournit la traduction anglaise du texte/sermon “Single method of non-apprehension” (tib. dmigs su med pa tsh'ul gcig pa′i gzhung). Le document Pelliot tibétain 116 poursuit avec une collection d'enseignements de 18 maîtres, un enseignement sur l’éveil immanent en chaque individu, des instructions de méditation et se termine avec un chant inspirant. Cette cérémonie, auquel van Schaik se réfère comme "une initiation Zen", aurait pu être le rituel central d’un événement annoncé bien en avance, afin de permettre aux convives de s’organiser et d’y participer. La transmission des préceptes pouvait être suivie d’une retraite de méditation.” (Blog L'Engagement Sage selon le Zen tibétain)
La méthode unique du sans-appui : du Vajracchedikā aux quadruple pratique (prayoga)

La méthode unique du sans-appui (tib. dmigs su med pa tsh'ul gcig pa′i gzhung) est structurée sous forme de questions et réponses principalement sur la non-conceptualisation (rnam par myi rtog pa) par la méthode du non-appui, inspirée par le Vajracchedikā, qui n’est ni une gnose (jñāna), ni une “réalisation”. On peut résumer la formule du Vajracchedikā par : "Ce qu'on appelle X n'est pas X, c'est pourquoi on l'appelle X". La Discrimination entre les attributs et la substance des attributs (Dharma-dharmatā-vibhaṅga) est un des Traités de Maitreya, reçus par Asaṅga, qui contient une pratique en quatre étapes[12], et que le troisième Karmapa Rangjung Dorje (1284-1339 à Beijing) résume dans les Instructions sur l'union Mahāmudrā/Sahaja-prayoga :
"C'est en s'appuyant sur un objet
Que l'absence d'appui se développe parfaitement
C'est en s'appuyant sur l'absence d'appui
Que l'absence d'appui se développe parfaitement
[13]"
Puisque ce texte a été retrouvé en tibétain à Dunhuang, on est en droit de spéculer que de tels estrades de dharma ont pu avoir lieu au Tibet, avec un programme assez similaire à celui du Soûtra de l’Estrade de Huineng (≈638-713). Il n’est pas interdit de penser que Gampopa (1079-1153) et ses neveux à Dwags lha sgam po organisaient des sessions de prise de refuge, bodhicitta et une introduction à la méthode sans appui.

***

[1] Pour Buddhagoṣa (Ve siècle), le Dharmakāya représentait les cinq ensembles de qualités purifiées d'un éveillé, telles que la moralité, la concentration, la perspicacité, les dissociations et la cognition des dissociations, soit śila-skandha, samādhi-skandha, prajñā-skandha, vimokṣa-skandha et vimokṣa-jñāna-darśana-skandha.
The Doctrine of Kaya in Hinayana and Mahayana, Nalinaksha Dutt The Indian Historical Quarterly, vol 5:3, September, 1929, pp. 518-546

[2] Treatise on Awakening Mahāyāna Faith, Oxford, John Jorgensen, Dan Lusthaus, John Makeham, Mark Strange, University Press, USA, 2019.

[3] Makransky, John J., Buddhahood Embodied, Sources of Controversy in India and Tibet, State University of New York Press, 1997

[4] Makransky (1997), p. 60

[5] Paul Magnin, Bouddhisme, unité et diversité. Expériences de libération, Paris, Cerf, 2003, p. 435

[6] L'essence (體, ) est l'aspect fondamental, sous-jacent, souvent quiescent, immuable et non-duel de l'esprit. C'est la nature propre (自性, zìxìng) ou la nature du Dharma (法性, fǎxìng). Dans le Sūtra de l'Estrade du Sixième Patriarche, Huineng relie l'essence à la concentration (定, dìng, śamatha). La "transcendance de la pensée" est l'essence.

La fonction (用, yòng) est l'aspect actif, dynamique, manifesté et phénoménal de l'esprit. Elle représente la capacité de l'esprit à connaître, à illuminer et à interagir avec le monde. Huineng associe la fonction à la sagesse (慧, huì, prajñā). Les fonctions externes autonomes sont liées à la sagesse subséquente.

[7]Le chemin de vision (darśanamārga) doit être compris comme ayant pour caractéristique le calme mental et la vision pénétrante non-conceptuels (nirvikalpaśamathavipaśyanā), [survenant] immédiatement après les dharmas mondains suprêmes (laukikāgradharmā)." (Abhisamayālaṅkāra/Bhāṣya 55ka/76).
darśanamārgo laukikāgradharmānantaraṃ nirvikalpaśamathavipaśyanālakṣaṇaḥ veditavyaḥ
mthong ba'i lam ni 'jig rten pa'i chos kyi mchog gi 'og gi rnam par mi rtog pa'i zhi gnas dang lhag mthong gi mtshan nyid du rig par bya'o//

[8] prajñāpāramitā jñānam advayam, sa Tathāgataḥ, sādhya-tadārthya-yogena tācchābdyam grantha-mārgayoḥ

[9]That means: «Prajñāpāramitā is Monism, it is that know-ledge (in which subject and object coalesce), it is also Buddha (himself, personified in his Cosmical Body). The word prajñāpāramitā means moreover the text (of the prajñāpāramitā sūtras) and the Path of Salvation (which they teach), because the aim (of the text and of the Path) is to produce this (monistic consciousness and the condition of a Buddha in his Nirvana) ».” Abhisamayalankara Prajna Paramita Upadesa Sastra, The Work of Boddhisattva Maitreya, Srisatguru Publication, Delhi, 1992, p. VI

[10] Th. Stcherbatsky et E. Obermiller (1992), pp. IV et V.

[11] Dans le bouddhisme chinois, la “méditation” et “la sagesse” sont respectivement le fruit de Śamatha et de Vipaśyanā.

[12] dmigs pa yi sbyor ba = "pratique avec appui"
mi dmigs pa yi sbyor ba = "pratique sans appui"
dmigs pa mi dmigs sbyor ba = "pratique [où] l'appui [devient] sans-appui"
mi dmigs dmigs pa'i sbyor ba = "pratique [où] le sans-appui [devient] appui"

[13] Phyag rgya chen po lhan cig skyes sbyor gyi khrid yig, bdr:MW3PD1288_ACA36C
dmigs pa la ni brten nas su//
mi dmigs pa la rab tu skye//
mi dmigs pa la brten nas su//
mi dmigs pa ni rab tu skye//

lundi 9 juin 2025

Karmapa Ogyen Trinley Dorje entre tradition et modernité ?

Karmapa Ogyen Trinley Dorje (photo Kagyu Office)

Dans le premier sermon du Bouddha, exposant les Quatre Nobles Vérités, il déclare :
« La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance… » (Dhammacakkappavattana Sutta, Samyutta Nikāya 56.11)
L’expression « l’affaire de vie et de mort » apparaît plus tard dans la littérature des maîtres Ch’an/Zen, qui synthétisent la quête bouddhique en une urgence existentielle : résoudre la question de la vie et de la mort. Cette formule devient un leitmotiv dans les instructions aux pratiquants, mais elle s’enracine dans la centralité de la souffrance de la naissance et de la mort, telle qu’enseignée par le Bouddha.

En théorie, moines, yogis et laïcs bouddhistes n'abordent pas cette question de la même manière. Les laïcs, confrontés à l'urgence d'une souffrance spécifique, cherchent souvent des solutions concrètes et immédiates que les religieux s'empressent de leur fournir. Dans la pratique, cette distinction s'estompe. Qu'ils soient moines, yogis ou laïcs, tous peuvent éprouver la même urgence face à la souffrance de la mort, et réclamer les mêmes "solutions" rituelles. La mort nous rend tous égaux, par-delà les statuts religieux.

Cette tension entre discours public et pratiques rituelles s'inscrit dans un débat plus large sur la nature même du bouddhisme contemporain. L'anthropologie du bouddhisme est passée d'une étude souvent textualiste et focalisée sur le Theravāda à un champ de recherche plus diversifié, ethnographiquement ancré, comparatif et réflexif, qui interroge la place du bouddhisme dans la société contemporaine et ses interactions avec d'autres dimensions culturelles, sociales et politiques.

Cependant, cette évolution disciplinaire n'a pas encore pleinement saisi le décalage que nous venons d'identifier. Quand les hiérarques bouddhistes tibétains présentent leur tradition comme 'science, philosophie et religion', et que simultanément leurs rituels funéraires promettent des interventions post-mortem démiurgiques, nous touchons à une contradiction que l'anthropologie contemporaine peine à analyser frontalement.

Les hiérarques bouddhistes (Dalai-Lama, 17ème Karmapa, …), en revanche, continuent de présenter le bouddhisme tibétain comme “le bouddhisme”, par trois biais : science, philosophie et religion. Le 17ème Karmapa explique que parler du bouddhisme comme d’une science, c’est souligner la démarche d’examen, d’analyse et de déduction appliquée à la fois aux phénomènes extérieurs et à l’expérience intérieure. Il insiste sur l’importance du questionnement, de l’expérimentation et de la recherche de certitude, comme l’a fait le Bouddha lui-même[1].

Le Karmapa affirme explicitement que le Dharma doit évoluer pour répondre aux besoins de chaque époque : « Le Dharma doit changer pour s’adapter au temps et aux besoins des gens ». Il encourage une compréhension du Dharma qui dépasse la seule dimension religieuse, pour devenir une voie de réalisation du potentiel humain, de développement de la compassion, de responsabilité envers les autres et l’environnement[2]. Tout en assurant la continuité de la lignée et la transmission des enseignements traditionnels, il se positionne clairement comme un acteur du dialogue entre bouddhisme et modernité. Il reprend à son compte l’idée d’un bouddhisme rationnel, introspectif, compatible avec les valeurs contemporaines, et encourage une adaptation créative du Dharma pour répondre aux défis du XXIᵉ siècle.

Le bouddhisme met souvent l’accent sur la pratique, la vérification par soi-même et l’expérience directe. Dans le bouddhisme tibétain, qui est un bouddhisme ésotérique, la pratique consiste souvent en des rituels, dérivés de tantras, considérés comme les Paroles du Bouddha (buddhavacana). La mort est l'événement le plus marquant dans la vie, sans “solution”, l’objet des plus grandes peurs et du plus grand espoir. Elle prend une place centrale dans la religion et la philosophie, et “la science de l’esprit”.

Paroles attribuées au Bouddha :
« La naissance est détruite, la vie pure est vécue, ce qui devait être fait est accompli, il n’y aura plus de retour à cet état d’existence. » (Udāna 1.1, Vinaya Mahāvagga 1.6.10)

« Restez avec votre esprit bien établi dans les quatre fondements de l’attention… Ceci est la voie menant à la non-mort (amata). » (Samyutta Nikāya 47.29)

« La vigilance est le sentier vers le sans mort (P. amata), la négligence est le sentier vers la mort. Le vigilant ne mourra pas, le négligent est comme s'il était déjà mort. » (Dhammapada, verset 21) 
Dans le bouddhisme ésotérique, la vigilance (appamāda) ne suffit pas pour atteindre la non-mort. Il se targue d’avoir des moyens ésotériques plus puissants et plus radicaux. En dépit de ce que disent les représentants du bouddhisme tibétain sur la science de l’esprit, la philosophie et la religion, ce que disent implicitement les rituels funèbres, notamment celui composé par le 17ème Karmapa en 2024, est qu’un lama/vajrācārya détient la gnose démiurgique nécessaire pour capturer la conscience d’un défunt, à quel stade qu’elle se trouve de la transmigration dans le cycle des existences, y compris dans les enfers et lenfer des femmes, et la figer dans son corps défunt ou une effigie de celui-ci, afin de purifier la conscience, de l’initier et de l’expédier dans une Terre pure.

Implicitement, et à condition d’avoir une famille aimante qui se soucie du bien-être post-mortem de leur proche et qui se tourne vers un vajrācārya qualifié, cela rendrait superflu la pratique de bouddhisme durant sa vie. Il suffit de faire appel à un vajrācārya pour qu’il sauve la conscience d’un défunt, quel que soit le stade transmigrationnel de ce dernier, et l’expédie à Sukhāvatī ou une autre Terre pure. Le bouddhisme n’est alors plus une pratique mais un service fourni par des vajrācāryas, disons des prêtres. Un peu comme le consolamentum, le baptême des mourants cathare, avec l’avantage qu’il reste théoriquement possible même après la mort de quelqu’un.

Si l’anthropologie du bouddhisme veut étudier la pratique réelle du bouddhisme (et scripturaire dans le cas de ce rituel funèbre), au niveau local, régional, ethnique, international, elle pourrait aussi noter le décalage entre le discours public des hiérarques bouddhistes tibétains et la pratique effective dans les différents lieux, notamment relative à la mort. En règle générale, ce décalage est attribué à la mauvaise compréhension de ce que serait réellement le bouddhisme de la part des nouveaux convertis. Les études anthropologiques objectives à ce sujet sont encore rares.

Est-ce que les hiérarques tibétains ont le pouvoir ou la possibilité de réellement adapter le bouddhisme tibétain et son corpus ésotérique, “le Dharma”, “au temps et aux besoins des gens” ? Rien ne semble moins sûr en lisant Le Rituel de la Porte du Sud de Cakrasaṃvara (bde mchog lho sgoi cho ga), où le Karmapa affirme s’être appuyé sur les Tantras, les sādhana et les commentaires existants dans ce domaine, pour des soucis d’authenticité et de continuité traditionnelle. C’est très clairement la “tradition”, telle qu’elle est comprise et appliquée, qui empêche toute adaptation à “la modernité”. Cela vaut également pour le Rituel dinvestiture dun tulku, également publié en 2024 par le 17ème Karmapa.

Pour finir, le 17ᵉ Karmapa est l’une des figures majeures du bouddhisme tibétain à s’être engagée aussi clairement et concrètement pour l’égalité des femmes, la restauration de leur pleine ordination, et leur accès à tous les niveaux de responsabilité spirituelle. Il considère que soutenir les femmes dans le Dharma est essentiel non seulement pour l’équité, mais aussi pour la vitalité et l’avenir du bouddhisme lui-même.

En 2019, Vikki Hui Xin Han a engagé une procédure devant la Cour suprême de Colombie-Britannique (Canada) contre Ogyen Trinley Dorje (« Mr. Dorje »), l’accusant d’agression sexuelle non consentie alors qu’elle était nonne novice, et réclamant une pension alimentaire pour leur enfant ainsi qu’un soutien conjugal. En octobre 2022, Vikki Hui Xin Han a volontairement abandonné (« discontinued ») sa demande préliminaire devant la cour canadienne (Tricycle 18/11/2022). Aucune décision de justice n’a donc été rendue sur le fond : les allégations n’ont pas été jugées, ni confirmées ni infirmées. L’affaire reste donc close au niveau judiciaire canadien, sans condamnation du 17ᵉ Karmapa.

Cette analyse révèle un paradoxe fondamental du bouddhisme tibétain contemporain : plus ses représentants s'efforcent de le présenter comme compatible avec la modernité scientifique et rationnelle, plus leurs pratiques rituelles révèlent une cosmologie théurgique qui semble appartenir à un autre univers conceptuel. Le cas du 17ème Karmapa illustre parfaitement cette tension : d'un côté, il prône un "Dharma qui doit changer pour s'adapter au temps et aux besoins des gens" ; de l'autre, il compose des rituels funéraires qui mobilisent une "gnose démiurgique" permettant de capturer et rediriger la conscience des défunts. Ou encore des rituels d’investiture de tulkus, “très nécessaire lors de la reconnaissance et de l'intronisation futures de nombreuses réincarnations de maîtres, lamas et tulkus[3].

Ce décalage n'est pas un simple effet de communication ou une stratégie d'adaptation contextuelle. Il révèle une impossibilité structurelle : comment concilier une présentation publique du bouddhisme comme "science de l'esprit" avec un corpus ésotérique qui revendique des entités et des pouvoirs surnaturels ? La "tradition", invoquée comme garant d'authenticité, devient paradoxalement l'obstacle principal à l'adaptation prônée dans le discours public.

L'anthropologie contemporaine du bouddhisme, malgré ses évolutions méthodologiques, peine encore à saisir frontalement cette contradiction. Focalisée sur la critique du textualisme ancien ou sur la valorisation des pratiques populaires, elle tend à éviter l'analyse directe de ces tensions internes. Pourtant, c'est précisément dans ces zones d'inconfort que se révèle la complexité du bouddhisme vécu, pris entre aspirations modernisatrices et fidélité aux corpus traditionnels.

Au-delà du cas tibétain, cette étude interroge plus largement les stratégies d'adaptation des traditions religieuses face à la modernité. Elle suggère que certains décalages ne relèvent pas de la diplomatie culturelle, mais d'incompatibilités épistémologiques profondes qui résistent aux discours de réconciliation. L'affaire judiciaire évoquée rappelle que derrière ces débats doctrinaux se cachent des enjeux humains concrets, où l'autorité spirituelle et ses limites sont questionnées par la réalité sociale contemporaine.

Le bouddhisme tibétain du XXIe siècle navigue ainsi entre plusieurs mondes : celui de la légitimité scientifique recherchée en Occident, celui de l'efficacité rituelle attendue par les communautés traditionnelles, et celui de la responsabilité éthique exigée par la société moderne. Cette navigation révèle moins une synthèse harmonieuse qu'une coexistence tendue, symptomatique des défis que rencontrent toutes les traditions spirituelles dans leur rencontre avec la modernité.

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[1] The Gyalwang Karmapa on the Relationship Between Buddhism and Science, 22/05/2016 à Génève

[2] Interpreting the Buddha Dharma for the 21st century, 29/05/2014 à Nuerburgring, Allemagne.

The Karmapas New Book Advocates Change To Create a Global Society that Embraces our Interdependence, 22/04/2017 Delhi

The 17th Karmapa: New Face of an Ancient Lineage, The Lion’s Roar, 02/02/2015
As Barry Boyce tells us, the 17th Karmapa’s views will help define Buddhism in the 21st century.”

[3] Blog Vers davantage d'investitures de tulkus ? 02/06/2025
 'di ni lo rgyus rang bzhin gyi gsung rtsom yin cing / 'byung 'gyur bstan bdag bla sprul mang po'i yang srid ngos 'dzin dang mnga' gsol bgyi ba'i skabs dgos mkho che ba'i phyir da res nga tshos 'phrul deb tu bzos nas 'grems spel zhus yod/
Rituel pour guider les défunts ("Porte du Sud") avec Cakrasaṃvara (བདེ་མཆྷོ་ྒོི་ོ་)