dimanche 19 septembre 2010

Vajrayogini et ses origines



Le culte de la déesse shivaïste Kubjikā se rattache au Manthana Bhairava comme le culte de la déesse Vajrayoginī ou Vajravarāhī se rattache aux saṁvaratantra avant de s'en émanciper. Lorsque les lignées (S. āmnāya) du culte kaula de Kubjikā étaient interrompues, pour des raisons multiples (parmi lesquelles les conquêtes musulmanes), il continuait à exister parmi les Newars dans la vallée de Kathmandou. Probablement orginaire de la région de Konkana[1], Kubjikā a disparu de l'Inde. La déesse bouddhiste Vajravarāhī occupe également, et encore de nos jours, une place centrale dans la tradition Newar. Elle est tout simplement son équivalent bouddhiste.

Dans le bouddhisme, Vajravarāhī fit ses débuts comme la parèdre de Cakrasaṁvara. Les saṁvaratantra, qui ont pour tantra-racine (S. mūla tantra) le Laghusaṁvaratantra, aussi appelé Cakrasaṁvaratantra ou encore Herukābhidhāna, se sont largement appuyés sur les sources Shivaïstes[2]. Un commentaire, faisant partie de la compilation du Guhyasamajasādhanamala, explique que le mot "vajra" dans Vajrayoginī sert à exclure (S. nirakaranam) les yoginī des non-bouddhistes (S. tirthikā) etc.[3] Le Guhyasamajasādhanamala est une compilation de textes consacrés à Vajrayoginī, parmi lesquels on trouve notamment un sadhāna de la main d'Advayavajra. Il existe de ce sadhāna une traduction en français (Louis Finot) et en allemand (Richard O. Meisezahl)[4].

Il y a, tout logiquement, de très nombreux parallèles intéressants entre Kubjikā et Vajrayoginī. Par exemple, Le Kubjikā tantra décrit comment Bhairava (que l'on trouve d'ailleurs sous les pieds de certains aspects de Vajrayoginī) fabriqua un récipient en crâne, rempli de l'énergie de la déesse sous forme de vin (S. sura), qu'il utilisa ensuite pour se l'offrir à soi-même et à son entourage. Le Saṁvarodaya (cakrasaṃvara) Tantra, chapitre XXVI[5], parle de la déesse Surā, qui peut assumer toute forme (une sorte de “Barbamaman”) et qui est en essence du pur "soma". Dans cette version cependant, c'est la déesse qui prend l'initiative. C'est dans le corps de la déesse que réside Vajravairocanī et c'est dans cette dernière que le Heruka "est fondu". Le tantra explique encore que dans la félicité générale (S. satsukha) qui s'ensuit, tous les sura sont des Vajrayoginī et que l'intoxication est le Heruka.
"La couleur (des sura) est Padmeśvara ; le parfum Ratnasambhava. La saveur est en fait Amoghasiddhi ; et sa force le vent même. Comment la gnose (S. jñāna) pourrait-elle être accessible à un homme qui n'est pas intoxiqué ? Ou comment celui-ci pourrait-il encore avoir une perception ordinaire (S. vijñāna) ? (L'amṛta) dans lequel se complètent toute gnose et toute perception ordinaire confond le monde par l'intoxication." - Saṁvarodaya Tantra
Pour conclure, la légende suivante autour d'un étrange caitya/stūpa à Konkan rapportée par Jamgon Kongtrul :
Il y a encore le cas du "glorieux caitya suprême ne touchant pas terre".[6] A ce sujet on trouve l'histoire suivante. Auparavant au bord de l'océan dans le sud de l'Inde, dans la région de Koṅkuna[7], dans un endroit appelé "Ville de caitya", les caitya étaient très habituels. Mais parmi eux il y en avait un particulièrement merveilleux qui était apparu spontanément. Comme il ne touchait pas la terre et se tenait dans le ciel tel un arc-en-ciel, on l'appela "glorieux caitya suprême ne touchant pas terre" ou encore "jñāna-bimbakāya", ce qui signifie "reflet de gnose".[8] Il était dit que Vajravārāhi[9], dans la superficie couverte [par le reflet] de ce caitya[10], capturait l'alcool des trois niveaux (S. tribhūmi) en le mélangeant avec de la bière (S. maireya[11]) et de l'alcool de céréales[12]. A chaque distillation, ce breuvage était beaucoup réutilisé[13] et quand il avait perdu toute son esprit, on le laissa se reposer pour qu'il se renouvelle. Cela pouvait se répéter jusqu'à sept fois. Dans les périodes fastes, tout le pays se remplissait de l'odeur d'alcool. Au fond d'un grand lac de cette région était couchée une grande statue en pierre d'Ārya Mañjuśrī, qu'on appelait "jñānakāya". Pendant toutes les périodes fastes, autour de la statue et du caitya se produisirent diverses musiques célestes et l'odeur d'encens. La nuit, on voyait la lueur de nombreuses lampes d'offrandes.
Le 15ème Karmapa ajoute :
"Toutes ces choses pouvaient être vues et entendues par tous. Puisque les personnes ordinaires voyaient le caitya au moment des apparitions communes comme une fumée dans le ciel, on l'appelait encore "caitya de fumée" (T. du ba can gyi mchod rten). Ces phénomènes n'ont pas uniquement été décrits par le grand seigneur Jonangpa[14]. Le vidhyadhāra Tshe dbang nor bu (1698-1755) en avait déterminé les proportions selon le seigneur Guṇapāda[15]."
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Illustration : Vajravarāhī rouge (à la jambe levée T. gnam zhabs ma S. ūrdhva pāda)
[1] Mark Dyckowski , The Cult of the Goddess Kubjika
[2] Sanderson 1995- "Pious Plagiarism: Evidence of the Dependence of the Buddhist Yoginitantras on Saiva Scriptural Sources." Lecture given in Leiden, April 11. (Unpublished)
[3] Elizabeth English - Vajrayogini: Her Visualizations, Rituals, and Forms, p. 44
[4] Finot, Louis, Manuscrits Sanskrits de Sidhana's retrouvds en Chine, Journal Asiatique, Juillet-Septembre 1935, PP. 54, 69. Die Göttin Vajravārāhī: Eine ikonographische Studie nach einem Sādhana Source: Oriens, Vol. 18/19 (1965/1966), pp. 228-303 Published Sldhanamdld 253 (ed. B. Bhattacharyya, Baroda 1928, vol. II, p. 499).
[5] The Saṁvarodaya-tantra selected chapters by Shinichi Tsuda ph. D. p. 321

[6] Dpal mchog reg pa med pa'i mchod rten. Tāranātha le mentionne dans son Histoire du bouddhisme en Inde (p. 325) en parlant de Jayabhadra. C'est à Koṅkana dans le sud de l'Inde et le nom qu'il donne à ce caitya est "Mahābimba caitya". Ce caitya n'était pas accessible, mais on voyait son reflet miraculeux dans le ciel.
[7] Koṅkaṇapura ou bien Vanavāsa dans la région de Konkan. Le Konkan est une région au sud de Bombay. Etienne Lamotte mentionne un stūpa élevé sur les cendres de Śroṇaviṃśatikoṭi alias Soṇakolivisa, disciple direct du Bouddha, un stūpa d'Aśoka et une statue de Maitreya, en bois de santal, sculptée par Śroṇaviṃśatikoṭi. Histoire du Bouddhisme indien p. 362. Il n'est pas clair si on parle bien du même lieu géographique, car l'orthographe tibétaine est très variable.
[8] T. Ye shes gzugs kyi rgyu
[9]
Saṁvarodaya-tantra
[10] Selon Sakya paṇḍita, cette superficie correspondrait à la région du nom "Chāritra" (JK Trésor du savoir vol. 2 p. 287 )
[11] Une boisson semblable à la bière, (T. sbyar chang, bcos pa'i chang)
[12] Alcool fabriqué en faisant cuire du riz ou d'autres céréales, en les faisant fermenter puis en les distillant.
[13] (b)sreng(s) n'existe pas. Jamgon Kongtrul écrit "bsrings" qui signifie prolonger, ici dans le sens de réutiliser
[14] Jo nang rje btsun ta ra na tha kun dga' snying po, (1575-1635). L'origine de cette histoire, que le 15ème Karmapa, puis plus tard Khenpo Lodreu Donyeu ont repris pratiquement textuellement de Jamgon Kongtrul, vient selon ce dernier de Tāranātha et plus précisément de ces instructions ("ljags bkod ma"). Jamgon Kongtrul ajoute que vidhyadhāra Tshe dbang nor bu aurait vérifié ces faits.
[15] Kong Sprul Blo Gros Mtha' Yas (1813-1899). Le passage cité vient du "Trésor du savoir"vol. 2 p. 287

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