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mercredi 4 avril 2012

La confusion des genres chez les bouddhistes




Sāriputta, grand disciple du Bouddha historique, jouait un rôle moins glorieux dans la bouddhisme mahāyāna, où il était décrit comme un moine psychorigide qui tenait plus à la lettre qu’à l’esprit et qui avait une position plutôt hostile envers les femmes.
Par exemple, on lui fait dire dans le Lotus de la bonne loi (S. Saddharma-pundarīka-sūtra T. dam chos pad-ma dkar po'i mdo) à la fille de Sāgara, le roi des Nāgas :
« Tu n'as fait que concevoir, ô ma sœur, la pensée de l'état de Buddha, et tu es incapable de retourner en arrière; tu as une science sans bornes : mais l'état de Buddha parfaitement accompli est difficile à atteindre. Ma sœur est une femme, et sa vigueur ne se relâche pas; elle fait de bonnes œuvres depuis des centaines, depuis des milliers de Kalpas; elle est accomplie dans les cinq perfections; et cependant, même aujourd'hui, elle n'obtient pas l'état de Buddha. Pourquoi cela ? C'est qu'une femme ne peut obtenir, même aujourd'hui, les cinq places. Et quelles sont ces cinq places ? La première est celle de Brahmâ; la seconde, celle de Çakra; la troisième, celle de Mahârâdja; la quatrième, celle de Tchakravartin; la cinquième, celle d'un Bôdhisattva incapable de retourner en arrière. »[1]
Mais la jeune fille a des ressources insoupçonnées :
« Aussitôt la fille de Sâgara, roi des Nâgas, à la vue de tous les mondes, à la vue du Sthavira Çâriputtra, supprimant en elle les signes qui indiquaient son sexe, se montra revêtue des organes qui appartiennent à l'homme, et transformée en un Bôdhisattva, lequel se dirigea vers le midi. »
Quelquefois, les textes du mahāyāna prennent même un malin plaisir à humilier Sāriputta, en le touchant là où ça fait mal. Ainsi, dans l’Enseignement de Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśa), une déesse (S. devī) fait son entrée, fait tomber une pluie de fleurs, qui descend sur tous les membres de l’assemblée, y compris sur Sāriputta. Mais tandis que les fleurs posées sur les corps des bodhisattvas tombent aussitôt par terre, celles tombées sur les auditeurs restent collées à leur corps. Sāriputta se sécoue pour faire tomber les fleurs et la déesse lui demande pourquoi il fait cela. « Devī, les fleurs ne conviennent pas à des religieux ; c’est pourquoi nous les rejetons. »[2] S’ensuit une discussion philosophique entre Sāriputta et la devī, qui a de la reparti.
Au bout d’un moment, Sāriputta demande :  « Devī, pourquoi ne changes-tu pas ta nature féminine ? »
-« Depuis les douze ans que j’habite cette maison, j’ai recherché la nature féminine (S. strībhāva), mais sans jamais l’obtenir. Comment donc pourrais-je la changer ? Révérend Sāriputta, si un habile maître de magie créait par métamorphose une femme magique, pourrais-tu raisonnablement lui demander pourquoi elle ne change pas sa nature féminine ? »
« Alors la devī déploya une telle action surnaturelle que Sāriputta l’Ancien apparut en tout point semblable à la devî et qu’elle-même apparut en tout point semblable à Sāriputta l’Ancien. Alors, la devī changée en Sāriputta demanda à Sāriputta changé en déesse : « Pourquoi donc, ô Révérend, ne changes-tu pas ta nature féminine ? » Sāriputta changé en déesse répondit : « Je ne sais ni comment j’ai perdu la forme masculine, ni comment j’ai acquis un corps féminin (S. strīkāya). » La devī reprit : « Si, ô Sthavira, tu étais capable de changer la forme féminine (S. strīrūpa), alors toutes les femmes pourraient changer de nature féminine. De même, ô Sthavira, tu apparais femme, ainsi aussi toutes les femmes apparaissent sous forme de femme, mais c’est sans être demmes qu’elles apparaissent sous forme de femmes. C’est en cette intention cachée (tat saṃdhāya) que le Bienheureux a dit : « les dharma ne sont ni mâles ni femelles. »[3]
Dans le Hevajra tantra, le yogi s’identifie à Nairātmya, la partenaire (S. mudrā) de Hevajra[4]. Au moment de la consécration, les Yoginīs lui commandent de prendre une partenaire (S. mudrā). Vajragarbha (T. rdo rje snying po), le destinataire du Hevajra Tantra, demande alors comment un yogi qui s’identifie à Nairātmya (de forme féminine) puisse réaliser l’accomplissement de la mudrā (S. mudrāsiddhi = mahāmudrā) entre deux mudrā, c’est-à-dire entre deux femmes ? Le Bhagavān (Hevajra) lui répond alors :
« [Le yogi qui s’est identifié à la déesse Nairātmya] doit abandonner la forme féminine
(S. strīrūpa) et adopter la forme du Bhagavān [Hevajra]. Après l’abandon des seins (S. stanaṃ hitvā), le vajra surgit au milieu du lotus. Les deux côtés[5] (S. ityādi) deviennent la cloche et le kiñjalka[6] devient le vajra. Les autres formes adoptées sont celles de Heruka, le grand être de plaisir érotique[7]. L’homme qui s’identifie au Heruka atteindra la forme masculine sans difficulté et ainsi, le yogi dont les pouvoirs sont parfaitement manifestes (S. vyaktaśaktasya) atteindra l’accomplissement de la mudrā (S. mudrāsiddhi = mahāmudrā) »[8]
Fini les longues discussions à tourner autour du pot à coups de subtilités symboliques. Les tantras au moins c’est du concret !


Au Bhoutan le phallus est sacré - Françoise Pommaret

Pour comparaison :

« La métamorphose de Tirésias
La deuxième version sur l'origine des dons de Tirésias nous vient d'Ovide. Alors que Tirésias se promenait en forêt, il troubla de son bâton l'accouplement de deux serpents. Aussitôt, il fut transformé en femme. Tirésias resta sous cette apparence pendant sept ans. La huitième année, il revit les mêmes serpents s'accoupler. « Si quand on vous blesse, dit-il, votre pouvoir est assez grand pour changer la nature de votre ennemi, je vais vous frapper une seconde fois. » (Métamorphoses, III, 316-338). Et, ainsi, Tirésias redevint un homme.
Quand Jupiter prétendit que la femme prenait plus de plaisir que l'homme à l'acte sexuel et que son épouse Junon prétendit le contraire, les dieux demandèrent l'avis de Tirésias qui avait l'expérience des deux sexes. Tirésias se rangea de l'avis de Jupiter. Il expliqua que si le plaisir de l'acte sexuel était divisé en dix parts, la femme en prendrait neuf alors que l'homme n'en prendrait qu'un. Et Junon, « plus offensée qu'il ne convenait de l'être pour un sujet aussi léger, condamna les yeux de son juge à des ténèbres éternelles » (Métamorphoses, III, 316-338). Jupiter ne pouvait aller à l'encontre de la décision de Junon, alors, pour compenser sa cécité, il offrit à Tirésias le don de divination et une vie longue de sept générations. » Source : Wikipédia.

***
Tirésias se change en femme, Rusconi, Giovanni Antonio (v. 1520-1587)

[1] Eugène Burnouf, http://fr.wikisource.org/wiki/Lotus_de_la_bonne_loi/Chapitre_11
[2] Lamotte, p. 272
[3] Lamotte, p. 282
[4] Ou avec Hevajra
[5] Les deux côtés deviennent la « cloche », c’est-à-dire les testicules.
[6] Mot introuvé. Le kiñjalka est la partie centrale du vagin.
[7] « the great being of great erotic delight » (mahātmāno heruksya mahārateḥ). rati = [ram] f. plaisir, joie; volupté, jouissance sexuelle | myth. np. de Rati «Volupté», déesse personnifiant le Plaisir charnel, épouse de Kāma; elle s'incarna comme Māyāvatī.
[8] The concealed essence of the Hevajra Tantra, p. 160 bhagavān āha/ strīrūpaṃ vihāyānyad rūpaṃ kuryād bhagavataḥ/ stanaṃ hitvā bhaved bolaṃ kakkolamadhyasaṃsthitam// tīradvayaṃ bhavet ghaṇtā kiñjalkena bolakaṃ bhavet/ śeṣaṃ rūpaṃ mahātmāno heruksya mahārateḥ// herukayogasya puṃsaḥ puṃstvam āyāty ayatnataḥ/ mudrāsiddhir bhaved yasmād vyaktaśaktasya yoginaḥ//

vendredi 18 novembre 2011

La recherche de l’éternel féminin au détriment de la femme




J’ai déjà eu l’occasion de parler de la pièce Āgamaḍambara (Much ado about religion) de Jayanta Bhaṭṭa (fin 9ème siècle), suite à des évènements réels ayant eu lieu dans le royaume cachemirien de Shankaravarman (883–902). Un nouveau type de shivaïsme faisait jour, qui derangéait l’ordre public et certaines sectes furent bannies. Ce n’était cependant pas la fin des rites où l’on s’adonnait à la bonne chère, l’alcool et aux rapports sexuels avec des servantes[1].  Alexis Anderson[2] confirme que les chefs de famille suivaient extérieurement le comportement orthodoxe tout en étant secrètement initié dans le Trika et pratiquant en secret (11éme-12ème s.) les rites Kaula (consommation de viande, de vin et pratiques sexuelles). Les partenaires n’étant pas les femmes de ces pères de famille, mais des femmes de basse caste, sans protecteur, des prostituées, des servantes…

David Gordon White mentionne une anecdote racontée dans Mœurs, Institutions et cérémonies des peuples de l’Inde par Jean-Antoine Dubois, alias Abbé Dubois, qui avait passé trente ans en Inde au dix-huitième siècle. L’abbé décrit en détail les parties fines nocturnes, appelées śakti pūjā, sous la direction d’un brahmane vishnuïte, où se mélangeaient toutes les classes de la société du village. White raconte également sa rencontre avec un tantrika contemporain, père de famille, avec pignon sur rue, menant une vie normale, qui passe ses nuits à réciter des mantras sur de lieux de crémation, qui a un disciple qu’il a initié lui-même, mais qui tait la nature exacte de l’initiation.

Le caractère de type « société secrète » avec sa double vie est un aspect. Un autre aspect des rites de type Kaula est leur masculinisation au cours des âges. A l’origine, le rôle de la Yoginī était central dans les rites. Puis avec le temps, et les réformes successives, le rôle central revenait systématiquement à un guru masculin et la transmission devenait verbale[3]. La femme/Yoginī n’était plus nécessaire pour la transmission, mais elle restait toujours indispensable pour certains rites et pour les réunions nocturnes…

On n’échappe pas à l’idée d’une religion sur mésure et au service des classes supérieures. Le brassage des castes et de sexes traditionnellement associé au tantrisme est en grande partie un mythe. Quelque part le tantrisme c’est le statut du brahmane mis à la portée de certains non-brahmanes.

Ces phénomènes de « brahmanisation » ne se limitaient d’ailleurs pas à l’Inde. Noubchen Sangyé yéshé (T. gNubs chen sangs rgyas ye shes, 10ème siècle) est l’auteur de la « Lampe éclairant l’œil de la méditation » (T. bsam gtan mig sgron), un recensement des quatre approches de méditation[4] utilisées au Tibet à l’époque. Il y donne une liste de quatre choses favorables dont un homme de religion devrait disposer :
1. Un compagnon expériménté (T. nyams dang ldan pa’i grogs) dans le cas où il est difficile de trouver un maître capable d’intervenir en tant que maître qualifié.
2. Un partenaire féminin (mudrā) qualifié qui a toutes les caractéristiques physiques et spirituelles nécessaires (T. mtshan dang ldan pa’i phyag rgya), dans le cas d’un adepte des tantras Mahāyoga.
3. Une bibliothèque avec les textes recommandés (T. bsam pa dang mthun pa’i dharma)[5].
4. Un serviteur agréable (T. yid du ’ong ba’i g.yog).
Il y a une certaine aisance et conscience de statut social qui se dégage de tout ça…

PS Pour un compte rendu du statut actuel du brahmane dans le sud de l'Inde, voir le blog de David Dubois.

***

[1] (Dezsö, 2005),  p. 143. Je ṇāma maheśalā maṃśa/śīdhu|  dāśī|vavahāla|śīla ṇīl’|aṃbala|kiṃ|vadantaṃīṃ yyeva śuṇia te śaalā laṣṭādo paṇaṣṭā. aṇṇe uṇa śuddha|tavaśśiṇo pi śaṃkidā caliduṃ paüttāo. Eśu bhaṣṭake pamāṇaṃ.
[2] Śaivism : Śaivism in Kashmir, 1986, vol. 13, p. 16
[3] (White, 2003), p.246
[4] L’approche graduelle (rim gyis) de Kamalaśīla, l’approche simultanée (gcig car) du maître chinois Hva-shang, le mahāyoga et le Dzogchen.
[5] “En ce qui concerne la bibliothèque favorable, il est bien qu’elle soit pourvué des livres de Kamalaśīla, ceux sur le Ch’an (Dhyāna) de Mahāyāna (Hva-shang), les livres profonds de la catégorie des tantras intérieurs, les textes sur les Six sphères (T. Klong drug), sur la Série de quatre (T. bZhi phrugs, probablement lta sgom spyod ’bras bzhi phrugs, vue, méditation, action et fruit), les six tantras du Réel (S. tathatā T. de kho na nyid kyi rgyud drug) ainsi que les 18 ou 20 traités mineurs de la Section de la Conscience (T. sems phran) appartenant à la catégorie du yoga suprême.” T. mthun pa’i dar ma ni/ ka ma la shi la dang/ ma hà yan gyi bsam gtan dang/ rnal ’byor nang pa’i zab pa’i phyogs mams dang/ lhag pa’i rnal ’byor pa’i klong drug dang/ bzhi phrugs dang/ de kho na nyid kyi rgyud drug dang/ sems phran nyi shu’am bco brgyad la sogs pa bsten no/. The Great Perfection, Samnten G. Karmay, p. 97

On constate d'ailleurs qu’au 10ème siècle, la Section de la Conscience n’était pas considérée comme Mahāyoga, mais comme appartenant au yoga suprême…