jeudi 4 juin 2015

La théopathie est-elle une pathologie ?


"Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies…"
Montaigne, Apologie de Raymond de Sebonde

Les définitions :
« Théopathie , subst. fém., Aspect passif de certains états supérieurs de contemplation, dans lesquels l'homme éprouve, expérimente les choses divines, les pâtit, en ce sens qu'il ne peut par ses propres forces s'en procurer l'expérience`` (Foi t. 1 1968).
Théopathique , adj., dér. Dans l'extase, on peut se laisser aller, c'est la satisfaction, le bonheur, la platitude. Saint Jean de la Croix récuse l'image séduisante et le ravissement, mais s'apaise dans l'état théopathique. J'ai suivi sa méthode de dessèchement jusqu'au bout. Suppression du sujet et de l'objet, seul moyen de ne pas aboutir à la possession de l'objet par le sujet (G. Bataille, Exp. int., 1943, p. 86[1]). » (Source : cnrtl)
Le langage peut nous piéger en nous posant ainsi un Dieu, un sujet, un objet, l’esprit, la matière, l’un actif, l’autre passif. L’infrastructure théiste est déjà en place, avec sa dualité inhérente et le semblant de dépassement de celle-ci. Faire appel à l’un des facteurs est faire surgir les autres par résonnance sympathique.

Le mystique chrétien recherche l’état théopatique, « L'abolition du sentiment du moi, la conscience d'une vie divine continue, dans l'exaltation et la béatitude, l'inhibition de la réflexion et de la volonté par la spontanéité subconsciente orientée vers la vie et qui livre tout achevées ses inspirations et ses impulsions, caractérisent cet état théopathique. »[2]

« Jeanne Marie Bouvier de la Motte Guyon Gallica » par Élisabeth-Sophie Chéron — BNP
Ainsi Madame Guyon :
« 10. Le véritable ravissement et l’extase parfaite s’opèrent par l’anéantissement total, où l’âme perdant toute propriété, passe en Dieu sans effort et sans violence comme dans le lieu qui lui est propre et naturel. Car Dieu est le centre de l’âme, et dès que l’âme est dégagée des propriétés qui l’arrêtaient en elle-même ou dans les autres créatures, elle passe infailliblement en Dieu, où elle demeure cachée avec Jésus-Christ[3]. Mais cette extase ne s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu, qui étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé. C’est pourquoi je dis qu’il est de grande conséquence de faire outrepasser tous ces dons, quelque sublimes qu’ils paraissent, parce que tant que l’âme y demeure, elle ne se renonce pas véritablement, et ainsi ne passe jamais en Dieu même, quoiqu’elle soit dans ces dons d’une manière très sublime ; mais restant ainsi dans les dons, elle perd la jouissance réelle du donateur, qui est une perte inestimable. 
11. Vous me mîtes, ô mon Dieu, par une bonté inconcevable dans un état très épuré, très ferme et très solide. Vous prîtes possession de ma volonté, et vous y établîtes votre trône ; et afin que je ne me laissasse pas aller à ces dons, et ne me dérobasse pas à votre amour, vous me mîtes d’abord dans une union des puissances et dans une adhérence continuelle à vous. Je ne pouvais faire autre chose que de vous aimer d’un amour aussi profond que tranquille, qui absorbait toute autre chose. »[4]
Dieu établit son trône dans l’âme de madame Guyon, en prenant la place du « sentiment du moi ». Il prend possession de sa volonté (« Que votre volonté soit faite »). Il se place dans le siège du conducteur, qui est vide car Madame Guyon s’est désappropriée de tout ce qui la constituait, notamment sa volonté propre.


Rappellons-nous le théâtre cartésien : les diverses facultés sous le contrôle du « mental » (sct. manas) diraient les bouddhistes. Le « mental » qui, à cause de son rôle central, peut se prendre pour « quelqu’un ». Et ce « quelqu’un », qui s’imagine contrôler son monde, agit en fonction de ses préférences (« like »). Le mental en soi, ne pose pas de problème. Au contraire, il est nécessaire. Mais c’est ce « quelqu’un » avec ses prétentions[5], que le mystique veut éjecter du siège de conducteur.

Et c’est « Dieu » qu’il veut y mettre à la place, c’est Dieu qui doit établir son trône dans son âme. Quand c’est fait, le mystique est devenu « théopathique », quelqu’un qui pâtit de Dieu, du «divin» ou des « choses divines ». Il n’a plus de volonté propre : c’est la volonté de Dieu qui est faite à sa place.

Avant d’en arriver là (et même après), il faut saper la volonté de l’usurpateur dans le siège du conducteur, en l’humiliant. Les mystiques veulent accomplir cela par la mortification, les épreuves, le tapas, les vrata comme p.e. l’unmattavrata, le dérèglement des sens… pour rester dans notre hexagone, bien que cela ne soit pas tout à fait la même chose. Mais en fait, ce ne sont plus les mystiques qui « veulent » faire ces choses-là, mais c’est Dieu, qui a pris la relève, qui veut qu’ils les fassent. Madame Guyon nous raconte quelques détails, je passe sa liste de mortifications plus habituelles (âmes sensibles s’abstenir).
« 2. Il y a deux choses, Monsieur, que je ne vous dirais pas si vous ne m’aviez défendu de vous rien cacher. C’est que j’avais un tel dégoût pour les crachats que, lorsque je voyais ou entendais cracher quelqu’un, j’avais envie de vomir, et faisais des efforts étranges. Il me fallut, un jour que j’étais seule et que j’en aperçus un, le plus vilain que j’aie jamais vu, mettre ma bouche et ma langue dessus : l’effort que je me fis fut si change que je ne pouvais en revenir, et j’eus des soulèvements de cœur si violents que je crus qu’il se romprait en moi quelque veine, et que je vomirais le sang. Je fis cela tout autant de temps que mon cœur y répugna, ce qui fut assez long, car je ne pouvais me surmonter en ces choses. 
3. Je ne faisais point cela par pratique, ni par étude, ni avec prévoyance. Vous étiez continuellement en moi, ô mon Dieu, et vous étiez un exacteur si sévère que vous ne me laissiez pas passer la moindre chose. Lorsque je pensais faire quelque chose, vous m’arrêtiez tout court, et me faisiez faire sans y penser toutes vos volontés et tout ce qui répugnait à mes sens, jusqu’à ce qu’ils fussent si souples qu’ils n’eussent pas le moindre penchant, ni la moindre répugnance. Pour [l’autre chose] que je viens de dire c’est qu’il me fallut prendre du pus et lécher des emplâtres. Je pansais tous les blessés qui venaient à moi et donnais des remèdes aux malades. Cette mortification dura longtemps, mais sitôt que le cœur ne répugnait plus et qu’il prenait également les plus horribles choses comme les meilleures, la pensée m’en était ôtée entièrement, et je n’y songeais plus depuis, car je ne faisais rien de moi-même, mais je me laissais conduire à mon Roi, qui gouvernait tout en souverain. 
4. J’ai fait plusieurs années les premières austérités, mais pour ces choses-ci, en moins d’un an mes sens furent assujettis : rien ne les éteint si vite que de leur refuser tout ce qu’ils appètent et leur donner ce qu’ils répugnent. Le reste ne fait pas tant mourir, et les austérités, quelque grandes qu’elles soient, si elles ne sont accompagnées de ce que je viens de dire, laissent toujours les sens en vigueur et ne les amortissent jamais ; mais ceci, joint au recueillement, leur arrache entièrement la vie. »[6]
L’idée de théo-pathie est rendu possible par la dualité esprit-matière, ou comme le dirait Aristote[7] l’intellect actif (intellect agent) qui agit et l’intellect passif (intellect patient) qui pâtit.

L'intellect agent est « substantiellement activité » et il est « la seule chose immortelle et éternelle ». Il s'identifie avec l'intelligible et il est « analogue à la cause efficiente » parce qu'il produit tous les intelligibles.

L'intellect patient a des productions qui dépendent des sens [sct. indriya] et de l'imagination [sct. manas], il dépend de l'intellect agent, il est passif ; il est « analogue à la matière, par le fait qu'il devient tous les intelligibles ».

L’usurpateur (le sentiment du moi) dans le siège du conducteur n’est qu’un produit (passif) qui se prend pour l’intellect actif (« Dieu »). La mortification, le tapas, l’unmattavrata etc. est la méthode du mystique pour saper sa volonté, qui n’est que pure prétention.

Le bouddhisme, qui est au départ une « religion non-théiste », ne pouvait dogmatiquement pas exploiter ce type de méthode, qui fait partie de la panoplie théiste. Mais grâce aux tantras bouddhistes, qui émulent des méthodes shivaïtes et vichnouïtes, les méthodes théopathiques étaient désormais accessibles.


Prenons par exemple le cas de gTsang smyon heruka (1452–1507), un autre génie littéraire, qui avait substitué sa propre volonté par celle du Heruka (« Shiva »), auquel il s’identifiait totalement. Il portait ses attributs et il adoptait ses comportements inorthodoxes et provocateurs. Et le plus important, Heruka avait établi son trône dans la volonté de gTsang smyon heruka, et il exprimait sa volonté à travers des théophanies, des rêves et des visions, que gTsang smyon heruka mit à exécution sans aucune résistance. Par exemple :
« Par la suite, le grand brahmane, Saraha, lui apparut dans un rêve. Quand Tsangnyeun se réveilla, il alla à l’endroit qu’il avait vu dans son rêve et il y trouva un tas de vomi avec d’autres immondices. Il mangea tout, et entra dans un état d’absorption méditative, qui dura pendant deux mois.[8] 
Une autre nuit, Tsangnyeun rêva d’une belle jeune fille entourée de lumières d’arc-en-ciel. Elle lui dit d’écraser toutes les apparences (tib. snang ba la thog rdzis byas) et qu’il lui fallait une substance extraordinaire, afin d’obtenir les accomplissements les plus élevés. Quand la jeune fille avait disparue, il se trouva dans un état de luminosité et se demanda si telle substance pouvait être trouvée. En y réfléchissant, il s’endormit de nouveau et rêva d’une autre femme, de couleur rouge. Elle était nue, portait des ornements d’os et avait une apparence semi-courroucée. Elle lui dit ‘Tsangpa Sangyé Gyaltsen, si tu veux atteindre les plus hauts accomplissements dans cette vie-ci, tu ferais mieux de venir ici immédiatement ! Viens ici maintenant !’ Après avoir dit cela, elle disparut comme un arc-en-ciel. En se reveillant, Tsangnyeun commença à réfléchir au sens de ses rêves et conclut qu’il s’agissait de messages des ḍākinīs de sagesse (sct. jñānaḍākinī). Il sortit pour trouver la substance extraordinaire dont les ḍākinīs lui avaient parlée. Au bout d’un moment, il vit un corbeau tourner dans le ciel, et il se précipita vers l’endroit. Il y trouva le corps d’une fille lépreuse de dix-sept ans. Il brisa son crâne et mangea un peu de son cerveau. Il en fit également mentalement offrande à son lama, Sharawa, et aux autres lamas kagyupa ; il en offrit un peu à Vajravārahī et à d’autres yidams, et encore un peu à Siṃhavakrā (Seng gdong) et à d’autres protecteurs. »[9]
L’état mystique, dit « théopathique » est indéniablement de source dionysienne, pour rester poli…

MàJ21062015

À l’époque de Râmânuja [( XIe -XII siècle)], le paysage religieux de l’Inde s’est beaucoup modifié depuis l’époque des rites védiques et de la spéculation des Upanishad. On croit beaucoup moins en l’efficacité mécanique des rites. De nouveaux dieux (essentiellement Shiva et Vishnu) sont devenus prépondérants et sont choisis par leurs fidèles comme divinité exclusive. Un nouveau comportement dans le culte, beaucoup plus affectif, s’est développé. On parle de bhakti (de la racine bhaj « avoir part à ») pour désigner cette dévotion qui est un abandon complet à la volonté divine et la recherche d’une participation au divin. Dans le pays tamoul, cette bhakti est devenue, avec les poètes « fous de dieu » appelés Alvâr, une dévotion très lyrique, exubérante, asociale et teintée d’érotisme'. Râmânuja en sera selon Michel Hulin « le philosophe et le régulateur» pour la rendre « compatible avec les exigences de l’orthodoxie brahmanique »
Les maîtres spirituels de l'hindouisme, Alexandre Astier, Eric Degas, p. 53

***

[1] Georges Bataille, L'expérience intérieure 1943, Paris, Gallimard.

[2] Henri Delacroix, Les Grands mystiques chrétiens, préface xi-xiii

[3] Col. 3, vs. 3.

[4] La vie de madame Guyon, éd. La tour Saint Jacques, pp. 37-38

[5] Il y a sept types d’orgueil. L’orgueil simple (tib. nga rgyal tsam), penser être l’égal de ses semblables. L’orgeuil majeur (tib. che ba'i nga rgyal), penser être mieux que ses semblables. L’orgeuil excessif (tib. nga rgyal las kyang nga rgyal), penser être mieux que les grands de la terre. L’orgeuil de penser « j’existe » (tib. nga'o snyam pa'i nga rgyal). L’orgeuil manifeste (tib. mngon pa'i nga rgyal), penser avoir des qualités plus grandes que celles que l’on possède réellement. L’orgeuil d’humilité (tib. cung zad snyam pa'i nga rgyal), penser être un peu moins bien que les grands de la terre, mais néanmoins pas mal. L’orgeuil déplacé (tib. log pa'i nga rgyal), être fier de ce qui est en fait un défaut.

[6] La vie de madame Guyon, éd. La tour Saint Jacques, pp. 39-40

[7] De l'âme, III, 5

[8] L: 22-23.

[9] Stefan Larsson, Crazy for Wisdom, The Making of a Mad Yogin in Fifteenth-Century Tibet, Brill Academic Publishers (2012), p. 124. « Then the great Brahmin, Saraha, appeared in a dream. When Tsang-nyôn woke up, he went to the place that he had seen in the dream, where he found a pile of vomit and other filth. He ate it all up and entered into a state of méditative absorption that lasted for two months.

Another night Tsangnyôn dreamt about a beautiful young woman who appeared amidst rainbow light. She told him that he had to trample on all appearances (snang ba la thog rdzis byas) and that he needed an extra- ordinary substance in order to attain the highest accomplishments. After the woman had disappeared Tsangnyôn remained in a state of luminosity, pondering whether such an extraordinary substance was available or not. As he thought about it he fell asleep again and in his dream, another woman, red in color, naked, adomed with bone ornaments, and a bit wrathful, appeared. She said, “ ‘Tsangpa Sangyé Gyaltsen, if you want to attain the highest accomplishments in this life come here immediately! Come here now!’After having said this she disappeared like a rainbow.'' Awakening from the dreams, Tsangnyôn began to think about their meaning and concluded that they were messages from the wisdom ḍākinīs. He went out and started to search for the extraordinary sub- stance that the ḍākinīs had talked about After a while he saw a crow circling something nearby and hurried to the spot below. There he found the corpse of a seventeen-year-old leper girl. He broke open the skull of the corpse and ate some brains. He also mentally offered some of the brains to his own lama, Sharawa, and other Kagyü lamas; some he offered to Vajravârâhl and other yidams-, and some to Simhavakrà (Seng gdong) and other protectors. »

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