lundi 28 février 2022

L'origine de l'approche visionnaire bouddhiste

Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art 

Grâce au travail documenté de Paul Demiéville, et l’accès à des sources chinoises du début du premier millénaire, on peut se faire une petite idée des débuts du mahāyāna yogācāra et du bouddhisme ésotérique. La co-existence de versions “hīnayānistes” et “mahāyānistes” de yogācārabhūmi montre bien les différences d’approche et de ton, même si le culte de Maitreya (et l’attrait de Tuṣita) sont déjà présents dans les versions “hīnayānistes” (les plus récentes ?) connues.

Yogācāra désigne au départ simplement la pratique, les exercices, les “dhyāna”, sans que cela réfère spécifiquement à des exercices de concentration (“apaisement”, śamatha), mais plutôt à tout ce qui permet à la pensée de se détacher du “triple univers” : les domaines du sensible, de la forme et du sans-forme. Demiéville traduit par le plan de la matière (rūpadhātu) et du plan immatériel (arūpyadhātu), mais rūpa désigne plutôt la forme, dans le sens de l’idée, et donc le sans-forme, le sans-idée, le sans-notion. Le triple univers correspond donc en gros au plan sensible (“désir”), le plan psychique et le plan spirituel, dans un sens immatériel et sans notion, hors du champ du sensible et du psychique.

L’approche “hīnayāniste” est plus moderne, dans le sens qu’il est plus proche d’une interprétation psycho-logique. Le macrocosme (triple univers) bouddhiste correspond au microcosme sensible/psychique/spirituel. Le pratiquant qui à travers les dhyāna, etc., “monte” dans son propre microcosme, “monte” également dans le macrocosme bouddhiste. En imprégnant la pensée des différents “étages spirituels” (bhūmi) et en se familiarisant avec, le pratiquant bouddhiste pense pouvoir y accéder déjà de son vivant, microcosmiquement, et après la “mort physique” également macrocosmiquement, car sa pensée étant toute pleine d’un “étage spirituel”, c’est là qu’il compte (re)naître. Il y a donc une correspondance entre le cosmos “triple univers” et “l’âme” qui y évolue.

Les bouddhistes “hīnayānistes” et “mahāyānistes” croient également en un “dehors du triple univers”, et c’est là que se situeraient les Terres pures “créées” par les Bouddhas. Tuṣita, où réside le futur Bouddha Maitreya, se situe au sommet du triple univers, et en fait encore partie.

Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art 

Sortir du triple univers, “se libérer” se construit donc graduellement durant la vie du pratiquant de façon microcosmique. Et le niveau ainsi atteint, ainsi que le degré de familiarisation avec ce niveau, est déterminant pour la naissance suivante, si l’on n’a pas réussi à sortir du triple univers. Cela se passe le plus souvent instantanément après la mort. Le “Bardo” tel qu’il a été vulgarisé est une invention beaucoup plus tardive. Le karma détermine la naissance de tous ceux qui ne purifient et n’édifient pas leur pensée durant leur existence actuelle, ou qui ne demeurent pas “naturellement” dans un “étage spirituel” confortable. Dans la cosmographie bouddhiste, les “étages spirituels” des quatre niveaux de dhyāna, et des dimensions (āyatana), etc., sont “géographiquement” situés. On progresse, en se détachant progressivement de létage atteint.

Il était sans doute difficilement imaginable pour un auditeur de dépasser le niveau spirituel du futur Bouddha Maitreya à Tusita, au sommet du triple univers. Cet auditeur pouvait à la limite, lors d’une session de dhyāna réussie, monter à Tuṣita, et dans le meilleur cas recevoir des instructions de Maitreya, recevoir la prédiction de son futur parfait éveil, dans l’espoir de faire partie de l’entourage du Bouddha Maitreya, quand ce sera son tour. Les “mahāyānistes” étaient plus ambitieux, et Mañjuśrī allait devenir leur modèle. Un Bouddha (et Maître de Bouddhas) qui faisait semblant d’être un bodhisattva. Pas le Mañjuśrī des débuts, mais le Mañjuśrī Maître du Verbe de la Marche héroïque.

Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art 

Le culte de Maitreya, et le fait que le Bouddha Śākyamuni était simplement un des nombreux Bouddhas à se manifester ici-bas, montrent que “le Bouddha” avait très tôt fait l’objet d’une promotion au niveau de principe ou d’une divinisation, et qu’il était éternel, et donc toujours accessible. Le Bouddha avait dit de ne pas le confondre avec son corps formel (rūpakāya), mais de le voir comme un corps de Dharma (dharmakāya). Le Dharma est le refuge. “Kāya” signifie corps, mais dans le sens d’un ensemble constitué. Le corps de dharma est l’ensemble des dharmas du Bouddha. Mais dharma peut aussi prendre le sens de qualité, et dharmakāya, de l’ensemble des qualités du Bouddha. L’ensemble de qualités d’un Bouddha est représenté par les marques majeures et les signes mineurs d’un grand homme. Si l’on veut “commémorer le Bouddha” (buddhānusmṛti), c’est donc par son “dharmakāya” qu’on le remémore correctement. L’icône si célèbre de notre époque.

Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art 

En imprégnant sa pensée du Bouddha, en le commémorant, et en se familiarisant avec lui, et éventuellement son entourage, on fait un pas en direction du parfait éveil d’un Bouddha, à cause du même principe de correspondance expliqué ci-dessus, même si le Bouddha est au-delà du triple univers. Cela semble être l’idée qui était le moteur derrière l’approche du mahāyāna. C’est tout naturellement que la commémoration du Bouddha” (buddhānusmṛti) est devenu la cible pour tous ceux qui aspirent à devenir un jour des parfaits Bouddhas eux-mêmes. Cela a ouvert la voie à une approche visionnaire, où les visions (commémorations) permettent de progresser vers l’éveil et de mesurer son progrès.

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dimanche 27 février 2022

Versions de "yogācārabhūmi" et Tuṣita-nautisme

Tuṣita

On ne peut recommander assez l’article La Yogācārabhūmi de Saṅgharakṣa de Paul Démiéville, pour en savoir plus sur l’évolution du “mahāyāna” à côté du “hīnayāna”, où le yogācāra ou “pratique du Yoga” joue le rôle principal. Au départ, yoga, dans le bouddhisme, est l’équivalent de dhyāna, c’est-à-dire “des exercices bien définis et assez restreints, qui restent liés au domaine de la matière (rūpadhātu ) et ne s'élèvent pas jusqu'au plan immatériel (arūpyadhātu)”. Des exercices faits avec les moyens physiques, verbaux et psychiques “normaux” dont dispose l’adepte. Au départ, sans les méthodes plus visionnaires de la “commémoration des Buddha” (buddhānusmṛti), mais dans le mahāyāna, les visions des Bouddhas étaient devenu une part essentielle du “yoga”, notamment en Chine. Dans les traductions archaïques (“antérieures aux T’ang”), le mot yoga est d’ailleurs souvent traduit par “tao”.

Non seulement, le “yogācāra” était pratiqué par les moines du “petit véhicule”, mais en plus, des textes/compilations (en chinois, p. 343) au titre de Yogācārabhūmi existaient avant la version très célèbre attribué à Asaṅga. Ils consistent le plus souvent en une explication des dhyāna et des ṛddhipāda (“bases de la thaumaturgie”), qui en sont le résultat. “L’apaisement et la contemplation” (śamatha et vipaśyanā) constituent la “terre du tao” (yoga-bhūmi), écrit Tao-ngan (314-385), d’obédience mahāyāna, dans sa préface au commentaire de la version de Saṅgharakṣa.
La terre (bhūmi), c'est ce qui renferme et, fécondé, donne les moissons de céréales ; pierres et matières précieuses de toutes sortes, il n’est rien qu’elle ne porte en son sein.”
Initialement, les yoga “hīnayāniste” “mahāyānistes” coexistent et sont assez similaires. , Dans l’Explication sommaire de la méthode de ‘Dhyāna’ (Tch'an fa yao kiai) composée par Kumārajīva (début Vème siècle), le plan est celui de l’abhidharma des auditeurs, et à la fin des formules mahāyānistes sont introduites[1].
A la fin de l'ouvrage les abhijñā reçoivent des interprétations curieusement mahâyânistes et les Arhats cèdent la place aux Bodhisattvas. (p. 355)”
Demiéville reproduit les cinq “portes de la Loi” (fa men), correspondant à la pratique du dhyāna et du samādhi, selon Kumārajīva.
1. La contemplation de l’impur (aśubhā-bhāvanā), contrecarrant de la concupiscence (rāga) ;
2. La contemplation de bienveillance (maitri), contrecarrant de la malveillance (vyāpāda) ;
3. La contemplation de la causalité (idaṃ-pratyayatā-pratityasamutpada contrecarrant de l’ignorance (avidyā),
4. L’attention appliquée à la respiration (ānāpānasmṛti, contrecarrant de la ratiocination (vitarka) ;
5. La commémoration de Buddha (buddhānusmṛti), contrecarrant de la combinaison des précédents (saṃnipāta)
.”
Dans le yogācāra du mahāyāna, c’est notamment ce dernier élément, pouvant résumer les autres, qui prendra son essor, et fera du bouddhisme une véritable religion. On note aussi que dans l’optique utilitariste du yogācāra, les dhyāna du “petit véhicule” ont pour but l’obtention des “bases de la thaumaturgie” (ṛddhipāda) et des clairvoyances (abhijñā). Ces pouvoirs surnaturels doivent servir pour accéder à Tuṣita, où séjourne le futur Bouddha Maitreya. Le culte de Maitreya est partagé par les “hīnayānistes” et les “mahāyānistes”.

Le culte de Maitreya s’inscrit dans le processus de divinisation de Bouddha Śākyamuni, qui devient ainsi un Bouddha parmi d’autres. Śākyamuni, étant passé au parinirvāṇa, n’est plus disponible, mais Maitreya, le futur Bouddha peut être rejoint à Tuṣita, et le cas échéant, il fait même des descentes à Jambudvīpa. Les moines “aux facultés aiguës", ayant obtenu les ṛddhipāda et les abhijñā, peuvent donc de leur vivant monter à Tuṣita, pour y recevoir des enseignements de Maitreya. Le grand avantage de Tuṣita par rapport à une Terre pure comme Sukhāvatī, est qu’il se situe à la limite de la Sphère du sensible (kāmadhatu), et serait donc d’accès plus facile.

Situation cosmographique de Tuṣita et son pavillon

Pendant la période de co-existence de yogācāra “hīnayāniste” et “mahāyāniste”, apparaît également le classement des individus en familles (gotra). Les bodhisattva donnent la priorité à “la commémoration de Buddha”, dans des formes de plus en plus élaborées, et donnent moins d’importance aux pratiques plus ascétiques. On détermine d’abord à quelle famille appartient un adepte, avant de lui donner des pratiques adaptées. Il faut pour cela imaginer un Bouddha au front, au coeur etc. Plus l’impression et la faculté d’imagination est grande et vaste (nombre de Bouddhas, durée, etc.), et plus les facultés sont aiguës.

Pour les bodhisattva de facultés aiguës on trouve le plan dans un autre texte yogācāra de l’époque de Kumarajiva (p. 359). Après la quintuple méthode (cinq portes, ci-dessus), qui doit donner accès au premier dhyāna, on trouve :
5. contemplation du «corps de naissance»;
6. contemplation du dharmakāya ;
7. contemplation des Buddha des dix directions;
8. contemplation d'Amitayus[2] ;
9. contemplation du vrai lakṣana des dharma ;
10. saddharmapuņdarīka-samādhi.
Le dharmakāya a ici son sens premier de l’ensemble (corps, kāya) des qualités (dharma) du Bouddha[3]. Qualités “visibles” quand ils sont représentés icônographiquement, plus tard le corps symbolique (saṃbhogakāya). C’est un dharmakāya qui sert de support à la commémoration/contemplation des Buddha. Le dernier de la liste, l’exercice de premier rang, est le recueillement du Lotus [blanc du vrai Dharma] (Saddharmapuṇḍarīka).

Quand le compilateur du Yogācārabhūmi, Saṅgharakṣa, a obtenu les pouvoirs surnaturels,
En un instant, il monta au Tuṣita, où il a des entretiens élevés avec le Bodhisattva Maitreya, dans le palais duquel [il attend de devenir Buddha, car] il doit suppléer au poste de Buddha comme huitième [Buddha] du bhadrakalpa.”
L’article de Demiéville nous apprend que les visites à Maitreya n’étaient pas rares à l'époque, et sans doute même l’objectif pénultième de nombreux bodhisattva pratiquants. Il devient commun dans les récits hagiographiques que des bodhisattva “montent” à Tuṣita après leur mort, ont leur prédiction (vyākaraṇa) de parfait éveil confirmé par Maitreya, puis redescendent pour continuer leur mission. Pour naître à Tuṣita, il faut préparer “l’esprit” par des commémorations/contemplations de Maitreya à Tuṣita, par exemple en pratiquant le Sūtra de la contemplation du Bodhisattva Maitreya monté naître au ciel Tuṣita, traduit au Vème siècle. Il semblerait d'ailleurs que le culte de Maitreya ait son origine au Cachemire.

Toutes les légendes et élaborations autour de Maitreya et Tuṣita, transposées en commémorations et contemplations, sont rendues possibles par les pouvoirs surnaturels obtenus par les dhyāna. L’élève du Bouddha exemplaire dans ce domaine était Mahāmaudgalyāyana. Les autres détenteurs de pouvoirs évoluent dans son sillage légendaire. Ainsi, Mahāmaudgalyāyana aurait transporté un sculpteur au ciel de Trayastriṃśa, où se trouva le Bouddha en ce moment, pour faire faire sa sculpture à la demande du roi Udayana.
Vers l'an 400, Fa-hien vit au nord du Cachemire, dans la vallée de Darei (Dardistan), la célèbre statue en bois de Maitreya, haute de 80 pieds, à l'érection de laquelle on faisait remonter l'expansion du bouddhisme vers la Sérinde et l'Extrême Orient. On racontait que le sculpteur avait été emmené à trois reprises au ciel Tuṣita, pour observer son modèle, par un Arhat usant à cet effet de ses pouvoirs magiques (ṛddhipāda-bala).
Maitreya dans le ciel de Tuṣita devint une source privilégiée de maîtres Tuṣitonautes, parmi lesquels Asaṅga (IVème siècle) du Gandhāra. Ce dernier est l’auteur du Yogācārabhūmi le plus célèbre. S’agit-il d’une véritable ascension "physique", d’un “transport spirituel”, d’un état de transe ? S’il s’agit d’un “transport spirituel” pourquoi débattre de la facilité d’accès à Tuṣita (p.389), situé dans la sphère du sensible, contrairement aux Terres pures qui seraient plus difficilement d’accès. Paramārtha assure d’ailleurs que c’est par la pratique du “petit véhicule” qu’Asaṅga avait su se rendre à Tuṣita (p. 381). Pour Sthiramati/Sāramati (VIème s.), Maitreya était la divinité tutélaire d’Asaṅga[4]. Demiéville observe laconiquement : “Il s'agit d'une révélation reçue en extase, comme en admettent toutes les religions, toutes les littératures”.

La grande différence entre l’approche “hīnayāniste” et “mahāyāniste” du yogācāra, est l’utilisation de l’imagination, pour préparer “l’esprit” à une naissance en Tuṣita. La contemplation du ciel maitreyien de son vivant conditionne la naissance en Tuṣita (p. 383), expliquée dans des textes comme le Sūtra de Maitreya.
Méditer sur les plaisirs suprêmes et merveilleux du ciel Tusita, c'est cela qu'on appelle la bonne contemplation.”
Petit aperçu de l'intérieur du pavillon

Les “étages spirituels” (bhūmi) que parcourt le yogācārin pendant sa pratique, correspondront aux étages spirituels de sa prochaine naissance, “on renaît dans la sphère, à la fois cosmique et mystique, où l'on est parvenu par le Yoga de son vivant”. Tout comme c’était le cas pour la prédiction de l’obtention du parfait éveil par le Bouddha, les maîtres Tuṣitonautes reçoivent l’assurance (niyata) de renaître dans “la cour intérieure” de Tuṣita, après leur mort. Une naissance à l’extérieur, sans voir Maitreya est une autre possibilité. Demiéville rapporte comment le grand traducteur Hiuan-Tsang/Xuanzang, mourra dans la joie en se concentrant sur le ciel de Tuṣita.
Le maître de la Loi concentra son esprit sur le palais du Tuṣita. Il pensa au Bodhisattva Maitreya et forma le vœu de renaître auprès de lui, pour l’adorer et recevoir de lui le Yogācārabhūmiśastra ... Alors il lui sembla, en imagination, qu’il montait au mont Sumeru. Puis, ayant dépassé le premier, le deuxième et le troisième ciel, qu’il voyait le palais du Tuṣita, avec le Bodhisattva Maitreya sur sa sublime terrasse de joyaux, entouré de son assemblée de deva. Et, à ce moment, son cœur fut dans la joie; le maṇḍala, les brigands, tout était oublié.”
On verra encore l’importance du culte de Maitreya dans le Gaṇḍavyūha (de l'Avataṃsaka Sūtra), où le jeune Sudhana, à Tuṣita, entre dans le pavillon de Maitreya, qui lui dit d’aller voir Mañjuśrī, qui lui expliquera les qualités positives. Maitreya passe ainsi le relais au Maître du Verbe ésotérique.

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[1]Ainsi dans l’Explication sommaire de la méthode de “ Dhyāna “(Tch'an fa yao kiai) composée par Kumārajīva dans les premières années du ve siècle, le plan est hlnayâniste et l'on reconnaît les rubriques graduées du «chemin» tel que l'enseigne l'Abhidharma du Petit Véhicule : contemplation de l'impur et du squelette, parcours des quatre dhyāna, des quatre apramāņa, des quatre ārupya, bhavāgra, étude des quatre saintes vérités, enfin obtention des quatre ṛddhipāda et des cinq abhijñāna

[2] Sūtra de la commémoration d'Amitayus, T. 365.

[3][d]es éléments mahâyânistes apparaissent à propos de la «commémoration de Buddha» :
c'est pour les seuls débutants que celle-ci consiste à contempler de simples icones; pour les pratiquants plus avancés, les Buddha commémorés par «l'œil de l'esprit» se multiplient en nombre infini, et enfin la contemplation ne porte plus que sur les qualités (guņa) des Buddha, puis sur le dharmakãya qui réunit les qualités de tous les Buddha infinis et qui est pareil à l'espace
.”

[4] Iṣṭa-devatā selon Tucci-Bhattacharya et śraddhā-devatā d'après Yamaguchi et Stcherbatsky. Le mot manque dans le manuscrit sanskrit et a été reconstruit à partir de la version tibétaine, explique Demiéville.

samedi 26 février 2022

Deux vérités devenues ontologiques

Ying et Yang

Au IIIème siècle, à la fin de l’empire Han, apparaît lEcole du mystère (Xuanxue ou Hsuan Hsue 玄學), notamment par les travaux de Wang Bi (ou Wang Pi 王弼 226-249). Dans sa trop courte vie, celui-ci tentait d’étayer métaphysiquement le confucianisme en y injectant du taoïsme. Ce nouveau courant de pensée et les discussions (“causeries pures” 清談) auxquelles il donna lieu avaient également influencé très profondément le bouddhisme chinois. Il pose une unité, à deux principes, un fond indifférencié, wu (le ‘il n’y a pas’ 無), le maître de tous les êtres, et le manifesté, you (le ‘il y a’ 有), le multiple. Le dernier est ‘la mise en opération’ dynamique (Yong 用), du fondement constitutif (Ti 體). Il fonde sa nouvelle théorie sur le taoïsme (le Dao De Jing de Lao Zi, et le Zhuangzi) et sur le Livre des Mutations (Yi Jing), l’un pour le fond, l’autre pour l’aspect dynamique.
Le Dao [la Voie] est une appellation du Wu. Puisqu’il n’est rien que l’indifférencié ne pénètre, rien dont il ne soit l’origine, on a de bonnes raisons de l’appeler Dao, qui est silence, sans existence manifestée et qui ne peut se figurer.[1]

Les dix mille êtres, dans toute leur noblesse, trouvent leur efficace (Yong) dans l’indifférencié, à défaut de quoi ils sont incapables de se donner une constitution (Ti). S’ils abandonnent l’indifférencié pour accéder à la manifestation, ils perdent alors ce qui fait leur grandeur.[2]
Les premières traductions en chinois de textes bouddhistes, s’appuyaient par la force des choses sur le terminologie existante du confucianisme, du taoïsme et donc du Xuanxue, à la mode, et la “grille de lecture” de l’époque était teintée par ces courants de pensée. Huisi (515-577), un des ancêtres de l’école bouddhiste chinoise du Tiantai (Sūtra du Lotus), manifesta de l’intérêt pour les spéculations ontologiques de l'Ecole des Mystères[3], et faisait des pratiques taoïstes dans sa retraite. Zhiyi (538-597), le fondateur de l’école Tiantai, interprète le Sūtra du Lotus dans un analyse à cinq sections : Nom (Ming 名), Substance (Ti 體), Point principal (Zong 宗), Fonction (Yong 用), et Doctrine (Jiao 教). La substance (Ti) correspond à la vérité ultime.
On voudrait dire que cela est présence, or on n’en voit pas la forme. On voudrait dire que cela est absence, or les dix mille êtres en sont issus.
On voudrait dire qu’il n’est pas là (Wu), et pourtant il accomplit toute chose (Yong?). On voudrait qu’il est là (You), et pourtant on n’en voit pas la forme
.[4]
Dan Lusthaus (Critical Buddhism and Returning to the Sources, dans Pruning the Bodhi Tree)) mentionne la confusion très courante entre “esprit”, “mahāyāna”, et “Tao” et la notion dominante au VIème siècle d’une conscience ou Esprit (“Mind”) pur et éternel, les systèmes dhātu-vādin assumés des écoles T’ang et Sung (Hua-yen, Ch’an, Terre pure, le tantrisme chinois[4] qui n’a pas duré longtemps, et en moindre mesure l’école T’ien-t’ai). Au VIIIème siècle la tendance dhātu-vāda du bouddhisme chinois était devenue décisive. Le yogācāra de K’uei-chi fut jugé trop “phénoméniste”, et le bouddhisme chinois se tourna définitivement vers le yogācāra/cittamātra substantialiste (dhātu-vadin) d’un Paramārtha, le “traducteur”[5] du Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule (Dasheng qixin lun), un apocryphe chinois.

Dans la traduction française (Paramārtha) de Catherine Despreux, le terme “Esprit-Un” ou “Esprit unique” (yīxīn) n’apparaît pas, mais le “Mahāyāna” y est considéré comme un “élément”, qui n’est autre que “l’esprit de la multitude des êtres, lequel embrasse toutes les choses mondaines et supra-mondaines[6].”

La vacuité, qui est également vide d’elle-même et qui n’est donc ni transcendante ni une “essence” (Ti), la non-dualité, l’union des deux vérités des prajñāpāramitā et du madhyamaka, ne permettent pas l’établissement d’une substance, comme la source et la destination des “mille êtres”. Elle n’est pas le Wu (rien ou vide) qui donne naissance à toutes choses existantes (You). Les deux vérités bouddhistes ne sont pas ontologiques[7]. Pour Wonhyo (617–686)[8], T'i/Ti correspond à la vérité ultime du Madhyamika, et Yung/Yong à la vérité conventionnelle, les deux étant des accès/portes à l’Esprit unique (yīxīn) du Yogācāra[9]. La possibilité de cet accès, à tout moment, ouvre la voie à des théories de “l’éveil foncier” ou "originel" (benjue, J. hongaku), ou à l’éveil soudain ; “l’Eveil soudain du Tathāgata”, “le quatrième degré de sagesse” chez Huisi, précurseur du Ch’an.

Les sūtra du mahāyāna sont des rédactions humaines, situées dans le temps et dans l’espace. Avec des lettrés bouddhistes du périmètre indien, sogdiens, parthes, etc., établis en dehors de leur pays d’origine ou en déplacement, qui sait quelle est l’origine d’un sūtra, rédigé (ou traduit) en langue indique, sur un “sol étranger” au bouddhisme. Les apocryphes et pseudépigraphes sont nombreux, et pas seulement dans le canon chinois… A mon avis, tout texte canonique religieux est pseudépigraphique, Il ne s’agit bien sûr pas de stigmatiser ces textes à l’exclusion d’autres.

En passant par des textes canoniques, c’est-à-dire attribués au Bouddha, et en les désignant comme l’enseignement ultime du Bouddha (Mahāparinirvāṇa Sūtra, Sūtra du Lotus, etc.), en Chine et ailleurs, on a pu imposer des théories bouddhistes, qui ne l’étaient pas au départ. La priorité étant donnée à “des Paroles de Bouddha” ultimes, très métaphysiques, plutôt qu’à des approches plus terre à terre, s’appuyant sur la doctrine de la coproduction conditionnée. En Chine et dans les pays où le bouddhisme chinois a été importé par la suite.

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[1] Wang Bi, Commentaire des Entretiens, trad. par Catherine Despreux, dans l’Histoire de la pensée chinoise, p. 331

[2] Wang Bi, Commentaire au Lao Zi 38, trad. par Catherine Despreux, dans l’Histoire de la pensée chinoise, p. 330

[3]Certes ses théories ne peuvent se confondre avec celles de l'Ecole des Mystères, mais elles n'en sont pas moins analogues. L'esprit unique (yixin) est devenu le substrat permanent qui englobe tout. Or, cet esprit unique est défini comme une vacuité parfaite, c'est-à-dire le substrat permanent de toutes choses. Cet esprit unique a pour caractère essentiel d'être sans mouvement (budong). Huisi insiste par ailleurs sur l'impermanence des lois du monde aussi changeantes que des nuages. Il en est de même pour nos désirs. Alors il faut savoir y renoncer "pour obtenir la grande joie du non agir du nirvāṇa". Ces quelques exemples montrent bien que Huisi, sans être un adepte de l'Ecole des Mystères, s'intéressa néanmoins aux mêmes problèmes.”, Pau Magnin, La Vie et l'Oeuvre de Huisi, p. 21

[4] Commentaire au Laozi 6 et 14, trad. par Catherine Despreux, dans l’Histoire de la pensée chinoise, p. 331

[5]The Awakening of Mahayana Faith, a key text in Chinese Buddhism, also employs Essence-Function. Although attributed to Aśvaghoṣa (?80-?150 CE), and traditionally thought to have been translated Paramartha (499–569),[17] in 553, many modern scholars now opine that it was actually composed by Paramartha or one of his students.” Grosnick, William, H. (1989), "The Categories of T'i, Hsiang, and Yung: Evidence that Paramārtha Composed the Awakening of Faith"

[6] Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Catherine Despreux, Fayard, p. 108

[7] Whalen Lai, Buddhism in China: A Historical Survey (2003).

[8] Dans son Commentaire du Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule

[9] Kim, Jong-in (2004), Philosophical contexts for Wŏnhyo's interpretation of Buddhism, Jimoondang International

mardi 22 février 2022

Être dans l'existence

"Bodhisattva Puxian chevauchant un éléphant" détail, Grotte du soutra de Dunhuang,
encre et couleur sur soie, début de la dynastie des Song du Nord, Musée Guimet

Il est généralement assumé que la véritable innovation de Bouddha Śākyamuni était le rôle joué par la “sagesse” ou “sapience” (prajñā) dans le processus de libération (mokṣa). La “méditation”, qui est devenu emblématique pour le bouddhisme, consistait en deux pans : concentration (dhyāna) et discernement (vipaśyanā), l’alliance des deux constituant la sapience (prajñā). Le troisième élément de l’approche bouddhiste est la moralité (śīla, au minimum les 5 voeux pañcaśīla), ces trois éléments constituent le triple entraînement.

Selon le bouddhisme et les écoles bouddhistes, chacun de ces trois éléments peut prendre une importance particulière. La moralité et les préceptes associées (vinaya) sont un élément essentiel pour les moines (bhikkhu) et moniales bouddhistes, et peut même être le principal élément de leur pratique. Dans les couches populaires chinoises, la voie du bouddhisme était une variante (p.e. du taoïsme religieux) pour accéder à l’immortalité, et l'hybridation était de fait.

Selon le point de vue du bouddhisme des auditeurs (śrāvakayāna), où la purification de la pensée, le contrôle mental, la respiration et la suppression des passions sont prioritaires, la concentration (dhyāna) jouent un rôle important. C’est une approche ascétique ou yoguique, où l’adepte accède à l’équanimité et la paix qui y est associée par un processus de retrait graduel de ce qui constitue le monde de chacun. Cette approche n’est pas propre au bouddhisme, d’autres śramaṇa l’ont également suivie.

C’est le discernement associé à cet “arrêt” qui permet la sapience. Et la sapience ouvre sur la compréhension de la coproduction conditionnée. Le degré de concentration nécessaire est sans doute plus important pour un débutant, et le degré (théorique) de concentration maximale fait même obstacle à l’émergence de la sapience. L’extase et la suppression du mental ne sont pas le but. Les premiers textes de la prajñāpāramitā furent traduit en chinois vers 167. Kumārajīva (344-413 ou 350-409) introduisit et traduisit les traités fondamentaux madhyamika, mais également le Sūtra de la Terre pure, le Sūtra du Lotus, l’Enseignement de Vimalakīrti. De Nāgārjuna, la Chine connaîtra surtout “Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse” (Ta chih tu lun, ou Dà zhìdù lùn), traduit en français par Etienne Lamotte. Il s’agit d’un texte volumineux attribué à Nāgārjuna, et qui comporte des éléments substantialistes (dhātu-vāda). Ce texte aurait également été traduit (de quelle langue ?) en chinois par Kumārajīva et son équipe, mais il n’existe pas/plus d’original en langue indique. Le titre reconstruit serait “Mahāprajñāpāramitopadeśa”.

La vie et l’oeuvre de Huisi (515-577), traduit par Paul Magnin, donne une bonne idée de la situation du bouddhisme en Chine au VIème siècle. On y trouve du madhyamaka substantialiste avec une vacuité transcendantale, du bouddhisme religieux yogācāra, et également des éléments d’ “hybridation” (xuánxué, taoïste, …). Mais aussi les prémisses de l’éveil soudain (“l’Eveil soudain du Tathāgata”, “le quatrième degré de sagesse”), un précurseur du Ch’an…

Huisi présente un chemin de bodhisattva graduel, avec une “illumination soudaine”, mais surtout un “idéal religieux” pour les “facultés aiguës”, inspiré par le Sūtra du Lotus. Dans Activité sereine et plaisante, il explique l’approche soudaine.
Dans un seul esprit (yixin), en une seule étude (yixue) il conduit tous les fruits à maturité. En un instant (yishi) il les produit tous [sans recourir] à une quelconque pénétration graduelle (fei cidi ru). En cela il est identique à la fleur du Lotus : une fleur produit plusieurs fruits ; en un seul instant, il y a plénitude.” (Magnin, p. 183)
Les bodhisattva aux facultés aiguës doivent ensuite pratiquer “l’activité sans attributs” (wuxiang xing) pour parvenir “à la sagesse et à l’illumination”. Cette “activité sans attributs” est “l’activité sereine et plaisante”. Huisi explique qu’il y a deux catégories d’activités. La voie graduelle (“activité avec attributs”) est toujours poursuivie, mais
Au milieu de tous les dharma, les particularités mentales (xinxiang) [telles que] calme et extinction, n’ont plus cours. D’où la désignation activité sans attributs. [L’esprit] est dans un état constant de parfaite méditation. Que l’on marche, que l’on soit assis ou couché, que l’on boive ou que l’on mange, que l’on discoure ou que l’on parle, on inspire le respect parce que l’esprit est fixé constamment dans la méditation.” (Magnin, p. 184)
Sūtra du Lotus, Japon XIIème siècle (photo)

L'éveillé pourrait s’en tenir là, mais “l’idéal religieux” va plus loin, et s’engage dans un projet visionnaire, inspiré par les visions du Sūtra du Lotus et les grands sūtra du mahāyāna. La méditation sereine et plaisante du bodhisattva aux facultés aiguës “ne demeure ni dans le matériel ni dans l’immatériel” et si la perfection est atteinte, le bodhisattva voit “apparaître le corps diapré de diamants de Samantabhadra (Puxian), chevauchant l’éléphant à six défenses [... et] lui touchant les yeux de son vajra, pour effacer les fautes qui l’éloignent de la Voie”.
La racine de son oeil ainsi purifiée, il obtient de voir Śākyamuni, les sept buddhas et tous les buddhas des trois mondes et dans les dix directions. Il leur confesse ses fautes et devant eux il se prosterne avec respect. Puis, se tenant dans une attitude de vénération, il reçoit d'eux les trois dhāraṇī (sanzhong tuoluoni): (1) la dhāraṇī de contrôle absolu (zongchi) de la vue physique et spirituelle, [qui correspond à la sagesse de la Voie possédée par le bodhisattva (pusa daohui ); (2) la dhāraṇī aux cent, mille, dix-mille et cent-mille charmes, qui réalise [à la fois] la sagesse de la Voie sous tous ses aspects possédée par le bodhisattva (pusa daozhong hui) et la pureté de la vue de tous les dharma; (3) la dhāraṇī de méthode appropriée de prédication (fayin fangbian), qui réalise la sagesse de tous les dharma sous tous leurs aspects possédée par le bodhisattva (pusa yiqie zhonghui ) et la pureté de la vue du buddha. C'est alors qu'il réalisera pleinement la Loi du buddha [sans aller au-delà de] trois incarnations, soit qu'il y parvienne par la pratique d'une seule incarnation, soit lors d'une seconde incarnation, ou alors, avec le maximum de retard, au cours d'une troisième incarnation. S'il se soucie de sa propre vie, convoite les quatre viatiques [d'un moine] il ne peut honnêtement pratiquer la Loi, ni échapper aux kalpa. Voilà ce que désigne l'activité avec attributs."
Selon Paul Magnin (p. 186), Huisi privilégia la voie de la contemplation/méditation.
Par elle le fidèle entre dans le samadhi du non-mouvement (budong sanmei), c'est à dire que l’esprit est sans pensée, sans catégories mentales, dans un vide absolu qui transcende toute pensée et tout ignorance. Le bodhisattva, qui se trouve ainsi dans un état souverain de contemplation (zizai chanding), éprouve que tout est vide et non-vide, que l'esprit lui-même ne se trouve nulle part, la sagesse vient de nulle part, car elle ne vient ni des sens ni de la connaissance en général.”
Mais la méditation n’est pas la fin et se prolonge dans l’idéal religieux.
Il ne sert à rien de saisir la véritable nature des dharma, de maintenir l'esprit immobile au milieu d'eux, de ne subir aucune pression des sensations externes, si l'on ne peut, par la méditation, obtenir tous les pouvoirs magiques et surnaturels (zhu dashentong), eux-mêmes signes du grand consentement (daren), lequel signifie que l'on est entièrement préoccupé du salut des autres. Si le bodhisattva doit parvenir à la sagesse, se libérer de toutes attaches, c'est avant tout pour venir en aide aux autres. On peut donc dire que pour Huisi, conformément à l'idéal du sūtra de la Perfection de Sapience, méditation, sagesse et libération des autres sont indissociables.”
Pour le bodhisattva de facultés aiguës, l’état de Bouddha n’est pas un fruit, c’est un projet, un projet religieux d’une envergure illimitée. Ce projet n’est pas possible dans le bouddhisme de la coproduction conditionnée, il lui faut une vacuité plus positive, transcendantale, mais avec une part fonctionnelle (yung) et une part immuable (t’i). La notion de la part immuable permet à la “concentration” de retrouver tout naturellement sa nature profonde.
Sentiment du moi 
Le divin dans l’homme c’est : lorsqu’il s’installe à l’intérieur de lui-même, lorsque tous les nuages des pulsions se retirent, lorsque tout devient lumineux et transparent et qu’il ne regarde rien d’autre que lui-même, lorsque l’oeil se retourne vers soi.” Jean Paul, Être dans l’existence
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lundi 21 février 2022

La Mare de sang, l'enfer des femmes

Bonze sauvant les âmes de femmes de la Mare de sang avec l'aide de Guanyin

Selon la doctrine bouddhiste mahāyāna, yogācāra, et plus précisément selon le Commentaire de l’abhiddharmakośa (Abhidharmakośabhāsya) attribué à Vasubandhu (IV-Vème s.), il y a seize enfers (skt. naraka, tib. mnyal ba, ch. diyu) situés dans les couches caverneuses en-dessous du continent Jambudvīpa, le monde dans lequel nous vivons. Avīci (tib. mnar med), où les tortures sont ininterrompues, se situe dans la couche la plus profonde. Ces enfers sont la misérable destinée des âmes désincarnées de ceux qui ont dérobé d’autres êtres de la vie (meurtre, sacrifice, accouchement qui tourne mal, etc.), quand ces actes arrivent à maturation.

Il y a huit enfers chauds, huit enfers froids, et quatre "enfers avoisinants" (skt. utsada tib. nye ‘khor), un dans chaque direction cardinale. Selon l’école sarvāstivādin-vaibhāṣika il y a huit enfers, chacun donnant accès à des enfers secondaires (utsada), ce qui fait au total 128 enfers secondaires par enfer primaire. Le système yogācāra a donc réduit le nombre des enfers (et par ailleurs augmenté le nombre des destinées (gati), six en tout). Le système des enfers chinois (diyu), qui s’inspire de celui de Vasubandhu, compte au total dix-huit enfers.

l’enfer avoisinant dit des “cadavres en putréfaction"

Je vais me concentrer dans ce billet sur l’enfer avoisinant (utsada) dit “cadavres en putréfaction" (tib. ro myags) ou “cadavres” (kuṇapa) en sanskrit, et de son évolution ultérieure. Dans le système chinois, cet enfer semble correspondre à l’enfer “Lac de sang fétide”, ou “Mare de sang” (血池獄). Dans son Précieux ornement de la libération, Gampopa, suit également l’Abhidharmakośabhāsya de Vasubandhu. Voici la traduction française (Padmakara) du passage concernant le “Lac de sang fétide” :
A côté se trouve le deuxième enfer avoisinant, un marais de boue immonde composée de cadavres en liquéfaction. Le liquide grouille de vers blancs à tête noire, dont le rostre acéré vous entaille jusqu'à l'os”. p. 95
En Chine, le “Lac de sang fétide” a eu une évolution particulière.
Le quatrième enfer, celui de « WuGuan Wang » (五官王), est celui où l’on punit les riches avares qui ne font pas l’aumône, ainsi que les gens qui, connaissant les recettes pour guérir les maladies, ne les font pas connaître; Les fraudeurs, faux monnayeurs, fabricants de faux poids et mesures, ceux qui déplacent les bornes des champs, les blasphémateurs, ceux qui volent dans les pagodes, etc. Les damnés sont emportés par un torrent, ou ils sont agenouillés sur des bambous aiguisés, ou ils doivent rester assis sur des pointes. Certains sont vêtus d’habits de fer, d’autres sont écrasés sous des poutres ou des rochers, d’autres sont ensevelis vivants, et à d’autres on fait manger de la chaux vive ou des drogues bouillantes. Là se trouve aussi le Lac de Sang Fétide, où sont plongées les femmes mortes en couches pour ne jamais en sortir; La croyance populaire est plus dure que les théories bouddhiques et taoïques qui essaient en vain de lutter contre elle, et on essaie parfois de la justifier en expliquant que, pour mourir en couches, il faut qu’une femme ait commis des crimes très graves, sinon dans cette vie, au moins dans une vie antérieure.”
Extrait de « Mythologie de la Chine moderne » par Henri MASPERO
La croyance populaire a bon dos. Il n’est certes pas impossible que cette croyance précède l’avènement du bouddhisme en Chine, mais dans ce cas, il ne peut pas s’agir de crimes commis dans une vie antérieure, puisque c’était le bouddhisme qui avait amené la croyance en la réincarnation avec elle. On verra que le bouddhisme a gardé, développé et exploité cette croyance populaire.

D’où vient tout ce savoir bouddhiste sur les enfers ? Les sources écrites à ce sujet sont plutôt tardives. Il y a un texte theravada, intitulé “Histoires des mânes" (Petavatthu), classé dans les textes mineurs (Khuddaka Nikaya), où l’on voit Mahā Moggallāna (Mahāmaudgalyāyana, Mulian en chinois) visiter le monde des mânes (peta). On y apprend aussi comment Sāriputta sauva sa mère des enfers, en faisant des offrandes aux moines, inventant du même coup le transfert de mérite, très apprécié par les bouddhistes chinois, pour qui la piété filiale est essentielle. Dans le sixième chapitre du Sūtra du Lotus, le Bouddha prédit que Mahāmaudgalyāyana deviendra un bouddha sous le nom de Tamālapatracandanagandha.

Mulian et sa mère en peta

Un autre texte, intitulé le Sūtra Yulanpen ou Ullambana (Yúlánpén-jīng, 盂蘭盆經), aurait été traduit du sanskrit en chinois par Dharmarakṣa (III-IVème s.). Ce texte explique entre autres comment Mahāmaudgalyāyana acquiert ses pouvoirs supranaturels (abhijñā), qui lui permettent d’explorer les mondes des enfers et des esprits, et d’augmenter ainsi le savoir bouddhiste dans ces domaines. Il utilisa ses pouvoirs pour retrouver, et sauver ses parents, par piété filiale. C’est le même texte qui serait à l’origine du Festival des esprits (Festival Zhongyuan, ou Yulanpen, la 15ème nuit du septième mois). Ce festival a lieu pendant le Pravāraṇā, à la pleine lune après la période de vassa, la retraite de la saison des pluies. Mahāmaudgalyāyana retrouva la mâne de sa mère, affamée, mais il ne pouvait la nourrir par son don de riz. Le Bouddha lui suggéra de faire des offrandes au Saṅgha, ce qui permit d’abréger les souffrances de la mère, ainsi qu'une meilleure destinée.

C’est ainsi que Mulian (Mahāmaudgalyāyana) est devenu le patron de la piété filiale en Chine. L’idée a fait son chemin, et toute une littérature (les rouleaux précieux Baojuan 宝卷) s’est développée autour de Mulian, notamment à partir du VIII-IXème siècle[1]. Ainsi, la très célèbre Histoire de Mulian qui sauve sa mère (version illustrée en ligne), une élaboration du Sūtra Yulanpen, qui fut découvert dans un manuscrit de Dunhuang. Il est évident que l'anecdote indienne de Mahāmaudgalyāyana sauvant sa mère tomba à pic pour légitimer un bouddhisme qui eut des débuts difficiles dans une Chine confucéenne, mais la piété filiale était aussi répandue dans la culture indienne.

La tradition récitatrice des “rouleaux précieux”, véritable tradition de spin-off, s’est maintenue jusqu’à nos jours. On y trouve des histoires de réincarnation (Rouleau précieux des trois renaissances [de Mulian]), des descentes en enfer, toujours en compagnie de Mulian, et des sauvetages de mères des enfers. Les textes[2] sont récités pendant les rituels funéraires appelés “récitations des rouleaux des enfers” (Diyu juan 地獄卷), à l’occasion des funérailles de mères de famille. Chacune des récitations des 19 sections du Précieux rouleau de Mulian sauvant sa mère des enfers (Mulian jiu mu diyu baojuan 目蓮救母地獄寶卷) s’accompagne de rituels, et concernent un enfer particulier.

Le Précieux rouleau de la Mare du sang, qui fait l’objet de l’article de Rostislav Berezkin, porte la marque d’influences taoïstes, notamment un rituel intitulé “Rompre la Mare de sang”, qui suit au jour des récitations rituelles. Ce rituel taoïste représente la Mare de sang par un bol de liquide rouge. Du riz intervient également dans le rituel. Mahāmaudgalyāyana voulait donner du riz à sa mère, ce qui lui fut impossible... A la fin du rituel, le dessin de la Mare sur le sol est détruit, et les descendants de la mère décédée ingèrent du liquide rouge.

Il s’agirait d’une tradition bouddhiste-taoïste, qui s’était développée depuis le XII-XIIIème siècle, où la Mare de sang joue un rôle important. Selon les croyances populaires chinoises, après leur mort, les femmes sont captives de la Mare de sang, qui s’est formée dans l'au-delà, à partir du sang féminin perdu pendant les naissances, et les cycles de menstruation. Les rituels expliquent que la retenue des âmes féminines dans la Mare de sang est la conséquence inévitable de l’impureté rituelle des femmes, et que la piété filiale commande aux descendants de sauver leurs mères. Ces croyances se nourrissent également des notions bouddhistes de l’impureté du corps féminin.

Mulian trouve la naissance canine de sa mère

La première mention de la Mare de sang dans un contexte rituel de sauvetage daterait de la deuxième moitié du IVème siècle, et se trouve dans le Précieux rouleau de Mulian sauvant sa mère à s’évader de l’enfer et à renaître au paradis (Mulian jiu mu chuli diyu sheng tian baojuan 目連救母出離地獄生天寶卷). On y apprend comment Mulian trouve "le bol de sang d’Ullambana", qui l’aida à sauver sa mère de l’enfer, d'une naissance successive en peta, puis de sa renaissance finale en tant que chien.
Le Bienheureux dit [à Mulian]: si [tu veux] que ta mère se libère de son corps de chien, tu devrais faire le rituel, le jour du festival Zhongyuan, le quinzième jour du septième mois, et tenir dans la main ce même jour la “Rencontre victorieuse du bol de sang d’Ullambana”. C’est seulement à ce moment-là que ta mère pourra quitter le corps de chien et renaître dans une voie supérieure[3].
La mère de Mulian accède enfin au monde des deva

Pour ceux qui ont l’esprit mal placé, cela pourrait faire penser à une prise d'otage post-mortem des mères, avec une demande de rançon aux enfants survivants.

Mulian et sa pauvre mère


L'enfer pour femmes infertiles (Ubume Jigoku)
A l'aide d'une mèche fine et trop souple, elles doivent creuser la racine de bambou dure... (de l'homme)

L'enfer à trois, pour hommes polygames et pour femmes séductrices (Futame jigoku)

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[1] The Precious Scroll of the Blood Pond in the “Telling Scriptures” Tradition in Changshu, Jiangsu, China, Rostislav Berezkin, National Institute for Advanced Humanistic Studies, Fudan University, Handan Road 220, Shanghai 200433, China; berezkine56@yandex.ru

[2]Other narrative precious scrolls performed on these occasions in Changshu are the Precious Scroll of Dizang (Dizang baojuan 地 藏 寶 卷), Precious Scroll of the Earth God (Tudi baojuan 土地寶卷), Precious Scroll of the Ten Kings (Shi wang baojuan 十王寶卷), and Precious Scroll of the Penitence Rites of the Liang King (Liang wang fa chan baojuan 梁王法懺寶卷; a variant of the Precious Scroll of the Liang King, very popular in the Wu-speaking areas of Jiangnan since the nineteenth century). While the first two are devoted to the origins of deities functioning in the underworld (considered to be deified historical figures, as is typical for Chinese popular religion); the last two (along with the Precious Scroll of Mulian) tell the stories of afterlife retribution and salvation.” Rostislav Berezkin

[3] Yoshikawa, Yoshikazu 2003. ‘Kyû bo kyô’ to ‘Kyî bo hô kan’ no Mokuren mono ni kansuru setsuchô geinô teki shiron, 41: p. 131).


dimanche 20 février 2022

Harmonie universelle et tathāgatacratie

Dixième cour infernale présidée par le roi cakravartin Zhuang Lun (détail, photo Reed Magazine)

Contrairement au confucianisme et au taoïsme, le bouddhisme fût considéré comme une religion étrangère. Les empereurs “barbares” avaient tendance à être plus favorables envers le bouddhisme. Du IIIème au VIème siècle, le taoïsme accrut son influence parmi les lettrés comme dans les couches populaires. Et sur le bouddhisme… Cela a sans doute contribué à l’émergence d’une vacuité transcendantale positive. Les premiers débats taoïstes-bouddhistes avaient eu lieu dans l’affaire (IVème siècle) qui faisait suite à lécrit taoiste apocryphe Huahujing, où les uns tentaient de récupérer le Bouddha comme avatar, et les autres Lao-Tseu.

Zhou Wudi Yuwen Yong (543-578)

Au VIème siècle, des débat eurent lieu entre les trois religions concurrentes, qui reflétèrent la vivacité des débats, ainsi que les reconversions faciles en apparence. Le bouddhiste Daoan produisit le mémoire ‘Traité des deux doctrines’ (Erjiao lun), “essai tentant de convaincre de la supériorité du bouddhisme sur le confucianisme et le taoïsme[1]”. Le lettré Xun-Ji écrit un pamphlet anti-bouddhiste, Discussion du bouddhisme[2] (Lun Fojiao biao), qui était si virulent qu’il souleva la colère de l’empereur Wu des Liang, et Xun-Ji dut s’enfuir chez les Wei orientaux[3]. Un ex-taoiste reconverti au bouddhisme[4], Zhen Luan (535–566) écrit un pamphlet anti-taoiste (Xiaodao Lun), mais qui fût considéré comme trop excessif pour être pris en compte. Selon les historiographes bouddhistes, ce serait le taoïste Zhang Bin (張賓), qui aurait fait définitivement perdre la course aux bouddhistes[5].

Dixième cour infernale présidée par le roi cakravartin Zhuang Lun (détail, photo Reed Magazine)

Dans un autre mémoire anti-bouddhiste, l’ex-bouddhiste Wei Yuansong (衛元嵩) inventa un système de gouvernement plutôt confucianiste, mais se servant d’éléments bouddhistes, où le prince reçoit le mandat céleste du Tathāgata, qui montre la Voie. Quand le peuple suit la Voie, la nation est en paix.
Pour Wei Yuansong comme pour les précédents [critiques], le bouddhisme cause la chute des dynasties qui prétendent le soutenir et provoque la souffrance du peuple asservi à la construction des temples et pagodes. Cependant conscient des penchants favorables de l'empereur à l'égard du bouddhisme, Wei Yuansong n'en demande pas la suppression brutale : il gère la laïcisation de la religion, et l'utilisation de ses valeurs. Ainsi se crée un État où le prince serait le Tathagata, et les meilleurs sujets les piliers de l'ordre. Wei Yuansong résout donc le problème des rapports du bouddhisme avec le gouvernement.” 
Song propose que soit établie une grande Église embrassant tout, qui incluerait les dix-mille êtres des autres mers. Il ne préconise pas l'établissement d'une étroite et partiale institution chargée seulement de la garde des Écritures. Dans cette Église étendue à tout, il n'y aura plus de différence entre moines et laïcs. On ne distinguera pas entre les proches et les éloignés [dans les relations humaines]. L'amour enrichira les masses. On n'aura pas d'esprit partisan pour des doctrines. Les villes deviendront temples et pagodes. Le prince des Zhou sera le Tathāgata. Les villes et les cités seront les monastères des moines. Le mari et la femme en harmonie for meront la sainte congrégation. Le peuple s'adonnera à la culture des vers à soie pour augmenter les revenus de l'Etat et répondre ainsi à sa bienveillance.
Que les gens vertueux soient les officiels de l'ordre, et les anciens respectés comme des "abbés". Que ceux qui sont bienveillants et sages servent comme administrateurs et les stratèges comme maîtres de la Loi. Les dix actes méritoires doivent être pratiqués pour soumettre ceux qui ne sont pas encore soumis. La destruction de l'avarice doit être manifestée pour détruire le désir du vol et du larcin. On donnera à ceux qui sont nus et ont froid. On nourrira les orphelins. On trouvera un conjoint aux veufs et aux veuves. On récompensera les familles loyales et filiales. On châtiera les criminels On aura compassion pour le vieillard malade; on évitera tout dénuement. On recompensera les familles et loyales et filiales. On châtiera les criminels et les rebelles. On fera avancer les personnes pures et simples. On rétrograderait les fonctionnaires flatteurs.

Alors dans tout le pays, il n'y aura plus de cris lancés contre l'injustice comme ceux qui furent dirigés contre [les anciens] Zhou. Partout il y aura des chants faisant l'éloge de l'empereur des Zhou. Les oiseaux et les poissons reposeront en paix dans leurs nids et leurs trous, tandis que les vivants dans l'eau et sur la terre atteindront une longue vie…”
La vie et l’oeuvre de Huisi, Paul Magnin, pp. 160-162
Dixième cour infernale présidée par le roi cakravartin Zhuang Lun (détail, photo Reed Magazine)
Des porteurs de peaux d'animaux en partance vers une destinée animale. Ceux qui reçoivent un seau de sang, partiront dans l'enfer sanguin

Une religion d'État, ou homologuée par l'État, doit d’abord être utile à l'État en question. Sans cela, elle perdra rapidement son statut, et peut même faire l’objet de persécutions. Avec son propre projet, le bouddhisme en Chine risquait de détourner les forces vives du projet de la cour. L’argument de la construction débridée (ainsi que le financement…) de temples et de monastères revenait sans cesse. Les sujets qui consacraient le meilleur de leur temps et de leurs moyens au Tathāgata et à ses représentants terrestres ne pouvaient pas servir conformément leur empereur. Les moines et nonnes bouddhistes ne faisaient pas d’enfants (officiellement), et si des nonnes tombaient enceintes, elles avortaient, selon les pamphlets antibouddhistes. Entre le Vème et VIème siècles, le nombre de temples bouddhistes aurait presque doublé, et le nombre de moines plus que triplé[6]. Ce genre de séparatisme était insupportable à la cour. Si le bouddhisme voulait avoir un avenir en Chine, il ne devrait pas saper l’autorité impériale.

Le projet “tathāgatacratique” de Song était une bonne trouvaille. L’empereur garda Song auprès de lui, et lui conféra le titre de duc de Shu. Song aurait passé son temps à l’étude de sciences occultes en compagnie de l’autre activiste antibouddhiste, le taoïste Zhang Bin[7]. L’empereur devait reprendre les idées et les propres termes du mémoire de Song dans son décret impérial de 574. Par celui-ci, il ordonna entre autres la réduction à l’état laïc de tous les moines et nonnes, et la confiscation des trésors des monastères et leur distribution aux ministres, princes et ducs.

Avec le retour de souverains “barbares” dans le Nord, dans ce cas les Tuoba Wei, le bouddhisme "étranger" devient la religion officielle. Les moines obtiennent le statut de fonctionnaire d'État.
Se met alors en place une véritable bureaucratie préposée aux affaires religieuses, avec un ‘Bureau de supervision des bienfaits’ intégré dans l’administration centrale et un “Chef des śramaṇa’ (moines bouddhistes) nommé par l’empereur.[8]
La libération et le salut pour tous. Un petit avant-goût de la Terre pure

D’autres projets théocratiques bouddhiques ont vu le jour depuis, la dernière en date le projet Shambala (dun état théocratique dans un état démocratique) de Chögyam Trungpa aux Etats-Unis.

L'article Des arbres-épées en Enfer, Chine 30/04/2010, de Krapo arboricole   

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[1] C. Despeux (éd.), Bouddhisme et lettrés dans la Chine médiévale, Paris, Louvain, 2002, p. 145-227

[2] Notamment, cinq angles d’attaque :
“(1) Le bouddhisme méprise les valeurs essentielles des Chinois.
(2) Les bouddhistes sont des parasites.
(3) Que sert d'être illuminé, si l'on ne peut rectifier la conduite de ses fidèles?
(4) Les bouddhistes sont des parjures.
(5) En dénaturant leur religion, les bouddhistes font courir un très grand danger au pays.”

Ils sapent l’autorité impériale :
“(1) Ils construisent de vastes habitations, imitant illégalement le style des demeures impériales.

(2) Ils édifient de formidables constructions qu'ils décorent de figures étrangères, considérées comme l'égal du culte ancestral au temple impérial.

(3) Ils traduisent intensivement leurs paroles séditieuses, et encouragent leur large diffusion, manifestant ainsi leur irrespect envers les mandats impériaux.

(4) Ils et reçoivent de l'argent en vendant les fruits creux des Cinq Bienfaits (wu fu iH), usurpant ainsi le privilège impérial de récompenser les vertus.

(5) Ils lèvent des contributions à l'avance dans le but d'une rédemption, afin que le peuple échappe aux fausses calamités des six fins de l'enfer. Par cette conduite, ils s'arrogent le droit du souverain d'imposer peines et punitions.

(6) Ils prétendent faire partie des Trois Joyaux, feignent de se conformer aux quatre règles de conduite (siyi). Avec dédain, ils font peu de cas du souverain. Telle est leur méthode pour s'arroger le pouvoir.

(7) Ils dressent de nombreux temples et statues, et multiplient les moines et les nonnes avec leurs ordinations. Ils posent par là les bases de leur tyrannie..

(8) Ils fixent les trois mois de jeûnes, (sanchang), convoquent les grandes assemblées des quatre catégories (si da fahui) de fidèles adhérents. Ils mettent en place un nouveau calendrier, secrètement s'approprient une main d'oeuvre et ont à leur disposition des renforts militaires.

(9) Ils fabriquent de la musique pour séduire ignorants et subordonnés; ils procurent des amusements bouffons pour attirer à leur rassemblement ceux qui habitent loin. Ils font valoir la paix et la joie du Buddha et critiquent les fatigues et les souffrances du domaine royal. Voilà une transformation de nos coutumes et de nos moeurs, une levée de taxes.

(10) Ils font des conférences et tiennent des rassemblements, où ils chantent et réfutent leurs critiques.” Ceci ressemble à la stratégie secrète soulignée dans le Liu tao de Lü Shang. Extraits de Vie et oeuvre de Huisi, Paul Magnin

[3] Vie et oeuvre de Huisi, Paul Magnin, pp. 147-151

[4] Par dégoût des pratiques sexuelles taoistes… Farzeen Baldrian-Hussein, Farzeen (October 1996). "Laughing at the Tao: Debates among Buddhists and Taoists in Medieval China by Livia Kohn (review)". Asian Folklore Studies

[5] Vie et oeuvre de Huisi, Paul Magnin, p. 160

[6] Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, .p. 376

[7] Vie de Huisi, p. 162

[8] Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, p. 381