jeudi 18 novembre 2021

Mañjuśrī, au tout début de sa longue carrière

Mañjuśrī, détail de la Triade bouddhique, Victoria and Albert Museum, n° I.M. 53. 1936,
probablement originaire de la vallée de Swat (Photo : A.M. Quagliotti)

Mañjuśrī, le grand héro de la Concentration de la marche héroïque (Śūraṃgamasamādhi - Śgs - T642) a une longue histoire, dont on trouve néanmoins des traces iconographiques concrètes au Gandhara. Il semblerait que la plus ancienne représentation où figure Mañjuśrī soit le relief I.M. 53 - 1936 dans le Victoria and Albert Museum.

Triade bouddhique (Photo : A.M. Quagliotti)

Il y a la triade au milieu, flanquée par d’autres figures à leur gauche (2) et à leur droite (1). On trouve le Bouddha au milieu de la triade. A sa droite un jeune bodhisattva et à sa gauche, celui qui est sans doute Mañjuśrī, que l’on reconnaît à sa chevelure[1] et au livre (skt. pustaka[2] hindi : pothi) qu’il tient dans la main gauche, où l’on perçoit des lettres de lalphabetKharoṣṭhī”, qui a “une relation nette avec l'alphabet araméen, auquel on a ajouté des symboles supplémentaires pour noter les phonèmes des langues indiennes”, et qui atteint “sa forme finale vers le IIIe siècle av. J.-C.
[Mañjuśrī] apparaît sous la forme d'un bodhisattva religieux, coiffe du pañcacīraka, composé de cinq mèches de cheveux ou d'une tiare à cinq pointes, ce qui lui vaut le titre de pañcacīra”. (41 Mañjuśrī, Lamotte, T'oung Pao, 48 ( 1960): 1-96).
Nous n’en sommes pas encore à la représentation mythique tantrique, où les cinq mèches deviennent les cinq pointes d’une tiare ou d’une coiffe. Ce type de chevelure est considéré comme caractéristique d’un jeune homme de type kumāra[3].

Anna Maria Quagliotti précise que l’épithète pañcacīra renvoie au roi des gandharva Pañcaśikha, une émanation de Sanatkumāra, le messager céleste[4], qui fait l’intermédiaire entre Indra et le Bouddha (il renseigne le Bouddha sur ce qui se passe dans le monde des deva), comme Mañjuśrī est le messager entre Bouddha Sākyamuni et les hommes. Mañjuśrī-kumāra-bhūta (tib. gzhon nur gyur pa) semble réunir les deux fonctions.

Sur la représentation, Mañjuśrī semble écouter le Bouddha, assis à sa droite, et noter ses paroles. Dans la tradition bouddhiste, Mañjuśrī est parfois considéré comme le compilateur des sūtra du mahāyāna, le “Seigneur de la Parole” (Vādirāja, Vāgiśvara, Vāgirāṭṭa). Il est donc à la fois le compilateur de la parole du Bouddha mahāyāna et le messager entre les deva et le Bouddha et entre le Bouddha du mahāyāna et les humains. Avec l’avènement des tantras, il deviendra une sorte de Hermès/Tôt, détenteur des enseignements ésotériques du Bouddha. Comme Hermès (inventeur de la lyre), Mañjuśrī en tant qu' habitant du Mont Wu-t’ai shan (Wou-t’ai chan, le Mont des cinq terrasses, tib. ri bo rtse lnga), aurait collectionné les instruments de musique qu’il garda dans une “grotte vajra” selon un texte chinois du VIIème siècle.
[...] des instruments de musique célestes offerts par un démon au buddha du passé Kāśyapa [...] il y a la une cithare [...] en argent, jouée par un être céleste en argent, ainsi que deux parties du Tripiṭaka (Vināya et Sūtra) du temps de Kāśyapa, sur papier d'or et écriture d'argent, également transportés là par Mañjuśrī” (Stein 1988: 7[5]).
Notons que Hermès était également le dieu des voleurs. Le rôle de Mañjuśrī évolue avec les siècles. Attribuons à chaque époque son Mañjuśrī. 

Grotte Tun-huang 158, détail Mahāparinirvāṇa (Photo : A.M. Quagliotti)

Le geste d’écoute du Mañjuśrī du Gandhara n’a pas le même sens que le geste de Milarepa écoutant les chants de ḍākinī, recevant ainsi les instructions des transmissions “aurales” (tib. bsnyan brgyud). Selon Quagliotti ce geste indiquerait plutôt le deuil[6] ou un état pensif. D’autres statues du Gandhara semblent pointer dans le même sens.

Peut-être Avalokiteśvara (Photo : A.M. Quagliotti)

Quagliotti propose que le bodhisattva, également d’apparence jeune, à la droite du Bouddha soit Avalokiteśvara. Mañjuśrī et Avalokiteśvara sont considérés comme deux bodhisattvas de la dixième bhūmi (kumārabhūta) en attente de leur moment de gloire de Bouddha manifeste[7]. Quagliotti admet cette possibilité puisque l’iconographie d’Avalokiteśvara n’avait pas encore été fixée à cette époque, et qu’il était représenté assez librement.

Rappelons-nous que c’est Avalokiteśvara qui s’adresse à Śariputra dans le Sūtra du Coeur (Prajñāpāramitāhṛdaya). Nāgārjuna aurait reçu sa doctrine de la vacuité de Mañjuśrī. Traditionnellement, les deux bodhisattvas de la dixième bhūmi prennent donc une place particulière dans la diffusion de la perfection de la sapience. Les références symboliques du saṃbhogakāya font défaut dans “la triade bouddhique”.

Cette représentation de Mañjuśrī et Avalokiteśvara, si ce sont eux, daterait donc d’avant le Sūtra du Coeur, d’avant la carrière de Messager cosmique et ésotérique de Mañjuśrī, sans doute pas très éloigné de la rédaction des Stances du Milieu (Madhyamaka-kārikā) par Nāgārjuna, très proches de la littérature de la Prajñāpāramitā (Mañjuśrī apparaît dans le Saptaśatikā Prajñāpāramitā). Dans ses écrits (traduits en tibétain), Nāgārjuna (ou le traducteur) commence souvent par rendre hommage à Mañjuśrī-kumāra-bhūta.

Nous assistons ici à une scène d’une rare sobriété, profitons-en. Mañjuśrī fera rapidement carrière dans le Saddharmapuṇḍarīkasūtra, où il se nommera Mañjuśvara et Mañjughoṣa, dans la Concentration de la Marche héroïque (Śūraṃgamasamādhi) où il se dévoile comme l’homme orchestre d’un Bouddhisme ésotérisant, Sudhana le rencontre dans le Gandavyūha sūtra, le Mañjuśrīmūlakalpa où il entame clairement sa carrière ésotérique, avec la transmission du Guhyasamāja au siddha Nāgārjuna, ses diverses émanations courroucées etc.
La popularité du Gandharva Pañcaśikha et le culte du Bodhisattva Mañjuśrī paraissent dériver d’une même source mythique : la croyance à un dieu éternellement jeune. Timidement représenté dans le bouddhisme du Petit Véhicule par Pancasikha, qui ne joue jamais qu’un rôle épisodique, ce mythe a pris une importance considérable dans certaines sectes du Grand Véhicule. Mañjuśrī, comme le prouvent ses épithètes et ses attributs, paraît bien être l’équivalent mahâyâniste du Kārttikeya brâhmanique et du Pañcaśikha hînayâniste”. Marcelle Lalou citée par Étienne Lamotte dans son article consacré à Mañjuśrī.
A partir de cette représentation relativement sobre, on verra donc graduellement Mañjuśrī et Avalokiteśvara, même au Gandhara, prendre de plus en plus d’attributs de plus en plus riches et/ou spectaculaires. Voir aussi mon blog La foi qui déplace la montagne (de Mañjuśrī) de 23 février 2016, qui mentionne les différents lieux de culte dédiés à Mañjuśrī.

Bodhisattva "pensif", un lotus à la main, Padmapāṇi ?
Amitābha dans les cheveux, Gandhara II-IIIème, Christies
 

Bodhisattva "pensif", trône de lions,
son pied sur un lotus, Mañjuśrī 


Avalokiteśvara III-ème, Matsuoka Museum Tokyo

Pour des exemples de coupe de cheveux à la mode au Gandhara (IV-Vème)

Tête de bodhisattva, IVème siècle (Asian Civilisations Museum)

Tête de femme, IV-Vème siècle,
combien de mèches comptez-vous ?

Têtes en stuc IV-Vème s. Gandhara,
Musée Guimet (photo Amit Guha)


Notez le yogi dans la chevelure

***

[1]Divinities such as Krsna and Balarāma, or Sanatkumāra, the 'eternally young', the son or hypostasis of Brahmā and already known from the Upaniṣads, now appear either as the gandharva Pañcaśikha (so called because he has five tufts or 'tresses' as worn by youths, Lamotte 1960: 2) or as Skanda/Kumāra/Kārttikeya, or Pradyumna/Kāma (Mallmann 1949: 175).” Mañjuśrī in Gandharan Art A New Interpretation of a Relief in the Victoria and Albert Museum Author(s): Anna Maria Quagliotti, ource: East and West , December 1990, Vol. 40, No. 1/4 (December 1990), pp. 99-113 Published by: Istituto Italiano per l'Africa e l'Oriente (IsIAO) Stable URL: https://www.jstor.org/stable/29756926

[2] Un livre en format de feuilles de palmier.

[3]Garçon, adolescent vierge, ou jeune homme non marié. Les premiers Kumâra sont les sept [ou quatre] fils de Brahmâ, nés des membres du dieu, dans ce qui est appelé la neuvième création. Il est dit que ce nom leur fut donné en raison de leur refus formel de « procréer » leur espèce : en conséquence, ils “restèrent yogis”.” Voir aussi l’article Wikipedia (anglais) “Four Kumaras”.

[4]The epithet pañcacīra refers to Pañcaśikha, an emanation of Sanatkumāra, the heavenly messenger and musician with whom Manjusri appears to have numerous affinities (Lalou 1930: 66-68; Lamotte 1960: 2-3; Mallmann 1964: 17). He is the intermediary between Indra and the Buddha and renders account to the latter of what happens among the devas, just as Mañjuśrī is the intermediary between Sākyamuni and man (Lalou 1930: 68-69).”

[5] Stein, R.A. (1988) Grottes-matrices et lieux saints de la déesse en Asie Orientale. Paris.

[6]
Le même geste se retrouve au parinirvāṇa du Bouddha dans des représentations diverses.

[7] « Enfin, c’est dans la dixième terre que le Bodhisattva entre en possession du Śūrāṅgamasamādhi ‘concentration de la Marche héroïque’ qu’il ne partage qu’avec les Buddha. Par cette concentration „il domine le champ de toutes les concentrations”. ‘Par la force de cette concentration, il manifeste au choix, dans les dix régions, naissance (jāti), sortie du monde (abhiniṣkramaṇa), Nirvāṇa, Parinirvāṇa ou partage de ses reliques (śarīrānupradāna): tout cela pour le bien des êtres”. Lamotte, Mañjuśrī

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