Affichage des articles dont le libellé est sanctuaire. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est sanctuaire. Afficher tous les articles

samedi 16 janvier 2021

La nature changeante du refuge bouddhiste


Arbre de refuge Drigoung, détail, Himalayan Art 413

À sa mort, le Bouddha aurait dit à ses disciples que l’on est soi-même[1] son proprerefuge”, “île”, “lumière”, “sanctuaire, et que le “Dharma” est son refuge. “Il n'y a pas d'autre refuge”.
Soi-même est une île
Demeurez-y
À part le refuge en soi-même
Il n'y a pas d'autre refuge

Le Dhamma est une île
À part le refuge en le Dhamma
Il n'y a pas d'autre refuge
[2]
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189 (trad. centre d'études dharmiques de Gretz)
Après la mort du Bouddha, et avec l’essor du Sangha, celui-ci est également devenu un refuge. À un certain moment, peu importe quand, la “prise de refuge” est devenu le rituel par lequel on déclara adhérer à la doctrine bouddhiste. Verbalement, cela se passe par la récitation à trois reprises de la triple formule de refuge:
Buddhaṃ saraṇaṃ gacchāmi
Dhammaṃ saraṇaṃ gacchāmi
Sanghaṃ saraṇaṃ gacchāmi
”.
Cette formule reste inchangée dans le bouddhisme mahāyāna, et jusqu’aux débuts du bouddhisme tibétain. Chez Atiśa, chez Gampopa etc., on trouve encore ce triple refuge. En expliquant la prise de refuge, c’est l’équivalent tibétain de cette formule que Gampopa utilise dans son Précieux ornement de la libération. Dans le même livre, il cite le Prajñāpāramitā en huit mille stances (Aṣṭasāhasrikā-prajñāpāramitā) pour rappeler que le Tathāgata (Bouddha) n’est pas son corps formel (rūpakaya), mais qu’il est le corps absolu (dharmakāya). Il cite le Continuum insurpassable (Mahāyānottaratantraśāstra), qui déclare que le Bouddha est le véritable refuge, et il cite l’Ornement des sūtra (Mahāyāna-sutrālaṅkāra) qui explique que “La libération n’est que l’épuisement de l’erreur”. Cela revient à dire que le véritable refuge est de connaître (buddho) le Réel.

Dans le bouddhisme tantrique et gnostique, le Réel devient une Gnose, qui a été révélée et qui est transmise dans le cadre d’une relation Maître/néophyte. Au Tibet, cela a changé la nature du refuge, je ne sais pas exactement à partir de quelle époque. Ce serait très intéressant à savoir. Désormais, un bouddhiste gnostique ne prend pas seulement refuge en les Trois Joyaux (Bouddha, Dharma et Sangha), mais également en les Trois Racines (lama, yidam, ḍākinī/dharmapāla), qui sont respectivement les Racines des bénédictions, des pouvoirs (siddhi) et des activités[3]. Cela donne dans le Longchen Nyingthig[4] :
Dans les Trois Joyaux et leur essence, les sugata,
Dans les Trois Racines : lama, yidam et khandro,
Dans les canaux, les souffles internes, les thiglé, et dans leur nature, la bodhicitta,
Dans le maṇḍala de l’essence, de la nature et de la compassion,
Je prends refuge jusqu’à ce que l’Éveil soit pleinement réalisé
.”
Alternativement, explique Patrul Rinpoché[5], on peut réciter le quadruple refuge :
Je prends refuge en le Lama
Je prends refuge en le Bouddha
Je prends refuge en le Dharma
Je prends refuge en le Sangha
.
Le lama, étant l'essence des Trois Joyaux : Bouddha, Dharma et Sangha, il vient à la première place, et peut même remplacer les trois en disant la prière/mantra : Lama khyenno, qui signifie quelque chose comme "Ô Maître ! Je m’en remets à vous. [Litt. Vous savez ce qui est le mieux pour moi]"[6]. 

Notons la distance parcourue entre “le refuge” des dernières paroles du Bouddha mourant et le refuge du bouddhisme gnostique, qu'on pourrait en effet nommer "lamaïsme", du fait de l'importance du Lama.

Pour l’anecdote, les « Trois racines » dans le Code de la Loi Suprême (Khrims gzhung chen po (1957) du Bhoutan sont le Pays, le Roi et le Gouvernement (Royal Government Of Bhutan, décret national n° 136).

***

[1] Le vénérable ajahn Liem explique que « Bouddho » signifie : « Ce qui sait et qui est éveillé.

[2] tasmātihānanda, attadīpā viharatha attasaraṇā anaññasaraṇā, dhammadīpā dhammasaraṇā anaññasaraṇā. Mahāparinibbānasuttaṃ (DN 16)

[3] Les quatre activités : pacification, accroissement, pouvoir, violence.

[4] « La Clarification de lExcellent Chemin de lomniscience » : Notes sur le Ngöndro du Longchen nyingthik, de Jamyang Khyentsé Wangpo (1820-1892)

[5] The Words of My Perfect Teacher, Revised Edition by Patrul Rinpoche, Padmakara, p.184

[6] Traduction française utilisée dans « Appel du Lama de loin » Supplication pour une prompte bénédiction du Maître indissocié des Trois Corps par Kyabdjé Pabongkha Dordjétchang © 2010 Dagpo Rimpotché et Institut Guépèle

"Le lama est le Bouddha,
Le lama est le Dharma,
Et le lama est le Sangha,
Le lama est celui qui accomplit tout :
Devant ton Corps, ta Parole et ton Esprit, nous nous inclinons !" « La Clarification de lExcellent Chemin de lomniscience » : Notes sur le Ngöndro du Longchen nyingthik, de Jamyang Khyentsé Wangpo (1820-1892) 
   

lundi 10 mai 2010

Une île, une lampe ou un sanctuaire pour refuge


Il existe un petit aphorisme bouddhique (sutta), appelé l'aphorisme "Soi-même comme une île" ou dans certaines traductions comme une lampe : Atta Dīpa. Le mot "dīpa" en Pāli a en effet ces deux sens et peut être traduit de deux manières en sanscrite. Par "dvīpa" qui signifie île et "dīpa" lampe. Le plus souvent, les traducteurs et commentateurs (Buddhaghoṣa) ont choisi le sens de "dvīpa", île ou îlot. Les traducteurs chinois ont souvent préféré la traduction de "lampe" (S. dīpa).

Atta dipa
Viharatha
Atta sarana
Ananna sarana

Dhamma dipa
Dhamma sarana
Ananna sarana
Soi-même est une île
Demeurez-y
A part le refuge en soi-même
Il n'y a pas d'autre refuge

Le Dhamma est une île
A part le refuge en le Dhamma
Il n'y a pas d'autre refuge
Un sous-commentaire du commentaire de Buddhaghoṣa explique que "soi" peut signifier sa propre continuité, mais qu'il n'a pas ce sens à cet endroit. Selon Buddhagoṣa, "soi-même" signifie dans cet aphorisme l'ensemble des dhamma ordinaires et des neuf dhamma transcendants (nava lokuttara dhamma [1], autrement dit les qualités du Bouddha. L'aphorisme enseignerait donc de prendre soi-même, sa propre expérience méditative, comme refuge. Ou mieux encore de prendre sa propre expérience de l'éveil (Dhamma) comme refuge [2]. Cette recommandation est aussitôt suivie par la façon de prendre refuge en soi, qui est la culture des quatre bases de l'attention (P. satipaṭṭhānā T. dran pa nyer bzhag).
Le mot île est pris comme une image pour le refuge, pour un endroit où l'on est en sécurité. La racine du mot dvīpa est dvi = 2 + ap/aapas, ce qui signifie eaux, littéralement l'espace entre deux eaux. Quel type "d'espace entre deux eaux" est capable d'évoquer l'image de refuge et de sécurité ? Si on prend le mot île ou îlot de préférence dans une rivière, car entre deux eaux, au premier degré, l'image de sécurité et de refuge ne s'impose pas. Tout au plus un refuge précaire et temporaire contre la montée des eaux.
Or, il se trouve qu'en Inde les sanctuaires sont souvent situés près des fleuves, plus précisément aux endroits peu profonds des rivières permettant la traversée de celles-ci. Ces gués, qui sont en effet des "espaces entre deux eaux" s'appellent des " tīrtha ". Le symbolisme des sanctuaires près des gués s'appuie sur l'image de la traversée du courant, comme la traversée du saṃsāra. Les saints jaïns étaient appelés des " tīrthaṅkara", littéralement «ceux qui ont trouvé le gué du renoncement au travers du flot du saṃsāra ».

Un arbre sacré près du temple à Hampi, Inde
Le Bouddha avait dit de tous ces sanctuaires :
"Les hommes frappés de peur vont en maints refuges, dans les collines, les bois, les jardins, les arbres et les temples. Mais un tel refuge n'est pas sûr, un tel refuge n'est pas suprême ; recourant à un tel refuge, on n'est pas libéré de tout mal." – Dhammapada, XIV, 188-189
Dans les dictionnaires sanscrits contemporains, le mot "dvīpa" n'a pas d'association avec des sanctuaires ou avec des endroits sacrés. Vāman Shivarām Āpte [3] mentionne cependant comme deuxième sens "2. lieu de refuge, abri, protection". Le mot tibétain qui traduit "dvīpa" est "gling". C'est le mot que l'on retrouve dans pas mal de noms de temples, monastères et de centres du bouddhisme tibétain. D'ailleurs, le tout premier temple bouddhiste construit au Tibet au VIIIème siècle avec l'aide de Śāntarakṣita avait pour nom "Samyé Ling" (T. bsam yas gling). Ce temple n'est pas situé aux rives d'un lac, ni d'une rivière. Ce n'est visiblement pas une île au sens propre. Les différents sens du mot tibétain "gling" sont : "continent", "île", "division de terres" et "lieu isolé". Un espace sacré est un espace isolé du profane. Aussi, d'autres sens du mot tibétain gling sont : "terre ferme entouré d'eau", "grand monastère", "sanctuaire", "complexe de temples". Mon hypothèse est qu'à l'époque de Śāntarakṣita, le mot "dvīpa" avait aussi le sens de sanctuaire. C'est à cause de cela que le mot "île" (dvīpa) pouvait comporter des notions de sécurité, de protection et de refuge.
Je propose donc la traduction suivante de ces versets :
Soi-même est le sanctuaire
Demeurez-y
A part le refuge en soi-même
Il n'y a pas d'autre refuge

Le Dhamma est le sanctuaire
A part le refuge en le Dhamma
Il n'y a pas d'autre refuge
Il se trouve que les versets de ce petit sutta étaient également cités dans le testament du Bouddha. En effet, on les retrouve presque textuellement dans le Mahāparinibbāna Sutta (DN 16) qui est un compte-rendu des derniers jours du Bouddha. Il s'agit donc d'un message important et qui porte sur le véritable refuge. Ses disciples attristés se demandent en qui ils pourront bien prendre refuge après la mort du Bouddha et qui sera leur guide. Le Bouddha enseigne alors qu'ils devront prendre eux-mêmes et le Dhamma comme refuge. Hormis cela, rien ne peut vraiment les protéger.
Pour tester la traduction "sanctuaire", j'ai pris le verset 236 du Dhammapada.
"236. Faites une île de vous-même, efforcez-vous durement et devenez sage (paṇḍito) ; purgé des impuretés et sans passions, vous entrerez dans la terre sublime des Aryas."[4]
Ce qui me gêne dans cette traduction, d'ailleurs tout à fait correcte et classique, ce sont les symboles utilisant deux images géographiques : une île et la terre sublime. Faites de vous-même une île et cette île, que vous êtes, entrera dans la terre sublime des Aryas. Avec la traduction "sanctuaire" on obtiendra "Faites de vous-même un sanctuaire. Efforcez-vous durement et devenez sage (paṇḍito) ; purgé des impuretés et sans passions, vous entrerez dans la terre sublime des Aryas." Si on est soi-même un sanctuaire, un gué (tīrtha) entre deux eaux, la traversée du saṃsāra et l'entrée dans la terre sublime des Aryas est à notre portée.
On peut tout aussi bien laisser de côté l'image d'une île et traduire attadīpā (au pluriel) et attadīpo (au singulier) comme "autonomes" et dhammadīpo comme "s'appuyant sur le Dhamma".
Pour m'amuser, j'ai traduit ce petit sutta en tibétain.



[1] Les quatre stades de sōtāpatti (entrée dans le courant) avec leurs fruits (phala) respectifs et le nirvāṇa
[2] D'après un message de Lance Cousins sur Buddha-L (090510)
[3] The practical Sanskrit-English dictionary, Vāman Shivarām Āpte, p.519
[4] Les traductions du Dhammapada sont celles du centre d'études dharmiques de Gretz