samedi 31 octobre 2020

La magie bouddhiste


"The sādhana of Bhikṣu Prajñāprabhā" manuscrit de Dunhuang IOL Tib J 401

Au XIIème siècle, la distinction entre la “voie des pāramitā” et “la voie des vidyādhara” devint un critère sectaire et un argument polémique, pour hiérarchiser le potentiel d’éveil et les expédients (skt. upāya) des diverses méthodes, et des lignées qui les détenaient. Les vidyādhara sont les experts en vidyā, des charmes, des incantations, des formules magiques ... Leur voie est celle des mantras (skt. mantranaya). Comme l’explique Sam van Schaik dans son livre “Buddhist Magic”, l’utilisation de formules magiques a fait partie de la pratique des bouddhistes dès le début du bouddhisme. Même si dès le début du “bouddhisme”, il y eut également des critiques contre l’utilisation de la magie. Des observateurs externes, comme Strabon (64 av. J.-C. -21_25 ap. J.-C.), faisaient la distinction entre les différents types de Renonçants/ascètes (śramaṇa), comme on appelait les “bouddhistes” avant “l’invention du bouddhisme” (voir Tomoko Masuzawa). Il y avait des ascètes vivant dans la forêt, et des śramaṇa « guérisseurs » (G. iatrikoi) qui vivaient en ville (skt. gāmavāsin), pratiquant des rituels “à toutes fins utiles” au service des citadins.

Voici comment Strabon décrit les śramaṇa “fournisseurs de services” itinérants :
Il existe encore une autre espèce de philosophes, dont les uns s’occupent de divinations et d’enchantemens, sont versés dans la connoissance de tous les rites et de tous les usages qu’on observe à l’égard des morts, et vont mendiant par les villes et les villages : les autres sont plus instruits et plus polis ; mais ils ne contribuent pas moins à favoriser la croyance vulgaire sur l’enfer, comme une doctrine qui tend à contenir les hommes dans les devoirs de la piété et de la religion. Quelques-uns sont suivis même par des femmes, qui philosophent avec eux, et qui, comme eux, s’abstiennent des plaisirs de l'amour.”
Ce jugement quelque peu négatif de certains śramaṇa itinérants semble suggérer qu’il y eut comme des charlatans parmi eux, moins instruits, moins polis, faisant peur au peuple en parlant des enfers, pour les rendre plus pieux et religieux, quelques-uns furent “même” suivis de femmes. Cette impression remonte à 2000 ans, longtemps avant “l’invention du bouddhisme” et de “l’occident”. Comme il y eut différents types de śramaṇa (des “bouddhistes”), il y eut des différents points de vue (et de “schismes”) parmi eux. Il y avait ceux qui utilisaient “la magie”, et en vivaient sans doute, et d’autres qui se souciaient davantage de leur libération (skt. mokṣa). D’aucuns diraient sans doute que les premiers étaient plus altruistes, en se rendant disponibles aux villageois et en leur proposant des services, et les derniers plus égoïstes car il ne pensaient qu’à leur salut.

Nāgārjuna distingue entre les actions pour son propre bonheur individuel (skt. abhyudaya tib. mngon mtho) et pour le bien ultime (skt. naiḥśreyasa tib. legs pa), qui est la libération (skt. mokṣa). La première catégorie d’actions consiste en une conduite qui conduira à une meilleure naissance, à de meilleurs conditions futures. La deuxième est le salut, l’objectif ultime qui n’est autre que le nirvāṇa. L’objectif ultime du “bouddhisme” est donc le nirvāṇa. Ceux qui sont ainsi disposés et qui en ont le potentiel peuvent le réaliser de leur vivant. Les autres peuvent travailler à développer ce potentiel dans l’optique du salut futur.

La pratique de la “magie bouddhiste”, “à toutes fins utiles” vise surtout à améliorer les conditions et le confort dans cette vie-ci. Aussi bien du point de vue des grecs (Strabon, Alexandre le Grand et les gymnosophistes, etc.) que celui d’autres śramaṇa contemporains, la pratique orientée directement sur le salut dans l’immédiat fut considérée la meilleure et la plus admirable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les “bouddhistes” laïcs firent et font des dons aux “renonçants”, qui ne leur donnaient rien de concret en retour, contrairement aux śramaṇa fournisseurs de services[1]. Il est très possible, et même probable, qu’il n’y avait pas cette distinction entre śramaṇa en réalité et dans la pratique, mais cette distinction existait dans l’esprit des témoins externes et parmi les différentes sectes “bouddhistes”, quelle qu’en soit la réalité. Ce n’est donc pas une idée insolite totalement nouvelle de la part d’occidentaux du XIXème siècle de penser un bouddhisme non ”magique”. Des tentatives dans ce sens ont eu lieu à différentes époques dans le bouddhisme, sans succès.

Est-ce qu’on peut dire pour autant que ces prestations de services magiques font partie de la méthode bouddhiste, celle qui est censée conduire à la libération ? Initialement non. Le bouddhisme des auditeurs (skt. śrāvakayāna) et le “grand véhicule” (skt. mahāyāna) ont leur lot de formules de protection (P. paritta), etc. et d’incantations (skt. dhāraṇī), qui semblent avoir fait leur entrée officielle dans le mahāyāna par le Sūtra du Lotus. Celles-ci sont proposées comme des aides, des astuces, dans la vie ou sur le chemin vers le salut, pour triompher sur les divers obstacles que l’on puisse rencontrer, mais elles ne font pas partie de la doctrine bouddhiste. Les richesses, une femme, un fils, la santé, etc. qui sont les fruits (skt siddhi) de ces “pratiques” ne sont pas indispensables à la libération, au contraire dirait un śramaṇa.

Il est d’ailleurs très probable que si les “bouddhistes” n’avaient pas fourni des services magique à toutes fins utiles, les fidèles se seraient débrouillés autrement en cherchant ailleurs, et en se tournant vers d’autres tradipracticiens, religieux ou pas, opportunistes ou non. Dans la sorcellerie de la campagne française, les practiciens ne sont presque jamais des religieux. Les rituels ne sont pas reconnus par l’église et font pourtant appel à un cadre religieux catholique. Trois Pater et trois Ave pour conjurer les hémorragies. Et des conjurations à toutes fins utiles en invoquant Dieu tout puissant éternel, Jésus Christ Notre Seigneur, des saints de tout genre etc. en leur demandant d’avoir pitié de leur servant tombé dans les filets de Satan. Est-ce que pour autant on dirait que ce sont des pratiques catholiques ? Si l’anthropologie dit que le bouddhisme est ce que pratiquent les bouddhistes, quels que soient le dogme officiel, alors on pourrait dire que ce genre de sorcellerie pratiquée par des catholiques laïcs ou non, fait autant partie du catholicisme que le rite et le dogme officiels. C’est un peu la thèse de Sam van Schaik.

Il y a néanmoins autre chose. La voie des vidyādhara justement, autrement dit la voie des vidyā, des incantations, des mantras, des tantras, des yantras etc. Vidyādhara se traduit aussi parfois par “sorcier”, donc la voie des sorciers. Le troisième type d’actions (après celles pour son propre bonheur individuel, abhyudaya, et pour le bien ultime, naiḥśreyasa) est promu en une voie de salut, et qui est plus, en la voie supérieure à cause de son efficacité redoutable. Ce terme se trouve utilisé dans ce sens dans le Compendium des formules magiques (IOL Tib J 401, 11ème siècle), traduit par Sam van Schaik, et dans de nombreuses autres oeuvres du même genre, notamment le Livre des formules magiques (tib. be’u ‘bum) de Bari (Bari Rinchen Dragpa 1040–1111), un contemporain de Milarepa, un sorcier repenti. Ce texte est un fourre-tout de toutes les formules magiques (népalaises et “indiennes”) compilées par Bari de son vivant, et possiblement, selon van Schaik, rédigé après sa mort.
« Une autre fois, un népalais de Rong kha bzhi venait voir le lama [Milarepa]. Manquant de respect au lama, il dit : « Toi, yogi, tu es quelqu’un avec une grande renommée, mais pour peu de chose. On raconte qu’il y a un ami spirituel (dge bshes) du nom de Bari lotsāva (1040-1111), qui [se tient sous] une ombrelle, [est précédé du son de] trompettes de cuivre, et qui aurait pour habitude de distribuer de l’or à qui vient le voir. »[2] (Vie de Milarepa selon Gampopa (1079–1153))
Puis dans l’oeuvre célèbre de Tsangnyeun Heruka (1452–1507) :
« A Dingri, [Peta] avait vu Lama Bari Lotsawa, vêtu avec des riches habits en soie, assis sur un trône élevé et protégé par une ombrelle. Quand les moines soufflaient dans des trompettes, une grande foule de gens venaient autour de lui en lui présentant des offrandes de thé et de bière. Peta pensa : »Voici comme les autres gens traitent leurs lamas. La religion de mon frère est misérable. Les gens n’ont que du mépris pour elle. Même ses proches ont honte de lui. Si je trouve mon frère, je dois l’inciter à servir ce lama. »
Milarepa lui répond par le chant des Huit préoccupations mondaines, et sa soeur Peta de rétorquer :
« Ce que mon frère appelle les Huit préoccupations mondaines, d’autres appellent bonheur. Nous (frère et sœur) n’avons aucun bonheur auquel renoncer. Tes paroles grandiloquentes sont une excuse pour cacher le fait que tu ne seras jamais comme Lama Bari Lotsawa. »
Vu la réussite sociale de Bari Lotsawa le sorcier, la magie est plus populaire “comme voie” que celle suivie par Milarepa, que ce dernier avait transmise à Gampopa, accusé par les vidyādhara de ne pratiquer que “la voie des pāramitā”. La pratique (“malhabile”) des pāramitā utilisée comme un pis-aller. Van Schaik demande aux occidentaux d’avoir une attitude plus ouverte envers la magie, mais la théocratie des vidyādhara tibétains nous a montré jusqu’où la “voie des vidyādhara” peut aller, si rien ne résiste à son/ses pouvoir(s).

Il n’y a pas l’ombre d’un doute chez les vidyādhara, qui rayonnent de certitude. Certitude parfois acquise sous la menace. Dans le chapitre des dhāraṇī du Sūtra du Lotus, le Bouddha enseigne une série d’incantations, la dernière étant celle de dix goules (skt. rākṣasī) en compagnie de la déesse Hārītī.
Si quelqu’un n’accepte pas mon incantation (dhāranī)
Et perturbe celui qui enseigne le Dharma
Sa tête éclatera en sept morceaux
Comme une branche de l’arbre arjaka
.”[3]
On imagine une foule de goules, de yakṣa, de yakṣī, de bhairava, et autre troupiers etc. derrière lui, “retenez-nous, ou nous faisons un malheur”. La magie, tout comme la mafia, s’impose par la peur. La peur d’un sorcier ou d’un être surnaturel qui pourrait nous faire du mal. Cette peur existe par la grâce de notre croyance en le pouvoir de celui qui est censé le détenir. S’il y a bénéfice (exorcisme, rassurance, …), il est possible par notre croyance. C’est un expédient, une thérapie. Une voie de croyance en des expédients peut-elle conduire à la libération ? Par la grâce des expédients et son idéologie, grâce à la croyance (pensée circulaire) ? Je ne le pense pas, mais la voie des sorciers est convaincue que d’une manière ou d’une autre elle aboutit à la libération.

Le bouddhisme a l’image idéalisée d’une religion rationnelle, essentiellement libre de superstitions et de rituels[4], écrit van Schaik. En voyant les mots “religion” et “superstition”, je pense immédiatement à l’origine de ses mots, “superstitio illicita” et “religio licita” (Edit de Milan ou édit de Constantin), et je me demande alors ce que “superstition” peut bien vouloir dire dans ce contexte. Le dictionnaire (atilf) définit la superstition comme une “croyance religieuse irrationnelle”, en opposition à une croyance religieuse rationnelle, ou une connaissance religieuse rationnelle[5] ? Si l’on considère la pratique de la magie dans un cadre religieux (bouddhiste ou autre) comme “superstitieuse” (contraire à la raison), cela ne peut pas vouloir dire que les autres aspects de la religion soient nécessairement conformes à la raison. A la limite ils sont extrarationnels (tib. blo las 'das pa).
If we want a different kind of Buddhism, we should also consider the ways in which Buddhist magic has eased suffering, if only temporarily, and built bridges between the high aims of Buddhism and the everyday needs of the people who support it.”

These are the kinds of service that Buddhist magic users have always offered their clients—alleviating pain and calming anxiety. From this point of view, we can see how the needs fulfilled in Asian societies by Buddhist magic are addressed by other kinds of practices now offered in Western Buddhist contexts." 

"Perhaps after all, mindfulness and other therapeutic offshoots of Buddhism are the closest thing to Buddhist magic in contemporary Western societies.” (Buddhist Magic)
On peut considérer que, faute de mieux, la magie a permis d’alléger les souffrances des fidèles, à condition que ceux-ci y croient. Il me semble qu’à notre époque, nous n’avons plus besoin de passer par la magie et toute l’idéologie qui l’accompagne. Allons-nous passer à côté de quelque chose ? Quoi exactement, mettons-y des mots. Est-ce que comme le suggère van Schaik, d’autres thérapies (Pleine conscience, Thérapies Comportementales et Cognitives, pensée positive, …) peuvent prendre la place de la magie (bouddhiste) ? Toujours contre rémunération…

Le mot religieux par excellence “grâce” signifie un “don accordé sans qu'il soit dû”. “Grâcieusement” signifie “gratuitement”. Le bouddhisme “religieux” enseigne les pāramitā, la première étant la “générosité”, le don, la disponibilité. Le Dharma est enseigné “sans qu'il soit dû”, cela s'appelle "le don du Dharma". Ce ne fut pas le cas des services magiques rendus par les “bouddhistes” dans le passé et encore maintenant (voir aussi L'art d'enfumer) ni d’ailleurs pour les thérapies contemporaines mentionnées ci-dessus. Disons que l’absence de gratuité/grâce est ce qui sépare peut-être “la magie”/les initiations (les dīkṣā etc.)/les thérapies de l’aspect religieux du bouddhisme, en considérant ainsi la religion en ce qu’elle a de meilleur. Peut-être dû à un certain rapport entre l'offre et la demande.

***

Imperfect Buddha Podcast avec Sam van Schaik

[1] Dans le cas d’une initiation, le disciple offre une redevance (skt. dīkṣā).

[2] La vie de Milarepa dans l’œuvre complet de Gampopa. yang dus gcig na bla ma la bal po'i rong kha bzhi mi zhig gis mi la bltar 'ongs tsa na/ khong bla ma la ma dad nas mi la rnal 'byor pa khyod sgra che la don chung ba zhig 'dug/ dge bshes bya ba ba ri lo ts+tsha ba la zer ba yin/ gdugs sam zangs dung ngam su phrad la gser ster lugs sam zer nas song*/

[3]If anyone does not accept my dhāranī, And troubles one who expounds the Dharma, His head will be split into seven pieces Just like a branch of the arjaka tree.” Buddhist Magic

[4] “... this is the idealized image of Buddhism as a rational religion, essentially free from superstition and ritual.” Voir aussi Think Again Before You Dismiss Magic de Roger R. Jackson

[5] "Il y a dans la croyance (Fürwahrhalten) les trois degrés suivants : l'opinion (Meinen), la foi (Glauben), et la science (Wissen)", Leçons sur la philos. de Kant, 1857, pp. 266-267

dimanche 25 octobre 2020

De McMindfulness à la Révolution de la méditation


Pleine-conscientistes de tous les pays, unissez-vous ! Youtube

C’est par le biais d’une vidéo présentant le dernier livre en français de Jon Kabat-Zinn, L'Eveil de la société, La révolution de la méditation, que mon attention a été attirée sur ce livre. Je précise d’abord ne pas avoir lu le livre, uniquement la préface et l’avant-propos accessibles dans la partie “feuilletable” sur les sites marchands.

La vidéo d’une discussion entre l’auteur Jon Kabat-Zinn, Christophe André et Matthieu Ricard a été animée et publiée par l’éditeur, Les Arènes. La méthode Mindfulness ou Pleine conscience en français, au départ utilisé dans le domaine médicale, puis dans des domaines très variés, a connu un grand succès grâce à une couverture médiatique impressionnante, et à une série d’articles mettant en lumière ses nombreux bénéfices.

Il y a eu aussi, et de plusieurs bords, dès le départ, des échos plus critiques. Une des critiques les plus importantes, à mon avis, fut celle qui portait sur sa pratique qui, tout en focalisant sur l’attention, prônait une certaine passivité, absence de jugement requise, intériorisation, etc., qui pouvait en faire un instrument idéal de résistance au stress, de résignation, de résilience et d’acceptation. Autrement dit, une méthode qui se voulait et pensait totalement apolitique. Changer le monde commence par soi-même, dans son propre jardin intérieur. Il y eut également des articles faisant état d’effets moins bénéfiques, voire négatifs.

De la part du bouddhisme traditionnel, on entendait que cette méthode était trop nombriliste, trop “développement de soi”, et qu’elle manquait de compassion. En réaction, des méthodes de Pleine conscience avec des vrais morceaux de compassion dedans furent développées. La critique de son instrumentalisation par le Marché, et de sa reproduction de sujets passifs restait de vigueur. Ce livre-ci semble vouloir changer cela en proposant une “révolution de la méditation”...

Dans ces temps de crises multiples, le mot révolution semble d'ailleurs avoir le vent en poupe.


Révolution (essai non encore confirmé) 


Les intellectuels français Eric Zemmour et Michel Onfray 
parlent de la nécessité d’une “révolution réactionnaire”


La révolution, telle qu’on la concevait plus ou moins, semble dépassée. Temps pour des vents “nouveaux” et un “nouveau monde”. On nous explique d'ailleurs régulièrement que le mot ré-volution signifie “action de revenir en arrière, de recommencer”. La Pleine conscience surfe sur la même vague, en montrant en quoi sa méthode millénaire est réellement révolutionnaire, et capable de transformer l’humanité et la planète, en commençant “au-dedans”.

Nos trois amis sont bien conscients de toutes les critiques ci-dessus, et les mentionnent, sans trop y répondre. C’est vrai que Matthieu Ricard se rend régulièrement à Davos, en influenceur, nous rappelle Christophe André (32:29), et qu’il est en contact avec la fondation Bill et Melinda Gates. La formation des managers et des employés des GAFAM[1] à la méthode de Pleine conscience s’inscrit aussi dans ce travail d’influence et de diffusion de la méthode dans toutes les strates de la société, à partir du plus jeune âge, puis encore quand le sujet entre dans le monde du travail, et qu’il y fait carrière.

La diffusion de la Pleine conscience fut “top-down” (descendante), et avait commencé sa phase de généralisation avec les employés des GAFAM. Matthieu Ricard avait aidé à promouvoir la méthode de Chade-Meng Tan chez Google. Le monde entrepreneurial international l’avait rapidement adoptée pour rendre leurs cadres HR et employés plus efficaces, résistants au stress et plus résilients. Hormis le personnel soignant des hôpitaux, des militaires et policiers furent placés sur un coussin pour apprendre à devenir plus efficaces, et pour mener leurs actions “sans jugement”, voire avec compassion.

Ce qui semble avoir donné le déclic du livre à Jon Kabat Zinn (JKZ) est sa lecture des livres de l’historien Yuval Noah Harari, puis d’un article de Bill Gates dans le New York Times (9 septembre 2018).
Selon Harari, que devrions-nous faire face à tout cela [les grands défis auxquels nous sommes confrontés en tant qu’espèce] ? Ici et là apparaissent quelques conseils pratiques, dont une stratégie en trois points pour lutter contre le terrorisme et quelques conseils pour gérer les Fake News. Mais sa grande idée tient en un mot : méditer. Évidemment, il ne suggère pas que les problèmes du monde disparaîtront dès lors que nous serons suffisamment nombreux à nous asseoir en lotus et à psalmodier Om. Mais il insiste sur le fait que la vie au XXIe siècle a besoin de pleine conscience - apprendre à mieux nous connaître et voir de quelle façon nous contribuons à la souffrance dans notre propre vie. On peut en rire, mais moi qui ai pris des cours de pleine conscience et de méditation, j’ai trouvé cela convaincant.[2]” Traduction française d’Olivier Colette.
Cette déclaration est plutôt remarquable, surtout de la part de Bill Gates, qui semble comprendre le pouvoir de la pleine conscience de l’intérieur.", ajoute Jon Kabat Zinn dans son livre.

Pendant l’entrevue, JKZ parle de l’influence des GAFAM et des réseaux sociaux sur notre vie, et de la collecte de données par des algorithmes puissants. Au bout de dix ans, “les algorithmes“ et leur pouvoir prédictif nous connaîtrons mieux que nous nous connaissons nous-mêmes… JKZ a également vu le documentaire "The Social Dilemma" ("Derrière nos écrans de fumée", Netflix) et il est très conscient de la menace sur les générations futures et la planète. Pour combattre ces effets négatifs, ou plutôt pour nous en protéger "au dedans", notre trio recommande la pratique de la méditation, tout comme Bill Gates. Les choses doivent changer, mais pas par des actions violentes, impulsives ou sous l'emprise de la colère (46:47), mais avec une bienveillance et une sagesse qui sont le fruit de la méditation. Est-ce que cela implique une désapprobation des divers activismes de nos jours ? Ces activistes devraient-ils changer leur fusil d’épaule, et se mettre en tailleur chez eux, guidé par une coach via Zoom ? A travers la pleine conscience, on peut inspirer le corps politique” explique JKZ. Nous sommes plus que notre personne (“I, me, mine”). Ensemble avec notre monde, nous formons un corps, dont toutes les veines doivent être irriguées pareillement, pour être en bonne santé. Pas de parties privilégiées.

Depuis le début de l’essor du capitalisme avec la découverte des Amériques en 1492, les parties privilégiées se sont irriguées davantage à chaque nouveau siècle. Actuellement, 42 personnes détiennent à elles seules autant de richesses que la moitié de la population mondiale. Les multinationales, et notamment les GAFAM, ont bientôt plus de pouvoir que les états, si ce n'est pas déjà le cas. On ne peut pas dire qu’il y ait des signes précurseurs pointant vers une intention de commencer à irriguer de façon plus égale les ressources vitales, ou d’arrêter la destruction de la planète. Ni même les premiers signes de ruissellement... 

Que peut faire la méditation Pleine conscience face à ce refus ? Est-ce que les visites de Matthieu Ricard à Davos finiront par avoir de l’effet ? Quand ? Les écoliers et lycéens devraient-ils pratiquer la Pleine conscience, au lieu de faire des manifestations Extinction Rebellion ? Ou les deux ? Que faire quand à l'occasion d'une manifestation on reçoit une charge de gaz lacrymogène ou pire dans le visage ? Ce ne sont évidemment que des détails pratiques. A défaut de toute impulsion, ou emprise des émotions (peut-être suite à un sentiment dimpuissance, de ressentiment), filtré par un non-jugement efficace, qu’est-ce qui nous fera lever de nos coussins pour concrètement “participer au mouvement politique de pleine conscience politique de sorte à transformer la société vers le meilleur” au lieu d' "inspirer le corps politique" par des voies mystérieuses ? Existe-t-il des exemples de réussite de transformation pour le meilleur du “corps politique” dans l’histoire millénaire de la pratique de la méditation ? 

La phrase la plus juste de l'entrevue est " Il ne faut pas idéaliser la méditation" (43:00), mais est-ce que ce conseil résistera au marketing puissant de la Pleine conscience : “Comment la méditation peut-elle guérir le corps politique, la société, la planète ?”
 
JKZ termine ainsi (par la traduction de MR) :
« Aussi être conscient de ce qui peut arriver lorsque ce sont des tendances qui s'enchaînent et s'enflamment dans notre esprit, et qui mènent à trouver des solutions dans la violence, dans la fragmentation de la société. Et donc il est possible d'introduire cette pleine conscience. Nous-mêmes, nous pouvons participer à cela, pour introduire dans le corps de la politique, et ainsi œuvrer au bien de la société. »
C’est oublier que la violence est déjà présente dans les structures même de la société, y compris dans les institutions. Le néo-libéralisme continue son travail de sape. La fragmentation de la société, cela fait longtemps qu’elle existe, ce ne sont pas les GAFAM qui y changeront quelque chose, au contraire ! elles optimisent le travail de sape. 

Voilà quelques questions que je me pose en regardant la vidéo, et en lisant l’avant-propos du livre. Tout cela me donne l’impression d’une opération de communication ("politique", "révolution", "reconstruction" … après quelle destruction ?) de la Pleine conscience (du "Mindfulness-washing"), qui veut se doter d’une couverture davantage "engagé politiquement" (JKZ fait allusion à Sartre : " ... votre éveil fait une différence. Il est inévitablement engagé, au sens où l’entend Jean-Paul Sartre"). Est-ce que cela peut réellement constituer une mission pour une méthode qui vise initialement à calmer le mental, pour voir plus clair en soi ? Le titre de la vidéo est “Comment la méditation peut changer le monde”, et l’entrevue débute avec la question “Comment la méditation peut-elle guérir le corps politique, la société, la planète ?” Guérir, comme s'il y avait un modèle de société (probablement libre de la lutte des classes) à l'état naturel, qui est malade, et qui faut restaurer dans son état naturel. La méditation à l'école peut d'ailleurs comporter des contenus plus traditionnels (voir Le réincarnationisme à l’école)
Je nourris l’espoir que ce livre contribue de manière modeste mais non négligeable à un profond épanouissement de l’humanité à l’heure où nous soimnes tous confrontés à un véritable défi : nous éveiller au nom qui désigne notre espèce, Homo sapiens sapiens, l’espèce consciente et consciente d’être consciente, ou sombrer dans un état de plus en plus dystopique annonciateur de ténèbres alors que ce dont nous avons le plus besoin en tant que planète et espèce est l’illumination, l’intégrité et l’inclusivité - ce que permet précisément la pleine conscience, qui n’est en rien séparée de la compassion, de la sagesse ou de l’action au service de la transformation et de la guérison face à l’injustice institutionnalisée sous toutes ses formes.” (fin de l’avant-propos)
Pour de bonnes définitions de l’injustice institutionnalisée et son histoire, ainsi que sur la très nécessaire séparation de l’état et de la sphère économique, je vous recommande la lecture de La fin de la mégamachine de Fabian Scheidler, plutôt que les livres de Yuval Noah Harari.

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[1] GAFAM est l'acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[2]What does Harari think we should do about all this? Sprinkled throughout is some practical advice, including a three-prong strategy for fighting terrorism and a few tips for dealing with fake news. But his big idea boils down to this: Meditate. Of course he isn’t suggesting that the world’s problems will vanish if enough of us start sitting in the lotus position and chanting om. But he does insist that life in the 21st century demands mindfulness — getting to know ourselves better and seeing how we contribute to suffering in our own lives. This is easy to mock, but as someone who’s taking a course on mindfulness and meditation, I found it compelling.” What Are the Biggest Problems Facing Us in the 21st Century? Bill gates NYT



vendredi 23 octobre 2020

Le mythe fondateur du vajrayāna


Bhairava et Kālarātrī foulés sous les pieds de Cakrasaṃvara (détail HA1090)

L'origine de Cakrasaṃvara, racontée par Jamgoeun Kongtrul (1813 - 1899)[1].
“Il est dit que les manifestations successives (tib. rgyun) de Cakrasaṃvara sont révélées par tous les bouddhas depuis le non-commencement[2]. Il est dit que le Bouddha a enseigné, ce qui a été révélé depuis le non-commencement. Cela fut révélé pendant l’âge “à deux qualités[3] (skt. dvapara yuga) du présent éon (skt. kalpa), à Jambudvīpa, au lieu où Rudra Bhairava fut dompté, par le biais du Corps d’émanation du Heruka résultant, à un entourage composé de bouddha et de bodhisattvas, de Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) des cinq clans (skt. kula), du Compilateur ésotérique (skt. guhyaka tib. gsang bdag) [Vajrapāṇi], ainsi que de la suite de Rudra Bhairava. Tous ceux furent initiés et reçurent les explications du tantra à plusieurs reprises.

Pendant le dernier âge dit “de conflits” (skt. kaliyuga), Rudreśvara Mahābhairava apparut sous les apparences correspondantes [à ses quatre activités] de pacification, d’enrichissement, de fascination et de l’activité violente, et en compagnie de ses femmes [respectives], sur les flancs du Nord et de l’Est du Mont Meru, ainsi qu’en son centre, dans le monde des “deva contrôlant les créations d’autrui” (tib. gzhan 'phrul dbang byed skt. para-nirmita-vaśa-vartino), au Magadhā et ailleurs, notamment les 24 haut-lieux (skt. pīṭha) et les 8 charniers, ayant sous son commandement les deva, gandharva, yakṣa, rakṣa, nāga, et les non-humains, chaque groupe sous-divisé en quatre, ce qui fait 24, ainsi que les quatre kinnara (tib. mi ‘am ci) et les quatre “sorcières” piśācī (tib. phra men (ma)), qui font 8[4]. Ainsi [Rudra Mahābhairava] contrôla tous les lieux de Jambudvīpa, et pervertit les rites (tib. las log pa la[5]), en s’y rendant en personne, ou en y installant d’autres à sa place.

Le Guide Vajradhara s’est parfaitement éveillé à travers le quintuple éveil manifeste [abhisaṃbodhi], et tout en demeurant continuellement dans l’étendue réelle (skt dharmadhātu), enseigne à Akaniṣṭha le Dharma de la Lumière naturelle (skt. sahajaprabha) à d’innombrables bouddhas et bodhisattvas. Comprenant qu’il était temps de dompter Rudreśvara et sa suite, il s’est manifesté en le Corps fonctionnel du Heruka résultant, est allé au sommet du Mont Meru, et avec les Jina des cinq Clans a émané un palais céleste avec des dieux, des Guerriers, des Guerrières, etc. Puis, le Guide [Vajradhara] demeurant en l’absorption du Corps symbolique, vit les êtres à convertir, et créa divers cercles de maṇḍala d’un milliard de mondes à quatre continents. Dans notre monde Jambudvīpa à quatre continents, il manifesta Cakrasaṃvara à quatre visages et à douze bras, qui dompta Bhairava et Kālarātrī (tib. dus mtshan) en les foulant sous ses pieds. Les cercles de [dieux et génies] émanés [par Vajradhara] prenaient les 24 haut-lieux et les 8 charniers, en y domptant tous les méchants (skt. raudratā). Le Bienheureux s’installa au centre du maṇḍala dans le palais céleste au sommet du Mont Meru avec autant de bouddhas et de bodhisattvas qu’il y a des poussières sur le Mont Meru, avec Rudra Bhairava et ses suites, ainsi que tous les demi-dieux fortunés, et à la demande de Vajrayoginī il expliqua le tantra-racine (skt. mūlatantra), et à la demande de Vajrapani les tantras explicatifs (tib. bshad rgyud skt. vyākhyātantra). Il y eut en plus diverses autres façons de l’expliquer.”
Les tantras sont apparus longtemps après le parinirvāṇa de Bouddha Śākyamuni, qui durant sa vie avait enseigné aux “auditeurs” (skt. śrāvaka). Le canon pāli n’est cependant pas la collection des “notules” de cet enseignement, et a été mis par écrit et compilé plus tard. Pour authentifier les enseignements du Bouddha qui appartiennent au mahāyāna et au vajrayāna, leurs fidèles ont développé la théorie que le Bouddha avait un Corps symbolique, qui lui permettait d’enseigner sans limitation spatio-temporelle. Il aurait également eu la capacité d’enseigner simultanément à différents lieux. Sous son aspect ésotérique, le Bouddha, en tant que Vajradhara, enseigne continuellement. Et puis, certains disent même que le Dharma résonne en permanence dans tout l’univers, pour ceux qui savent l’entendre.

Shiva abat le démon Andhaka (c. 1590),
traduction du Harivamsa d'Akbar


Selon la tradition bouddhiste ésotérique, les tantras, et dans ce cas particulier le Tantra de Cakrasaṃvara, ont toujours existé. Jamgoeun Kongtrul explique que tout comme les autres bouddha, notre Bouddha aussi a enseigné ce tantra. Dans son Corps fonctionnel de “Heruka résultant” (tib. 'bras bu'i he ru ka), qui est un terme technique du vajrayāna, et qui semble vouloir suggérer ici que le Bouddha avait pratiqué le Tantra, et que cette manifestation spontanée ultérieure en tant que Heruka, en fut le résultat. Sinon, la pratique du Tantra implique la génération du Heruka causal par son sādhana. Jamgoeun Kongtrul explique ensuite comment notre Bouddha ait pu avoir accès à ce Tantra. Le mythe fondateur du vajrayāna s’appuie sur la mythologie qui entoure Rudra Bhairava, et la nécessité de l’apparition du vajrayāna est présentée ici comme une réponse à "la perversion" du Dharma par l’influence de Rudra Bhairava.

Vajradhara sous son aspect de Heruka ne va pas présenter une autre doctrine, mais corriger (re-pervertir) celle de Rudra Bhairava, en la réinterprétant dans un sens bouddhiste ésotérique, en parfait conseiller en communication (spin doctor). Il dompte Rudra Bhairava et tous ses troupiers, en les mettant à son service. Les formes et les méthodes sont préservées en grande partie, c'est surtout le sens qui change… Enfin, tel était l’intention du vajrayāna, est-ce que le sens a réellement changé ?

Les matériaux tantriques de Cakrasaṃvara seraient apparus au VIIIème siècle (selon David B. Gray), mais la subjugation de Mahādeva par Vajrapāṇi est déjà racontée dans le Sarvatathāgata-tattvasaṃgraha Sūtra (Gray[6]). C’est Vajradhara qui est à la manoeuvre dans la subjugation de Rudra Bhairava par le biais du Heruka Cakrasamvara. Les heruka étaient initialement connus comme une classe de génies subordonnés, mentionné dans le Subāhuparipṛcchā Tantra[7]. Saṃvara avait aussi une longue histoire derrière lui[8]. Une forme de heruka "promu" apparaît dans le Samayoga ou Sarvabuddhasamayoga-ḍākinījālasamvara (fin VIIème ou début VIIIème selon Gray), qui a plusieurs commentaires, où le Heruka promu est identifié à Vajradhara. Le Heruka apparaît suite à une période de chaos dans le monde[9]. Je pense que ce texte et ses commentaires ont pu servir de source au mythe fondateur raconté par Jamgoeun Kongtrul ci-dessus. Dans le commentaire de Indranāla, celui-ci raconte que Vajradhara aurait initialement pris cette forme pour dompter Indra. C’est plus tard, que dans ce mythe, Indra fut remplacé par les divinités śaiva de l’époque (p. 40). Gray (p. 38) fait aussi quelques observations intéressantes au sujet de la possible origine pré-aryenne d’un Saṃvara à tête de buffalo... (prototype de Mahishâsura ?)

La version du mythe (de Jamgoen Kongtrul) raconte de façon assez désinvolte que Vajradhara prend la forme d’un dieu-démon śaiva, pour subjuguer les dieux śaiva avec compassion, qu’il prend ensuite sous sa tutelle. Les pratiques (et donc aussi leur idéologie) sont préservées, tout en les transformant. Cela permet aux bouddhistes ésotériques d’avoir accès aux siddhis, que sont censé apporter les pratiques śaiva. Cette approche est appelée “habile” (upāyakauśalya), et permet l’incorporation de toutes sortes de pratiques, pas uniquement śaiva. Il est dit souvent que le vajrayāna est apparu pour guider les êtres de l’âge des conflits, par des pratiques à leur niveau, et adaptées à leur manière de vivre, leurs valeurs etc. Le vajrayāna implique ainsi que le message n’est donc pas dans la forme ("the medium is the message", McLuhan), à cause de l’habileté dans les moyens. Les formes (heruka, etc.) sont des formes vides disponibles à Vajradhara, pour guider les êtres. En revanche, sans l’habileté en les moyens, on ne pratique que des formes vides.

On note cependant que l’adaptabilité et la créativité des débuts du vajrayāna ne sont plus à la manœuvre, et ont été remplacées par la conformité (“compliance”) à la Tradition. Vajradhara semble moins créatif, et il a du mal à se glisser dans de nouvelles formes contemporaines. Ses fidèles récitent-ils les mantras “à toutes fins utiles” avec habileté, ou au premier degré ?

***

[1] Shes bya kun khyab (1985, M 17049(3)25, vol. stod cha, p. 369-370. Ce n’est certainement pas la source de ce mythe, mais c’est la version racontée au XIXème siècle, et qui est toujours celui ayant cours dans les milieux bouddhistes tibétains.

[2] Donc éternellement, puisqu’atemporel. Traduire par “les temps sans commencement” introduit une notion de temps.

[3] Durant un éon, le monde, Jambudvīpa, passe par quatre époques. Le quartier de la perfection, lorsque les quatre qualités, Dharma, richesses, désirs et bonheurs sont au complet. Le quartier aux trois qualités, où l’une de ses qualités fait défaut et les 3 autres sont présentes, le quartier aux deux qualités, etc.

[4] La logique des nombres semble suggérer que les 24 premiers génies fréquentent les 24 haut-lieux, et 8 derniers les 8 charniers.

[5] Pas certain de la traduction, mais la particule “shing” après le verbe “bsdus” suggère que la particule “las” ne marque pas une différentiation.

[6] David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007).

[7] "At night gods, titans (asura), goblins (piśācī, sha za), and herukas (khrag 'thung ba,) wander unresisted in the world, harming beings and wandering on." Davidson 2002, 213.

[8] Voir 2.2 The Origin of Heruka, p.35 dans David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007.

[9] Note de Gray : “According to the commentator Surativajra (400a), the story takes place in the kṛtayuga during the time of Kasyapa Buddha, while Indranala (296a) sees it as occurring six eons ago during the lifetime of the Buddha Vīracandra.” 

Texte Wylie :


[[/bde mchog thog ma med nas rgyal bas gsungs/ /gnyis ldan dus su 'bras bu'i he ru kas/ /dzam bu'i gling du 'khor la bskyar nas bshad/ /rtsod dus drag po chung ma 'khor bcas khyis/ /gnas yul dus khrod rnams la dbang byed tshe/ /sprul pas btul nas dkyil 'khor bkod de gsungs/ /]]

'khor lo bde mchog gi rgyun rnams ni thog ma med pa'i dus nas sangs rgyas thams cad kyis bstan par bshad pa dang/ thog ma med par ston pa 'di sangs rgyas nas bstan par bzhed pa dang/ gnyis ldan gyi dus drag po'i 'jigs byed btul ba'i gnas dzambu'i gling 'dir ston pa sprul pa'i sku 'bras bu'i he ru kas 'khor sangs rgyas byang sems rigs lnga'i dpa' bo dang dpa' mo/
sdud pa po gsang bdag /drag po' jigs byed 'khor dang bcas pa rnams la dbang bskur zhing rgyud bskyar nas bstan par bshad pa dang/ rtsod ldan gyi dus drag po 'jig byed dbang phyug chen po zhi rgyas (om 105 ba) dbang drag gi sku bzhi chung ma dang bcas pas ri rab kyi byang shar dang dbus dang gzhan 'phrul dbang byed dang ma ga dhaa rnams su gnas te yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad rnams de'i rjes 'jug gi lha dang dri za dang gnod spyin dang srin po dang klu dang mi ma yin rnams bzhi bzhir dbye bas

Sheja Dzo Chapter 3.2 volume1 (page 370)

nyer bzhi dang/ mi 'am ci bzhi dang phra men bzhi ste brgyad kyis bzung nas dzambu'i gling thams cad dbang du bsdus shing las log pa la rang yang zhugs nas gzhan yang 'god par byed pa'i dus/ ston pa rdo rje 'chang byang chub pa lngas mgnon par rdzogs par sangs rgyas te chos kyi dbyings kyi ngang nas 'og min du sangs rgyas byang sems dpag tu med pa la 'od gsal lhan cig skyes pa'i chos bstan/ drag po dbang phyug 'khor bcas 'dul ba'i dus la bab par mkhyen te sprul sku'i 'bras bu'i he ru kar bzhengs nas ri rab kyi rtse mor byon pa la rigs lnga'i rgyal bas gzhal yas khang dang dpa' bo dpa' mo la sogs pa'i lha rnams sprul te phul bas ston pa nyid lons sku'i ting nge 'dzin la bzhugs nas gdul bya la gzigs te gling bzhi bye ba phrag brgyar dkyil 'khor gyi 'khor lo sna tshogs pa spros/ dzambu'i gling 'dir bde mchog zhal bzhi phyag bcu gnyis par sprul nas 'jigs byed dang dus mtshan zhabs 'og tu mnana zhing btul/ sprul pa'i 'khor rnams kyis kyang yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad bzung ba'i ma rungs pa rnams btul/ ri rab kyi rtse mor bcom ldan 'das gzhal yas khang du 'khod de 'khor dkyil 'khor la 'khod pa dang sangs rgyas byang sems re rab kyi rdul dang mnyam pa dang/ drag po'i 'jigs byed 'khor bcas dang/ skal pa dang ldan pa'i lha mi dang bcas pa la rdo rje rnal 'byor mas zhus te rtsa rgyud dang/ phyag rdor gyis zhus te bshad rgyud rnams gsungs par bzhed pa dang/ gzhan yang bshad tshul sna tshogs pa snang ngo/


mercredi 21 octobre 2020

De la corne d’abondance à une mangouste…


Perséphone et Hadès, vase 500-400 av. J.C., British Museum

La corne d’abondance serait d'abord apparue au Ve s. av. J.-C. comme un attribut du dieu Hadès ou dans le contexte de ce dieu. On la voit représentée quand Perséphone est avec Hadès dans le royaume souterrain pendant six mois. Il s’agit peut-être d’un attribut temporaire, emprunté pendant six mois... Le nom latin de Hadès est Pluto(n), ce qui signifie “le riche”. 


Hadès fertilise la terre avec la corne,
Perséphone tient un caducée et une charrue


C’est un dieu qui stocke ses richesses cachées sous la terre (humus). Perséphone et Hadès font des banquets, quand ils sont ensemble. Perséphone lui sert à boire, et Hadès vide sa corne d’abondance devant elle. 

Almathée nourrissant Zeus avec la corne

Selon la tradition la plus populaire, la corne d'abondance ornait le front de la chèvre Amalthée, qui nourrit Zeus dans son enfance (Wiki). Il arrive donc que l’on voit Zeus avec la corne d’abondance. 

Le jeune Ploutos en compagnie de Déméter

Il y a encore un troisième dieu qui arbore cet attribut. Il s’agit de Plutus/Ploutos le dieu de la richesse. La généalogie (et les noms) de Plutus varient, mais il est généralement présenté comme le fils de Déméter et de Jason. Plutus est souvent représenté comme un jeune enfant, en présence de la corne d’abondance, et de la déesse Tyché. 


Déméter sous les traits de Tyché et son fils Ploutos

A partir du IVème siècle, on commence à voir changer la corne d’abondance de main iconographiquement. C’est la déesse Tychè (en latin Fortuna) qui l’arbore. La notion de “fortune” s’individualise progressivement, et on voit cette déesse apparaître sous divers noms, lorsqu’elle est rattachée à des villes spécifiques.
Tyché devient la « Fortune de la cité », en grec ancien, Τύχη τῆς πόλεως, divinité féminine porteuse de la corne d'abondance, le front ceint d'une couronne murale.” (Wikipédia

La Tyché d'Antioche, dont l’original est d’Eutychides date du IIIème siècle av. J.-C., est intéressante du fait que son pied droit écrase un jeune homme[1], qui est la personnification du fleuve Oronte, qui prend sa source au centre du Liban. 

Ardoksho/Tyché & Pharro/Pañcika, Gandhara I-IIème s.

Une sculpture de la déesse Ardoksho locale au Gandhara à l’époque Kouchan, serait à la fois l’équivalent de la déesse grecque Tyché, la déesse perse Anahita, la déesse indienne Śrī, et la déesse Hārītī au Gandhara. Ardoksho/Tyché est ici en compagnie du dieu local Pharro, dans une situation de banquet. C’est Ardoksho, qui tient la corne d’abondance. C'est le nom Hārītī (une yakṣī), qui est le plus souvent utilisé dans cette région pour la déesse ambivalente Tyché/Déméter. Compagne et mère à la fois. On pourrait deviner que le petit enfant touchant son genou est l'équivalent de Ploutos. Cherche-t-il a récupérer la corne ? Quelques variantes du "même" couple. Pañcika/Kubera est le commandant en chef de l'armée de yakṣa de Vaiśravaṇa, ainsi que de 27 autres généraux yakṣa. On représente souvent Pañcika (équivalent de Kubera) tenant une lance et un sac de joyaux (wiki).

Pañcika & Hārītī, couple yakṣa, Gandhara I-IIème s.
 
Pañcika & Hārītī, l'enfant a disparu. Pañcika a
un bâton (de  maréchal/daṇḍa) posée contre sa jambe droite

Hārītī une grappe de raisins à la main,
entourée d'enfants (photo Elisa Iori), Barikot, Pakistan, Swat Valley

Nana (Ishtar), déesse Kouchane

Pour l'anecdote, et pour montrer le caractère non-exhaustif des variantes. Un autre nom de la déesse kouchane Ardoksho est Nana (V-VIème, période hephtalite ou turque), un aspect tenant le même attribut que Tyché d’Antioche, des épis de blé, ou une “palmette” en forme de corne d’abondance, selon le commentaire du Metropolitan Museum, assise sur un lion. 


Vishnu & Lakṣmī, Hoysaleswara Temple à Halebidu, Karnataka

En Inde, l’équivalent de Tyche est Śrī, ou Śrī Lakṣmī, en tibétain “dpal lha mo”, l’aspect paisible. 

dPal Lha mo (détail), entourée de troupiers yakṣa HA9177

Pel lhamo tient une flèche (le caducée de Demeter ?) de la main gauche, et un panier de joyaux et de cornes dans la main gauche, mais les attributs peuvent varier. On voit parfois en plus du panier de joyaux, ou au lieu du panier de joyaux une mangouste qui crache des joyaux (tib. ne ‘u le skt. nakula). On a l’impression que la déesse paisible Phal Lha mo[2] est assez récente, également à en juger par ses représentations.

dPal Lha mo/Hārītī avec mangouste et enfant HA2196

On retrouve la même mangouste cracheur de joyaux sur les icônes de Kubera/Jambhala/Vaiśravaṇa, nettement plus anciennes, dont certaines représentations pourraient suggérer un lien iconographique directe avec notre corne d’abondance. Les trois dieux mentionnés sont des aspects du dieu de richesses à l’instar de Plutus. Ils ont souvent une apparence yakṣa, et peuvent avoir pour monture un lion, ou un makara. Les icônes tibétains représentent le plus souvent Jambhala et Vaiśravaṇa. Kubera est le dieu de richesses bouddhiste non-tantrique indien (Jeff Watt).

Kubera tenant un sac d'argent,
main droite faisant le geste de protection, Ier s.,
Mathura, photo de Biswarup Ganguly


Kubera, tenant un sac long, une peau de mangouste ?
Madhya Pradesh, Xème s. Norton Simon Museum

 
Jambhala noir, mangouste crachant HA65174

Jambhala jaune, assis sur une conque,
tenant le fruit bījapūraka et mangouste HA90718

Jambhala blanc, assis sur un makara,
entourée des 4 dakini HA81650


Jambhala blanc chinois,
assis sur un makara HA3314900

Jambhala jaune avec parèdre,
fruit bījapūraka et mangouste HA65330


Quel est ce fruit bījapūraka, ou mātuluṅga (Citrus medica) que tient dans la main Jambhala, jaune comme la mort ? C'est un cédrat, utilisé pour combattre la fièvre. J'aurais aimé que ce soit une pomme grenade, "abondant en grains", car bījapūraka signifie "plein de pépins".
"Hadès avait appris qu'on voulait venir lui reprendre Perséphone, qui était devenue sa femme. Or, personne ne pouvait quitter les Enfers s'il y avait fait au moins un repas. Hadès offrit donc une grenade à son épouse. Quand Hermès vint la chercher, Perséphone avait déjà mangé six pépins, et ne pouvait donc plus quitter les Enfers." (Vikidia)
Et que penser de Budai ou Hotei avec son sac de bonheur, et accompagné d'un enfant, ou parfois six enfants ?


Ceux qui souhaitent obtenir les siddhi ont l'embarras du choix.
 
Dévot de Vaiśravaṇa recueillant les siddhi aux pieds de son dieu HA24467

Lire aussi Les pérégrinations d'un sage populaire du 30 janvier 2017 et Enchanter, sur "le petit garçon doré" (Shan Cai Tong Zi) du 26 janvier 2016.



***

[1] Héraclès arracha la corne d’abondance à Achéloos (alors qu'il était transformé en taureau) lors de sa victoire sur le dieu fleuve (wiki).

[2] Sa contrepartie courroucé étant la déesse dpal ldan lha mo dud gsol ma ou Kālī, avec son sac à maladies et autres attributs.