samedi 17 septembre 2011

Un peu d'histoire sur les rapports entre détenteurs et empereurs



Après la mort de Gampopa en 1153, ses disciples principaux vont leur propre chemin et fondent des monastères. Pour donner quelqes exemples : Phag mo gru pa (1110-1170) et ses disciples fondèrent leurs monastères. Le siège Phadrupa (T. gDan-sa thel) fut construit en 1192 à l’emplacement de l’ermitage de Phagmo Drup. Le siège Drigoungpa de ‘Bri-gung mthil fut fondé en 1179 par ‘Bri-gung sKyob-pa ‘Jig-rten dgon-po rin-chen dpal 1143-1217). Le monastère de stag lung fut fondé en 1180 par Taklung Thangpa Tashi Pal (1142–1210) un disciple de Pamodroupa. Ces monastères étaient situés au Tibet central. Un autre disciple de Gampopa, Chos rjes ‘bab rom pa dar ma dbang phyug (1127-1199), était le fondateur du monastère ‘bab rom au nord auquel se rattache la lignée Ri pa. Gö lotsāwa mentionne qu'après sa mort, il y avait de nombreux conflits et changements d’abbé.

La succession des dirigeants des monastères n’était jamais simple. Ils avaient la double fonction de chef spirituel et chef séculier. Dans les lignées de yogis (école Sakyapa, Marpa le traducteur…), qui peuvent se marier et avoir des enfants, la transmission passa simplement de père en fils. Dans les lignées monastiques, le successeur au trône (T. khri) était souvent le neveu de l’abbé précédent (T. khu dbon). A défaut de successeur, il fallait des solutions plus créatives.

Progressivement, le nombre de monastères s’accroissait et les monastères, véritables centre administratifs et spirituels, prenaient de plus en plus d’importance. Dus gsum mkhyen pa (1110-1193) de mdo khams (Khams inférieur) était le disciple de Gampopa qui allait devenir le plus connu rétroactivement. A l’âge de 30 ans (1140), il va à la rencontre de Gampopa et rencontre d’abord sgom tshul/sgom pa de qui il reçoit des instructions (BA p 475). Il reçoit des instructions de Gampopa et pratique plusieurs années avec lui. Il rencontre aussi Rechungpa et reçoit les instructions du chemin des expédients (S. upāya mārga). Gampopa lui dit d’aller à Kampo Nenang (T. skam po gnas nang) (BA p 479). Ce lieu semble donc déjà être connu avant la mort de Gampopa en 1153...

Après la mort de Gampopa, dans la cinquantaine (±1160), Dus gsum mkhyen pa (K1) se rend à sKam po gnas nang (officiellement fondé en 1164) où il réside quelque temps. Il voyage dans le Khams, agit en tant que médiateur dans les conflits, envoie des offrandes substantielles à Gampo ainsi qu’à d’autres monastères du Tibet central (gTsang et dBus) (479). Il fait alors part de la mission que Gampopa lui aurait confiée, la construction de plusieurs monastères entre gZhu (ru) et ‘Tshur (479). Il fonda le monastère Karma Gön (T. Kar ma dgon) en 1184 à l’âge de 74 ans sur la rive orientale du Dzachu River dans le Chamdo, au Tibet oriental. Ce monastère était dorénavant le siège (T. kar ma gdan sa) de la lignée de Dus gsum mkhyen pa (K1) qui sera connue sous le nom « Karma kagyu ». Partant à Lhasa, il laisse la charge de ses monastères de l’est, Karma Gön et Kampo Nenang dans la région du Kham, à son successeur 'Gro mgon ras chen (1148-1218) et le désigne comme son successeur. Cinq ans plus tard, en 1189 et à l’âge de 79 ans, il fonda le monastère de Tshurphu (T. mtshur phu), situé à 70 km à l’ouest de Lhasa. Quand il meurt en 1193, Drogon restera le détenteur de la lignée « Karma » kagyu pendant 25 ans dans la région du Kham (AB 469).

Son disciple principal et détenteur de la lignée après lui est sPom-grags-pa (1170-1249). Du vivant des détenteurs Drogeun et Pomdrakpa, Karma restera le siège officiel de la lignée. Karma paśi (K2) (ou bla ma kar ma pa, le lama [en charge] de Karma, prénommé chos ‘dzin, appartenant au clan du roi U 1206-1283) deviendra le détenteur de Karma après la mort de Pomdrakpa en 1249. Avant de mourir, ce dernier lui recommande de répandre la doctrine de Dus gsum mkhyen pa (K1) jusqu’à Tshurphu. Karmapaśi quittera le Kham et s’installera à Tshurphu en laissant Rin chen grags (BA p. 519) en charge de la fonction d’abbé. A partir de ce moment Karma Paṣi (K2) prend lui-même en charge Tshurphu, qui deviendra le siège officiel de la lignée « Karma kagyu ».

Après les conquêtes de Genghis Khan en 1227, celui-ci publia un édit qui exemptait les moines tibétains des impôts et du service militaire et il leur accordait des privilèges. Les différents sièges (Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa…) envoyèrent des représentants à différents princes mongols et reçurent des terres avec des ménages qui tombaient dorénavant sous leur administration. En 1260, c’est le prince mongol Kublai, connu par Marco Polo, qui monta sur le trône. Kublai Khan (1215–1294) considérait le sakyapa ‘Phags pa (neveu de Sakya Pandita) et Karma Pakshi (K2) (en moindre mesure) comme ses instructeurs spirituels.

L’empereur fit promulguer un édit qui stipulait la liberté de religion à condition de faire des prières de longévité pour l’empereur (BA p. 487). Le détenteur de Sakya reçut treize myriades de ménages « wen-hu » et l’école Sakyapa garda le monopole sur le Tibet jusqu’en 1349, quand des conflits internes divisaient les maisons (T. bla grang) sakyapa. L’administrateur d’une myriade était appelé « myriarque » (T. khri dpon). Les détenteurs des différents sièges Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa avaient à la fois le rôle de chef spirituel et de « myriarque ».

Les premiers rapports entre le palais impérial et Karma Paśi (K2) et ses disciples furent tumultueux. Des accusations furent lancées contre lui et ses disciples, et deux parmi eux finirent par être brûlés (BA p. 517). Par la suite, les rapports s’amélioraient et l’empereur devint son disciple (BA p. 487). A 53 ans, Mahāsiddha U rgyan pa Rin chen dpal (1230-1309), qui avait déjà une carrière très riche derrière lui, rencontra Karma Paśi. Autour de 1283, donc vraiment vers la fin de la vie de Karma Paśi. Gö lotsāwa raconte alors comment Karma Paśi (K2) tente de transférer son principe conscient sur le corps d’un jeune garçon qui venait de mourir et comment cela aboutit à un échec (AB p 488). Gö poursuit en racontant en détails comment son principe conscient traverse alors le bardo et prend naissance en un bébé masculin en 1284.

A l’âge de cinq ans, le garçon rencontre Urgyenpa, qui le reconnaît comme son maître décédé, dit Gö. En 1332, à l’âge de 48 ans, Rang byung rdo rje (K3), car c’est de lui qu’il s’agit, est invité au palais impérial. Il retournera une deuxième fois en Chine pour y mourir en 1339 à l’âge de 56 ans (AB p. 493). Il sera succédé par rgyal ba Gyung-ston(pa) rdo rje dpal (1296-1376), un des quatre principaux disciples de Bu ston (1290-1364). Gö lotsāwa écrit explicitement que Rang byung rdo rje se réincarna en Rol pa’i rdo rje (K4 1340-1383, T. "chos rje rang byung rdo rje nyid kyis skye ba gsar du bzhes pa ltarr mdzad ste", Chengdu p 585) et produit des anecdotes pour prouver l’intention de réincarnation. Le garçon (K4) nouvellement né dira qu’il est la réincarnation de Karma Paśi (K2) (AB p 494) et demande de ne pas en douter.

Gö lotsāwa et la légende qu’il rapporte semblent avoir besoin de préciser que Karma Paśi (K2) et Rang byung rdo rje (K3) ne sont pas des personnes différentes (AB p 495). « Ne le dis pas aux personnes ordinaires » ajoute le garçon. Il semblerait donc que le « Karmapa », en tant que la réincarnation du détenteur de l’école Karma kagyu n’était pas encore une institution, et que le lien entre Dus gsum mkhyen pa (K1), Karma Paśi (K2) et Rang byung rdo rje (K3) n’était pas encore officiellement établi. Le garçon fait alors de nombreuses prédictions, ce qui suggère "une reconstitution a posteriori et une application rétroactive qui ont pour but de glorifier la lignée". Il fait un tour des monastères et grands maîtres de la lignée, qui ont tous foi en lui, avant d'arriver à Lhasa où il rencontre Gyung ston pa, qui lui prie de donner des preuves de sa réincarnation précédente (AB p 499). Le garçon (K4) lui raconte sa naissance en tant que Karma Paśi (K2) et sa conversion des mongols et d’autres peuples. Gyung ston pa le prend alors sous sa protection. En 1360, à l’âge de 20 ans, Rol pa'i rdo rje (K4) est reçu par l’empereur et sa famille, à qui il donne l’initiation de Vajravārahī, les instructions du chemin des expédients (S. upāya mārga) de Nāropa ainsi que de nombreux enseignements. Son séjour s’accompagne de nombreux miracles et il agit en véritable mandarin. Il reçoit la permission de rentrer au Tibet et y retourne pour mourir en 1383. La succession par réincarnation ainsi que les liens avec la cour impériale semblent dorénavant devenir régulière avec De bzhin gshegs pa (K5) (1384-1415). Le titre de Karma-pa est attribué rétroactivement aux détenteurs précédents de la lignée de Karma.

L’empereur Yung-lo ou Yongle = T. ye dbang mentionné dans les Annales Bleus (BA p. 645) est sans doute Ming Yongle (1360 - 1424). Cet empereur distribua entre autres le titre « gu śrī (kuo-shih) à des haut fonctionnaires (BA p. 645).Au japon, où ce titre se traduit par kokushi (国司), il s’agissait de fonctionnaires envoyés par le gouvernement central pour superviser une province à partir. Un autre titre conféré par les empereurs était « da si-tu » (taï sitou), qui signifie « ministre impérial ». Lorsque De bzhin gshegs pa K5 (1384-1415) accéda à la chaire, il alla au palais impérial et reçut un sceau en or (en chinois) ainsi que le titre de Kon-ting Ta’i Gu-śrī ainsi que le titre de Ka’o ming (Kuan-ting Ta kuo-shih ; Kao-ming) (BA 520).

Imaeda, Yoshiro (今枝由郎) [1] observe dans son étude que l'institution des tulkus, qui a été instaurée suite à des problèmes de succession au trône, "recouvre en fait deux réalités différentes qu'il faut bien distinguer : des réincarnations, ou plutôt émanations, à caractère purement "spirituel" d'un côté, et celles à double implication, religieuse et séculière, de l'autre."
"Dans la première catégorie, la réincarnation/émanation qui correspond au "corps de transformation" (sprul sku = nirmânakâya en sanskrit) n'hérite pas les propriétés incluant le(s) monastère(s) qui appartenai(en)t à sa pré­cédente réincarnation/émanation. En revanche, la réincarnation de la seconde caté­gorie (le même terme honorifique sprul sku s'applique à cette catégorie comme à la première, mais yang srid, "l'existence à nouveau" en terme ordinaire ne concerne que la seconde) acquiert non seulement les qualités spirituelles de la réincarnation/ émanation de la première catégorie, mais aussi le droit de monter sur le trône de son prédécesseur et d'hériter le(s) monastère(s) aussi bien que les propriétés qui lui appartenaient de son vivant." 

Comme l'explique Jamgon Kongtrul, le pouvoir spirituel et le pouvoir séculier ne font pas bon ménage.

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[1] Histoire médiévale du Bhoutan : établissement et évolution de la théocratie des 'Brug pa / Imaeda Yoshiro. - Tokyo : Toyo Bunko, 2011. - xi, 259 S. : Kt. - (Toyo Bunko research library ; 14)

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