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mercredi 9 novembre 2011

La domestication de l’alchimie génétique



Dans le modèle monastique du bouddhisme, où des moines célibataires suivant le vinaya étaient soutenus par une communauté de laïcs qui leur faisaient de dons, afin d’accumuler mérite et bon karma en vue d’une meilleure existence, les siddhas bouddhistes faisaient irruption avec leurs rituels riches en images sexuelles, de champs de crémation et de dieux-démons. De nombreuses légendes racontent comment des moines, y compris des pandits, quittent le monastère et abandonnent leurs vœux pour vivre dans une communauté de siddhas. Ces nouveaux rituels étaient incorporés dans les consécrations (S. abhiṣeka) existantes et leurs pratiques associées, mais devaient pour cela être « domestiqués » et encadrés dans l’appareil théorique qui était celui du mahāyāna.

Ces nouveaux rituels étaient apparus dans le melting-pot des siddhas, où un rôle majeur était joué par  Macchanda ou Matsyendra. Les rituels n’étaient pas seulement choquants pour les bouddhistes, mais également dans les milieux shivaïtes, où ils ont aussi fait l’objet d’une domestication et d’un recadrage doctrinaire. D’abord par Abhinavagupta et puis plus radicalement par les Nāths. Il existe une légende très significative à cet égard, où Gorakṣa/Gorakhnāth doit aller sauver son guru Matsyendra. David Gordon White observe qu’il a facilement trois cent ans de différence entre les périodes des deux antagonistes, mais c’est l’idée générale de la légende qui compte (The Alchemical Body). Or, Matsyendra vie quelque part dans une forêt de plantains à Kāmarūpa (Assam), parmi des femmes yoginī qui l’ont piégés et c’est Gorakhnāth qui va lui sortir de là. Il rappellera à son maître les bons principes d’un yogi nāth (plutôt misogyne), que Matsyendra n’était pas bien qu’il fut un des inspirateurs de ce mouvement. Plusieurs réformes étaient passées par là.


En fait, le système Kaula de Matsyendra était déjà une réforme de plusieurs tantras kula, regroupant les siddha kula et les yoginī kula. Le texte Kaulajnānanirṇayaḥ[1] ( identifiant : muktabodha MDP : indology) (ci-après KJN) qui lui est attribué, est situé par White au 9ème-10ème siècle[2]. Matsyendranātha est aussi reconnu dans les sources du culte de Kubjikā (transmission occidentale ou paścimāmnāya) sur lequel il avait aussi laissé son empreinte. « Kaula » est l’adjectif de « kula » (T. rigs G. génos), qui signifie au départ « famille, clan », et par extension « l’essence Génétique », dans ce cas celle de Śiva (et c’est seulement à travers la Déesse que l’on aura accès à elle).

Les rituels kaula se distinguent des autres tantras par l’utilisation de rites sexuels entre hommes (siddhas) et yoginīs, (au départ des êtres surnaturels, par la suite des filles ou femmes spécifiques) et l’échange et l’offrande du mélange de fluides sexuels, dans ce cadre l’essence de la vie divine. Dans la généalogie du système Kaula, c'étaient les déesses sauvages, portant le nom de "yoginī" qui, attirées par l'offrande du mélange des fluides, accordaient des pouvoirs surnaturels (S. siddhi) et entreraient la conscience du tantrika en le transformant en un dieu vivant sur terre.[3] Il faut préciser ici, qu’ultérieurement, suite aux différentes réformes, ce n’étaient plus les substances, mais l’expérience de félicité avec ou sans partenaire, réelle ou imaginée, qui donnait accès à la délivrance. L’échange était remplacé par des séries de visualisations, le nectar n’étant plus un fluide mais de la lumière.

Quand les pratiques kula était intégrée dans les tantras comme le Kubjika Tantra ou Kubjikamata (9-10ème s.) de la tradition Kaula occidentale (White, chapitre 7, la place autour de l’an 900), les femmes "Kaula" pouvaient être des femmes de toute âge, y comprises des prostituées. Les filles entre cinq et douze ans sont considérées comme des Kumārī et celles entre "dix et seize ans devront être considérées comme des déesses." [Banerjee, S. C. A Brief History of Tantra Literature. Calcutta, 1988. p.222], d’où sans doute la critique de Bhaṭṭa Jayanta citée dans un autre bilet.

Ce type de pratique était aussi en vigueur chez les tantrikas bouddhistes. Le Hevajra Tantra, bouddhiste, spécifie que la femme-de-Science (S. vidyā) doit de préférence être d'origine divine (S. divyā) ou sinon (S. athavā) n'importe quelle fille de seize ans ferait l'affaire...[4] . La mudrā est ensuite "contentée" (S. tuṣṭa T. mnyes) jusqu’au flot des fluides sexuels (S. naranāsāyāḥ T. sprad rtsi ou ga pur = camphre) qui sont ingérés (S. pāna T. btung). Le rituel décrit rend le yogi "le pareil de tous les bouddhas" et "fait trouver la Mahāmudrā".[5]

Le chapitre 9 du KJN explique la transmission de l’essence suprême du mahākaula à travers une série de dvinités féminines, sous la promesse que celui qui reçoit la gnose (S. jñāna) obtiendra des jouissances (S. bhukti), la libération (S. mukti), les pouvoirs surnaturels (S. siddhi) ainsi que l'affection des Yoginī.[6]
« Sans ce nectar, Ô Déesse, comment l’immortalité est-elle possible ? Écoute ! le nectar est la véritable sève « Génétique » (S. kaulasadbhāva), qui est née du triangle de l’amour (S. kāmakalā). »
Dans le nord, au Cachemire, où les pratiques plus licencieuses étaient interdites, est apparu le « Kramasadbhāva » (litt. La sève par séquences), traduit par David Dubois en « Tantra qui révèle le vrai sens de la danse de Kâlî». D’autre part, Abinavagupta avait reformé les pratiques kaula en un ensemble de rites secrets (S. kula prakrīya) destinés à un cercle d’initiés, avec un transfert d’actes concrets vers la connaissance. La déesse centrale dans ce système était Kālī. Suite aux réformes et en dernière analyse on peut dire avec Lilian Silburn que "Kula est le mystère au-delà de l'état quiescent et de l'état émergent."[7] La même chose vaut pour la Mahāmudrā, qui a des origines siddha. Les deux traditions ont subi un développement comparable.

***

[1] Manuscrit daté du milieu 11ème siècle, Nepal National Archives
[2] (White, 2003), p. 23
[3] The Alchemical Body, p.4 citant Alexis Sanderson, "Purity and power among the Brahmins of Kashmir"
[4] The Concealed Essence of the hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon, p. 120
[5] The Concealed Essence of the hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon, p. 291. Extrait du commentaire rgyud kyi rgyal po dpal kye'i rdo rje'i 'grel bshad kha sbyor shin tu dri ma med pa (toh: 1184) :  “dngos grub rgyas pa thob pa ste// sangs rgyas kun dang mnyam par 'gyur// phyag rgya chen po'i dngos grub thob par 'gyur ro//”
[6] (White, 2003), p. 164. ityantaryajanaṃ proktaṃ bhuktimuktipradāyakam |
raktapadmasahasrāṇi manasā yaḥ prayacchati || 55 ||
[7] Kundalini Silburn, p220

samedi 5 novembre 2011

Mères, Yoginis, dieux et démons



Les Yoginī sont des êtres que David Gordon White caractérise comme des déesses puissantes et quelquefois guerrières, qui contrôlaient le flux du sang, le leur ainsi que celui des animaux et des humains qui étaient leurs victimes. Elles jouaient un rôle essentiel dans les initiations tantriques, avaient le pouvoir de voler, d'adopter la forme d'un humain, animal, arbre..., étaient souvent représentées en cercles, avaient des temples dans des lieux isolés qui leur étaient dédiées mais n'étaient pas représentées comme des pratiquantes du yoga, puisque le yoga tel que nous le connaissons n'avait pas encore été inventé.[0]

Les Yoginī peuvent être au nombre de 64 ou 81. Quand elles sont au nombre de 64, elles peuvent être associées aux huit Mères (S. mātṝkā T. ma mo), et quand elles sont 81 aux neuf Mères. Soit huit groupes de huit, ou neuf groupes de neuf, chaque groupe ayant une Mère à sa tête. Les Mères étaient au départ sept (S. saptamātṝkā), respectivement les épouses des grands dieux hindous : Brāhmī (ou Brahmāṇī), Vaiṣṇavī, Māheśvarī (Raudri, Rudrani ou Maheśi), Aindrī (Indrani, Mahendri, Shakri ou Vajri), Kaumarī (Kārttikeyani ou Ambika), Vārāhī (ou Vairali) et Cāṃuṇḍā (ou Narasiṃhī). Dans le cas de huit Mères, la huitième est Devī, mais il peut y avoir quelques exceptions. Votre indulgence pour des signes diacritiques manquants ou de trop...

Par exemple, dans les Varāha Purāṇa, il y a une liste de huit Mères, où la septième Mère s’appelle Yami (śakti de Yama) et la huitième Yogiśvari, qui émerge sous la forme des flammes de la bouche de Śiva. Au Népal, on compte huit Mères, la huitième étant Mahā-Lakṣmī ou Lakṣmī. Dans les listes de neuf Mères (comme celle utilisée dans le Devī-Purāṇa), figure Gaṇanāyikā ou Vināyakī, comme la śakti de Gaṇeśa.[1]

Les Mères adoptèrent Skanda, le fils de Śiva/Bhairava, comme leur fils et ce dernier les reconnaît comme ses Mères. Elles sont à ses ordres. Pourquoi Skanda avait-il besoin de ces Mères ? Skanda signifie « Venu du sperme ». Il serait né du sperme de Śiva sans le secours d’aucune femme. Il serait resté indéfiniment un adolescent (S. kumāra T. gzhon nu) et aurait été élevé par les Mères, identifiées aux Pléïades, d’où son autre nom Kārttikeya.[2] Quand elles sont aux ordres de Skanda, les Mères deviennent les Saisisseuses (S. graha, grāhi). Dans le cas de nombreuses maladies, il convient de déterminer par quelle Saisisseuse le malade est « saisi ». Une fois la Saisisseuse identifiée, le médecin/sorcier négociera la guérison, le dessaisissement, avec la déesse en question par le biais d’un rituel en présentant un rançon/tribut.

Dans les oeuvres anciennes de sorcellerie tantrique, il était important de connaître le clan d’une Yoginī. Le connaître était un moyen de la contrôler. Le Netra Tantra explique :
« Dans chaque cas, où une personne est « scellée » ou « clouée » [par une Yoginī ou un démon] appartenant à un certain clan (kula), ou qui fait partie d’un certain pouvoir, cette personne pourra être délivrée de ses maux en présentant une offrande au [chef] de cette famille. » 
White précise que par exemple une personne qui est tourmentée par les Yoginī et leurs consorts, devrait rendre un culte à leur chef, Bhairava. Selon White, le Kaula a commencé comme une tentative de contrôler (T. dbang du byed pa, dbang du sdus pa) les Yoginī sauvages, en assumant la position de Bhairava au centre de leurs hordes en fureur.

A l’ouverture de La Démonstration de la gnose de l'essence Génétique (Kaulajnānanirṇaya KJN), Bhairava dit :
« Vous, Ô grande Déesse, êtes Umā et moi, ma chère, je suis votre mari. Je suis le glorieux Seigneur (S. śrī nātha T. dpal ldan mgon po) [de la déesse] ; c’est pourquoi je m’appelle Śrīnātha. (…) Lorsque la gnose [du Clan] avait été déscendue par vous et moi à Kāmarūpa, l’essence de [mon fils Skanda] A-six-bouches est descendue en vous. [Skanda avait déposé] la gnose [du Clan] dans l’écriture du Clan. (…) Je séjourne sur l’Île lunaire (S. Candradvīpa) dans ma forme non manifeste (S. avyaktam). »[3]   
Il dit encore :
« La Yoginī du nom Kālikā, dont la position exaltée est égale à la mienne [Bhairava] ».
Ainsi, la place centrale de Bhairava, pouvait aussi être occupée par Kālī, comme c’est le cas dans la tradition cachemirienne Séquence de Kālīs (Kālī-krama). Dans ce cas, c’est Kālī qui trônera au centre des 64 Yoginī. L’ensemble de la divinité centrale et son entourage constitue le maṇḍala. Hormis le pouvoir de Saisissement, les Yoginī avec les Mères à leur tête peuvent aussi accorder des dons ou des pouvoirs (S.siddhi), au nombre de huit… 1. Reduire son corps à la taille d’un atome (aṇimā), 2. (Agrandir son corps à l’infini (mahima), 3. Alourdir son corps à l’infini (garima), 4. Réaliser l’apésanteur totale (laghima), 5. Avoir accès à tous les lieux (prāpti), 6. Réaliser tout ce que l’on souhaite (prākāmya), 7. Devenir l’autorité absolue (iṣṭva), 8. Le pouvoir de subjuguer les autres (vaśtva). Il existe d’autres listes de pouvoirs/dons.

Le culte des Yoginī, dans le cadre de la pratique (S. sadhāna) d’une divinité centrale qui les contrôle, après avoir été initié dans son maṇḍala, permet ainsi de prevenir ou éliminer les obstacles et les maladies et d’obtenir des pouvoirs. D'autres interprétations plus symboliques sont apparues plus tard.

Le Kaulajnānanirṇaya (KJN) de Matsyendranātha est un ensemble très cohérent, pourtant fabriqué d’éléments hétérogènes (kula tantras). L’équivalent bouddhiste de la tradition Kaula n’a pas la même cohérence et on a davantage l’impression de bricolage dans le sens où l'entend Levi-Strauss. La tradition Kaula s’inscrit dans un mythe fondateur cohérent avec elle. Dans le bouddhisme, le mythe fondateur ne peut pas être le même sans donner l’impression d’un emprunt, mais il ne peut pas non plus être totalement différent. Voir à ce sujet les travaux d'Alexis Sanderson. Et puis il y a le problème d’affiliation réelle indispensable à la transmission de l’essence du Clan. Il faudra bien qu’elle remonte à la source. Et cette source sent le poisson

La divinité centrale du maṇḍala bouddhiste qui prend la place de Bhairava est le dieu Heruka. Ou dans l’école dite des « anciens » (rnying ma), Padmasambhava, qui a huit aspects, et qui trône au milieu des huit classes de dieux-démons (T. lha srin sde brgyad), parmi lesquelles figurent d’ailleurs les Mères, et qui intègrent des dieux locaux tibétains. Les huit classes sont : 1. bdud (māra), 2. ma mo (mātrika), 3. klu (nāga), 4. ging[4], 5. (rāhula), 6. btsan, 7. srin po (rākṣasa), 8. gnod sbyin (yakṣa). Tout comme les Mères, ces dieux-démons peuvent causer des troubles et des maladies, y renoncer et accorder des pouvoirs. Et cela en échange d'un rançon ou tribut (T. glud, gtor ma)

Pris au premier degré, il s'agit d'une approche magique. Rappelons certaines similitudes avec la sorcellerie pratiquée en milieu rural en France. Hugues Berton donnait l’exemple d’un enfant bègue. S’il est bègue c’est justement « par ce qu’il parle avec ce type de langage à un esprit particulier. » La médiation est alors une négociation avec cet esprit pour libérer « la partie de l’âme en relation avec le sens défaillant. Le tribut (T. glud) ayant été payé, l’enfant recouvre l’usage normal de la parole. » (Berton, p. 83).

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Illustration : Les huit Mères

[0] Kiss of the Yoginī, David Gordon White, p. 27 

[1] Source
[2] Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne. Kārttikeya est celui qui avait dérobé les écritures Kula.
[3] (White, 2003), p. 24
[4] Selon Dan Martin, ce mot apparaît aussi comme gying, et est probablement un emprunt de l’arabe « Jinn »